Introduction
En 1760, la Nouvelle-France, une formation sociale à dominante commerciale, change de métropole. Comprendre sa spécificité, c'est d'abord la situer dans le contexte des relations de pouvoir entre une métropole et sa colonie. La formation sociale québécoise s'est constituée sur la base de sa dépendance envers une métropole, la France d'abord, l'Angleterre ensuite. Toutefois, la relation métropole-colonie doit être située dans le contexte plus global de la transition du féodalisme au capitalisme aux XVllle et XlXe siècles. Cette période se caractérise par la coexistence contradictoire de deux modes de production : le féodalisme et le capitalisme commercial. [1] Le commerce international constitue le champ d'activité principal du capitalisme. Au fur et à mesure du développement du capitalisme, tes rapports sociaux à la campagne sont modifiés, le féodalisme est déstructuré, et le mode de production capitaliste deviendra dominant dans l'ensemble de la formation sociale. Se développant d'abord parallèlement à l'agriculture, le capitalisme y pénétrera selon deux voies distinctes : la voie française et la voie anglaise. Au XVllle siècle, les formations sociales française et anglaise illustrent deux voies différentes de transition au capitalisme.
La première voie, celle suivie par la France au XVIIIe siècle et le Japon au XIXe siècle, est celle que Marx a appelée "la voie réellement révolutionnaire". Le développement du capitalisme donne lieu à la pénétration du capitalisme dans l'agriculture sous un "masque féodal". Paradoxalement, et d'une manière contradictoire, l'essor du capitalisme et le contrôle qu'il exerce sur la production agricole ont pour effet de favoriser le maintien des féodaux comme classe distincte de la bourgeoisie. Le développement du capital marchand crée une demande de produits agricoles à commercialiser. Le seigneur est le dépositaire traditionnel du surplus paysan sous forme de rente en nature. Afin de mettre plus de produits agricoles dans le circuit des marchandises, le seigneur réactivera les anciens droits féodaux et augmentera la rente féodale en nature. Il s'agit d'une récupération féodale du développement du capitalisme ayant pour effet de consolider la domination féodale. Les propriétaires fonciers s'approprient tous les bénéfices de la rationalisation de l'agriculture sous l'impulsion du capitalisme, bloquant ainsi l'expansion du capitalisme. Conséquemment, cela pose la nécessité d'une transformation révolutionnaire vers le capitalisme. Le développement du capitalisme entraîne un renforcement de l'exploitation féodale des paysans et l'impossibilité à court terme pour la bourgeoisie de révolutionner ce mode de production. La bourgeoisie s'alliera donc aux paysans pour renverser la noblesse.
La seconde voie, la voie anglaise, se caractérise par une relation différente entre la noblesse et la bourgeoisie. La noblesse y constitue une fraction distincte au sein de la bourgeoisie et non une classe différente de celle‑ci. Elle prend la direction du développement capitaliste d'abord dans l'agriculture, ensuite dans l'ensemble de la formation sociale. La pénétration du capitalisme dans l'agriculture s'effectue sous la forme d'une transformation de la rente féodale en rente capitaliste. Deux conditions sont nécessaires pour réaliser cette transformation : la mutation de la propriété féodale de la terre en propriété absolue de type capitaliste et l'élimination de la possession paysanne des terres. La Révolution anglaise a renforcé le monopole foncier des propriétaires et amorcé un processus d'expropriation violente des paysans qui aura pour résultat de faire disparaître les paysans et la petite production marchande. Trois classes sociales caractérisent alors l'agriculture anglaise, longtemps considérée comme prototype de l'agriculture capitaliste : le propriétaire foncier, le fermier capitaliste et l'ouvrier agricole. En 1760, la formation sociale anglaise a amorcé le processus d'expropriation de la paysannerie et de création d'un prolétariat agricole et industriel. Le mode de production capitaliste est dominant dans l'ensemble de la formation sociale anglaise, solidement implanté dans l'agriculture, l'industrie naissante et le commerce international, ce dernier constituant une source considérable d'accumulation de capital‑argent permettant à la bourgeoisie de financer le démarrage industriel.
Cet article a pour but d'étudier la condition paysanne sous le régime seigneurial dans la formation sociale québécoise de 1760 à 1854. Pour comprendre en quoi consiste le régime seigneurial canadien, il importe de le situer dans le contexte de la transition du féodalisme au capitalisme de même que dans le contexte des rapports de domination coloniale. À titre d'hypothèse, cette période sera considérée comme période de transition vers la domination du mode de production capitaliste dans la formation sociale coloniale. Elle se présente sous la forme de la coexistence du capitalisme commercial et de rapports de production de type seigneurial dans l'agriculture, c'est‑à‑dire basés sur l'extorsion par un seigneur d'un surtravail paysan par le moyen de redevances seigneuriales.
Nous tenterons, dans la première partie, de déterminer la nature des rapports de production dans l'agriculture québécoise à partir de l'examen du régime seigneurial canadien. La seconde partie esquissera les étapes de la pénétration du capitalisme dans l'agriculture. Nous y distinguerons trois étapes : - la fin du XVIIIe siècle où le rapport de production seigneurial sert principalement de soutien au commerce des fourrures ; - le début du XIXe siècle, où l'agriculture devient le soutien principal du commerce colonial orienté vers l'exportation du blé et du bois canadien ; - les années 1820-1854, où une contradiction profonde se développe entre le rapport de production seigneurial et le développement du capitalisme.
[1] Le féodalisme est distinct du mode de production féodal qui caractérise l'Europe occidentale médiévale. Il est le résultat de la décomposition du mode de production féodal sous l'impact du capitalisme. Politiquement, il prend la forme de la monarchie absolue.
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