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L’anthropologie économique.
Courants et problèmes.
Introduction
L'anthropologie économique existe-t-elle comme domaine autonome de la science sociale, avec, comme il se doit, sa (ses) théorie(s), ses méthodes, son objet ? On peut très nettement répondre que non, et une part notable des discussions menées sous cette rubrique ont porté sur la légitimité même d'un tel objet. De fait, la plupart des auteurs que l'on rattache à cette problématique ne la revendiquent pas en propre et il n'y a guère que les tenants d’une application de la « science » économique à l'ethnologie (le courant dit « formaliste ») qui l'aient soutenue avec une certaine cohérence.
Alors, pourquoi ce dossier ? Sans trancher la question de droit, on constate que, dans les années soixante, aux États-Unis d'abord, en France ensuite, un intérêt particulier s'est manifesté pour l'étude d’une dimension jusque-là négligée par la recherche ethnologique, celle de l'activité économique des sociétés dites « primitives ». En France en particulier, c'est toute une génération de chercheurs « progressistes » qui a senti la nécessité de combler un vide laissé par l'ethnologie universitaire, un « oubli ». Comme, avant eux, des historiens marxistes avaient mis à leur programme l'histoire économique, ils se sont trouvés faire de l'anthropologie économique. Ils seraient les derniers à prétendre avoir fondé une discipline nouvelle et surtout n'avoir fait que cela. Mais il a fallu plus qu'une simple convergence empirique pour assurer la cohérence de leur démarche. Dans une [6] première phase, celle du défrichement, cette démarche est apparue particulièrement unifiée.
Elle ne lest plus. La recherche centrée de façon quasi exclusive sur la construction d'une théorie des modes de production précapitalistes a rencontré un certain nombre de difficultés, parfois d'impasses, et, sous cette forme au moins, a tourné court. Sans renier les acquis incontestables de cette période, mais au contraire pour les prolonger, il est apparu nécessaire de sortir de ce cadre étroit. Des directions divergentes se sont affirmées dans ce groupe de chercheurs. Au nombre de celles-ci, dans le domaine africaniste, des travaux d'histoire sociale proprement dite sur la période précoloniale ; l'analyse historique et politique des processus de domination impérialistes ; celle des mouvements idéologico-politiques dans l'Afrique contemporaine ; le déchiffrage des processus complexes dans l'idéologie et la pratique sociale que le marxisme, dans sa théorie des instances, ne fait que désigner à l'analyse.
Parler avec sérieux d'anthropologie économique c'est donc, à notre sens, analyser un moment d'une recherche en science sociale qui s'est développée dans les années soixante ; en retracer non pas l'histoire à proprement parler mais l’itinéraire. Entre la tentation de la critique radicale, du bilan de faillite et, au contraire, celle de la proclamation théorique, du programme a posteriori, il ne nous a pas paru inutile de revenir sur le parcours accompli de cette manière : identifier les objets que l'on s'est donnés, les propositions que l'on a construites, et cerner d'aussi près que possible les points de discussions contradictoires. Pour cela, on a adopté successivement deux perspectives complémentaires : dans la première (parties I et II), une présentation critique des « écoles » ; dans la seconde (parties III, IV et V), une présentation systématique des questions.
Des écoles ! c'est pourtant bien de cela qu'il s'agit quand on constate la remarquable autonomie régionale (provinciale) des courants de recherche anglo-saxons d'une part, français de l'autre. Et leur cohérence respective qui tient à leur inscription (trop) stricte dans des problématiques théoriques auxquelles on se réfère de part et d'autre. Deux champs bien distincts qui n'ont de commun que la propension à se transformer en champs de bataille [1].
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Dans les limites de ce dossier, on ne pouvait parler qu'allusivement du domaine immense défriché par les anthropologues anglo-saxons. L'ordre d'apparition et de filiation imposait cependant d'en traiter en premier lieu. Lucien Démonio montre (partie I) comment ce courant de recherche peut se définir à partir de la lecture (erronée) qu'il fait d'un père fondateur, Bronislaw Malinowski. Précisons qu'il ne s'agit ici que d'évoquer les principales positions théoriques et la problématique générale de ce qui s'est donné, à partir de 1952 (Herskovits), comme anthropologie économique. Les contributions véritablement scientifiques, à partir du terrain, des chercheurs anglo-saxons s'appuient sur une tradition plus ancienne et constituent une somme considérable et très diversifiée. On y revient à plusieurs reprises par la suite, notamment dans la partie sur la circulation (partie V) qui s'en nourrit presque exclusivement.
Mais on comprendra que la plus large part de ce dossier soit consacrée aux recherches menées en France dans les années soixante. Leur unité tient moins à un caractère national sinon celui qui ressortit à une histoire politique telle quelle se reflète à l'université qu'à la perspective marxiste très homogène qui les unit... et les oppose [2]. Henri Moniot analyse (partie II) les conditions d'apparition de ce courant original, les auteurs qui l'ont particulièrement illustré, enfin les positions qu'il a conquises.
La suite des textes reprend thèmes et auteurs ainsi présentés pour analyser systématiquement un certain nombre de questions carrefours autour desquelles les recherches et les discussions se sont construites. La scansion adoptée force productive, rapports de production, circulation apparaîtrait trop stricte si on ne l'avait adoptée que par commodité et sans craindre d'en transgresser les limites pour en montrer la relativité.
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Car il ne s'agissait pas ce serait d'ailleurs fort prématuré de dresser, dans une grande synthèse, la théorie des modes de production précapitalistes, de fournir en quelque sorte un « Pré-Capital » à l'usage des écoles ! En adoptant ce schéma d'analyse relativement banalisé on a voulu, à l'opposé de cette visée d'exhaustivité systématique, repérer les zones d'ombre et les contradictions telles qu'elles apparaissent dans les recherches théoriques effectivement menées : les difficultés, restituées comme telles, ne nous sont pas apparues moins intéressantes que les acquis.
À propos de la notion de forces productives, François Pouillon cherche à montrer (partie III) les divergences qui se manifestent quand elle est utilisée dans une analyse concrète : le principe sacro-saint de la primauté de ces forces productives, quand il s'agit de définir un mode de production, se révèle d'une application difficile ; on est chaque fois renvoyé à l'identification des rapports de production qui apparaissent ainsi logiquement premiers, en tout cas décisifs dans ce travail de construction théorique.
Cette question des rapports de production est reprise par Alain Marie (partie IV), non pas pour faire un inventaire des modes de production identifiés [3], mais à propos de l'un d'eux dont l'analyse a été particulièrement poussée : le modèle d'un mode de production « lignager », spécifique, selon Claude Meillassoux, aux sociétés agricoles d'autosubsistance.
Les questions soulevées par ce modèle ont porté sur l'interprétation du recoupement des liens de parenté de caractère idéologique, politique, social et des rapports de production, et le rapport causal qu'ils entretiennent ; elles ont porté également sur l'identification des partenaires de la relation posée comme fondamentale (hommes/ femmes ; aînés/cadets) et sur sa nature (exploitation, rapport de classes...).
Roger Meunier s'attache enfin (partie V) à montrer la diversité des formes de circulation des biens, depuis les prestations liées à la nature des liens personnels jusqu'aux systèmes extrêmement complexes des grands marchés où les échanges sont largement monétarisés. Il propose d'expliquer cette diversité en affirmant une indépendance [9] relative entre ces formes de circulation et les conditions de la production. Mais on rendrait aussi bien compte du caractère éclaté de ces phénomènes par la nature même des recherches menées dans ce domaine, qui ont un caractère plus empirique et descriptif que théorique et que l'on saurait donc moins facilement unifier sous quelques déterminations fondamentales.
Le dossier se clôt sur une bibliographie qui sélectionne dans la liste des ouvrages cités (ou consultés) les titres qui apparaissent essentiels : ce qui répond à l'ambition de ce dossier qui est d'introduire à un ensemble de recherches auxquelles on devra se reporter... pour les continuer. Sur ce point également on n'a voulu être ni exhaustif [4] ni définitif.
[1] Des ponts ont pourtant été lancés à plusieurs reprises. Du côté français, Maurice Godelier a régulièrement rendu compte de la querelle entre c formalistes » et « substantivistes », notamment dans des préfaces de recueils traduits qui la rendent accessible au lecteur français (1974 ; Polanyi, 1975). Celle-ci n'a visiblement pas pris de ce côté-ci de l'université, et la plupart des chercheurs et Godelier lui-même ont rejeté plus ou moins radicalement cette problématique, alors qu'ils se sont nourris de la masse des travaux empiriques des Anglo-Saxons. Dans l'autre sens, et on ne saurait l'imputer à un décalage dans la parution, ce n'est que récemment que des contributions de Français ont été reconnues, sinon comprises, tout simplement découvertes et traduites avec un décalage considérable dans des collections scientifiques en anglais. Cf. BLOCH éd., 1975 ; SEDDON éd., 1976 ; et les livraisons de la revue « radicale » Economy and Society (depuis 1972). Il s'agit visiblement ici d'autre chose que de chauvinisme ou de barrière linguistique : une coupure épistémologique !
[2] Cf. sur l'inscription de ce courant dans l'histoire universitaire et la politique et pour un bilan critique, les pages qu'y consacre Jean Copans dans la préface à SEDDON éd., 1976.
[3] Par exemple celui des États prédateurs avec la notion de mode de production tributaire ; l'articulation des formations étatiques sur le grand commerce avec la notion de mode de production africain ; la question de l'existence d'un mode de production esclavagiste en Afrique précoloniale ; la formule spécifique applicable aux sociétés pastorales, aux sociétés de chasseurs-collecteurs, etc.
[4] Il existe maintenant une bibliographie assez complète dans notre domaine (VAN DER Pas, 1973) ; on regrette qu'elle ne comporte pas d'index des notions... probablement irréalisable.
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