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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Histoire des Cantons de l'Est. (1998)
Introduction générale


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jean-Pierre Kestenman, Peter Southan et Diane Saint-Pierre, Histoire des Cantons de l'Est. Québec: Institut québécois de recherche sur la culture [IQRC], 1998, 831 pp. Collection “Les régions du Québec, no 10.” Collection dirigée par Normand Perron. [Autorisation accordée par la directrice des Presses de l'Université Laval, Mme Marie-Hélène Boucher, en juillet 2024.]

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Histoire des Cantons de l'Est. (1998)

Introduction générale

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À l’origine de la démarche qui a abouti à cette synthèse historique, les auteurs ont été confrontés à un important problème d’identité régionale. Lot habituel de tous les chercheurs qui choisissent comme objet d’étude une région dont les marges ou les zones de transition ne sont pas définies a priori, la question du découpage exact des limites du territoire à étudier s’est évidemment posée. Devait-on, par exemple, inclure ou exclure telle ou telle municipalité régionale de comté située à la périphérie ? Mais, dans le cas des Cantons de l’Est, le choix a été plus complexe : il touchait en effet à l’échelle même de l’espace à privilégier, une échelle qui soit à la fois cohérente sur le plan scientifique et adaptée aux préoccupations des lecteurs d’aujourd’hui.

L’historien à la recherche d’un territoire

Le découpage du territoire québécois en régions est un phénomène récent, qui ne s’est pas effectué de façon systématique. En Europe occidentale, où l’occupation millénaire des territoires s’est déroulée en interaction entre le relief, le climat et des faits humains de type préindustriel, les historiens ont trouvé auprès des géographes des cadres régionaux tout préparés. Ces régions sont homogènes, enracinées dans des paysages spécifiques, balisées par des frontières multiséculaires. Mais pareil modèle semble mal adapté à l’étude de pays de colonisation récente, caractérisés par de grands espaces et par de faibles densités de peuplement.

De plus, dans les Cantons de l’Est, l’histoire étudiée se confond avec des processus de transformation rapide, caractéristiques des XIXe et XXe siècles, comme l’urbanisation, l’industrialisation et le développement de nouveaux modes de communication. Or ce sont précisément de tels processus qui ont conduit les économistes et les géographes à proposer une nouvelle vision de l’espace, moins homogène et plus fonctionnelle. La région tend dès lors à être comprise plus par son centre ou par son pôle de développement que par ses limites, plus par des flux ou des aires d’influence que par des zones statiques.

Enfin, en plus de l’espace homogène et de l’espace polarisé, il faut compter avec l’intervention de l’État qui, déjà avant 1867, a commencé à [14] organiser l’espace québécois. Au XXe siècle, l’action du gouvernement provincial en la matière est marquée longtemps par l’incohérence de découpages régionaux différents selon les ministères. Après 1960, apparaît le concept d’espace planifié, qui fonde le rôle de l’État dans l’aménagement du territoire, dans la planification régionale et dans la création d’espaces opérationnels. Le territoire québécois est alors divisé, de façon plus ou moins autoritaire, en régions, en sous-régions et en municipalités régionales de comté (MRC) qui serviront de cadres à des politiques de développement économique ou de gestion administrative.

On comprend donc que, depuis les premières décennies du XIXe siècle, plusieurs délimitations différentes de la région aient pu être en usage, souvent même simultanément. Chacune d’elles a répondu à des fonctions diverses, dont l’importance a pu varier à travers le temps. Il en résulte que l’historien ne trouve ni tradition, ni consensus pour préciser les limites du territoire à étudier. Espace homogène, espace polarisé, espace-plan, ces concepts, forgés par des géographes, des économistes et des fonctionnaires, rendent difficile à l’historien la tâche de définir un cadre territorial fonctionnel pour son propos. Même le nom de Cantons de l’Est donné à la région ne fait plus l’unanimité. Il faut donc commencer par expliquer au lecteur les choix qui ont été faits dans cet ouvrage pour délimiter et pour nommer l’espace régional.

La question dépasse ainsi de loin le souci de savoir s’il faut inclure ou non dans la région à étudier tel ou tel ensemble de municipalités limitrophes. Le débat tourne plutôt autour du choix à faire entre deux cadres spatiaux d’analyse d’envergure totalement différente. En l’occurrence, faut-il retenir un espace relativement vaste, qui occupe une partie importante de la rive sud du fleuve Saint-Laurent, entre la vallée du Richelieu et celle de la Chaudière, soit, selon les critères de délimitation retenus, un espace variant entre 14000 et 24 000 kilomètres carrés ? Ou, doit-on se restreindre à un cadre beaucoup plus limité, de l’ordre de 8 000 à 10 000 kilomètres carrés, qui occupe le centre méridional de l’espace précédent, du mont Orford au lac Mégantic ? Chacun de ces deux cadres territoriaux, dont le premier correspondrait à l’appellation classique de Cantons de l’Est et le second à celle, plus récente, d’Estrie, peut revendiquer une certaine tradition historique et répondre à des logiques fonctionnelles convaincantes mais différentes.

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Les Cantons de l’Est, un espace plus ou moins homogène

Consacrés par l’usage dès le début du XIXe siècle sous le toponyme anglais de Eastern Townships, les Cantons de l’Est sont souvent identifiés à une entité géographique, celle des plateaux appalachiens. Les limites sud et sud-est de ce vaste espace correspondent à la frontière avec les États-Unis. Par contre, ses façades nord-ouest et nord-est ont été perçues ou définies avec des variantes parfois considérables selon les points de vue retenus, économiques, géographiques, politiques ou administratifs.

Le terme township représente essentiellement une division de l’espace à usage cadastral. Les Britanniques ont souvent utilisé ce découpage de type géométrique pour l’arpentage des terres vierges de leurs colonies. Au Québec, il est effectivement appliqué à partir de 1792, lorsque les autorités décident de concéder en tenure libre, c’est-à-dire dégagée de toute servitude seigneuriale, les terres de la Couronne situées en dehors de la zone des seigneuries établies pendant le régime français. En différentes parties du Québec, de la Gaspésie à l’Outaouais, l’espace non seigneurial est ainsi quadrillé en townships, théoriquement de forme carrée de dix milles de côté (259 kilomètres carrés).

L’extension des Cantons de l’Est, au sens foncier du terme, peut donc être définie comme le territoire situé à l’extérieur de la limite de la zone seigneuriale. Celle-ci, en l’occurrence, est constituée à l’ouest par les seigneuries de la vallée du Richelieu, au nord-ouest par celles de la rive sud du fleuve Saint-Laurent et au nord-est par les seigneuries de la vallée de la Chaudière. Il s’agit d’un espace d’environ 21400 kilomètres carrés, long d’ouest en est de près de 200 kilomètres et large du nord au sud d’environ 130 kilomètres, divisé en un peu plus de 90 townships. Quelques auteurs ont voulu y voir un cadre historique homogène. Mais, outre le fait qu’après 1854, l’abolition du système seigneurial au Bas-Canada estompe la distinction que le type de tenure des terres avait maintenu entre les seigneuries et les cantons, ce découpage de type cadastral présente au moins deux inconvénients. Il exclut les seigneuries de Saint-Armand et de Foucault qui ont été le berceau du peuplement américain des Cantons de l’Est. D’autre part, sur le front nord-ouest, il oblige à inclure dans la région des secteurs de la plaine du Saint-Laurent complètement différents par la géographie, par le peuplement ou par l’histoire, comme c’est le cas, par exemple, pour le township d’Aston, aux lisières de Saint-Célestin, à 12 kilomètres à peine du rivage du fleuve.

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Avec le redécoupage de la carte électorale du Bas-Canada en 1853 et l’abolition du régime seigneurial en 1854, certains townships périphériques sont désormais englobés dans des comtés composés essentiellement d’anciennes seigneuries. C’est le cas d’Acton et d’Upton, intégrés dans le comté de Bagot, de parties d’Aston, de Maddington et de Blandford, annexées au comté de Nicolet, et d’une quinzaine de cantons à l’est et au nord-est rattachés aux comtés de Beauce et de Dorchester. Désormais, le terme Eastern Townships tend à être réservé à onze comtés électoraux composés exclusivement de cantons : Arthabaska, Brome, Compton, Drummond, Mégantic, Missisquoi (qui englobe toutefois les seigneuries de Saint-Armand et de Foucault), Richmond, Shefford, Sherbrooke, Stanstead et Wolfe. L’ensemble s’étend sur près de 17 000 kilomètres carrés et est restreint à environ 75 cantons.

Cet espace, produit d’un découpage à des fins électorales et municipales, est souvent associé, entre 1850 et 1920, à la présence d’une importante communauté anglophone. En fait, cette adéquation n’est qu’approximative car, en 1867, la clause de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique protégeant les limites des comtés anglophones du Québec n’inclut que neuf des onze comtés énumérés, excluant ceux de Drummond et d’Arthabaska, déjà essentiellement peuplés de Canadiens français. Vue sous cet angle, la région comporterait 60 cantons, pour une superficie d’environ 14000 kilomètres carrés.

Durant les années de 1930 à 1960, suite aux travaux de Raoul Blanchard, des géographes proposent de désigner par l’expression Cantons de l’Est un territoire beaucoup plus vaste que celui des 95 townships ou des onze comtés. Identifiée fortement à la plate-forme et au relief appalachiens, la région de Blanchard transcende au nord-est les frontières de type foncier, politique ou ethnique évoquées précédemment et inclut les comtés de Beauce et de Dorchester. Pour la façade nord-ouest, la démarcation proposée est marquée par le relief et suit une ligne courbe qui part de Philipsburg à la baie Missisquoi, rejoint Acton Vale, Victoriaville, Laurierville, Saint-Sylvestre et aboutit à Saint-Malachie, ne dérogeant au critère de l’altitude que pour inclure Drummondville. Côté est, la limite retenue est voisine de Lac-Etchemin et de Sainte-Justine. Ce territoire, qui comprend huit comtés dans leur entièreté et des secteurs plus ou moins vastes de huit autres, couvrirait, selon Blanchard, une superficie de près de 23 200 kilomètres carrés. Toutefois, l’inconvénient majeur de cette formule est l’intégration dans les Cantons de l’Est de la Beauce, une région aux particularismes sociaux et historiques fort différents. Rien qu’à ce titre, le cadre utilisé par Blanchard et par son école s’avère peu pratique pour l’historien.

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Carte 2
Les territoires des Cantons de l'Est


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À partir des années 1930, le gouvernement provincial procède à une division du territoire québécois en régions tant à des fins statistiques que pour décentraliser certaines de ses interventions administratives. Mais, comme pour d’autres régions de la province, les découpages retenus pour les Cantons de l’Est varient selon les secteurs d’activité et selon les époques. La confusion s’est parfois accrue par le recours au même toponyme pour désigner des espaces aux délimitations différentes.

Le terme Cantons de l’Est a ainsi désigné en 1932 une région d’industrie laitière limitée à six comtés, en 1935 une région agricole réduite à quatre comtés, en 1950 une nouvelle région agricole, dite région numéro 4, élargie à neuf comtés, en 1954 une région économique portant le numéro 5, comprenant les onze comtés, excluant Missisquoi mais incluant Frontenac à l’est. En 1966, le gouvernement provincial établit une région administrative, toujours appelée Cantons de l’Est et aussi dotée du numéro 5, mais il la limite à quatre comtés. Elle prendra plus tard le nom d’Estrie. Comble de l’incohérence, lorsqu’on délimite, dans les années 1970, des régions touristiques, on retrouve cette fois-ci, sous le nom d’Estrie, le vaste territoire appalachien qui va de la baie Missisquoi à Saint-Jacques-de-Leeds ou à Saint-Ludger sur la haute Chaudière. Bref, la pratique administrative a contribué à faire du vocable Cantons de l’Est une notion floue et disparate, au pouvoir d’identification fort restreint.

L’Estrie et sa périphérie : un espace polarisé

La vision de l’espace régional se modifie au cours des années I960 sous la gouverne des économistes et d’une autre génération de géographes, qui proposent de nouveaux découpages en s’inspirant de l’étude des flux économiques et des zones d’influence des pôles urbains. Dans le cas des Cantons de l’Est, ces travaux révolutionnent l’optique traditionnelle de la vaste région appalachienne. Ils révèlent l’existence d’une région polarisée sur Sherbrooke mais d’étendue nettement moindre que les onze comtés traditionnels et l’émergence d’autres espaces régionaux à la périphérie.

Depuis Pierre Cazalis, qui le premier a vu en Sherbrooke « le centre de rayonnement et d’attraction d’un espace fonctionnel quasi-circulaire mais décentré sous la poussée de Montréal », d’autres travaux ont souligné la perte de l’influence de Sherbrooke sur les onze comtés des Cantons de l’Est. L’aire d’influence de la ville est en effet mordue à l’ouest par l’impact du centre [19] secondaire de services qu’est Granby. De plus, les pôles de marché que sont Montréal et Québec soustraient à l’attraction sherbrookoise les zones de Drummondville, de Victoriaville et de Thetford. Enfin, la polarité sherbrookoise est affaiblie à l’est à cause de l’émergence d’un pôle régional complémentaire, Lac-Mégantic.

On se tromperait en affirmant que cette région restreinte, centrée sur Sherbrooke et de plus en plus identifiée sous le nom d’Estrie, est une réalité récente. On peut en effet lui trouver une continuité historique depuis la constitution, dans les années 1820, du district judiciaire de Saint-François. Cette entité administrative, créée en 1823 et dont le chef-lieu est situé d’emblée à Sherbrooke, s’étend du lac Memphrémagog au lac Mégantic. Elle regroupe à l’origine une quarantaine de townships et couvre près de 8 200 kilomètres carrés. À part quelques remaniements mineurs, ses limites sont restées constantes jusqu’à aujourd’hui. Pour sa part, le diocèse catholique de Sherbrooke, érigé en 1874, couvre à peu près le même territoire que le district judiciaire de Saint-François, avec cependant une excroissance à l’ouest sur quelques cantons, d’Ely à Sutton. Cet espace est sensiblement identique à celui qui est délimité depuis trois décennies sous le nom de région administrative n° 5 ou Estrie, englobant les sept municipalités régionales de comté (MRC) de Coaticook, Memphrémagog, du Val-Saint-François, d’Asbestos, de Sherbrooke, du Haut-Saint-François et du Granit. Il est à remarquer que ces découpages administratifs qui se sont édifiés depuis le siècle dernier ont un substrat géographique évident, car ils correspondent au bassin de la moyenne et de la haute Saint-François et sont limités à l’ouest par la chaîne des monts Sutton et Orford.

L’émergence de nouveaux espaces régionaux périphériques

La consolidation, au cours du XXe siècle, d’un espace limité à la zone d’influence immédiate de Sherbrooke est allée de pair avec l’émergence d’autres espaces régionaux à la périphérie et aux marges des Cantons de l’Est originels.

À l’ouest, le bloc des trois comtés de Shefford, de Brome et de Missisquoi fait partie depuis 1857 d’un district judiciaire distinct, celui de Bedford. Cet espace correspond aussi en grande partie à la zone d’influence de Granby, un centre de gravité renforcé aujourd’hui au sud par les villes de Bromont et de Cowansville. Il s’agit toutefois de la partie des Cantons de l’Est qui est la plus soumise à l’influence de Montréal. Certes, pendant longtemps, [20] cette attraction de la métropole s’est exercée par l’intermédiaire de villes-relais situées sur la rive sud du Saint-Laurent comme Saint-Hyacinthe ou Saint-Jean-sur-Richelieu. Aujourd’hui, les trois comtés du district judiciaire de Bedford sont devenus partie prenante d’un nouvel ensemble régional, la Montérégie, intermédiaire spatial entre Montréal et l’Estrie. Le territoire de cette région transcende les frontières entre la plaine et le relief appalachien ou entre l’antique zone seigneuriale et celle concédée en townships. La diversité montérégienne favorise également l’apparition de sous-régions. Le district de Bedford, centré sur Granby, correspond ainsi largement à la sous-région parfois appelée Piedmont des Appalaches.

Au nord-ouest, les anciens comtés de Bagot, de Drummond et d’Arthabaska, situés en grande partie dans la zone concédée jadis en townships, ont connu eux aussi, au long des décennies, un processus d’éloignement de faire d’influence de Sherbrooke. Le comté de Bagot, dont le chef-lieu est Acton Vale, au cœur d’une région peu urbanisée qui fait la transition entre la plaine laurentienne et la naissance du plateau appalachien, subit depuis l’époque ferroviaire une tendance à l’écartèlement entre les quatre centres urbains de Saint-Hyacinthe, de Drummondville, de Granby et de Richmond. Dans le cas du comté d’Arthabaska, on a assisté au contraire à l’émergence d’une unité territoriale forte et distincte, identifiée dès 1838 sous le toponyme de Bois-Francs. Au centre d’une dorsale qui s’étend de Warwick à Plessisville, la municipalité de Victoriaville en représente le cœur.

Drummondville constitue un cas un peu différent. Un peuplement originel britannique et une localisation sur les rives de la rivière Saint-François lui ont permis, à l’époque préferroviaire, de tisser des liens avec Richmond et avec Sherbrooke. Incluse dès 1857 dans le district judiciaire d’Arthabaska, Drummondville émerge au début du XXe siècle comme pôle urbain et industriel. Ce sera toutefois l’âge de l’autoroute, après 1960, qui en fera un centre influent, relais entre Montréal et Québec, entre Sherbrooke et Trois-Rivières. Les petites régions de Drummondville et des Bois-Francs, tout en renforçant leurs vitalités et leurs personnalités particulières, ont été incluses dans des unités administratives communes avec les zones riveraines du Saint-Laurent, non seulement de la rive sud comme Nicolet ou Bécancour, mais aussi de la rive nord comme Trois-Rivières. Elles n’en constituaient pas moins le territoire potentiel d’une future région en émergence, qui a finalement obtenu sa reconnaissance officielle en 1997.

Au nord-est, l’ancien comté de Mégantic, rebaptisé Frontenac, chevauche trois zones que la géographie et l’histoire ont tour à tour privilégiées. Au centre, les collines de Leeds et d’Inverness, situées près des chemins Craig [21] et Gosford, ont attiré dès 1830 un peuplement britannique, puis l’âge du chemin de fer a donné du poids à Plessisville avant que le développement des mines d’amiante ne privilégie la situation de Thetford Mines. Les voies de communication, qui ne font d’ailleurs que suivre les lignes de force du relief, ont ainsi davantage rattaché la zone de Thetford à Sherbrooke et celle de Plessisville aux Bois-Francs et à Québec. Le découpage administratif contemporain a pour sa part englobé la zone de Thetford dans la région de Québec et, depuis une décennie, a officialisé l’émergence d’une nouvelle région en symbiose avec la Beauce, dite Chaudière-Appalaches.

À l’est, enfin, la limite entre les Cantons de l’Est et la Beauce s’est d’abord cristallisée au XIXe siècle sur la ligne unissant le lac Saint-François au lac Mégantic, mais l’émergence de Lac-Mégantic comme petit centre ferroviaire et industriel dans une zone peu urbanisée a provoqué, au début du XXe siècle, la constitution du comté de Frontenac, intégrant l’est du comté de Compton et le sud-ouest du comté de Beauce. Des paroisses de tradition beauceronne comme La Guadeloupe ou Saint-Gédéon se sont ainsi trouvées rattachées à un comté des Cantons de l’Est. Cependant, vers 1980, le partage de cette zone périphérique entre les pôles de Saint-Georges, dans la Beauce, et de Lac-Mégantic, concrétisé par la délimitation des MRC du Granit et de Beauce-Sartigan, a ramené une nouvelle fois un peu plus à l’ouest la frontière de la région.

Bref, un vaste arc de cercle, à la périphérie de la sphère d’influence de Sherbrooke, juxtapose des secteurs jadis concédés en townships que divers processus historiques ont fragmentés en de nouvelles entités territoriales. Selon le cas, ces entités ont subi l’attraction de pôles urbains extérieurs ou ont réussi à poursuivre leur évolution vers la reconnaissance d’une autonomie régionale. Cette autonomie se bâtit de façon complexe à travers l’attirance ou la répulsion de centres urbains distincts de Sherbrooke et à la faveur de l’accroissement du poids démographique des villes aux dépens des campagnes.

Les facteurs de cohérence de la région proposée

Entre la région minimale de l’Estrie, d’une part, et la région maximale des Cantons de l’Est traditionnels, d’autre part, s’offrent donc à l’historien divers cadres spatiaux d’envergure différente. Puisqu’on ne dispose pas de régions homogènes au passé multiséculaire, il faut admettre que la délimitation d’un territoire envisagé n’est pas un élément acquis au départ, mais plutôt [22] le résultat d’une démarche d’analyse spécifique. On peut donc imaginer plusieurs échelles spatiales différentes selon la nature de la problématique retenue. Par exemple, une étude qui s’attacherait essentiellement à des phénomènes historiques préindustriels comme le peuplement originel, le défrichement, la colonisation et l’agriculture ou à des questions limitées dans le temps au XIXe siècle, gagnerait à retenir le vaste cadre des Cantons de l’Est. Au contraire, des préoccupations plus contemporaines sur des problèmes urbains, sur le développement du secteur des services ou sur l’intervention de l’État auront tendance à s’articuler sur des entités d’envergure plus modeste, telles que des MRC, des régions administratives, des zones d’influence urbaine, et à rendre compte des spécificités de régions ou de sous-régions particulières : Estrie, Montérégie, Chaudière-Appalaches, Bois-Francs, Piedmont des Appalaches.

La présente étude se veut une analyse globale de l’ensemble du développement historique d’une région durant les XIXe et XXe siècles. Doit-elle privilégier le cadre territorial préindustriel ? Doit-elle au contraire se limiter à l’observation d’un ensemble plus restreint mais plus conforme à la dimension des problèmes contemporains ? Quel poids doit-elle accorder à la perception qu’ont les habitants de l’extension de leur région ?

Face à ces questions, les auteurs ont été surtout soucieux de retenir les éléments de cohérence favorisant la compréhension des phénomènes sur le long terme relatif de deux siècles. Ces éléments de cohérence constituent à la fois les différentes facettes de la problématique de cette Histoire des Cantons de l’Est et la justification du choix du découpage territorial. Ils sont au nombre de trois.

Le relief appalachien

Pour le voyageur qui vient des basses terres du Saint-Laurent, le paysage des Cantons de l’Est se démarque de la plaine par ses ondulations de collines, ses vastes perspectives de plateau, ses chaînes de montagne au profil arrondi. Le vieux socle appalachien modelé par les glaciations et géologiquement articulé sur la faille de Logan, qui court selon un axe du sud-ouest au nord-est, constitue un premier élément d’identification pour la région, de type à la fois géographique et émotif.

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La marque américaine et britannique

Même si la population anglophone ne constitue plus aujourd’hui qu’une minorité numériquement modeste, elle a été pionnière dans l’ouverture et l’établissement des Cantons de l’Est. Elle a, par la suite, réussi à structurer cette région en un ensemble économique et culturel cohérent, très différent de celui des seigneuries et des paroisses canadiennes-françaises. Bien que l’influence des immigrants venus directement des îles britanniques ne soit pas négligeable, c’est l’apport des Américains originaires des États de la Nouvelle-Angleterre qui a donné une coloration particulière à l’histoire de la région. Ainsi, la toponymie, les modèles d’occupation du territoire, la multiplicité des groupes religieux, l’importance de l’éducation, les styles architecturaux, la perméabilité de la frontière canado-américaine aux mouvements de personnes, de capitaux, d’idées ou de techniques, les liens linguistiques et culturels avec l’Empire britannique ou avec les États-Unis, tous ces éléments marquent, avec des durabilités certes diverses, la région de traits distinctifs.

Le remplacement d’une majorité anglophone protestante par une majorité francophone catholique constitue une autre facette de l’histoire de la région. La période de transition, marquée par un relatif équilibre démographique entre les deux communautés, a donné naissance à des phénomènes originaux, qui vont de l’alternance organisée du pouvoir politique aux idéologies de la « bonne entente ». Cette marque profonde des Américains et des Britanniques s’inscrit pour l’historien à l’intérieur du même terroir appalachien, de la baie Missisquoi aux confins de Leeds et d’Inverness, mais est notablement absente tant des Bois-Francs que de la Beauce.

Un développement économique original

La combinaison des deux facteurs précédents a contribué à l’émergence et au développement d’une structure économique régionale fort différente de celle des régions voisines de la plaine du Saint-Laurent. Dès les années 1820, en effet, une bourgeoisie régionale commence à tirer parti des ressources naturelles et énergétiques des Cantons de l’Est et à profiter de ses contacts privilégiés avec la Nouvelle-Angleterre pour importer des techniques industrielles de pointe. En quelques décennies, cette bourgeoisie réussit à bâtir une économie régionale diversifiée, dans laquelle la forêt, l’agriculture et les mines alimentent une industrie polysectorielle, elle-même favorisée par l’intégration précoce à un réseau ferroviaire continental. Les Cantons de l’Est se démarquent ainsi d’autres régions du Québec par le rôle actif et précoce [24] que jouent les élites locales dans les processus d’urbanisation et d’industrialisation.

Ainsi, jusque dans les années 1960, se maintient, certes avec des mutations importantes, un espace économique régional dominé par les institutions sherbrookoises. L’aire d’influence des capitaux, des entrepreneurs ou des services de Sherbrooke ne touche guère les Bois-Francs ni Drummondville, mais s’étend, à l’est, à la région minière de Thetford et à la zone forestière de Lac-Mégantic et couvre, à l’ouest, les centres industriels et ferroviaires de Farnham, de Cowansville et de Granby.

Chacun de ces trois facteurs de cohérence s’inscrit dans un espace relativement identique, plus restreint au nord que celui du territoire originairement érigé en townships, mais beaucoup plus vaste à l’ouest et à l’est que l’actuelle zone estrienne d’influence de Sherbrooke. C’est la superposition, la conjonction et l’interrelation durant près de deux siècles de ces trois facteurs qui a amené les auteurs à définir un territoire régional assez bien adapté à l’ensemble de leur propos. Des phénomènes géographiques, démographiques, économiques, sociaux et culturels spécifiques, qui ont profondément et durablement marqué le tissu régional, servent donc d’assises au découpage proposé. Toutefois, l’étendue même de cet espace régional, qui peut atteindre 250 kilomètres de longueur, ainsi que l’importance contemporaine des nouvelles zones périphériques plaident en faveur d’une subdivision claire de la région en trois sous-régions, qui se succèdent d’ouest en est.

La délimitation du territoire régional

La région étudiée dans le cadre de cet ouvrage ressemble à un quadrilatère de forme trapézoïdale, qui se développe selon un axe sud-ouest - nord-est sur près de 250 kilomètres (voir carte 1).

Au nord-ouest, la limite est constituée par une ligne brisée qui va de la municipalité de Noyan, sur la rivière Richelieu, à celle du canton d’Inverness, sur la rivière Bécancour. À vol d’oiseau, cette façade nord-ouest a une longueur d’environ 215 kilomètres. On a essentiellement retenu ici le tracé défini par les limites des comtés statistiques fédéraux de Missisquoi, de Shefford, de Richmond et de Wolfe, avec toutefois deux exceptions : à l’extrême sud-ouest, on a englobé les municipalités correspondant à la frange méridionale de l’ancienne seigneurie de Foucault, comme Saint-Thomas et Clarenceville, berceau [25] du peuplement américain de la région : au centre, ont été incluses les municipalités situées dans les anciens townships de Durham et de Kingsey, parce que leurs caractéristiques de relief, d’hydrographie, de peuplement et d’économie les ont longtemps rapprochées des autres cantons voisins de Richmond.

Pour le reste, les anciens comtés de Bagot, de Drummond et d’Arthabaska n’ont pas été retenus. En effet, par rapport aux facteurs de cohérence exposés plus haut, ces comtés apparaissent davantage comme un prolongement de l’avant-pays seigneurial qui va de Saint-Hyacinthe à Bécancour, tant par leur peuplement canadien-français que par leur type d’agriculture. Quasiment peu touchés par le peuplement américain ou par l’influence de la bourgeoisie sherbrookoise, ils se sont, au cours des décennies, davantage intégrés à l’axe économique de la vallée du Saint-Laurent qu’à la zone appalachienne.

Au nord-est, la région est délimitée par une ligne brisée qui va du canton d’Inverness à la municipalité de Saint-Robert-Bellarmin, sur la haute Chaudière, sur une distance à vol d’oiseau de près de 120 kilomètres. Elle correspond presque exactement à la bordure nord-est des MRC de L’Amiante et du Granit, qui jouxtent ici celles de L’Érable, de Lotbinière, de Robert-Cliche et de Beauce-Sartigan. Les frontières naturelles sont ici peu évidentes et les limites des comtés ont été modifiées à plusieurs reprises. La seule exception par rapport aux limites des MRC consiste en l’inclusion du canton et du village d’Inverness, que le peuplement britannique, la culture et l’économie ont longtemps rattachés à leurs voisins de Leeds et d’Ireland. Ce découpage a l’inconvénient de ne conserver que des morceaux des comtés statistiques de Mégantic et de Frontenac, mais il permet d’inclure la totalité de la zone minière de l’amiante, d’East Broughton à Coleraine, historiquement articulée sur le pôle économique sherbrookois.

Les bordures sud-est et sud de la région retenue suivent la ligne frontière avec les États américains du Maine, du New Hampshire et du Vermont. Au sud-est, le tracé correspond à la ligne de partage des eaux entre les bassins du Saint-Laurent et ceux des rivières atlantiques comme la Kennebec ou la Connecticut. Au sud, la ligne est à peu près droite et ne s’écarte que peu du 45e parallèle.

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La toponymie retenue

Alors que la toponymie officielle est bien établie pour identifier les subdivisions à l’échelle locale, tels les comtés ou les MRC, la désignation même de la région dans son ensemble crée une première difficulté. Il en va de même pour les trois sous-régions proposées.

En 1815, dans une des premières brochures consacrées à la région, le révérend Charles Stewart explique que le nom Eastern Townships désigne tous les townships qui s’étendent à l’est de la rivière Richelieu jusqu’à la frontière entre le Bas-Canada, le New Hampshire et le Maine. Pour d’autres, ce ne serait pas la rivière Richelieu qui marquerait la limite entre des cantons à l’est et d’autres à l’ouest, mais bien la frontière entre le Haut et le Bas-Canada, les townships de l’ouest étant ceux tracés jadis dans ce qui est aujourd’hui l’Ontario.

Quoi qu’il en soit, pour la communauté anglophone, l’usage du toponyme Eastern Townships pour désigner l’ensemble de la région a été constant et dépourvu de toute ambiguïté depuis bientôt deux siècles. Il n’en a pas été de même en français. Faute de traduction officielle pour le vocable anglais de township, les documents officiels du Bas-Canada adoptent dès le début du XIXe siècle le terme de « Townships de l’Est ». En 1862, Antoine Gérin-Lajoie, dans son célèbre roman Jean Rivard, défricheur, est le premier à traduire township par canton et le journalisme régional de langue française, qui prend son essor à la même époque, diffusera largement le vocable.

À la fin des années 1940, est forgé le mot « Estrie », par Maurice O’Bready, à la fois pour remplacer l’expression « Cantons de l’Est », jugée une traduction trop littérale du vocable Eastern Townships et pour établir un terme plus en harmonie avec l’usage français. Il est comme un écho au toponyme régional Mauricie, lancé dans les années 1930 par Albert Tessier, et se prête bien à la formation de l’adjectif « estrien » et du gentilé « Estriens ». En quelques décennies, l’usage du toponyme Estrie s’est affirmé avec force. La loi a d’ailleurs confirmé le changement terminologique en rebaptisant en 1981 du nom d’Estrie la région administrative n° 5, autrefois appelée « Cantons de l’Est ». Dans la pratique toutefois, et compte tenu de l’évolution des aires d’influence urbaine, le terme Estrie ne recouvre pas l’entièreté des onze comtés traditionnels, mais plutôt la zone d’influence de Sherbrooke. Et puisque cette étude s’attache à ce vaste espace qui va du lac Champlain aux confins de la région de L’Amiante et qui excède de beaucoup le territoire habituellement [27] perçu par ses habitants sous le nom d’Estrie, le terme de Cantons de l’Est a été malgré tout conservé ici pour désigner l’ensemble de la région.

Quant aux trois sous-régions évoquées plus haut, cet ouvrage propose trois toponymes spécifiques pour les identifier. Le terme de Piedmont a été retenu pour la sous-région occidentale. Ce mot, qui évoque une région d’Italie au pied des Alpes, a déjà été utilisé par Blanchard pour caractériser toute la région de transition entre la plaine alluviale du Saint-Laurent et les collines du plateau appalachien. Il paraît bien indiqué pour identifier, à l’intérieur du vaste espace connu sous le nom de Montérégie, la zone polarisée sur Granby et correspondant aux trois comtés statistiques de Missisquoi, Brome et Shefford.

La sous-région orientale pose un autre problème. En effet, si la zone de Lac-Mégantic fait partie de la région administrative de l’Estrie, celle de Thetford et de L’Amiante en est exclue. Nous avons donc privilégié dans cet ouvrage le recours au nom de Hautes-Appalaches. Le relief qui la caractérise justifie certes ce terme, qui a reçu une certaine reconnaissance du ministère du Tourisme. Il permet de caractériser une sous-région à la fois proche et distincte de la nouvelle région administrative Chaudière-Appalaches. Enfin, la sous-région centrale, polarisée sur Sherbrooke, conserve le toponyme Estrie.

Piedmont, Estrie, Hautes-Appalaches, ces trois sous-régions constituent donc l’ensemble des Cantons de l’Est décrits dans cet ouvrage.

Les divisions de l’ouvrage

Cette synthèse d’histoire des Cantons de l’Est est divisée en quatre parties. La première présente les données géographiques et historiques qui ont marqué le territoire avant le début du peuplement non amérindien à la fin du XVIIIe siècle. Un chapitre présente le cadre physique de la région et un autre le rôle quelle a joué dans l’espace amérindien du nord-est du continent.

La deuxième partie, intitulée Des townships à l’accent américain, couvre la période qui s’étend de 1783 à 1840. Trois chapitres sont consacrés respectivement au peuplement, à l’économie et à la société de cette époque pionnière.

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C’est une durée de huit décennies (1840-1920) qui est examinée dans la troisième partie. Cinq chapitres analysent cette période marquée par le développement ferroviaire, par l’industrialisation et par l’urbanisation. Ils se successivement consacrés à la démographie, aux ressources naturelles, au capitalisme industriel, à la société et aux institutions, aux phénomènes culture

Enfin, la quatrième partie rend compte des ajustements et des transformations de la région au XXe siècle, plus particulièrement du début des années 1920 à nos jours. En écho aux thèmes abordés dans la partie précéder, cinq chapitres portent eux aussi sur la démographie, sur les ressources naturelles, sur l’économie de transformation et des services, sur la société et les institutions et, enfin, sur la vie culturelle.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 26 septembre 2024 23:12
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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