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Histoire du Haut Saint-Laurent La Montérégie.
Introduction générale
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Le Haut-Saint-Laurent emprunte son nom au cours supérieur du grand fleuve qui le traverse en diagonale. Les rivières des Outaouais et Châteauguay, les lacs Saint-François, Saint-Louis et des Deux Montagnes élargissent l’horizon de ce pays de rives ombragées. Dans l’immense bassin formé par les Grands Lacs, par le fleuve et par son estuaire, la partie supérieure du Saint-Laurent, en amont de l’archipel montréalais, constitue tantôt un verrou, tantôt une voie de pénétration. Pendant longtemps, la confluence de la rivière des Algonquins (l’Outaouais) et du fleuve Saint-Laurent a formé une frontière bien réelle, une zone de contact instable entre la civilisation européenne, installée en aval, et l’autochtonie, au-delà des « Rapides d’en-Haut ».
Peu de régions ont été aussi intimement liées à toutes les grandes périodes de l’histoire économique canadienne. Sous le Régime français, c’est la rivière des Outaouais qui donne accès à la grande richesse de l’hinterland, son réservoir à fourrures ; c’est par là aussi que proviendra, au XIXe siècle, le principal produit d’exportation de la colonie britannique du Saint-Laurent, le pin blanc équarri. Par la suite, le plus grand défi auquel auront à faire face les autorités coloniales, puis les élus de la Confédération, sera celui de drainer vers la voie maritime du Saint-Laurent une large part de l’activité commerciale du centre du continent. Pour les financiers, les entrepreneurs et les hommes politiques du pays naissant, la première priorité consistera à domestiquer les rapides du Saint-Laurent supérieur pour éviter que tout le trafic du cœur de l’Amérique passe par l’Hudson et le Mississippi. L’aventure du chemin de fer pancanadien procédera de la même nécessité.
Sous le Régime français, les autorités coloniales n’encouragent guère l’occupation des rives du bas Outaouais et du haut Saint-Laurent ; l’intendant Jean Talon et ses successeurs désirent plutôt épaissir la trame du peuplement en aval de l’archipel d’Hochelaga sur les rives du Saint-Laurent. Vers l’ouest, en amont des rapides, s’étend le pays réservé à la traite des fourrures : le lac Népissingue, la baie Géorgienne et la baie James, via la rivière des Outaouais et ses affluents. Cette volonté du gouvernement colonial de séparer la colonie d’établissement de la colonie d’exploitation se traduit par la parcimonie avec laquelle sont attribués les congés de traite, cette permission accordée à de jeunes colons français d’aller commercer avec des nations amérindiennes de l’intérieur. L’île Perrot et l’île aux Tourtes, au confluent des deux grands cours d’eau, deviennent leurs avant-postes.
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De la Conquête jusqu’à la guerre de l’indépendance américaine, cette frontière, qui réserve au pays d’en haut des rapides la traite des fourrures, demeure ; il n’y a que la nationalité des marchands de fourrures montréalais qui a changé. C’est le peuplement de la rive nord du lac Ontario et du cours supérieur du Saint-Laurent qui a transformé toute la perspective ; désormais, les rapides du Saint-Laurent et de l’Outaouais deviennent un obstacle à vaincre. Les Loyalistes installés dans le Haut-Canada exigent de pouvoir commercer librement avec la Grande-Bretagne. La survie politique et économique des colonies britanniques d’Amérique du Nord se fera au prix de la canalisation de la rivière des Outaouais et du fleuve Saint-Laurent.
En dépit de la construction de quelques canaux depuis la fin du XVIIIe siècle, les rapides du haut Saint-Laurent continuent de représenter un grand obstacle pour un jeune pays aux moyens financiers et techniques limités. Aussi tente-t-on d’abord d’aménager la rivière des Outaouais. La construction des canaux Rideau, Grenville et Carillon ouvre le marché du Haut-Canada aux commerçants montréalais. Cependant, ce sera la canalisation du grand fleuve qui pourra seule concurrencer le canal Érié construit par les Américains. La longue bataille des autorités canadiennes pour accaparer le commerce des Grands Lacs se poursuivra dans le Haut-Saint-Laurent avec la construction du premier canal de Beauharnois dans les années 1840. Cette rivalité canado-américaine ne prendra fin que dans les années 1950, quand les deux pays joindront leurs efforts dans la grande aventure de la Voie maritime du Saint-Laurent.
Par ailleurs, le triangle formé par la frontière américaine, le Saint-Laurent et le Richelieu est bien perméable à sa base. Avant la guerre de 1812, les colons américains, ne reconnaissant aucune entrave à leurs établissements, poussent vers le nord ; mais après la guerre, le gouvernement du Bas-Canada prend conscience de la nécessité d’occuper un territoire qu’il prétend sien. Il encourage donc l’installation de colons d’origine écossaise qui, dans l’est de l’Amérique du Nord, se révèlent les plus fervents défenseurs de la Couronne. Bientôt, cependant, une vague de paysans francophones issus du vieux terroir seigneurial surpeuplé prend d’assaut les dernières terres encore libres, et la « petite Ecosse » se restreint au comté de Huntingdon. Désormais, la ligne du 45e parallèle est reconnue comme frontière et la signature du traité d’Ashburton-Webster, en 1842, ne fera qu’entériner cette réalité.
Pendant le siècle suivant, la série de rapides qui obstruent le passage entre la sortie du lac Ontario et le port de Montréal devient la préoccupation majeure des hommes d’affaires du Québec et de l’Ontario. Le gouvernement de Londres voit dans la canalisation du haut Saint-Laurent le moyen de [15] concrétiser l’union politique du Haut et du Bas-Canada. Les financiers montréalais ne s’en cachent pas : désormais, Montréal devra remplacer Québec comme débouché océanique du bassin des Grands Lacs et du Saint-Laurent. En aval du port de Montréal, le chenal est sans cesse creusé et élargi. En amont, la tâche est colossale : il faudra vaincre les 67 mètres de dénivellation entre le lac Ontario et le port de Montréal. Il s’agira d’élargir le gabarit du canal de Lachine, de surmonter l’obstacle des rapides des Cascades, du Rocher Fendu, des Cèdres et du Coteau, puis des Rapides internationaux. Au début du XXe siècle, le gigantesque escalier permettra à des navires de 2 000 tonnes d’accéder au lac Ontario.
Toute cette grande aventure technologique et commerciale, au cœur de l’histoire économique et politique du pays, ignore cependant la majeure partie de ceux qui vivent près du grand fleuve partiellement dompté. Pendant toutes ces années, le Haut-Saint-Laurent demeure un pays de paisibles villages et de fermes familiales, et l’agriculture reste la façon de vivre de la majorité de ses habitants ; les industrieuses villes de Valleyfield et de Beauharnois font figure d’exception. Le fait suivant illustre à quel point cohabitent longtemps les activités traditionnelles et la modernité dans le Haut-Saint-Laurent : alors que la région accueille les aménagements hydroélectriques qui comptent parmi les premiers et les plus importants en Amérique du Nord, certaines fermes situées à quelques kilomètres de ces installations devront attendre l’Office d’électrification rurale pour être desservies, après la Deuxième Guerre mondiale !
Au tournant des années 1920 et 1930, la région reçoit un projet d’envergure continentale : la nouvelle centrale hydroélectrique de Beauharnois devra fournir de l’énergie aux industries de part et d’autre d’une frontière internationale. Le gigantesque ouvrage implique le détournement du débit entier d’un des plus puissants fleuves du monde et nécessite l’excavation d’un volume de déblai supérieur à celui dégagé pour le canal de Panama. À la fin des travaux, le cœur du Haut-Saint-Laurent est méconnaissable : des milliers d’hectares de terres agricoles ont disparu et la métropole régionale se retrouve sur une île. La région, presque entièrement déboisée, avec la majeure partie de sa superficie consacrée aux cultures et aux pâturages, traversée par un fleuve détourné, endigué et canalisé, constitue sans doute alors le territoire québécois le plus modifié par l’intervention humaine.
Dans les années 1950, le Haut-Saint-Laurent fait encore la manchette des journaux à travers le monde. Désormais, grâce à l’achèvement de la Voie maritime du Saint-Laurent, des océaniques de fort tonnage pourront être hissés jusqu’au lac Supérieur, au cœur du continent. Le défi technique, de loin plus complexe que celui qu’avaient eu à affronter les concepteurs des canaux [16] de Suez et de Panama, exige la mise sur pied d’une administration conjointe canado-américaine. Un siècle après Montréal, Valleyfield devient un port maritime.
Toutes ces infrastructures au service du commerce national et international, construites en un siècle et demi, ne sont toutefois pas pour l’usage de ceux qui vivent à proximité ; bien plus, on multiplie les obstacles sur les échanges interrives. Les habitants de la péninsule de Vaudreuil-Soulanges et ceux de Huntingdon-Beauharnois-Châteauguay peuvent difficilement communiquer. Ils devront attendre 1890 pour obtenir un premier pont ferroviaire et 1954 pour un premier lien routier. En fait, la péninsule de Vaudreuil-Soulanges est presque complètement isolée du reste du Québec à l’automne, entre l’interruption des traversiers et la prise des ponts de glace, et lors du dégel printanier. Il devient alors plus simple de se rendre à Cornwall plutôt qu’à Montréal ou même à Valleyfield. Dans de telles conditions, on ne peut songer à mettre sur pied un réseau d’échanges économiques continus entre les deux blocs qui forment le Haut-Saint-Laurent et espérer que s’y développe un sentiment d’appartenance régionale. La question du rapport au territoire devient encore plus complexe à l’extrémité sud-ouest du Haut-Saint-Laurent où la réserve mohawk d’Akwesasne chevauche l’Etat de New York et les provinces de Québec et de l’Ontario. Les Mohawks sont des Iroquois et le problème de l’appartenance à un territoire est différent de celui des autres Haut-Laurentiens, cet espace territorial étant autre.
Ce sera la création du diocèse de Valleyfield, en 1892, qui fournira le premier lien organique de la société régionale. Valleyfield, la ville épiscopale, peut alors commencer à jouer un rôle dans un espace qui correspond presque au territoire du présent ouvrage, soit les comtés de Beauharnois, Châteauguay, Huntingdon, Soulanges et Vaudreuil. À l’aube du XXe siècle, Valleyfield n’est plus seulement « la ville de la Montreal Cottons ». L’Église diocésaine s’approprie, comme ailleurs au Québec, une large part de la vie sociale dans l’enseignement primaire et secondaire, dans les soins de santé et la charité organisée, dans les premières institutions coopératives et le syndicalisme catholique : les paroissiens doivent désormais s’adresser à Valleyfield plutôt qu’à Montréal pour réclamer l’ouverture d’une école secondaire, d’un orphelinat ou la nomination d’un aumônier pour leur syndicat. Les Haut-Laurentiens disposent d’un palier décisionnel important entre la localité et la paroisse, et entre les gouvernements fédéral et provincial.
Les autorités de l’Église catholique canadienne, qui divisent le Québec en une dizaine de diocèses au XIXe siècle, précèdent de plusieurs décennies la décentralisation de l’administration civile. Il faudra attendre les années [17] 1960 pour qu’un premier processus de régionalisation soit mis en place au Québec. Jusque-là, il n’y avait guère que le comté provincial qui servait d’unité territoriale effective entre la municipalité et la province. Un regroupement de plusieurs comtés permet la création des districts judiciaires et certains ministères provinciaux divisent le Québec en territoires d’intervention ou de contrôle. En 1966, le gouvernement québécois entreprend, dans l’élan de renouveau issu de la Révolution tranquille, de régionaliser ses interventions dans un grand nombre de domaines. Le Haut-Saint-Laurent est inclus dans l’orbite de Montréal, une des 10 unités administratives du Québec. Cette immense région n°6 englobe alors les îles de Montréal et Jésus, les Laurentides et Lanaudière, en plus de toute la Montérégie actuelle.
Cette division de l’espace, qui reposait sur l’aire de rayonnement d’une ville, impliquait que le grand Montréal devait absorber une très large couronne proportionnelle à son poids démographique, économique et politique. Cependant, le Québec des 10 régions s’est avéré bien peu fonctionnel à l’usage. Au tournant des années 1970 et 1980, le gouvernement du Québec favorise une nouvelle approche basée sur la zone d’influence d’un chef-lieu d’importance souvent modeste. Cette petite ville peut offrir des services quotidiens de première ligne aux citoyens qui vivent dans un faible rayon. Le regroupement de plusieurs municipalités régionales de comté (MRC) crée des divisions administratives que l’on espère plus viables. Au nord de Montréal, l’île Jésus, les Laurentides et Lanaudière gagnent leur indépendance ; sur la rive sud, pas moins de 15 MRC forment un territoire habité par plus d’un million de Montérégiens. Mais cette entité manque de liens internes : comme tout le système de transport converge vers la métropole, les Montérégiens doivent passer par Montréal pour se rendre d’un bout à l’autre de leur grande région.
La constante recherche de régions administratives opérationnelles fait bien peu de cas des régions historiques, celles qui se sont formées au fil de quatre siècles d’occupation. Les Haut-Laurentiens étaient prêts à se joindre au vaste projet des histoires régionales de l’INRS-Culture et Société en 1993, mais à la seule condition que le territoire historique soit restreint aux MRC de Beauharnois-Salaberry, du Haut-Saint-Laurent et de Vaudreuil-Soulanges. La présente synthèse répond à leur vœu.
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