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Présentation
Ce recueil constitue les actes d’un colloque qui s'est tenu pendant deux jours, en février 2002, dans un esprit d'urgence - urgence que ne dément pas l'actualité internationale au moment où nous écrivons ces lignes.
Les chercheurs qui y ont apporté leur contribution se sont livrés à un exercice un peu paradoxal. Réfléchir à chaud, en prenant du recul. La distance nécessaire qui permet et autorise l'œuvre de la recherche, et ainsi l'avancement de la réflexion, s'est pourtant clairement fait sentir au moment du colloque lui-même, alors que les contributions préparées de manière isolée, au nombre de 14, ont fait l'objet de présentations, d'échanges et de discussions.
Les données, idées et réflexions que nous avons alors partagées provenaient autant de recherches passées ou en cours, ou encore de recherches faites expressément pour l'occasion. Deux thèmes majeurs avaient retenu notre attention et précédé nos échanges en colloque concernant l'impact du 11 septembre sur les relations ethniques et diverses dimensions de la recherche prioritaires dans ce domaine, à la lumière des suites immédiates et des retombées diverses de ces événements extraordinaires. Sur le plan politique, les lois et les [18] nouvelles orientations visant le contrôle des frontières. Sur ce plan, signalons qu'au moment de mettre sous presse, nous apprenons le retrait du projet de loi C-42 et son remplacement par la Loi de 2002 sur la sécurité publique (C-55). Sur le plan institutionnel et normatif, les rapports au quotidien et les dérapages possibles qu'auraient pu entraîner les amalgames craints, et vécus pour certains, entre « immigrants et terroristes », entre « Arabes et terrorisme ».
Selon nos disciplines et nos approches respectives entourant l'objet « relations ethniques » (sociologie, anthropologie, science politique, sciences de l'éducation, droit, démographie, administration publique, service social, sciences économiques, linguistique), nous soumettons aujourd'hui à un public élargi des contributions aux sujets suivants, le plus souvent à partir d'une interrogation.
Quel a été l'impact du 11 septembre sur le processus de formation d'une politique commune d'immigration à l'échelle européenne, engagé depuis un peu plus de 10 ans, puis sur les relations ethniques, dans les sociétés multiculturelles et multiethniques de l'Europe ? (M. Martiniello) Quel est l'impact des nombreux projets de lois déposés au Parlement canadien à la suite du 11 septembre, visant la sécurité frontalière et la lutte présumée au terrorisme, sur certains droits garantis et reconnus dans la Charte canadienne des droits et libertés, et, notamment, sur la protection des demandeurs d'asile - des « internationalement faibles dont les droits ne s'appuient, dans aucune société, sur de puissants intérêts politiques » ? (F. Crépeau) Sur le plan politique, comment évaluer la réponse des autorités canadiennes, qui favorisent, par ces mesures, une forme de gouvernance caractérisée par un renforcement de la sécurité au détriment des libertés civiles ? Cette question en cache une autre, qui concerne la marge de manœuvre des États et la supériorité de leur force sur celles du marché, de la mondialisation (C. Simard).
À ces interrogations sur les enjeux que soulèvent le contrôle des frontières et la circulation transfrontalière des personnes, se greffent des considérations sur les barrières symboliques et concrètes au sein des pratiques d'insertion des populations migrantes, mais aussi au sein du discours social qui accompagne les relations ethniques, dont l'analyse demeure une dimension à ne pas négliger. Aussi, alors qu'on retrouvera dans la deuxième partie de ce livre une analyse de la présence d'un discours social liant immigration et terrorisme à partir de journaux montréalais (V. Piché et G. Djerrahian), on [19] pourra lire, comme en écho à cette étude, une analyse qui tente de saisir l'impact psychosocial de la visibilité médiatique des populations musulmanes et arabes sur les stratégies de survie de réfugiés afghans et musulmans dans la région de l'Estrie ; une analyse qui laisse entrevoir l'impact d'événements mondiaux sur les perceptions et représentations réciproques des groupes minoritaires et majoritaires sur le plan local (M. Vatz Laaroussi). C'est aussi à l'échelle internationale des rapports sociaux entre groupes majoritaires et minoritaires que nous conduit une étude sur la compréhension publique des événements, dès les premiers jours dévoilant « les mots de la mi-septembre ». L'étude, effectuée à partir d'un corpus composé de plus de 400 articles de journaux, révèle un savoir public conscient de l'existence de rapports de pouvoir, que l'on cible comme la cause, la source première de ce 11 septembre 2001 (L. Pietrantonio).
Les marqueurs que constituent la langue et la religion ont aussi occupé trois des présentes contributions. Alors qu'une étude se penche sur le terreau fertile aux préjugés antimusulmans, qui semble s'être développé bien avant le 11 septembre en milieu scolaire québécois, en proposant des pistes de recherche et d'intervention, afin de comprendre cette nouvelle donne et y réagir adéquatement (M. Me Andrew) ; une contribution voisine se penche sur le processus d'incorporation des immigrés postcoloniaux, pour réfléchir à la signification des retombées du 11 septembre au sein des institutions scolaires en France (F. Lorcerie). Sur le plan de l'emploi, trois chercheurs s'interrogent sur les critères actifs de discrimination que seraient la langue ou la religion, en s'intéressant plus particulièrement aux immigrants de langue maternelle arabe ou de religion musulmane immigrés dans la grande région de Montréal en 1989 (J. Renaud, V. Piché et J.-F Godin). Dans un autre registre, la langue apparaît comme un enjeu militaire associé à la sécurité nationale. C'est ce que nous apprend une étude des réactions qu'ont suscitées les événements du 11 septembre aux États-Unis, ravivant les débats sur l'enseignement des langues d'origine. Cette étude, qui se penche aussi sur ce qu'il advient de l'enseignement des langues d'origine au Québec, rappelle qu'utiliser une langue, c'est partager les références d'un groupe d'individus ; c'est aussi exploiter ces références pour agir sur les autres et sur le monde. Aussi, l'enseignement des langues d'origine ne doit-il pas être considéré simplement comme un acte [20] neutre à caractère culturel, destiné uniquement à enrichir le savoir. Permettre aux membres d'une communauté de maintenir leur langue, c'est aussi leur permettre d'agir en tant que membres à part entière de la société (M. Laurier).
Enfin, les dernières contributions de ce recueil sont davantage tournées vers les dimensions symboliques et normatives rattachées aux rapports sociaux concrets. On s'attarde dans un premier temps à la dimension publique de l'expression religieuse. Le 11 septembre apparaît comme une occasion d'examiner de nouveau les rapports complexes qu'entretiennent la politique et la religion, de même que le rapport de la religion au pouvoir (G. Bourgeault). L'image négative de l'islam en Occident, qui, notamment à l'occasion du 11 septembre, assimile islam et terrorisme, fait aussi l'objet d'un examen. L'étude rappelle en outre la nécessité d'étudier l'effet sur les relations ethniques des diverses mondialisations : culturelle, politique, financière et économique (D. Helly). Dans cette même perspective, une étude s'interroge sur les liens entre les représentations des Arabes et des musulmans, telles qu'elles se sont révélées lors des événements du 11 septembre, et le conflit en Palestine. L'étude montre que les représentations des Arabes et des musulmans qui ont émergé des événements récents se rattachent aux représentations du conflit israélo-palestinien. La « couverture médiatique » de ce conflit constituerait un vecteur important du développement d'un racisme « respectable », un racisme qui ne connaît pas de censure et qui maintient une façade de haute moralité politique (R. Antonius). Pour clore ce recueil, une contribution développée autour du concept de tolérance constitue presque un plaidoyer pour une commune humanité, prenant le parti de la diversité des manières d'être humain. Ce qui fait l'unité de l'humanité et la diversité des manières de vivre, rappelle l'étude, est aussi un objet d'analyse des relations ethniques (K. Fall).
La multiplicité des regards, des analyses, des questions soulevées constituent l'originalité de ce recueil. Un même constat pourtant émerge de l'ensemble des textes. Le 11 septembre n'a rien activé qui n'était déjà là, latent. Ces événements n'ont pas tant créé des situations générant des conflits en matière de relations ethniques que révélé leurs caractéristiques latentes. Une des idées fortes de cet ouvrage est que l'on ne peut appréhender les relations ethniques qu'en tenant compte de ce que nous appelons « la dynamique [21] monde », c'est-à-dire des contextes sociaux, politiques, historiques qui sont en jeu à l'échelle mondiale. Par conséquent, l'idée, encore trop largement répandue, d'une distance sociale irrémédiable entre les divers groupes majoritaires et minoritaires est ici forcément remise en cause. De la même manière, on ne trouvera aucune contribution de ce recueil qui tende à voir les événements du 11 septembre comme la cause du durcissement des politiques de contrôle des frontières ; ce « Jour », que certains ont considéré comme un moment de rupture, servirait plutôt d'alibi pour justifier des politiques de fermeture.
Les événements de septembre 2001 ont réactivé la dimension internationale des relations ethniques, rappelant l'idée d'un « système-monde » que l'analyse ne peut négliger de prendre en compte. Les enjeux de l'immigration ne peuvent être saisis par la seule analyse des intérêts des sociétés d'accueil - fussent-ils reconnus comme légitimes ou non. Les caractéristiques des pays d'accueil et des pays d'origine, leur place respective dans la dynamique monde et la situation internationale constituent trois dimensions à considérer dans l'étude des relations ethniques et du phénomène migratoire. Ces dimensions réunies, on saura saisir de manière moins parcellaire tant les pratiques d'insertion des sociétés hôtes que les stratégies d'insertion des populations migrantes. Enfin, nous croyons que la recherche à vocation sociale, comme la recherche fondamentale en relations ethniques, que celles-ci se penchent sur les politiques, les idéologies, les questions identitaires, les dispositions législatives, etc., ne peuvent ignorer ces trois composantes. Voilà un aboutissement de nos échanges en colloque, que l'on trouvera en filigrane dans chacune des contributions qui sont présentées dans ce livre. Pour nous, la saisie de ces composantes renvoie aussi au rôle du chercheur et à son rapport au pouvoir, y compris celui de participer à la transformation des sociétés. Une question qu'il ne nous appartient pas de débattre seuls, entre nous.
Jean Renaud
Linda Pietrantonio
Guy Bourgeault
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