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Introduction
Arriver dans un nouveau pays, s'y faire de nouvelles connaissances et de nouveaux amis, recréer les réseaux sociaux perdus ou laissés derrière soi et s'insérer dans ceux de la société d'accueil, apprendre la géographie sociale de sa nouvelle ville pour se trouver un logement, apprendre la langue ou, à tout le moins, s'habituer à sa variation dialectale locale, rechercher un premier emploi pour tenter d'assurer son indépendance économique puis tenter d'améliorer son sort, ce n'est pas, avouons-le, une mince affaire ni une affaire rapidement réglée. Si c'est là le lot commun de tous les immigrants, ils ne sont pas tous également touchés par ces difficultés.
Ceux qui arrivent visa d'immigrant en main, sachant dès l'arrivée qu'ils sont les bienvenus, n'ont au moins pas à redouter d'incertitudes légales quant à leur avenir dans cette nouvelle société : ils ont le statut de résident permanent dès le début. Certes, ils pourront s'établir de façon plus ou moins rapide selon leurs caractéristiques personnelles (âge, sexe, scolarité, expérience professionnelle, etc.) et selon les conditions de leur migration [1] (en partie reflétées dans leur catégorie d'admission : indépendants, famille ou réfugiés). Mais ils savent qu'ils peuvent s'établir, que leur avenir est dans le nouveau pays ; ils peuvent dès l'arrivée commencer à le construire.
Au contraire, ceux qui arrivent sans statut, demandant refuge, risquent fort de connaître un établissement plus chaotique. Ils se retrouveront confrontés à une période d'incertitude quant à leur capacité de s'établir, qui durera tant que leur situation n'aura pas été légalement régularisée ; ils risquent même que cette régularisation n'arrive pas et d'être confrontés alors à un renvoi du pays. Si, de surcroît, ces personnes ont fait cette demande d'asile pour des raisons d'insécurité politique dans leur pays d'origine ou encore si elles ont connu des sévices corporels ou psychologiques, on comprendra que ces facteurs viennent compliquer et rendre plus difficile leur établissement, puisqu'elles ont alors non seulement à vivre avec l'incertitude de leur avenir légal mais elles ont aussi une double charge d'ajustement psychologique, l'une liée à l'adaptation et à l'ajustement à la nouvelle société, l'autre liée à la récupération des traumatismes physiques ou psychologiques.
L'étude présentée dans les pages qui suivent porte sur ces migrants incertains que constituent les revendicateurs du statut de réfugié. Plus spécifiquement, elle porte sur ceux qui ont fait une demande de statut durant l'année 1994 et qui ont été régularisés au Québec avant le 31 mars 1997 [2]. Nous n'avons interviewé que des personnes régularisées, à la fois pour des raisons éthiques (il serait pour le moins inélégant de demander la coopération et la confiance pour fins de recherche de revendicateurs risquant par ailleurs d'être expulsés), et parce que ce n'est qu'à partir du moment où ils obtiennent le droit à l'établissement permanent qu'ils sont pleinement sous la responsabilité du MRCI.
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Ce choix de population a cependant une conséquence : il s'agit de revendicateurs dont la requête a connu une fin heureuse et non pas de l'ensemble des revendicateurs. On ne peut donc pas utiliser les données de notre enquête pour évaluer des prévalences ou des probabilités de transition antérieures à l'obtention du droit à l'établissement : nous n'avons pas tous ceux qui risquaient de connaître ces transitions, nous n'avons que les dénouements positifs.
Les analyses présentées ici seront surtout descriptives. Nous présenterons leur processus d'établissement sur plusieurs aspects de leur vie à partir du moment où ils ont déposé leur demande de statut de réfugié : après avoir décrit qui ils sont et comment ils ont franchi les diverses étapes administratives, nous décrirons leur établissement résidentiel, leur fréquentation du système scolaire et les cours spécifiques qu'ils ont suivis, leurs rapports avec les emplois rémunérés et les soutiens privés et publics auxquels ils ont fait appel au fil du temps. Comme on peut le voir, nous nous centrerons sur l'histoire de vie « objective » des revendicateurs régularisés au cours des trois années suivant leur demande de statut. L'exploration adéquate de leur vécu subjectif demanderait une tout autre approche que celle que nous avons adoptée.
La population à l'étude et l'échantillon
L'enquête est basée sur un échantillon probabiliste de 407 répondants âgés de 18 ans ou plus au moment de la revendication, tirés de la population des 2034 revendicateurs de l'année 1994 régularisés (ayant obtenu le droit à la résidence permanente) au Québec, au plus tard au 31 mars 1997, et demeurant dans la grande région métropolitaine de Montréal au moment de l'enquête. On trouvera en annexe la description de cette population et de la capacité de l'échantillon de la refléter. Notons simplement ici que l'échantillon ne semble pas biaisé et que les différences qui apparaissent entre l'échantillon et la population sont plus vraisemblablement attribuables à une redéfinition dynamique de la population. La mobilité géographique des revendicateurs s'accroissant probablement avec l'obtention de la résidence permanente, ceux-ci ont pu quitter Montréal ou le Québec pour d'autres régions canadiennes ; cela expliquerait la légère tendance perçue dans l'analyse relativement à la surreprésentation des personnes vivant en couple qui, elles, seraient plus stables.
Les entrevues ont eu lieu en face-à-face à l'été 1997.
Le questionnaire
Le questionnaire est conçu pour saisir la dynamique de rétablissement. Outre une partie plus conventionnelle, il recense les événements qu'ont connus les répondants depuis leur demande de statut. Les logements, les emplois, les périodes sans emploi et les cours suivis à partir de ce moment sont tous recensés et on en connaît la date de début, la date de fin et les caractéristiques. Pour plusieurs autres événements, on connaît aussi la date où ils se sont produits. Cela va nous permettre de décrire l'établissement au fil du temps. Pour simplifier les problèmes liés à la mémoire qu'implique ce type d'enquête étant donné que les répondants doivent se remémorer un grand nombre de dates [3], nous avons utilisé le mois comme unité de temps dans l'enquête et dans les descriptions et les analyses qui suivent.
La préparation du questionnaire a grandement bénéficié de l'expérience acquise dans l'enquête sur rétablissement des nouveaux immigrants (ÉNI), des travaux de McAll [4], de même que des rencontres de travail avec un très large éventail de personnes intéressées au sujet.
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Les données temporelles
Les répondants sont sous observation pour une période variant de 29 à 44 mois après leur demande d'asile (Figure 0.1). Le temps typique (médian) [5] est de 36 mois.
Figure 0.1. Table des sorties d'observation (depuis la revendication).
Pour les 29 premiers mois, les effectifs sous analyse sont égaux à la taille totale de l'échantillon (n=407), alors qu'à partir de ce moment ils décroissent. Le graphique (Figure 0.2) illustre l'évolution de la taille échantillonale à chaque mois après la demande de statut. On constate qu'après le mois 36 les effectifs deviennent trop petits pour être robustes, surtout lorsqu'on prend les catégories des variables contrôles que sont le sexe (Figure 0.3), l'âge (Figure 0.4) et la scolarité (Figure 0.5). Les analyses seront donc restreintes à ces 36 premiers mois.
Figure 02 - Effectifs sous observation à chaque mois.
Figure 03 - Effectifs sous observation à chaque mois selon le sexe.
Figure 0.4 - Effectifs sous observation à chaque mois selon le groupe d'âge.
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Figure 0.5 - Effectifs sous observation à chaque mois
selon le niveau de scolarité.
Enfin, on aura intensivement recours à des graphiques pour illustrer les données par ailleurs complexes qui sont produites par des tables de survie et des séries chronologiques sur 36 mois. On trouvera en annexe une explication de ces divers graphiques et des règles de leur lecture.
[1] Pour la description des immigrants ayant ce statut dès l'arrivée, on consultera Jean Renaud, Alain Carpentier, Catherine Montgomery, Gisèle Ouimet. La première année d'établissement d'immigrants admis au Québec en 1989. Portraits d'un processus. [Montréal] : Ministère des Communautés culturelles et de l'Immigration, 1992, 77 p. et Jean Renaud, Serge Desrosiers, Alain Carpentier. Trois années d'établissement d'immigrants admis au Québec en 1989. Portraits d'un processus. [Montréal] : Ministère des Communautés culturelles et de l'Immigration, 1993, 120 p. (Études et recherches n° 5).
[2] Selon les données du MRCI, entre 1989 et 1994, environ la moitié des personnes définies comme revendicateurs ont obtenu la résidence permanente. Elle tend alors à être très largement obtenue dans les trois premières années. Voir à ce sujet la note méthodologique en annexe de A. Carpentier et G. Pinsonneault, Les revendicateurs du statut de réfugié de 1989 à 1994 : description générale et évaluation de la représentativité d'un échantillon de revendicateurs régularisés de 1994. L'étude des revendicateurs de 1994 régularisés avant l'été 1997 donne donc le portrait de la cohorte presque complète la plus récente.
[3] On consultera sur ces questions : Jean Renaud, Alain Carpentier. « Datation des événements dans un questionnaire et gestion de la base de données ». In : A. Turmel (éd.). Chantiers sociologiques et anthropologiques. Actes du colloque de l'Acsalf, 1990. Montréal : Méridien, 1993, p. 231- 260.
[4] Christopher McAll, Louise Tremblay. Les requérants du statut de réfugié au Québec : un nouvel espace de marginalité ? [Montréal] : Ministère des Relations avec les citoyens et de l'Immigration, 1996, 142 p. (Études et recherches n° 16).
[5] Dans ce rapport, nous utiliserons fréquemment le terme de durée ou de temps médian, qui est la valeur centrale partageant l'échantillon en deux, c'est-à-dire la durée où 50% de l'échantillon a connu l'événement (dans ce cas-ci, l'entrevue).
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