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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

À l’ombre du rationalisme, la société québécoise, de sa dépendance à sa quotidienneté (1984)
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir de l'article du professeur Gilbert Renaud, À l’ombre du rationalisme, la société québécoise, de sa dépendance à sa quotidienneté. Montréal : Les Éditions Albert Saint-Martin, 1984, 287 pp. Collection: Groupe d'analyse des politiques sociales. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure retraitée de l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi. [Autorisation accordée par l'auteur le 2 mars 2007 de publier ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Premier acte 

À l'ombre du rationalisme : l'articulation du mode de développement et du mode de production au sein de la société québécoise

 

 Introduction 

 

Pour l'analyse sociologique, la société québécoise présente une difficulté particulière : en même temps qu'elle épouse les traits des sociétés dépendantes, elle prend figure de société moderne et développée. Comment alors l'aborder et en rendre compte ? Faut-il privilégier la problématique de la dépendance ou convient-il plutôt de montrer que les nouveaux mouvements sociaux y occupent désormais une position centrale qui relègue à l'arrière-plan la question nationale ? Selon la priorité établie, le centre de la société se déplace: ou bien, c'est le mouvement national qui constitue le point nodal autour duquel gravitent les différents acteurs sociaux, ou bien, le conflit majeur qui s'y profile se moule sur celui des sociétés avancées. 

En fait la société québécoise tire sa complexité de son double registre : elle participe à la modernité nord-américaine et présente ainsi plusieurs traits caractéristiques des sociétés capitalistes avancées, mais cette participation s'opère à travers le prisme de la dépendance. Le Québec est, en effet, une société dépendante, c'est-à-dire que les « classes économiques dirigeantes de l'industrialisation de la société québécoise sont étrangères à cette société, au sens fort (cas des bourgeoisies américaine et britannique) ou faible (cas de la bourgeoisie canadienne-anglaise) du terme. En ce sens, le Québec n'est pas une société libérale dominante générant, contrôlant, gérant son propre développement économique [1] ». 

Maintes fois analysée, cette dépendance entraîne un développement industriel et économique déséquilibré. Depuis l'accession au pouvoir du Parti québécois, ce problème occupe même une place importante, pour ne pas dire centrale, dans le discours étatique. En effet, dans le premier énoncé de politique économique qu'il publiait en 1979, le gouvernement soulignait la distorsion causée par la prééminence des intérêts étrangers et il annonçait son intention de corriger l'orientation d'un tel développement :

 

Nous l'avons déjà souligné, sur le plan du contrôle de l'activité productive, l'économie du Québec souffre d'un profond déséquilibre. Les intérêts étrangers occupent une place prépondérante dans la production primaire et la fabrication. La propriété et le contrôle étrangers sont également très importants dans une foule de domaines du secteur tertiaire […] Dans pratiquement tous les secteurs les plus productifs, le contrôle étranger prédomine [...]. La quasi-absence du contrôle québécois des entreprises de grande dimension œuvrant au Québec se traduit donc de façon générale par l'exportation d'une partie des effets qu'entraîne l'implantation de telles entreprises et par voie de conséquence la sous-utilisation du potentiel de l'économie [2].

 

La référence aux problèmes suscités par la dépendance s'exerce de façon constante dans la rhétorique gouvernementale : l'État péquiste semble reprendre à son compte plusieurs des thèmes qui ont prévalu dans l'analyse sociologique durant les années 70. Ainsi, dans son Livre blanc sur la politique québécoise de développement culturel, le gouvernement insiste pour rappeler aux Québécois la « dépossession » économique dans laquelle ils se trouvent :

 

Le sous-développement économique, comme on sait, désigne moins l'infériorité des performances par rapport à des standards établis qu'un ensemble de données structurelles qui fait qu'une collectivité n'a pas les moyens de se prendre en main et de développer ses potentialités dans la ligne de ses besoins et de ses aspirations. Ce qui caractérise une société dite économiquement sous-développée, c'est le fait que ses priorités sont déterminées par d'autres et en accord avec leurs intérêts plutôt qu'en fonction de son propre bien-être. Il en résulte le plus souvent des développements incomplets et sans harmonie, un état de servitude des populations locales qui travaillent moins pour elles que pour d'autres, un statut croissant de dépossession, souvent même une érosion progressive du « tonus » vital lui-même [3].

 

Le poids de la dépendance se fait donc lourdement sentir, mais comme le souligne Alain Touraine, « le niveau de développement économique, de modernisation et de richesse du Québec est [...] très éloigné de celui des pays dépendants [4] ». Un tel constat ramène forcément à la surface de l'analyse le problème du type de société dans lequel s'enracine le Québec. La dépendance ne semble pas suffire à cerner tous les traits de cette société qui participe aussi du monde développé et moderne. C'est pourquoi plusieurs analyses insistent pour souligner que « notre type de société [...] est gros d'un nouveau système d'action historique en gestation, société autogestionnaire dont l'avènement s'ancrerait autour du "mode de connaissance" [5] ». 

Jean-Jacques Simard va plus loin encore : le Québec ne se situe pas à l'orée du système d'action des sociétés programmées, il y pénètre de plus en plus et force est de constater qu'une technocratie active gère un ensemble social qui commence à contester sa direction. Son analyse nous renvoie directement au modèle des sociétés programmées tel que Touraine l'a défini [6]

En écho à cette thèse, Louis Maheu s'appuie sur le problème de la dépendance pour rappeler que « la technocratie (étant) une forme d'articulation entre fractions de classes économiquement et politiquement dominantes des sociétés libérales avancées et auto-centrées [...] il ne peut y avoir au Québec de technocratie ou de technostructures très intégrées ou à forte base localiste, ou encore de technocrates autochtones [7] ». 

La sociologie québécoise oscille ainsi continuellement entre deux pôles : d'un côté, c'est le problème de la dépendance qui rythme l'analyse ; de l'autre, le schéma de base s'appuie sur la modernité pour installer le Québec dans les sociétés capitalistes avancées, programmées ou post-industrielles. 

Le seul point de convergence de ces analyses, c'est la reconnaissance du rôle primordial de l'État dans les transformations qui ont eu cours depuis le début des années soixante. L'action de l'État se place alors au centre de toutes les analyses, mais celles-ci divergent quant au sens à donner à cette action. S'alignant sur la dépendance, l'analyse insiste sur le soutien de l'État au capital étranger et/ou autochtone. Dans les cas ou prime la modernité, elle associe davantage l'action de l'État au cheminement vers la société postindustrielle : « [...] la Révolution tranquille a été le creuset d'un nouveau rationalisme tourné vers l'avenir, la modernisation, la société post-industrielle [8]. » En fait, depuis les débuts de la Révolution tranquille, ces deux courants traversent une partie importante de la production sociologique québécoise. 

Le thème de la société post-industrielle s'est d'abord imposé et des sociologues comme Fortin et Falardeau se sont faits les porte-parole de l'accession au pouvoir de la rationalité et de la pénétration du Québec dans l'ère moderne. Cette sociologie se présente davantage comme l'idéologie de la nouvelle élite dirigeante issue des couches moyennes urbanisées et scolarisées qui prennent la direction de l'État au détriment des élites traditionnelles. Accédant aux sommets de l'État [9], la sociologie devient l'interprète de la rationalité triomphante. 

Mais la Révolution tranquille s'épuise et le désenchantement s'installe dans le discours sociologique. La « société de participation » à laquelle les Québécois avaient été conviés apparaît alors comme un leurre aux résonnances utopiques : le pouvoir économique reste toujours étranger et l'État développe une politique répressive à l'endroit du mouvement syndical. Sous l'influence du marxisme français, toute une génération de sociologues réagit vivement à la thèse de la société post-industrielle : la modernisation devient ainsi une adaptation aux exigences du développement des monopoles ; l'action de l'État ne sert, en définitive, qu'à mettre en place de meilleures structures d'accueil pour le capital étranger. Les grandes réformes sont analysées à la lumière des nouvelles théories et l'on découvre que la réforme de l'éducation a d'abord et avant tout assuré au capital monopoliste la main-d’œuvre qualifiée dont il avait besoin ; les outils économiques que l'État a développés renforcent tout simplement les positions du capital monopoliste ; la nationalisation de l'électricité qui fit l'orgueil des Québécois ne visait qu'à fournir aux grandes entreprises étrangères une énergie à bon marché. L'euphorie cède le pas à l'amertume : le Québec reste soumis à l'emprise du capital étranger et l'État lui est aussi servile qu'avant. Dans ce contexte, parler de société postindustrielle, c'est occulter les rapports de classes fondamentaux qui opposent toujours la bourgeoisie et le prolétariat. Dans la perspective du capitalisme monopoliste d'État, la Révolution tranquille se dilue : les transformations de l'État répondent aux besoins de développement du capital. Le passage au stade monopoliste appelle une transformation importante du rôle et des fonctions de l'État, transformation prise en charge par la nouvelle petite bourgeoisie qui « graduera » plus tard au rang de bourgeoisie d'État (dont les intérêts sont défendus par le Parti québécois). 

Toutefois, plusieurs de ces analyses, tout en demeurant fidèles au schéma du capitalisme monopoliste, font réapparaître un acteur technocratique souvent mal défini par ailleurs. On y parle alors de nouvelle petite bourgeoisie technocratique ou encore de bourgeoisie technocratique. Certes, les rapports fondamentaux en réfèrent toujours à l'opposition entre le capital et le travail, et l'action de l'État reste soumise aux lois du capital, mais le développement des grandes organisations étatiques (dans le champ de la santé et des services sociaux notamment) appellent des modifications dans l'analyse. C'est pourquoi l'on recourt au concept de technocratie pour désigner ces agents de l'État qui gèrent un nombre toujours accru « d'appareils idéologiques chargés de l'entretien et de la reproduction de la force de travail ». L'extension et la croissance de ces appareils dessinent les contours d'un nouveau mode de régulation sociale et le recours au concept édulcoré de « petite bourgeoisie technocratique » ramène, tout en essayant de l'enterrer, l'image de la société programmée. Celle-ci retrouvera bientôt ses titres de noblesse lorsque Jean-Jacques Simard, entre autres, publiera La Longue Marche des technocrates où il soutient que les rapports sociaux au Québec mettent bel et bien en conflit les grandes organisations de gestion de la vie collective et les populations qu'elles gèrent. Le problème de la dépendance est ici escamoté et la société québécoise accède à la « technocratisation » de son fonctionnement : elle est travaillée par une technocratie qui impose de plus en plus sa domination. Mais, par rapport à ses premiers balbutiements qui l'associaient à l'idéologie de la nouvelle élite dirigeante, la thèse de la société post-industrielle pivote et se tourne maintenant vers l'autre pôle des rapports sociaux pour illustrer la domination, faire apparaître le conflit et suggérer des pratiques de contestation. 

Cette résurgence du thème de la société programmée qui fait du Québec une organisation gérée par une technocratie nationale rencontre toutefois l'opposition de sociologues préoccupés par la dépendance. Puisant les thèmes majeurs de son analyse en Amérique latine, ce courant souligne que le Québec est engagé dans la voie du développement d'un capitalisme périphérique. L'action de l'État trouve ici son sens non pas dans le passage au capitalisme monopoliste, mais à partir de la dynamique des rapports sociaux internes et notamment du poids politique déterminant des classes moyennes qui cherchent à orienter l'action de l'État en faveur du développement du capital autochtone. On passe, en quelque sorte, de l'analyse de la dépendance économique et de la pression extérieure à l'analyse de la société elle-même, en tant que celle-ci est déformée et désarticulée par la dépendance. 

En esquissant ainsi les axes majeurs de la sociologie québécoise qui traite de la dépendance et de la société post-industrielle, nous avons voulu tracer les grandes lignes d'un débat qui nous semble en grande partie mal situé. En effet, le Québec constitue bel et bien une société dépendante et il est également entraîné vers la société programmée. Mais il s'agit là de deux problématiques qui ne relèvent pas du même champ d'analyse ; ainsi que le rappelle constamment Alain Touraine, mode de développement et mode de production doivent être distingués par l'analyse :

 

Ce qu'il faut distinguer c'est plus largement le mode de production et le mode de développement d'une société [...] les classes et les rapports de classes se (situent) dans un mode de production ou plus précisément dans un type d'historicité et en particulier d'investissement. Il existe des rapports de classes propres à la société industrielle et [...] ces rapports de classes (sont) les mêmes dans une société capitaliste et dans une société socialiste [...] capitalisme et socialisme ne sont ni des modes de production ni des rapports de classes mais des modes d'industrialisation. Le capitalisme est la création d'une économie marchande, industrielle ou post-industrielle par une bourgeoisie nationale ; on peut parler de capitalisme dépendant lorsque la transformation économique est dirigée par une bourgeoisie étrangère [...] le capitalisme n'est pas un mode de production, et [...] le capitalisme ne définit pas des rapports de classe. Il est un régime, un mode de développement, une forme sociale de développement économique et en particulier d'industrialisation [10].

 

Le problème de la dépendance fait donc appel au problème de la direction de l'économie. Industrialisé par une bourgeoisie étrangère, le Québec souffre de cette situation et l'action de l’État depuis la Révolution tranquille a été précisément modulée, au gré de la dynamique des rapports sociaux internes, par ce problème et celui de la désarticulation qui en découle. Ce qui est en jeu dans ce cas, ce sont les rapports de propriété et la direction de l'économie qui peut relever d'une bourgeoisie étrangère, d'une bourgeoisie nationale ou encore de l'État. Cependant, l'analyse de ce problème ne nous permet pas de cerner le type de société qui se structure au Québec. Les rapports sociaux ne sont pas en cause ici. 

Un malentendu profond traverse la sociologie québécoise : le Québec est engagé sur la voie du développement d'un capitalisme périphérique (notamment depuis l'accession au pouvoir du Parti québécois) et, par conséquent, l'action étatique vise le renforcement et la consolidation des positions du capital autochtone, mais ce développement capitaliste n'empêche aucunement la mise en place d'une société programmée. Les rapports de classes (et donc de domination) ne peuvent, en aucun cas, être confondus avec les rapports de propriété. Les premiers font appel au type d'historicité, c'est-à-dire à la capacité qu'a une société de se produire, qui se structure en un système d'action précis auquel correspondent des rapports sociaux spécifiques. En ce sens, le Québec est engagé dans la construction d'une société programmée. 

En opérant une telle distinction, on peut établir que l'action de l’État (à la fois dans son soutien au capital étranger et dans son effort de consolidation du capital national) concerne le mode de développement de la société québécoise dont les rapports de classes, par ailleurs, se transforment dans la mouvance même de cette action étatique qui structure un nouveau système d'action historique. On peut ainsi soutenir que le Québec pénètre dans la société programmée et que le conflit le travaillant fondamentalement s'oriente vers l'opposition entre les appareils technocratiques de gestion et les classes populaires. Les Québécois ne sont plus uniquement un « cheap labor » fidèle et soumis au patronat ; les rapports de domination de la société programmée envahissent le Québec et font surgir de nouveaux conflits mettant en action de nouveaux mouvements sociaux. C'est d'ailleurs là ce que suggère Gabriel Gagnon :

 

Le Québec n'est pas en effet qu'un État dominé en voie d'émancipation ou qu'une société industrielle en proie au conflit bourgeoisie-prolétariat. Il est tout cela mais aussi fortement soumis à l'emprise de la société programmée en formation, avec les nouveaux problèmes, conflits et contradictions que ce processus entraîne [11].

 

En fait, une grande partie de la production sociologique postule que le Québec est toujours traversé par les rapports sociaux propres aux sociétés industrielles. Or, c'est de cela qu'il est permis de douter, car la société québécoise s'engage, sous la direction d'une technocratie d'État, dans un processus d'accumulation de la connaissance et dans le modèle culturel propres aux sociétés programmées. La science et ses experts déterminent maintenant le fonctionnement social. La classe dirigeante sait que l'accumulation déborde le champ de l'organisation du travail ; elle a appris qu'un développement moderne suppose une mobilisation de toute la société conviée à se conformer aux comportements requis pour la bonne marche de la gestion. Il ne s'agit plus pour elle de diriger d'abord l'organisation du travail, mais de gérer tous les facteurs de développement qui comprennent aujourd'hui les comportements individuels et « privés ». 

Cette orientation du développement traverse, tout comme la problématique de la dépendance, le discours étatique. En effet, toujours dans son premier énoncé de politique économique, le gouvernement insiste constamment pour rappeler que le développement relève non seulement d'une consolidation du capital national, mais aussi d'un effort scientifique accru :

 

La dotation en richesses naturelles et la disponibilité des ressources financières apparaissent moins importantes pour assurer l'avenir que l'accumulation des connaissances et du savoir-faire, que le goût du risque et l'esprit d'initiative, que le génie « inventif » et « innovateur » ou enfin que la concertation et la coordination de l'action des agents économiques [12].

 

Le même impératif scientifique et technologique est repris dans le deuxième énoncé de politique économique [13]. Celui-ci systématise davantage ce que Bâtir le Québec avait identifié en soulignant que « la science et la technologie sont la base même du développement et la source de nombreuses innovations qui ont transformé radicalement l'économie et la Société [14] ». 

La primauté accordée à la science comme facteur fondamental du développement économique de la société québécoise ne surprend guère lorsque l'on scrute, par ailleurs, le Livre vert sur la recherche scientifique. Par delà la volonté étatique de contrôler le développement scientifique, il ressort nettement que l'État oriente la société québécoise dans l'orbite des sociétés programmées où la science imprègne les orientations du fonctionnement social :

 

[...] la recherche scientifique conditionne notre appropriation du monde et notre façon même de vivre en société. Aussi est-ce comme pièce maîtresse du développement de notre société que l'avenir de la recherche scientifique québécoise est ici abordé et proposé à la réflexion collective [15].

 

De telles propositions soulignent l'effort d'un État technocratique soucieux d'engager la société québécoise dans une modernité où se structurent des rapports sociaux opposant deux acteurs autour de l'appropriation et du contrôle d'une historicité référant à un développement étendu qui englobe un vaste ensemble de déterminants. 

Au cœur de ce passage de la société industrielle à la société programmée, c'est donc de nouveau l'État que l'on rencontre. Mais il ne s'agit plus ici de l'action orientée vers la gestion du développement, l'État devient l'agent de formation d'une nouvelle classe dirigeante. Aussi faudrait-il distinguer « l'État développementiste » de « l'État technocratique ». L'un et l'autre se croisent, fusionnent dans la réalité, mais ils relèvent de deux problématiques distinctes : l'État développementiste cherche de plus en plus à assurer le passage de la dépendance au capitalisme périphérique en consolidant les positions du capital autochtone au moyen d'une politique économique qui cherche à briser la dualisation de la société et d'une lutte contre l'État fédéral dont les politiques rejoignent davantage les intérêts de la bourgeoisie canadienne ; l'État technocratique assure, de son côté, le passage vers la société programmée en suscitant la mise en place des grandes organisations de gestion de l'ensemble du « travail que la société exerce sur elle-même » et en favorisant ainsi la formation d'une classe dirigeante technocratique. Ce qui les unit, c'est la recherche par la société québécoise d'une « plus grande capacité de se produire elle-même ».

Nous sommes ainsi confrontés à une action de développement, entreprise sous la Révolution tranquille, qui pousse le Québec à sortir de la dépendance industrielle pour atteindre un capitalisme périphérique de type programmé [16]. Une telle trajectoire où s'articulent mode de développement et mode de production confère à l'État une place fondamentale : agent de transformation historique, il gère le mode de développement de la société québécoise et l'installe dans la société programmée. Dans cette mouvance, les forces sociales qui s'étaient d'abord associées au développement se recomposent pour donner naissance à un ensemble de mouvements sociaux qui contestent l'appropriation de plus en plus exclusive par la technocratie du système d'action issu de l'intervention étatique. Alors que le problème de la dépendance mobilisait les forces vives (autour du Parti québécois ou d'un éventuel projet socialiste), il quitte les devants de la scène pour laisser place au problème de la gestion technocratique de la vie sociale : la question sociale prend le dessus sur la question nationale. 

Pour comprendre le sens du développement historique actuel du Québec (où s'imbriquent question nationale et question sociale), l'analyse doit cependant dissocier ce qui se noue dans une formation sociale. C'est pourquoi nous examinerons, dans un premier temps, l'action historique qui conduit la société québécoise de la dépendance au capitalisme périphérique, tandis que dans un second temps, nous nous pencherons sur le passage à la société programmée pour brosser ensuite le tableau de la conjugaison et de la modulation de ces deux problématiques.


[1] Louis Maheu, « Pouvoir et société au Québec : le problème de l'État et les appareils d'État », in ACSALF, La Transformation du pouvoir au Québec, Colloque 1979, éd. coopératives Albert Saint-Martin, Montréal, 1980, p. 20.

[2] Gouvernement du Québec, Bâtir le Québec, Énoncé de politique économique, Éditeur officiel du Québec, 1979, p. 167.

[3] Gouvernement du Québec, La Politique québécoise du développement culturel, Éditeur officiel du Québec, 1978, vol. 1, p. 53.

[4] Alain Touraine, « Théorie et pratique d'une sociologie de l'action », Sociologie et Sociétés, vol. 10, n° 2, octobre 1978, p. 182.

[5] Gabriel Gagnon, « Sociologie, mouvements sociaux, conduite de rupture le cas québécois », Sociologie et Sociétés, vol. 10, n° 2, octobre 1978, p. 121.

[6] Cf. Jean-Jacques Simard, La Longue Marche des technocrates, Éd. coopératives Albert Saint-Martin, Montréal, 1979 ; « Québec & Frères Inc. : la cybernétisation du pouvoir », in ACSALF, op. cit., p. 353-378.

[7] Louis Maheu, op. cit., p. 18-19.

[8] Gérald Fortin, « Les transformations du pouvoir (1966-1980) », in ACSALF, op. cit., p. 3.

[9] Cf. Marcel Fournier, « L'institutionnalisation des sciences sociales au Québec », Sociologie et Sociétés, vol. 5, n° 1, mai 1973, p. 27-57. Fournier présente une excellente analyse des liens qui unissent le développement de la Faculté des sciences sociales de l'Université Laval et la Révolution tranquille.

[10] Alain Touraine, op. cit., p. 172.

[11] Gabriel Gagnon, op. cit., p. 118.

[12] Gouvernement du Québec, Bâtir le Québec, op. cit., p. 77.

[13] Gouvernement du Québec, Le Virage technologique, Bâtir le Québec, Phase 2, Éditeur officiel, 1982, 248 pages.

[14] Gouvernement du Québec, Bâtir le Québec, op. cit., p. 222.

[15] Gouvernement du Québec, Pour une politique québécoise de la recherche scientifique, Éditeur officiel du Québec, 1979, p. 213.

[16] Si la dépendance, comme le souligne Louis Maheu, peut effectivement bloquer la structuration d'une société programmée, l'action de développement, ainsi qu'Alain Touraine l'a plusieurs fois rappelé, réfère souvent au modèle des sociétés programmées. Il en ressort alors une configuration particulière où se modulent développement et société programmée : « Ce serait une erreur de croire que (l'image de la société programmée) intéresse seulement les pays les plus industrialisés. Elle doit être au centre d'une analyse de toutes les formes de développement. Car non seulement certains pays dominants entrent dans ce nouveau type de société, mais encore celle-ci définit de nouveaux rapports de domination et enfin, ce qui est moins souvent perçu, les mouvements de libération et de développement volontariste, quand ils prennent en charge réellement l'ensemble d'une société, comme en Chine, ne peuvent être compris que comme agents de construction, à partir d'une société agraire, dépendante et mutilée, d'un type particulier de société post-industrielle, où il n'est pas difficile de reconnaître, derrière des processus de changement et de gestion très différents, le même système d'action historique que dans les pays les plus industrialisés, la même extension de la participation sociale et culturelle, la même priorité donnée à la gestion d'ensembles sociaux, la même attitude prospective (Alain Touraine, Production de la société, Seuil, Paris, p. 523-524). » C'est ainsi que le Québec est entraîné depuis la Révolution tranquille vers la société programmée qui s'achèvera davantage dans la mesure où la dépendance sera rompue, parce que la société québécoise possédera alors une capacité nettement supérieure d'intervenir sur elle-même.



Retour au texte de l'auteur: Gilbert Renaud, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le jeudi 1 mai 2008 9:30
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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