Deuxième acte
À l'ombre du rationalisme :
ouverture sur la face ombragée de la société québécoise
Introduction
L'envers de la rationalité progressiste, le jeu des passions humaines et l'œuvre du vouloir-vivre social : tels sont les axes fondateurs de la réflexion qui s'ouvre ici. Deuxième acte d'une trajectoire intellectuelle qui ne relègue plus derrière la scène les « résidus » qu'une sociologie rationnelle a évacués pour en nier l'efficace. Deuxième acte qui en interroge un premier puisant sa fécondité de la prise en compte d'une seule partie du donné social et réduisant, de ce fait, la richesse plurielle de ce même donné. Deuxième acte qui origine de la crise que traversent nos sociétés et qui, du même coup, taraude les discours « globalisants » sur le fonctionnement social et sur le sens de l'action. Ouverture sur l'imaginaire qui vient détruire nos fantasmes d'unité et qui révèle l'inépuisable vouloir-vivre social. Ouverture sur le quotidien qui dévoile le contradictoire humain et la supercherie des constructions théoriques rationnelles. Ouverture qui ne s'enracine pas dans les « grandes gestes » historiques, mais dans le « menu quotidien » des passions... Voilà résumées, en quelque sorte, les pistes d'analyse qu'inaugure la présente réflexion.
Un tel renversement appelle forcément un autre type d'écriture (qu'il me reste d'ailleurs encore largement à inventer-découvrir) et parce que ce renversement fait corps avec l'histoire personnelle d'un individu, c'est le « je » qui sera ici utilisé. Différenciation importante par rapport au « nous » d'un premier acte qui se place dans la tradition d'une communauté scientifique rationnelle dont l'objectivité entend écarter toute apparence de subjectivité. Le « nous savant » me fut enseigné dès mes premières dissertations et il m'a été difficile de m'en départir ; mais si j'ai néanmoins opté pour cette « individualisation », c'est parce que je veux signifier que je ne peux plus dissocier, à l'encontre de toute la méthode scientifique qui m'a été inculquée, l'analyse de la passion qui m'anime. Paradoxalement, toutefois, le « je » qui s'exprime ici ne s'inscrit pas dans un individualisme « libérateur ». Bien au contraire, il est le fruit d'une réflexion puisant aux sources vives d'une expérience humaine au terme de laquelle la communauté, employée dans le sens de la Gemeinschaft de Tönnies, se révèle dans sa puissance créatrice. L'individualité retrouvée au sein d'une communauté qui ordonne la différence de ses composants dans un tout organique : voilà le « je » qui se dit ici. C'est donc un « je » qui renvoie au « nous » de la socialité.
Cependant, ce « je-nous » s'affirme encore bien timidement et l'analyse qui s'amorce dans les pages qui vont suivre ne prétend aucunement à l'exhaustivité, car mes premiers pas dans cette direction de recherche sont encore trop récents pour être pleinement assurés. Il s'agit plus, en fait, de jalons (qu'il importera de consolider ultérieurement) s'inscrivant dans la perspective de la critique du rationalisme hérité des Lumières qui commence à travailler le discours sociologique québécois.
C'est Michel Maffesoli (à qui je dois largement ce deuxième acte) qui faisait remarquer qu'« il est possible d'analyser une structuration sociale à partir de grandes catégories économiques ou culturelles, mais ces grandes catégories ne sont que des squelettes, et c'est la passion toujours à l'œuvre qui donne à ces squelettes quelque consistance [1] ». Un peu à sa manière, je voudrais poser les repères de cette autre forme d'analyse qui correspond à l'autre de la rationalité technocratique :
- En effet, à côté d'une représentation homogène et englobante du donné social, il existe, souterraine mais tenace, une socialité multiforme qui se vit dans un tragique plus ou moins conscient. La première culmine dans la rationalisation de l'existence dont la technostructure contemporaine est l'expression achevée, la seconde, de diverses manières, perdure et exprime l'irrépressible et mystérieux vouloir-vivre de toute existence individuelle et sociale. À ces deux « réalités » correspondent deux formes d'analyse spécifique que l'on retrouve constamment dans la tradition occidentale [2].
L'analyse présente s'enracine donc dans une sensibilité différente qui fait apparaître la futilité d'une entreprise rationnelle incapable de rendre compte de la passion qui active le corps social. Deux « réalités » coexistent dans le donné social et elles se structurent dans une unité contradictoire qui renvoie à deux pôles que la tradition intellectuelle a su analyser sans jamais pouvoir les unifier. Si la première partie de cette analyse correspond au premier de ces pôles, la seconde amorce une réflexion qui privilégie davantage la socialité, c'est-à-dire le vouloir-vivre social qui se joue dans le quotidien, le banal et l'imaginaire. C'est ainsi que je m'inscris dans la perspective de Michel Maffesoli qui soulignait que la pensée sociale héritée des Lumières a atteint une limite inaugurant un nouveau point de départ :
- Si on suit ainsi l'histoire de la critique sociale depuis le XVIIIe siècle, on voit qu'une piste inaugurée par les Lumières, et centrée sur la thématique de la libération, est en train de s'achever. Progressivement des notions, des concepts tels qu'exploitation, aliénation, domination, etc., ont montré leur limite, mais souvent la limite peut être point de départ, c'est bien ici notre programme. Ainsi plutôt que de partir du primat de l'aliénation, qui ressort d'une ontologie du péché originel, sans tomber dans la réaction béate d'un optimisme inébranlable ou d'une canonisation de l'ordre établi, il convient de s'interroger sur l'ambiguïté de tout phénomène humain, il convient de restaurer un paganisme pluriel face à un monothéisme réducteur et simpliste [3].
Limite, point de départ, sensibilité différente... L'analyse qui perce ainsi doit s'écrire sous un autre mode. Et comme l'anthropologie dont Fernand Dumont a rappelé que, malgré sa scientificité, elle participe du roman [4], la sociologie devrait se rapprocher de l'univers romanesque. S'ouvrant alors à ce qu'il faudrait peut-être nommer une anthropologie sociale, le sociologue « s'humanise » et se détourne des seuls éclairages de la raison triomphante pour découvrir un mode vivant qui échappe à l'emprise du pouvoir et du discours scientifico-rationaliste qui lui correspond [5]. Et c'est pourquoi l'histoire de ma démarche et de son renversement mérite d'être exposée dans ses grandes lignes pour montrer que la trajectoire intellectuelle d'un individu ne s'enracine pas uniquement dans le silence des bibliothèques, mais qu'elle se forge aussi dans l'expérience quotidienne de la vie (ce que la pesanteur académique et rationnelle nous oblige à taire en vertu d'une « méthodologie scientifique » dont Paul Feyerabend a, par ailleurs, montré qu'elle tuait la créativité [6]).
À son origine, cette recherche projetait de montrer, à partir de la nouvelle loi québécoise de protection de la jeunesse, que les politiques de gestion des populations (c'est-à-dire les politiques sociales) s'articulent à la structuration d'un État technocratique qui étend sa domination sur l'ensemble de la vie sociale. Couplant la « sociologie du contrôle » (Robert Castel) à la sociologie de l'action (Alain Touraine), je voulais mettre en lumière le faisceau d'éléments qui préside à la gestion des populations-cibles.
En m'inspirant largement des travaux d'Alain Touraine, qui me semble avoir le mieux développé la thèse de la société programmée et qui, en plus, présente une réflexion sur les sociétés dépendantes, j'ai entrepris dès le début de mon séjour à Paris de construire le cadre théorique de cette recherche. Il s'agissait ni plus ni moins de reconstituer le système d'action historique, c'est-à-dire la structure à l'intérieur de laquelle se travaille la société québécoise afin d'établir qu'à la domination technocratique s'oppose l'action de nouveaux mouvements sociaux qui, de façon balbutiante, cherche à se réapproprier l'historicité.
J'étais toutefois confronté au problème de la dépendance qui occupe, comme on l'a vu, une importante partie du discours sociologique québécois. Problème délicat puisqu'un des spécialistes de la sociologie n'avait de cesse de rappeler qu'en raison même de sa dépendance, la société québécoise ne pouvait prétendre à l'action d'une technocratie : ce sont les classes moyennes et leurs fractions supérieures qui, accaparant l'appareil d'État, se donnent comme mission de rationaliser le fonctionnement social [7]. J'ai résolu la difficulté en m'appuyant sur la distinction établie par Touraine entre mode de production et mode de développement. En jouant sur ces deux variables, j'ai dialogué avec la sociologie québécoise pour montrer que ses divergences tenaient à la confusion de ces deux niveaux d'analyse.
Première année de labeur au terme de laquelle le chemin était ouvert pour développer ma recherche : le regard était balisé et la voix assurée ! Se combinait avec le problème de la dépendance le passage de la société québécoise à la société programmée. Le travail amorcé dans le bouillonnement de la Révolution tranquille devait nous conduire d'une société industrielle dépendante à une société capitaliste périphérique de type programmé. Le sens de l'action sociale se révélait ainsi dans la démonstration : la société québécoise devait nécessairement évoluer au gré des rapports entre la technocratie étatique et le mouvement social « en formation » luttant pour s'approprier et contrôler l'historicité, chacun de ces deux acteurs étant lui-même travaillé par la question nationale et la ramenant à ses propres intérêts. On l'aura compris cette analyse est développée dans la première partie de ce texte. Premier acte qui doit beaucoup à Alain Touraine dont l'œuvre sert de point d'appui pour récapituler et débattre avec la production sociologique québécoise.
Ainsi furent posées les prémisses de cette recherche qui devait normalement me conduire, au cours d'une deuxième année de « vie parisienne », à compléter ma réflexion théorique et à amorcer le dépouillement et l'analyse de l'action et du discours auxquels a donné lieu la Loi 24. Il s'avérait plutôt simple alors de suivre la piste antérieurement tracée : épluchant le matériel qui entoure l'élaboration, l'adoption et l'application d'un nouveau mode de gestion de la jeunesse, il était relativement facile d'établir que les politiques sociales constituent le point culminant du contrôle et de la domination sociale. En m'appuyant sur Robert Castel (qui connaît, de plus, la société américaine dont l'influence au Québec est indéniable), j'entendais cerner toute la texture contrôlante qui prend corps au sein des réformes de l'organisation de la gestion des populations. De là, il n'y a qu'un pas à faire pour conclure que les mouvements sociaux, qui vont du mouvement homosexuel au mouvement écologique en passant par le mouvement des femmes, constituent l'envers d'une domination technocratique qui s'approprie la capacité supérieure de se produire qu'acquiert la société québécoise. Le jeu était simple et la démonstration facile...
Pourtant, le doute allait bientôt surgir. Au fur et à mesure que je procédais au dépouillement de mon matériel de recherche, une interrogation nouvelle se dessinait. Le donné social quotidien, de même que mes expériences de militant et de travailleur social semblaient venir contredire profondément mes rigoureuses démonstrations. Bien sûr, il ne s'agit pas de nier la volonté de contrôle et la domination qui s'exerce, mais de voir aussi que le réel se dérobe à cet univers dont font partie les mouvements sociaux. En creux, ce qui se tramait n'était rien d'autre que le travail de la crise, de l'exil et... de Paris.
Travail de la crise : dans un monde aux sociétés en crise, le discours tombe en panne et semble fonctionner à vide, parce qu'il s'est constitué sur la base d'un social qui s'effrite ; pour le dire comme Michel Maffesoli, « dès le moment où l'on ne saisit plus le devenir historique comme le déroulement rationnel d'un dessin (Raison ou Providence), l'on est renvoyé à l'éclatement du fait social [8] ». Travail de l'exil : la confrontation à l'étranger, à l'Autre, à la différence interroge l'appauvrissement d'une identité nationale qui se ferme de plus en plus sur elle-même sous la conduite d'un État mesquin et arrogant qui prétend à la « libération ». Travail de Paris : « reine du monde », je me suis éveillé à sa vie quotidienne et ses charmes allaient me conquérir, bouleversant ma quiétude rationnelle.
Le doute allait devenir fantasme. L'assurance allait céder le pas à l'angoisse. Et sans le vouloir ni le comprendre, j'allais entreprendre une sorte de déambulation qui allait m'entraîner vers la littérature romanesque bien plus que vers la littérature sociologique. Errance dans Paris plutôt qu'arpentage de ma salle de travail... Découverte du Paris nocturne dont la « noirceur » recèle souvent une vie plus riche et plus intense que la clarté éblouissante de ses milieux académiques... Le donné social échappait de plus en plus à l'emprise rationaliste et une sensibilité nouvelle se tissait dans l'angoisse.
Doute existentiel qui me ramenait sur le terrain de mes expériences de travail en service social. En effet, les différents discours sur la pratique (qu'il s'agisse de l'analyse professionnelle insistant sur les vertus « libératrices » de l'intervention ou de l'analyse sociologique qui illustre abondamment la mise en place d'un dispositif toujours plus raffiné de contrôle social) reposent sur un postulat d'efficacité des services sociaux et d'adhésion des « clientèles » aux valeurs qui leur sont proposées. Parler du travail social, c'est souvent en faire une apologie : « monstrueuse » comme pratique de contrôle social ou « bienheureuse » comme pratique d'émancipation de la clientèle. Or, l'expérience de chaque intervenant social lui apprend vite que l'efficacité de son intervention est loin d'être garantie. Le résultat lui échappe et on aura beau surdévelopper le quadrillage social, la clientèle, dans sa docilité même, résiste profondément à tous les plans de traitement qu'on peut lui proposer. Les travailleurs sociaux ne sont pas dupes des discours sur leur pratique ; ils y puisent certes abondamment pour soutenir et défendre leur image professionnelle, mais ils savent que la clientèle se dérobe à leur emprise. Ils voudraient bien contrôler l'émancipation des « partenaires » de leur « acte professionnel », mais chaque expérience vient leur rappeler qu'ils ne contrôlent rien d'autre que leurs dossiers. Claude Gilbert et Guy Saez ont bien décrit ce jeu entre des travailleurs sociaux bien intentionnés et une clientèle qui acquiesce à l'intervention pour ruser avec elle :
- Partout les travailleurs sociaux sont assaillis de demandes de natures diverses. Prises ensemble, ces demandes font naître un sentiment de découragement : les habitants jouent de leur pauvreté et de leur misère pour en soutirer quelques bénéfices. Assujettis est le mot qui convient le mieux pour les définir. Personne n'échappe vraiment à l'assujettissement... Mais beaucoup y voient une limitation insupportable de leur liberté. Ce principe semble inconnu dans les quartiers les plus pauvres où l'assujettissement est plutôt synonyme d'une manne que d'un contrôle. Les travailleurs sociaux s'épuisent à dénoncer cette dépendance au nom du discours de la « prise en charge par soi-même »... Ce rêve d'en finir avec l'assujettissement multiple des individus, des familles, aux institutions existantes, a traversé tous les travailleurs sociaux. Dans la réalité n'apparaît que l'envers de ce rêve, un dilemme tout pratique : comment faire pour que Madame X... qui sait très bien comment s'adresser à chacun pour obtenir ce qu'elle veut, ne soit plus en mesure de berner tout le monde. Une telle attitude est la limite de tout discours et de toute pratique d'action sociale comme si, pour reprendre le langage de J. Habermas, la planification administrative des symboles avait épuisé leur force normative [9].
Doute qui me ramenait également sur le terrain de mes militances et de leurs pratiques-désirs de libération. Militant marxiste au début d'une formation universitaire qui nous assommait de Poulantzas, Althusser et compagnie, sans oublier, bien entendu, les pères fondateurs, et qui entretenait notre culpabilité de petit-bourgeois complice de l'exploitation du peuple, j'ai rompu les amarres avec une doctrine impérialiste qui projetait ses fantasmes de pouvoir sur une classe ouvrière et populaire « aliénée » qu'il faut éduquer pour lui montrer le chemin de sa « libération ». Cercle vicieux d'un discours qui se prend pour le réel et se développe à partir d'une ignorance profonde des milieux populaires dont je suis issu. Toujours « aliéné », le « peuple » révèle aussi la puissance d'une ruse sur laquelle achoppe la théorie :
- Face à une naïve et combien dogmatique « théorie » de l'aliénation qui fait du peuple le sujet historique toujours floué mais potentiellement victorieux d'un progrès historique continu, il faut reconnaître qu'au regard des diverses histoires humaines, ce bon peuple, dont nous sommes, a toujours su composer et ruser avec cette éternelle aliénation [10].
Ma rupture d'avec le marxisme n'a cependant pas signifié la fin de ma lutte pour la « libération ». J'ai été trop moulé par une tradition intellectuelle qui fait des hommes de perpétuels aliénés pour renoncer d'un coup au combat qui doit mener à un avenir plus radieux. C'est ainsi que mon « énergie libératrice » fut investie dans le mouvement homosexuel et à nouveau, le fantasme de la libération m’est apparu comme une entreprise totalitaire, dès lors qu'il prétend éduquer et uniformiser les comportements humains en vue du bonheur promis à tous. Le mouvement homosexuel n'a pas échappé à la construction d'un moralisme unifiant la communauté dans une même identité et excluant toute différence. Il a mis à jour une histoire de domination et d'oppression homosexuelle dans la société québécoise, et il a puisé sa force de l'affirmation de ses membres. Toutefois, il a aussi contribué à détruire la richesse d'une solidarité organique qui s'exprimait clandestinement avant la « libération ». L'histoire des homosexuels n'est pas faite que de répression ; dans le flot des conversations que j'ai pu avoir avec mes aînés, j'ai découvert une vie intense faite de complicité et de ruse qui n'a pas attendu sa libération pour débrider sa passion. Le « progrès » s'est accompli dans la formation d'un modèle honorable et respectable que mille et un professionnels s'empressent maintenant de conformer. Je l'ai déjà souligné : de l'exclusion (qui reste à prouver), les homosexuels « libérés » sont maintenant conviés à la domination. C'est ainsi que la fable du progrès nous amène à croire à une transformation qualitative qui nous incite à investir dans une quête sans fin du bonheur à venir, en oubliant la jouissance de l'instant présent et en identifiant le passé à l'infériorité.
Et que dire de la libération nationale ? Marqué par une expérience parisienne où j'ai été confronté à l'étranger, à l'Autre, j'ai senti les limites d'une perspective de libération qui a conduit le Québec à l'affirmation d'une identité unificatrice achevée dans un État national qui, sans tomber dans le discours facile d'une certaine gauche, n'est pas exempt de germes totalitaires.
Voilà les interrogations qui m'ont assailli au cours de ma deuxième année de séjour à Paris. Je jouissais de cette ville, de ses quartiers, de sa vie et j'abandonnais petit à petit la sociologie à son discours rationaliste. Finis les salles de séminaires, le travail acharné et le fantasme intellectuel de donner sens à tout. L'extraordinaire quotidien se révélait. La sociologie québécoise m'apparaissait de plus en plus comme une vaste entreprise de construction de l'État et du pouvoir. Même lorsqu'elle se fait critique, elle se positionne toujours dans l'orbite de ce pouvoir et de ce fait, elle le conforte [11]. Aveuglée par le problème national et l'idéologie du progrès, elle n'est pas encore parvenue à dire aussi la socialité, la passion qui anime la société québécoise.
J'ai donc quitté Paris au terme de cette deuxième année presque résolu à abandonner ma recherche. À quoi pouvait servir, en effet, la poursuite d'un travail qui se situait en droite ligne de tout ce qui maintenant me faisait horreur ? Désemparé, je ne savais plus à quel saint me vouer... Un immense bouillon mijotait dans une angoisse insupportable...
De retour au Québec, j'ai repris l'enseignement et je me suis joint au Groupe d'analyse des politiques sociales (GAPS) où j'ai trouvé un terrain propice à mes interrogations. De façon tâtonnante, le GAPS cherchait à définir une problématique sur les politiques sociales qui ne soit pas une analyse de l'institué, mais qui se centre davantage sur l'instituant et sur le travail qui s'exerce en dehors des institutions pour recréer des mécanismes de solidarité. C'est ainsi que de fil en aiguille, j'ai été conduit à la lecture (encore récente) des ouvrages de Michel Maffesoli. Comme je l'ai déjà dit : ce deuxième acte lui est largement redevable et il m'a ouvert la voie de toute une tradition intellectuelle que j'ai l'intention de travailler plus à fond.
En fait, on pourrait dire que Maffesoli m'a « connecté » sur un filon qui donne à mon angoisse intellectuelle une énergie nouvelle, parce qu'il vient calmer mon trouble en rejoignant le vécu qui a commencé à m'interroger au milieu des « charmes » de Paris. En quelque sorte, j'ai « exorcisé » suffisamment la pensée rationnelle pour plonger dans une nouvelle appréhension qui se fonde sur la puissance créatrice de la socialité en action. Ma longue déambulation et mon malaise intellectuel auront servi à préparer une ouverture sur un « monde nouveau ». Fruit d'une expérience et d'une interrogation, ma réflexion actuelle se contredirait cependant, si elle prétendait élaborer un nouveau cadre théorique. Elle voudrait plutôt poser les jalons d'une pensée qui dise simplement la richesse et le contradictoire du donné social qu'aucune construction théorique ne peut complètement traduire. « Dire son temps à sa manière », c'est le projet que je me fixe à la suite de Maffesoli :
- Il s'agit moins de créer une théorie « prête à penser », que d'actualiser ou, stricto sensu, d'imaginer ce qui par ailleurs est largement répandu dans l'existence quotidienne. Nombre d'ouvrages expriment, avec brio, la prétention d'être le fruit d'une théorie ou d'une pensée ; celui-ci se contentera donc du souhait de donner à penser. Déterminer théoriquement ce qui « doit être » a souvent conduit aux pires des tyrannies, et ce, de quelque bord que ce soit. Il semble plus sage que l'intellectuel s'attribue la simple fonction, à côté de bien d'autres discours, de dire son temps à sa manière [12].
Et l'on aurait tort de penser que je veux nier la construction rationnelle qui est développée en première partie de cette recherche. Je la soutiens toujours en ajoutant toutefois qu'il s'agit d'un pan du donné social et que la Raison n'est pas le seul élément qui agite nos sociétés. Pour reprendre les termes de Maffesoli, cette première partie correspond à la face éclairée de l'existence et elle obscurcit encore davantage une face d'ombre où s'affirme la passion du quotidien :
- À côté de la direction linéaire et assurée qu'essaie d'organiser la gestion politique et économique officielle, il y a un processus hasardeux, fait de mollesse et de passivité, qui avance au rythme des passions, des rencontres, des contraintes, des petits mots de tous les jours... Il y a la face éclairée, politique, économique, dans tous les sens du terme, de l'existence, celle qui fait l'objet de l'investigation de tous les spécialistes de la planification ou de la prospective, et il y a une face d'ombre, une face cachée, faite de multiples et minuscules situations et pratiques, qui est le lieu de la conservation de soi et de l'espèce [13].
Face d'ombre qui renvoie à une tradition intellectuelle à laquelle ne m'a aucunement initié le discours sociologique dominant qui m'a formé. Et ce n'est pas, bien entendu, par les seules vertus de « mon intelligence » que j'ai pu accéder à cette autre parole qui trouve une vigueur nouvelle dans la crise que vivent nos sociétés. L'édifice rationaliste, productiviste et « progressiste » qui a forgé la civilisation occidentale, s'ébranle et entraîne dans son vacillement le discours sociologique qui l'a nourri.
La crise actuelle pose, au fond, toute la question de la modernité qu'inaugure la théorie du contrat social qui rend désormais possible de penser la société comme fruit d'une « Raison » qui s'étatisera toujours plus. Analysant les fondements de la pensée libérale, Pierre Rosanvallon souligne, fort à propos, que cette question de la modernité renvoie essentiellement au problème de la laïcisation du monde :
- La grande question de la modernité c'est de penser une société laïque, désenchantée, pour reprendre l'expression de Max Weber. Plus précisément encore, c'est de penser la société comme auto-instituée, ne reposant sur aucun ordre extérieur à l'homme. Grotius parlait en ce sens d'établissement humain, par opposition à un établissement divin [14].
Cette laïcisation atteint un point culminant dans la sociologie tourainienne. En effet, lorsque Touraine déclare : « [...] c'est maintenant seulement que commence vraiment l'histoire sociale de la société, une histoire qui n'est rien d'autre que l'ensemble des rapports et des conflits dont l'enjeu est le contrôle social d'une nouvelle culture, d'une capacité accrue de la société d'intervenir sur elle-même [15] », il se place dans une perspective d'achèvement de la pensée laïque et rationnelle qui pose la société comme pleinement auto-instituée [16].
C'est sur la base de ce mythe rationnel du contrat social que nos sociétés se pensent. Mais le mythe fondateur en se rationalisant a ouvert la voie à la domination scientifique et Paul Feyerabend nous rappelle qu'une des façons de lutter contre le totalitarisme technocratico-scientifique, c'est de reconnaître aux mythes leur efficacité créatrice :
- [...] nous savons que les mythes sont infiniment supérieurs à ce que les rationalistes sont prêts à admettre [...]. Un examen révèle que la science et le mythe se chevauchent de bien des manières [...]. La science, comme le mythe, coiffe le sens commun d'une superstructure théorique [...]. Construire une théorie consiste à casser des objets de sens commun et à en recoller les éléments d'une manière différente [...]. Il est donc nécessaire de revoir notre attitude envers le mythe, la religion, la magie, la sorcellerie, et toutes ces idées que les rationalistes voudraient voir disparaître de la surface de la Terre (sans même les avoir tant soit peu regardées ce qui constitue une réaction tabou typique [17]).
La modernité a accompli son œuvre : le monde semble complètement désenchanté et la froideur de la réaction sociale à la crise nous indique l'essoufflement d'une société qui a cessé de croire au projet de la classe dirigeante et de l'État. Les réactions à la crise proviennent surtout des secteurs protégés de la société qui cherchent à défendre leurs privilèges acquis. De son côté, la masse reste passive : pas de grand tumulte semblable aux remous sociaux des années 30. Et le pouvoir s'en inquiète profondément : il commande sondages par-dessus sondages pour aller saisir le pouls des masses et il se met même à organiser une réaction qui le rassure quant à son emprise sur le social [18]. La société a déjoué tous les calculs des experts technocratiques et les discours des sociologues qui se mettent en tête de faire surgir le mouvement social de contestation à la classe dirigeante !
La crise de la modernité laïque nous force à interroger les rapports entre individus, société et État, nés de la représentation rationnelle du fonctionnement social. En effet :
- Analyser cette crise est aujourd'hui un exercice d'économie politique, qui met en jeu non seulement toutes les ressources de la science économique pour juger des risques que fait peser l'alourdissement du budget social, mais aussi la façon dont ont été théorisés depuis deux siècles, à partir de l'économie politique, les rapports entre individus, société et État [19].
Mais interroger seulement les rapports de la triade issue de la mythologie rationnelle du contrat social ne suffit pas, car la crise s'enracine aussi dans le mythe du progrès qui a conduit au productivisme et à la « dynamique » même de la civilisation occidentale qui s'est achevée au Québec avec la Révolution tranquille. Aujourd'hui, c'est cette dynamique qui se renverse : le bonheur promis brûle d'angoisse, ainsi que le fait remarquer Michel Maffesoli :
- L'inquiétude sociale, pour ne pas dire plus, qui caractérise la société contemporaine commence peu à peu à prendre conscience de son origine. À la manière de l'apprenti sorcier qui a déchaîné des éléments qu'il ne peut plus maîtriser, l'angoisse devant le devenir [...] est de plus en plus ressentie comme résultant du fanatisme de ce progrès dont on avait tant attendu [20].
La Révolution tranquille réapparaît sur notre chemin, mais il importe désormais de prendre une distance face aux discours qui l'ont accompagnée. En effet, ces discours, même lorsqu'ils se veulent critiques, s'enracinent dans l'idéologie du progrès et ils se font complices du pouvoir naissant en associant la période antérieure à une tradition dépassée et à un état d'infériorité. Tous sont victimes du piège d'une grande « noirceur » combattue par un mouvement social porteur du progrès. Or, il convient de rappeler que dans toute structuration sociale, « fonctionne l'affrontement ou la dialectique entre la tradition et le développement [...] (et que) ce rapport se retrouve d'une manière quasi invariable dans presque toutes les formes historiques, seule la modulation change [21] ».
La Révolution tranquille se présente sous cet angle comme un processus de circulation des élites qui vient moduler de façon différente le rapport entre tradition et développement. Et c'est le progrès comme idéologie fondatrice d'une existence sociale rationalisée et technocratisée qui est ici interrogé.
Somme toute, ce progrès aura surtout été le creuset d'un État carnivore, anthropophage et destructeur de vie sociale, ce qui faisait dire à un des protagonistes de la Révolution tranquille qui a aussi contribué aux travaux de la Commission d'enquête sur la santé et le bien-être social :
- En vingt ans, la population du Québec a appris à être dépendante de l'État et de ses techniciens. Il en résulte une résignation peut-être pire que celle qu'on a connue sous Duplessis. Ce n'est plus un homme qui nous écrase, c'est maintenant une machine qui, tout en devenant plus « humaine », devient plus omniprésente [22].
Dans la démarche qui est ici présentée, il ne s'agit donc pas de cerner l'historicité qui prend forme à travers l'action d'une classe dirigeante dont la domination est contestée par un mouvement social qui participe de la même historicité et donc du même processus de rationalisation qu'il vise à perfectionner en y intégrant les intérêts des classes populaires. C'est cette historicité même, pour ainsi dire, qui renvoie à la domination, en tant qu'elle complète la « dynamique totalitaire de l'Occident », c'est-à-dire l'achèvement de ce processus « d'organisation de la société en État » qu'analyse Norbert Elias [23] et que Pierre Rosanvallon appelle la « mise en forme de la société par l'État » divinisé au point de se faire Providence [24]. L'historicité tourainienne s'inscrit, en définitive, dans ce mouvement de modernité laïque qui cherche à planifier le bonheur des hommes, que ce soit par leur éducation émancipatrice (mouvements sociaux) ou par leur éducation dépendante (État).
Le progrès achevé dans une société auto-instituée qui cherche à contrôler toujours plus son avenir, qui mobilise toutes ses énergies dans la conquête sans fin d'un bonheur toujours plus grand et qui camoufle, de ce fait, la jouissance de l'instant présent : voilà le germe de l'entreprise totalitaire moderne. Achèvement de la modernité laïque qui établit le règne absolu de la raison scientifique. Reprenant la distinction de Tönnies (communauté-société), la sociologie doit se mettre désormais à l'écoute de la communauté, de la socialité, de la solidarité, de ce collectif qui exprime l'intensité du présent et le vouloir-vivre social qui échappent à l'entreprise totalitaire. Il ne s'agit pas d'adopter une attitude de nostalgie romantique qui glorifierait le passé, mais de reconnaître dans nos sociétés la perdurance de la Gemeinschaft. Une telle démarche nous invite à embrasser une position phénoménologique qui se contente de retracer et de dire la socialité en action, non pour l'organiser (ce qui y mettrait fin) ou pour lui apporter un « surplus de conscience » qui en ferait un acteur social authentique, mais pour jouir simplement de sa présence, pour lui redonner ses titres de noblesse et pour rappeler à la communauté intellectuelle que ses fantasmes théoriques s'inscrivent dans l'ordre d'un pouvoir mortifère et uniformisant auquel échappe, d'une façon ou d'une autre, la vie sociale, car :
- [...] au-delà du contrôle et de la domination, au-delà du pouvoir et de la contestation ou de sa « révolution »..., il y a toujours de la vie, et c'est cela qui véritablement pose problème. Malgré les impositions mortifères, les normes et les devoir-être, en un mot malgré tout ce qui bride l'expansion naturelle on observe la perdurance sociale qui s'exprime de multiples façons. C'est ce qui amène à faire ressortir dans ce qui nous paraît le plus soumis au totalitarisme les éléments de résistance comme autant d'éléments de la socialité. La domination « directoriale » en s'étendant suscite ces brèches qui sont la parole, l'orgie, la violence, l'éclat de rire, etc., toutes choses qui permettent de dire le désir, l'amour ou le collectif. Tout cela fonde rigoureusement le social, le régénère rituellement, et par là souligne que le social ne fonctionne pas sur un dualisme manichéen mais bien sur un pluralisme structurel [25].
Du coup, j'entends interroger le discours sociologique québécois ; cependant, il ne s'agira plus de débattre avec lui pour l'amener à une appréhension plus complète de son objet, mais de montrer qu'il s'inscrit dans le travail de la Raison scientifique triomphante qui, depuis les Lumières, cherche à domestiquer toujours davantage les passions humaines. Car tels sont bien les fondements de l'entreprise de laïcisation qui préside à la naissance des « sciences sociales » : contrôler les passions et les domestiquer pour les mettre à contribution dans la construction de la Cité parfaite [26]. Entreprise de l'Un, du pouvoir, du devoir-être venant se fracasser sur une socialité qui, même de façon perverse, trouve toujours son chemin d'expression. « Métaphysique de l'unité qui entend dépasser ou dénier l'ambivalence structurelle dont est pétri l'individu ou la société [27] ».
En fait, il s'agît de reconnaître la structure anthropologico-sociale qui est à l'œuvre dans toute société et qui nous renvoie à un archétype où se module de façon différenciée à travers l'histoire le rapport constant entre le pouvoir étatique et la puissance sociale :
- Il y a, dans la circulation des êtres et des biens, une tension permanente [...] qui s'établit entre deux pôles dominants et qui sont celui du social (ou de la société) où dominent l'interdépendance, la subordination et même l'asservissement ».... pôle qui permet l'accomplissement de l'individu dans sa relation à autrui, et le pôle de l'État ou de l'individualisme qui fonctionne sur le rationnel, sur l'égalité, etc., qui entend limiter l'interdépendance et réduire de fait l'impact du social [28].
Deux pôles dominants s'attirent et se repoussent donc continuellement dans toute structuration sociale et si l'on peut parler à l'heure actuelle de changement civilisationnel [29], c'est parce que l'un de ses pôles s'est développé à l'excès entraînant le bouleversement de nos sociétés. Prométhée céderait enfin le pas à Dionysos afin de rétablir le jeu équilibré du pouvoir et de la socialité...
À travers le jeu de ces deux pôles s'exerce aussi la modulation de deux temporalités : la richesse de l'instant présent vient narguer la volonté de contrôler l'avenir. Comme le souligne Maffesoli, tout pouvoir dont le rôle consiste à planifier le futur se bute ainsi au présent qui s'épuise en lui-même :
- C'est la danse circulaire des instants, particules élémentaires du corps social, qui par l'orbe toujours mouvante qu'elle décrit fait qu'il est impossible aux diverses formes du pouvoir d'asseoir avec assurance leurs dominations. État, partis et syndicats, Églises, institutions et appareils vont essayer soit par la contrainte, soit par la participation de créer une entité (peuple, société...) dirigeable, possible de prospective et de prévision, mais celle-ci se brise dans le tragique de l'instant et de sa circularité. De même que l'enfant est déjà mort depuis longtemps dès sa naissance, l'instant vécu est fini dans son actualisation même et c'est cela, pour l'exprimer brièvement, qui fait que cette métaphore que l'on appelle le social condensation d'instants éphémères ne peut pas être dirigée, ne peut pas être planifiée. Et l'intérêt et la beauté du rituel sont de nous faire voir qu'à la manière d'une bulle de savon mordorée au soleil, ou encore comme un rêve éclatant et riche en excroissances, le social éclate ou s'évapore dès que l'on entend s'en saisir ou en réguler les développements [30].
Vue sous cet angle, l'actuelle crise sociale, marquée par une « panne de futur [31] », libère le présent en dénouant le « contrat social » qui fonde une société gérée par l'État à travers l'émergence d'individus égaux et elle instaure un nouveau processus qui revalorise la communauté. L'hypothèse tourainienne d'une crise qui condense, en quelque sorte, le passage à la société programmée est renversée : nos sociétés n'accèdent pas d'abord à une plus grande auto-institution à l'intérieur de laquelle elles s'assurent une emprise supérieure sur leur développement et leur avenir, mais elles voient rejaillir le jeu passionné de la socialité par suite de l'excès totalitaire qui les a envahies.
Dans le même mouvement, tout l'édifice rationaliste s'écroule, parce qu'il est lié à la conquête de l'avenir et à l'État. Claude Gilbert et Guy Saez ont, en ce sens, raison de faire ressortir la quintessence étatique du discours sociologique :
- Le « dévoilement » opéré par le sociologue, la connaissance qu'il produit, est d'abord connaissance de l'État [...] (les sociologues) épousent la lucidité de l'Administration et la traduisent dans leur propre discours ; discours apparemment « dévoileur » qui ne dévoile rien sauf que l'État agit. J. Monnerot affirme que les sociologues, qu'ils le veuillent ou non, travaillent pour des politiques futures. Peut-on admettre à travers nos exemples que ce « futur » est plus proche qu'il n'y paraît ? Ainsi, l'incapacité de remédier à la crise, l'impuissance sont à leur tour « dévoilées » au bénéfice d'un discours de la domination, c'est-à-dire du discours d'une action pensée, pesée, orientée vers un but. À quelle autre reconnaissance de lui-même un État peut-il prétendre [32] ?
Comment ne pas reconnaître dans cette critique l'essence même du discours sociologique québécois issu de la Révolution tranquille ? Sociologie de l'État, du pouvoir, du devoir-être, de l'emprise sur l'avenir qui ne peut reconnaître qu'un social toujours ramené à l'ordre de l'État. Paraphrasant Gilbert et Saez, on peut dire que « les intellectuels (québécois) [...] ont la folie de trop croire en l'État et encore plus au politique [33] » occultant, de ce fait, l'autre de ce pôle, c'est-à-dire le vouloir-vivre qu'exprime la socialité.
La sociologie québécoise doit donc se saisir de la crise pour entreprendre un questionnement méthodologique et épistémologique qui ouvre de nouvelles voies. Les succès qu'elle a pu connaître ne doivent pas l'illusionner : c'est dans sa complicité (même contestataire et « révolutionnaire ») avec l'État qu'elle s'est édifiée. Du coup, son discours ne peut que dévoiler l'État et s'appauvrir toujours davantage. En fait, la sociologie n'est pas le seul champ de connaissance qui « tourne en rond », parce que sa méthode relève du « rationalisme étatique » ; s'appuyant sur un tout autre champ de connaissance, Paul Feyerabend, dont j'ai déjà souligné qu'il insiste sur le totalitarisme scientifique, arrive à la même conclusion :
- [...] il est évident que cette apparence de succès ne peut en aucune façon être considérée comme un signe de vérité et d'adéquation à la nature. Tout au contraire, on commence à suspecter que l'absence de difficultés majeures résulte de l'appauvrissement du contenu empirique, provoqué par l'élimination de propositions alternatives, et des faits qui peuvent être découverts grâce à elles. On commence à suspecter que cette prétendue victoire survient parce que la théorie, quand elle a été étendue au-delà de son point de départ, s'est transformée en une idéologie rigide [34].
N'est-il pas temps de reconnaître la faillite d'une entreprise scientifique qui ignore tout un pôle de la réalité sociale ? N'est-il pas temps d'enrichir notre discours de la socialité sans prétendre lui donner un sens qui ne peut appartenir qu'à l'ordre du pouvoir ? Pour ce faire, il faut rompre avec la méthode scientifique qui nous a guidés jusqu'à maintenant. À cet effet, Paul Feyerabend nous indique le chemin d'un joyeux anarchisme riche en découvertes :
- La condition de compatibilité qui exige que les nouvelles hypothèses s'accordent avec les théories admises est déraisonnable en ce qu'elle protège la théorie ancienne, et non la meilleure. Des hypothèses qui contredisent des théories bien confirmées nous fournissent des indications qu'on ne peut obtenir d'aucune autre façon. La prolifération des théories est bénéfique à la science, tandis que l'uniformité affaiblit son pouvoir critique [35].
Michel Maffesoli nous convie à la même perspective (« au même festin ») avec « la méthode du comme si » qu'il utilise dans L'ombre de Dionysos :
- [...] il s'agit ici d'appliquer la méthode du « comme si » qui a permis des avancées scientifiques considérables. Faisons « comme si » les faisceaux d'indices proposés, ou l'articulation des images, étaient convaincants. Il est alors possible que prennent sens nombre d'attitudes que l'on avait rangées dans la catégorie des faits provisoirement inexpliqués. Il est possible que naisse alors cette intuition qui, en un éclair, rend compte d'une configuration que l'on considérait comme obscure ou comme le résultat d'un monde en décadence. Il est possible enfin que l'on prenne conscience de ce mécanisme de saturation qui fait qu'une valeur ou un ensemble de valeurs fatiguées laissent la place, pour un temps, à d'autres principes dynamiques [36].
Dans son plaidoyer Contre la méthode, Paul Feyerabend démontre que Galilée a suivi exactement la même voie : c'est en rusant avec la raison contre le discours dominant qu'il a pu donner à la connaissance un nouvel essor. À l'heure où le rationalisme scientifique est devenu le discours dominant, en reconnaître les limites, n'est-ce pas ouvrir la connaissance à de nouvelles dimensions ?
- [...] montrer la limitation d'une science limitée dans le temps tout en soulignant sa fécondité ponctuelle dans un certain domaine, c'est faire œuvre de lucidité, c'est reconnaître que le donné est bien plus riche que ce que l'investigation rationaliste analyse et donne à voir, c'est surtout affirmer que l'on ne peut réduire le perfectionnement individuel et social à l'idéologie du progrès [37].
Ce faisant, l'intellectuel retrouve son enracinement humain, car, à travers la reconnaissance des limites de son discours, il participe de cette limite ultime de toute expérience humaine qu'est la mort. En effet, l'entreprise de modernité laïque qui ouvre l'histoire des « sciences sociales » et du « progrès scientifique » prend souche dans le mythe prométhéen d'une maîtrise de la nature qui conjure la mort. L'avenir radieux de l'immortalité et du bonheur parfait a aveuglé la communauté intellectuelle. On redécouvre aujourd'hui l'essence mythique de ce rêve [38] qui nie l'indéniable, c'est-à-dire la limite, la mort et l'angoisse qui l'accompagne. L'absolu scientifique qui a permis le productivisme et la négation de la mort en canalisant l'angoisse de la communauté humaine vers un futur à parfaire constamment se retourne aujourd'hui contre lui-même : il est devenu la source de l'angoisse devant la mort qui ramène à la surface de nos sociétés l'incalculable richesse du présent. À cet effet, Michel Maffesoli, à l'appui de sa thèse du changement civilisationnel en train de s'opérer, souligne que :
- [...] le productivisme, dans ses diverses formes, est maintenant l'objet de critique. Le travail, le progrès ne sont plus des impératifs catégoriques. Économistes, experts, philosophes s'accordent pour constater que même dans une perspective linéariste de l'histoire, ces formes ont fait leur temps. La suspicion pèse sur Prométhée [...]. Tout comme celle de la libération, la thématique de l'« énergétisme » a fait son temps [39].
C'est ainsi que les sciences sociales sont maintenant conviées à une sorte de « leçon d'humilité humanisante ». Paradoxalement, cette mort à soi-même propulse l'intellectuel vers le présent et sa vivante exubérance. En rompant avec le fantasme de la conquête du futur et de l'immortalité, il plonge dans la socialité qui ruse quotidiennement avec la mort en affirmant l'éternité de chaque instant vécu intensément.
N'est-ce pas ce renversement qui commence à s'opérer dans la « méthode sociologique », lorsque Maffesoli et Rosanvallon inversent le sens des concepts durkheimiens de solidarité mécanique et organique ?
- Ainsi pour reprendre d'une manière inversée la terminologie de Durkheim, au-delà du social où s'exprime la solidarité mécanique (culminant à la fin du siècle dernier), on essayera d'observer la socialité qui renvoie à la solidarité organique où se correspondent dans un mouvement sans fin le rapport au cosmos et le rapport à l'autre [40].
Solidarité organique qui structure la communauté ; Gemeinschaft qui traverse l'histoire et trouve sa voie d'expression, même dans la modernité laïque. La sociologie doit retrouver ce social, cette socialité qui n'est qu'une manière différente de nommer la perdurance de la vie malgré l'aplatissement que veut lui dicter le pouvoir. Centré sur cet autre horizon indépassable du donné humain, le sociologue doit ainsi se rapprocher de l'ethnologue, car « c'est au moment où une culture n'a plus les moyens de se défendre que l'ethnologue ou l'archéologue apparaissent [41] ».
Crise et changement civilisationnel pointent dans cette direction d'une recherche phénoménologique qui retrace le double du pouvoir où s'affirme la créativité de l'existence :
- La duplicité qui ruse avec le système, qui se raconte de belles histoires, qui « se débrouille » (système D) face au travail, à la consommation, au sexe, qui est fascinée par le fictionnel filmique ou le spectaculaire sous toutes ses formes, même si elle est de pacotille, cette duplicité est un des facteurs essentiels de la création d'un espace et d'un temps fantastiques de notre vie quotidienne. Donc, face à une gestion de l'existence qui est avant tout linéaire, planifiée, pleine de sens et rationnelle, le double introduit la discontinuité, le non-sens, l'accentuation sur le présent [42].
Sans y voir uniquement l'œuvre de la domination, de l'aliénation et de la libération à entreprendre, juste perspective dont la suprématie a entraîné, par contre, le freinage du développement d'une perspective intellectuelle aux accents différents, il importe désormais de voir comment la socialité continue de s'exercer dans nos sociétés :
- En fait, il s'agit de voir si, compte tenu de la domination, de la contrainte, de l'oppression, etc., qu'il faut voir comme « effet de structure » de tout ensemble social, il n'y a pas toujours et à nouveau une manière de s'en protéger qui est faite de duplicité, de ruse, de double jeu, etc. [...]. Sans forfanterie, il y a dans l'attitude qui consiste à « approuver ce qui de toute manière doit arriver » une ténacité éprouvée et parfois bien plus de ruse que dans la négation aveugle qui, on le sait, conforte avec (en plus) bonne conscience cela même qu'elle conteste. Ce que l'on appelle en France le système « D » et les multiples illégalismes qui ponctuent la vie sociale en sont les indices les plus sûrs. En effet, rien n'est contesté dans les grandes valeurs qui structurent le social, et pourtant, sans bruit, de minuscules détournements dans la vie courante sont là comme autant de gages de la vitalité de la masse [43].
Il se pourrait bien que l'on découvre alors que le vol, la délinquance, la prostitution, le vagabondage, la mendicité que l'État voudrait voir disparaître et qu'il s'applique à mâter par une politique sociale répressive ou douce, sont autant de façons perverses qu'emprunte aujourd'hui la socialité étouffée par un État-providence soucieux de domestiquer l'échange organique de corps, de biens et de paroles qui fonde une communauté puissante s'épuisant dans la jouissance de l'instant-instinct présent. La socialité se révèle dans la marge du discours dominant... La marginalité et l'hyper-conformisme deviennent ainsi les nœuds actuels (parmi d'autres) de la puissance sociétale et sont propulsés au cœur de nos sociétés.
[1] Maffesoli, Michel, La Conquête du présent, PUF, Paris, 1979, p. 154.
[4] « Aussi soucieuse de méthode qu'elle se veuille, aussi fidèle au réel qu'elle se proclame, l'anthropologie n'est-elle pas de même espèce que le roman ? » (Dumont, Fernand, L'Anthropologie en l'absence de l'homme, PUF, Paris, 1981, p. 10.
[5] Dans une perspective très proche de la mienne, Nicole Laurin-Frenette faisait récemment ressortir la symbiose qui unit pouvoir et rationalisme : « Depuis son origine, en effet, la science sociale théorique est animée par un projet politique : la reconstruction rationnelle de la société, fondée sur sa connaissance objective. Peu importe que la science sociale conçoive cette reconstruction comme une restauration, une réforme ou une révolution, suivant les époques et les écoles de pensée, elle demeure par ce projet, solidaire du pouvoir et particulièrement de l'État, dans l'illusion du règne de la raison » (« Les intellectuels et l'État », Sociologie et Sociétés, vol. XV, n° 1, avril 1983, p. 124).
[6] Cf. Feyerabend, Paul, Contre la méthode, Esquisse d'une théorie anarchiste de la connaissance, Seuil, Paris, 1979, 350 pages.
[7] Bien entendu, je fais référence à Louis Maheu dont j'ai rappelé les positions dans la première partie de ce texte. Il convient, par ailleurs, de souligner que Maheu semble s'être « converti » récemment à la thèse d'une « technocratie d'État ». En effet, dans la communication qu'il a présentée en mai 83 au congrès de l’ACFAS, Maheu ne fait aucune allusion à la thèse de la dépendance dont il s'était fait le défenseur acharné au cours des dernières années et il articule une réflexion sur la « crise sociale, (les) mouvements sociaux et (les) pratiques de changement social » qui nous met en présence d'une « technocratie d'État » et de mouvements en lutte pour l'appropriation collective du tissu social (cf. Maheu, Louis, Crise sociale, mouvements sociaux et pratiques de changement social, ACFAS, Congrès 1983, texte ronéo, mai 1983, 30 pages). Il semble également développer cette perspective plus à fond dans son article sur « les mouvements de base et la lutte contre l'appropriation étatique du tissu social » (Sociologie et Sociétés, vol. XV, n° 1, avril 1983, 77-92).
[8] Maffesoli, Michel, La Violence totalitaire, PUF, Paris, 1979, p. 20.
[9] Gilbert, Claude et Saez, Guy, op. cit., p. 97.
[10] Maffesoli, Michel, La Conquête du présent, op. cit., p. 21.
[11] Encore une fois, Nicole Laurin-Frenette développe une perspective similaire au sujet du rôle des intellectuels et des sciences sociales dans la construction de l'État : « Parlons du Québec qui a fait une certaine expérience du réformisme, à sa manière modeste et discrète : la Révolution tranquille d'abord et ensuite, la social-démocratie péquiste. Dans les deux cas, une gauche politique étroitement associée à un groupe d'intellectuels a pris en main l'appareil d'État. Ces intellectuels de gauche sont ceux qui ont forgé les discours de l'identité, de l'autonomie, du progrès et du développement de la nation dont l'État s'est nourri et nous a nourris, par l'intermédiaire du Parti libéral dans les années soixante et du Parti québécois depuis 76 [...] De l'identité, de l'autonomie, du progrès et du développement, nous en avons eu relativement peu ; de l'État par contre nous en avons à revendre [...]. Mon intention était de montrer [...] que la critique participe du pouvoir aussi bien que de l'apologie du pouvoir lorsqu'elle sert d'opposition loyale au pouvoir, sur son terrain et dans ses termes » (loc. cit., p. 126 et 128).
[12] Maffesoli, Michel, L'Ombre de Dionysos, contribution à une sociologie de l'orgie, Méridiens/Anthropos, Paris, 1982, p. 9-10.
[13] Maffesoli, Michel, La Conquête du présent, op. cit., p. 78.
[14] Rosanvallon, Pierre, Le Capitalisme utopique, critique de l'idéologie économique, Seuil, Paris, 1979, p. 11.
[15] Touraine, Alain, op. cit., p.10.
[16] Cette laïcisation et ce « désenchantement du monde » moderne envahissent également la théologie protestante dès lors que Rudolf Bultmann entreprend la « démythologisation » du Nouveau Testament. L'influence de Bultmann s'étendra sur la pensée théologique catholique à partir de Vatican II. Cette « scientifisation » destructrice de mythe conduirait ainsi au foisonnement de sectes religieuses dont l'emprise se fonde sur la réactivation des grands mythes qui viennent colorer la monotonie d'une existence réduite à son expression scientifique.
[17] Feyerabend, Paul, op. cit., p.333-336.
[18] L'organisation du sommet québécois de la jeunesse au mois d'août 1983 est, à cet égard, fort significative : de concert avec l'État fédéral, l'État québécois s'est chargé de regrouper une jeunesse fortement touchée par le chômage et sur laquelle il n'a guère d'emprise. En dehors des organisations militantes, la jeunesse semble complètement passive et l'État se préoccupe plus que jamais de lui donner une présence et un corps qui rende possible sa gestion. L'État panique et demande à la jeunesse de revendiquer. Les groupes militants qui ont décidé de boycotter le sommet répondent à la même logique : tout en contestant, ils se prétendent représentatifs et confortent le pouvoir en parlant au nom d'une jeunesse qui reste la grande absente de ce sommet. Majorité silencieuse plus active que jamais...
[19] Gilbert, Claude et Saez, Guy, op. cit., p. 183. C'est aussi à l'évolution des rapports de cette triade (individu, société et État) que Pierre Rosanvallon attribue la naissance et la crise de l'État-providence qui représente le point d'aboutissement du processus de mise en forme de la société par l'État (cf. Rosanvallon, Pierre, La crise de l’État-providence, op. cit.).
[20] Maffesoli, Michel, La Violence totalitaire, op. cit., p. 209.
[22] Fortin, Gérald, loc. cit., p. 9. Gérald Fortin fut un des conseillers en développement social de la CESBES. Il a rédigé une annexe qui, selon Frédéric Lesemann (op. cit., p. 205), a servi de support principal au projet de développement de la Commission Castonguay (cf. Fortin, Gérald, La Société de demain : ses impératifs, son organisation, Annexe 25, Commission d'enquête sur la santé et le bien-être social, Gouvernement du Québec, octobre 1979, 99 pages).
[23] Elias, Norbert, La Dynamique de l'Occident, Calmann-Lévy, Paris, 1975, 328 pages.
[24] Rosanvallon, Pierre, La Crise de l’État-providence, op. cit., p. 44.
[25] Maffesoli, Michel, La Violence totalitaire, op. cit., p. 16.
[26] Selon Norbert Elias (op. cit.), la construction de l'État moderne en Occident s'amorce avec la curialisation-domestication des guerriers du Moyen Âge. C'est ce mouvement qui franchit une nouvelle étape avec les Lumières. Désormais la Raison complètera ce que la monopolisation étatique de la violence avait entrepris : la domestication des passions grâce au concours d'une science qui étendra son emprise sur l'ensemble des comportements humains.
[27] Maffesoli, Michel, La Conquête du présent, op. cit., p. 34.
[29] C'est ce « changement civilisationnel [...] en train de s'opérer » que Michel Maffesoli (L'Ombre de Dionysos, op. cit., p. 24) explore dans ce dernier ouvrage. Jean Baudrillard souligne lui aussi « l'échec du système d'explosion et d'expansion dirigée qui fut le nôtre en Occident depuis quelques siècles » ; or, « selon un processus d'emballement et d'accélération, ce processus explosif est devenu incontrôlable, il a atteint une vitesse ou une amplitude mortelle, ou plutôt il a atteint les limites de l'universel, il a saturé le champ d'expansion possible et, de même que les sociétés primitives furent ravagées par l'explosion pour n'avoir pas su maîtriser plus longtemps le processus implosif, ainsi nos cultures commencent d'être ravagées par l'implosion pour n'avoir pas su maîtriser et équilibrer le processus explosif » (Baudrillard, Jean, À l'ombre des majorités silencieuses, La fin du social, Denoël/Gonthier, Paris, 1982, p. 63-64.
[30] Maffesoli, Michel, La Conquête du présent, op. cit., p. 112.
[31] J'emprunte cette expression à Roger Sue qui associe cette panne au drame de nos sociétés : « Le drame véritable ne réside pas tant dans la crise que dans l'absence d'espoir, dans notre impossibilité à nous projeter dans le futur, à construire une alternative. Nous sommes littéralement en "panne de futur" » (op. cit., p. 20). En fonction de l'analyse ici développée, « l'absence d'alternative » ne renvoie aucunement au drame : seule la technocratie étatique vit dans l'angoisse d'être désormais incapable de planifier l'avenir. Sans futur, sans direction à pointer, comment dominer un présent qui risque alors de se débrider ?
[32] Gilbert, Claude, et Saez, Guy, op. cit., p. 62-63.
[34] Feyerabend, Paul, op. cit., p. 43.
[36] Maffesoli, Michel, L'Ombre de Dionysos, op. cit., p. 28.
[37] Maffesoli, Michel, La Violence totalitaire, op. cit., p. 204.
[38] À propos des sciences sociales, Paul Claval a montré qu'elles s'enracinent dans la reformulation laïque du mythe fondateur de nos sociétés. D'abord liée à l'expérience de la Réforme (« Lorsqu'on remonte l'histoire du contrat social jusqu'à ses origines calvinistes, le doute disparaît : la philosophie nouvelle sort d'un grand récit fondateur, celui du sacrifice d'Abraham » (Claval, Paul, Les Mythes fondateurs des sciences sociales, PUF, Paris, 1980, p. 57), la théorie initiale du contrat social « fait de la société une création volontaire : dans la mesure où elle est gérée conformément à la raison dont Dieu a doté les hommes, elle les aide dans leur œuvre sur terre » (Ibid.). C'est ainsi que « les sciences sociales modernes apparaissent comme le résultat d'une méditation sur la Chute, le péché et le rachat. Elles fondent, en liaison avec la théologie protestante, une nouvelle façon de concevoir les rapports des hommes entre eux et mettent au premier plan la nécessité de l'action rationnelle » (Ibid., p.58-59). Petit à petit, elles vont se laïciser davantage en décrétant la déchéance et la mort des dieux et en élaborant un construit qui permet de calmer l'angoisse devant la mort. La quête de l'immortalité se déplace constamment des cieux vers la terre où il devient désormais possible d'entreprendre une action rationnelle qui y instaure le bonheur et le paradis. Cette ambition rationnelle n'échappe cependant pas à la structure mythique qui lui a donné naissance : « [...] le récit fondateur définit le temps et l'espace dans lesquels la discipline se meut ensuite ; il indique le lieu du bien et celui du mal. La neutralité des méthodes n'efface pas l'engagement premier que précisent ces mythes. Dans leurs fonctions sociales, les sciences humaines sont ainsi beaucoup plus proches des religions qu'elles ne veulent bien l'admettre. Leur rôle est tout autant de fournir une interprétation du monde, de l'histoire et du temps que d'expliquer des régularités ou de découvrir les lois ». Il conviendrait donc de relativiser nos discours et la prétention conquérante qui les sous-tend, les sciences sociales se présentant comme les grands mythes du monde moderne laïque qui s'évertue à occulter la mort.
[39] Maffesoli, Michel, L'Ombre de Dionysos, op. cit., p. 31.
[40] Ibid., p. 13. Pierre Rosanvallon (La Crise de l'État-Providence, op. cit., p. 41-42) inverse de la même façon le sens des deux concepts : la solidarité mécanique renvoie chez lui au social-étatique qui culmine avec l'État-providence, alors que la solidarité organique est l'œuvre d'une société qui cherche à se déprendre de la pesanteur de l'État.
[41] De Certeau, Michel, L’Écriture de l'histoire, placé sans plus de référence en exergue de l'ouvrage de Madeleine Gagnon, Lueur, roman archéologique, VLB éditeur, Montréal, 1979.
[42] Maffesoli, Michel, La Conquête du présent, op. cit., p. 82. C'est en ce sens que la lecture de Maffesoli constitue pour moi une invitation à relire deux « classiques » que ma formation « scientifico-marxiste » en service social ne m'avait jamais permis d'apprécier à leur juste valeur. Je pense d'abord à Asiles de Erving Goffman (Asiles, études sur la condition sociale des malades mentaux, Minuit, Paris, 1968, 447 pages) qui, en même temps qu'il illustre la domination des « institutions totalitaires », montre comment le jeu, la ruse, la débrouillardise sont à l'œuvre au sein même de l'asile. De même, Richard Hoggart (La culture du pauvre, Minuit, Paris, 1970, 420 pages) que Michel Maffesoli cite d'ailleurs abondamment dans La Conquête du présent, retrace le quotidien d'un quartier populaire dont il est originaire et en fait ressortir la vitalité structurante. Alors que je possédais la « vérité scientifique du sens de l'Histoire, comment pouvais-je ne pas snober un auteur qui pense « que les ouvrages (traitant) de la "culture populaire" souffrent généralement d'une méconnaissance de la condition et de la vie du "peuple" » (p. 29). Hoggart n'était pas encore initié à Marx, Lénine et Mao...
[43] Maffesoli, Michel, La Conquête du présent, op. cit., p. 103.
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