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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Joëlle Robert-Lamblin, (2000) “Cycles de vie et transitions dans la société est-groenlandaise: d'hier à aujourd'hui”, in Rites de passage. Etudes/Inuit/Studies, 24(2), pp. 47-64. [L'auteure nous a autorisé le 5 mars 2020 la diffusion en libre accès à tous de cette publication dans Les Classiques des sciences sociales.]

[47]

Joëlle Robert-Lamblin

Anthropologue, Docteur d’État ès Lettres,
Directeur de recherche de classe exceptionnelle honoraire depuis 2008
(CNRS, France)

Cycles de vie et transitions
dans la société est-groenlandaise :
d'hier à aujourd'hui
.” *

Un article publié dans la revue Études/Inuit/Studies, Vol. 24(2), 2000, pp. 47-64. Numéro intitulé : “Rites de passage / Rites of passage.”

Abstract / Résumé [47]
Introduction [47]
L'entrée dans la société [49]
Les premières années de l'existence [52]
Le passage à l'âge adulte [54]
La fin de l'existence [58]
Les rapports entre l'individu et le groupe [60]
Références [61]
Tableau 1. Evolution des modes de célébration des étapes de l'existence au Groenland oriental [64]

Abstract

Life cycles and transitions in the East Greenlandic society : From past to present

Except for shamans during their initiation period, the Ammassalimiit of eastern Greenland did not have rites of passage as observed by Van Gennep in most traditional societies. Nevertheless, critical moments of life : birth, first expériences, adulthood and death, were marked by rituals. Not very formalized, thèse rituals have partly survived Danish acculturation, most often intermixed with Christian elements. It seems that they aim less at favouring individual success than perpetuating the community. Thus, when one of its members changes status, society recalls its fundamental values and reinforces its links.

Résumé

Cycles de vie et transitions dans la société est-groenlandaise : D'hier à aujourd'hui

À l'exception des chamanes au cours de leur période d'initiation, les Ammassalimiit de la côte orientale du Groenland n'étaient pas soumis à des « rites de passage » semblables à ceux qu'a observés Van Gennep dans la plupart des sociétés traditionnelles. Les moments critiques de la vie des profanes : naissance, premières expériences, âge adulte et mort étaient cependant marqués par des rituels. Peu codifiés, ces rituels ont en partie survécu à l'acculturation danoise et subsistent aujourd'hui, le plus souvent mêlés à des éléments chrétiens. Il apparaît que leur finalité est moins de favoriser le succès individuel que de garantir la perpétuation de la communauté. Ainsi, à l'occasion du changement de statut d'un de ses membres, la société rappelle ses principes fondamentaux et resserre ses liens.

Introduction

À la différence de la plupart des sociétés traditionnelles, les communautés inuit de l'Arctique oriental n'ont pas élaboré de rituels marquants pour célébrer les étapes importantes de la vie, tels que grandes fêtes de mariage, funérailles collectives, ou encore cérémonies d'initiation, au terme desquelles toute une classe d'âge ou une catégorie d'individus de même sexe accède à l'âge adulte ou à un nouveau statut social, [48] une fois franchies les trois séquences cérémonielles décrites par Van Gennep. Premier auteur à utiliser l'expression « rite de passage, » celui-ci a en effet souligné la structure tripartite propre à ces rites, qu'il décompose ainsi en trois catégories secondaires : les rites de séparation (préliminaires), ou phase de rupture par rapport à l'état antérieur de l'individu et de coupure par rapport à l'ensemble de la communauté, suivis des rites de marge (liminaires), ou temps d'isolement, et pour finir les rites d'agrégation ou de réintégration (postliminaires), ceux qui consacrent l'accession à un nouveau statut social (Van Gennep 1909 : 13-14).

Si l'on se tourne vers les petites communautés inuit du Groenland, il apparaît que seul le chamane, au cours de son parcours initiatique solitaire, vivait véritablement cette expérience de l'isolement (hors du groupe familial et social), de la mort symbolique (dévoré par l'Ours mythique) et de la résurrection (par le rassemblement des parties éparses de son corps). Après cet épisode d'une très grande violence, il reprenait place dans la société à laquelle il ne tardait pas à révéler son rôle nouveau de Médiateur.

Les autres membres de la communauté, même s'ils n'étaient pas concernés par ces épreuves réservées à quelques individus d'exception, devaient cependant franchir les divers cycles de leur vie personnelle avec une infinie précaution et en bénéficiant de l'aide de leurs proches ou du groupe. Pour ces situations, certains rituels existaient. On retrouve quelques formes de ruptures (mariages par rapt), de mises à l'écart du groupe (périodes d'accouchement, de deuil) ou de réintégrations (levées de deuil), telles que les a énoncées Van Gennep ; mais dans la plupart des situations vécues par chaque membre de la société, durant ces périodes de transition, il s'agissait fondamentalement pour l'entourage d'assister l'individu « en danger » en lui prodiguant ses encouragements et, pour ce dernier, d'observer rigoureusement les règles sociales constituées d'interdits et de prescriptions.

Les rituels de naissance, mort ou mariage — parfois réduits à leur plus simple expression — ont été souvent décrits dans la littérature ethnologique ; en revanche, divers autres rites qui jalonnent l'existence des personnes et qui peuvent être considérés comme des rituels d'ordre mineur, ont été mentionnés plus rarement. Il en existait pourtant un certain nombre dans la tradition inuit, et ceux-ci perdurent parfois dans le contexte contemporain, comme nous avons eu l'occasion de l'observer dans la communauté des Ammassalimiit du Groenland oriental, où ils s'apparentent à des rites de passage. La fonction de ces rites sera analysée ici sous le double aspect qu'elle revêt : d'une part, le rite agit en tant que système de protection, par la collectivité, de l'individu qui vit ces événements personnels ; d'autre part, il a un rôle d'intégration de la personne au groupe familial ou social hors duquel celle-ci ne peut survivre.

Cet article n'est pas le fruit d'une enquête conduite sur le terrain sur le thème des cycles de vie ou transitions de l'existence, mais plutôt une somme de données recueillies au cours de plusieurs missions effectuées à Ammassalik et au Scoresbysund (Ittoqqoortormiit), entre 1967 et 1994. Il m'a paru intéressant de tenter de relier ces observations, que l'on peut considérer comme récentes et concernant une société acculturée, à celles qui furent notées par Holm et Thalbitzer dans les premières années de la découverte des Ammassalimiit (fin 19e — début 20e siècle) ou par [49] Rasmussen, Victor et Gessain dans les années 1930, pour en déduire une réflexion plus générale sur la façon dont la communauté se perpétue en veillant au destin individuel de chacun de ses membres, dans ces contextes différents.

Par ailleurs, en suggérant la publication de ce numéro à thème, mon intention était de faire ressortir ce que l'on peut trouver de commun, dans ce domaine, entre les diverses sociétés inuit et yupiit, traditionnelles et actuelles, ou ce qui peut relever de particularités régionales. Pour ce qui concerne les Ammassalimiit, les plus grandes similitudes seront trouvées avec la population du Groenland occidental (Jensen 1968 ; Kleivan 1984 ; Lynge 1981 ; Nuttall 1994). Toutefois, il ne faut pas oublier que le long isolement de la côte orientale du Groenland a favorisé le développement et la préservation d'une culture originale (Robert-Lamblin 1986).

L'entrée dans la société

Le premier rite de passage de l'existence d'un enfant d'Ammassalik est celui par lequel il acquiert ses différents noms. C'est ainsi que, très vite après sa venue au monde, il va entrer dans la communauté sociale : avec les noms qu'il reçoit, il prend ipso facto une place précise qui le situe par rapport aux autres personnes de son entourage [1]. Noms et relations de parenté vont lui être signifiés, à lui encore tout jeune bébé dont on attend une sorte d'approbation (il ne doit pas pleurer au moment où il est nommé), ainsi qu'à l'entourage qui sera informé que « un tel [dont on ne prononçait plus le nom depuis son décès] est revenu. » La personnalité de l'enfant sera d'ailleurs inévitablement influencée par l'attente des parents et celle du groupe vis-à-vis d'un certain comportement, évocateur de la personne disparue que ce nouveau venu « réincarne. » N'entendons-nous pas fréquemment dire : cet enfant a tel ou tel trait de caractère...bien sûr, c'est normal, c'est ainsi qu'était son éponyme ! De surcroît, en devenant un des membres de la société, ce jeune individu entre dans un réseau complexe de don et de partage de nourriture, c'est-à-dire de droits et d'obligations sociales à l'égard de nombreuses personnes. Dans les premières années de sa vie, il incombe à ses propres parents de lui indiquer la conduite à suivre, avant qu'il ne puisse lui-même tenir pleinement son rôle.

Les premiers observateurs qui ont décrit le mode de vie et la culture traditionnelle des Ammassalimiit relatent ainsi la cérémonie intime de la dation des noms (Holm 1911 ; Rasmussen 1938 ; Victor et Robert-Lamblin 1993) : accompli généralement par la personne qui a mis au monde l'enfant, la grand-mère ou une vieille femme qui a aidé à l'accouchement, ou parfois par la mère, ce rituel consiste en un geste symbolique accompagnant le chuchotement des noms à l'oreille du nouveau-né. Holm observe que la mère passe son doigt, préalablement trempé dans de l'eau, sur la bouche du bébé tout en prononçant les noms des morts d'après lesquels l'enfant sera nommé, en commençant par la dernière personne décédée du district. Pour sa part, Rasmussen précise que la femme (grand-mère ou sage-femme) se nettoie d'abord l'ongle du quatrième doigt (de la main droite) et y place une goutte d'eau destinée à tomber dans la bouche de l'enfant, tandis que de la main gauche, elle tient le quatrième doigt de la main droite de l'enfant.

[50]

Enfin, en ajoutant que : « The significance of the mouth being touched with water (which takes place with the ring finger if it is a boy, with the first finger if it is a girl) is that the child is to gain its livelihood from the sea, » Holm (1911 : 62) met en évidence le fait que si le nom n'est pas sexué (on peut le donner indifféremment à un garçon ou à une fille), la façon de le donner marquant une distinction de traitement entre filles et garçons constitue le premier rite de passage différenciant les deux sexes. Dans ses notes de terrain des années 1934-37, Paul-Émile Victor confirme cette différence, mais donne une autre version des gestes accomplis : « À la naissance, la mère mouille les lèvres du nouveau-né, avec son annulaire si c'est un garçon, avec l'index si c'est une fille. [...] À peine le cordon ombilical est-il coupé, que la femme qui a aidé pour l'accouchement (erneertsoorto') « baptise » l'enfant. Si c'est un garçon, elle lui prend l'annulaire gauche entre son pouce et son index droits, l'annulaire droit si c'est une fille et dit : tamina adiratsader [2] : ainsi tu t'appelleras [3] » (Victor et Robert-Lamblin 1993 : 323). Le rôle joué par le quatrième doigt [4] — ou annulaire — de la personne qui nomme, comme de celle qui reçoit le nom, bien souligné ici, renvoie à la notion de force symbolique, d'énergie vitale particulière résidant dans cette partie du corps humain (Robert-Lamblin 1992 : 117).

La pluralité des noms donnés à l'enfant va contribuer à enrichir sa personnalité. Elle élargit le champ de ses relations sociales et, le cas échéant, lui permet de se protéger des dangers qui le menacent en changeant d'identité. À la suite d'un événement grave de son existence, tel que maladie, séparation familiale, émigration, un individu choisira par exemple de se faire appeler par un autre de ses prénoms, comme pour recommencer symboliquement une nouvelle vie en se donnant de meilleures chances de réussite.

Sans entrer dans le détail du système de la transmission des noms à Ammassalik, qui a déjà fait l'objet de plusieurs publications (en particulier Gessain 1980 et Robbe 1981), je voudrais insister sur l'importance de ce rite pour la construction de la personnalité de l'individu, de même que pour son insertion au sein du groupe social, tant autrefois qu'actuellement.

Depuis plusieurs décennies déjà, la majorité des naissances n'a plus lieu au domicile des futures mères, mais en milieu hospitalier où l'accouchement est pratiqué par des sages-femmes, de métier le plus souvent, n'ayant aucun lien de parenté avec l'enfant qu'elles mettent au monde. Par ailleurs, la christianisation qui touche toute la [51] population depuis 1921 a introduit la notion de baptême [5], au cours duquel le pasteur procède précisément à la dation des noms. Avec ces nouvelles conditions de vie et l'adoption des croyances religieuses chrétiennes, que devient l'ancien rite de passage ? La sage-femme de maintenant joue-t-elle le même rôle social que celle d'autrefois ? Est-ce au pasteur que l'on délègue aujourd'hui symboliquement le soin d'introduire l'enfant dans la société des hommes, en même temps que dans la communauté des chrétiens, dès lors que c'est lui qui en révèle officiellement les prénoms ?

Aussitôt après la naissance, sans la nommer ouvertement, la mère fait connaître quelle personne disparue son nouveau-né réincarne, en faisant annoncer à un proche du mort dont l'enfant va porter le nom, que le défunt est à nouveau présent. Une veuve, par exemple, sera ainsi prévenue qu'elle peut venir à l'hôpital pour rendre visite à « son mari qui est revenu. » De nos jours, c'est encore très souvent la grand-mère qui influe sur le choix de l'identité du nouveau-né. L'accoucheuse, en revanche, a perdu son rôle dans la transmission du nom de l'enfant qu'elle aide à venir au monde.

Avant la cérémonie du baptême, qui se situe en général plusieurs mois après la naissance [6], la réponse habituelle à la question posée : « comment s'appelle ton bébé ? » est invariablement « suli aleranngitseq : il n'a pas encore de nom. » En réalité, dès sa venue au monde, il a bien sûr reçu son identité personnelle au sein de sa propre famille, mais son nom ne sera utilisé qu'après le baptême religieux. Lors du baptême au temple, c'est le pasteur qui prononcera solennellement, devant la communauté familiale rassemblée, tous les prénoms que les parents ont choisis pour l'enfant. Cela donne souvent lieu à une énumération de six ou sept noms, parmi lesquels se trouvent mêlés des prénoms chrétiens d'origine récente et des noms païens traditionnels transmis depuis de nombreuses générations, preuve que malgré l'acceptation des nouvelles pratiques ou croyances, les plus anciennes demeurent vivaces afin de préserver la continuité du groupe dans le temps. Les différents noms seront consignés dans le registre paroissial qui tient lieu d'état civil depuis 1899. Enfin, dans cette cérémonie religieuse des temps modernes, on peut remarquer une véritable transposition des symboles du rituel traditionnel : en effet, à la parole du pasteur prononçant les noms de l'enfant est associée l'eau du baptême chrétien.

Le rite d'entrée du tout jeune individu dans la société se déroule donc désormais en deux étapes : la première, où dès la naissance et dans l'intimité le nouveau-né reçoit son identité personnelle ; la deuxième, plus officielle, où le pasteur devient l'acteur principal du rituel social et religieux de reconnaissance de l'individu au sein de la communauté. Traits communs à cette cérémonie et à plusieurs autres apparues sous l'influence de la culture occidentale, dont nous reparlerons plus loin : le fêté, comme sa famille proche, [52] est revêtu de ses plus beaux atours (robe de baptême, costumes de fête groenlandais ou vêtements neufs) ; une réception est organisée par la famille avec consommation collective d'aliments, parmi les plus appréciés ; enfin, des cadeaux variés destinés au baptisé (argent, objets, vêtements, jouets, produits de beauté) sont apportés par les invités. Pour marquer les liens particuliers qui les unissent désormais à ce jeune être, les proches du défunt, dont l'enfant fait revivre le nom, offrent souvent des cadeaux en relation avec les activités ou la personnalité du disparu ; par exemple, des petits kamik reproduisant un modèle pour homme ou femme adulte, un petit couteau de femme, une lampe à huile de phoque miniature...

Les premières années de l'existence

La littérature ethnographique fait largement mention des nombreux charmes, amulettes (Rosing 1994), règles de vie et préceptes (Rasmussen 1938 et 1979 ; Lynge 1981), et même le cas échéant de particularités vestimentaires (Rasmussen 1938 : 182 et 191 ; Victor et Robert-Lamblin 1993 : 295), que la famille proche procure au tout jeune enfant groenlandais, afin de l'aider à traverser la petite enfance en écartant les innombrables dangers qui le menacent. Ils visent à protéger ce nouvel humain bien vulnérable, de la maladie, de la mort et des mauvais sorts jetés par des personnes mal intentionnées.

Ce qui est moins souvent signalé, en revanche, ce sont les divers rituels des « premières fois, » ceux qui, selon Van Gennep (1909 : 250), « ne s'accusent davantage ou même n'existent que lors du premier passage d'une catégorie sociale à une autre ou d'une situation à l'autre » et qui, à Ammassalik, vont avoir lieu au cours de la croissance de l'enfant. Ils accompagnent les nombreuses étapes qui jalonnent les premières années de son existence, pour en souligner l'importance. Certaines de ces manifestations suivent le développement physiologique de l'enfant : première dent, premiers pas, etc., ou tiennent à un événement extérieur, comme le premier anorak ; d'autres sont liées à sa réussite personnelle : premier gibier capturé, premier saumon, premier phoque...

Dans ces divers cas, il ne s'agit plus de mesures individuelles de protection, mais d'une célébration sociale, où l'enfant devenu le centre de l'attention collective voit réaffirmée son intégration dans la communauté familiale ou villageoise, communauté qui, de son côté, participe également à l'événement par des échanges de cadeaux : objets ou nourriture.

Holm relate que la première fois qu'un enfant revêt un anorak, sa mère reçoit des cadeaux de la part des co-habitants de la maison ; et encore que, lorsqu'un nourrisson perce sa première dent, si ses parents possèdent des provisions, ils en distribuent une part à tous les co-habitants (Holm 1911 : 63). Le hasard a voulu qu'en 1967, lors d'un séjour à Copenhague dans une famille originaire d'Ammassalik, j'assiste à une de ces cérémonies de « première fois » essentiellement perpétuées dans cette famille par la grand-mère maternelle. Au cours d'une petite réunion rassemblant les parents, plusieurs enfants et une femme groenlandaise venant du Scoresbysund (Ittoqqortoormiit), la petite Ida, âgée de neuf mois, se mit pour la première fois à se déplacer à quatre pattes. C'est alors que, très excités, adultes et enfants se sont également tous mis à quatre pattes [53] par terre, et, tandis que la mère de la petite fille lançait en l'air des fruits et des bonbons, chacun tenta d'en attraper un maximum pour son propre compte. Ensuite, ce fut la grand-mère de l'enfant qui s'empara de son porte-monnaie et en envoya le contenu en l'air, la bousculade pour courir après les pièces de monnaie recommençant alors. II s'agit là d'un « jeu » traditionnel, m'a expliqué par la suite la mère d'Ida ; on y jouait lors d'un événement spécial, comme celui-ci par exemple, et l'on jetait vers l'assistance toutes sortes de choses : viande de phoque, poissons, vêtements...

Plusieurs années plus tard, l'occasion m'a été donnée de revivre la même scène à Ammassalik, en extérieur. Enfin, lors d'une mission de terrain au Scoresbysund, en 1990, il m'a également été confirmé que, dans cette région, les premières expériences (suuttermi [7] atoqarteq), telles que : premiers pas, première dent qui tombe, première capture (suuttermi pilaqaqarteq) — ou premier gibier — d'un jeune garçon, etc., se célébraient de la même façon ; quelqu'un (nalitsilarteq) lançant des objets divers et criant « upaataaniatsel (prenez donc, attrapez cela !) » ou bien « upaataaliniartiniatse ! » et tout le monde se ruant pour les recueillir dans une véritable mêlée.

Dans ses notes de terrain, Paul-Émile Victor classe l’« ubaataanne' » [8] dans la catégorie des jeux et festivités :

Il peut se pratiquer pour n'importe quel prétexte : l'aîné des enfants perd sa première dent ; l'un des enfants perce pour la première fois une semelle de ses kamik ; le fils tire pour la première fois, à la chasse ou non, un oiseau par exemple. Celui qui veut manifester sa joie prépare un certain nombre de lots à distribuer : morceaux de viande, tabac, perles de verre, cartouches de fusil, peaux, etc. Tous peuvent participer au jeu, sans invitation (Victor et Robert-Lamblin 1989 : 287-288).

Le premier gibier d'un garçon fait, par ailleurs, l'objet d'une invitation à venir consommer collectivement la proie chassée ; ne serait-ce qu'un infime morceau, s'il s'agit d'un petit animal comme par exemple un lagopède tué d'une pierre ou pris au collet par un tout jeune enfant. Tandis que le garçon est vivement félicité pour son exploit, son habileté à capturer une proie, toute la communauté est conviée par les parents à se partager le produit de sa chasse. Par ce rituel, le chasseur débutant se trouve conforté dans son rôle de producteur appelé dans le futur à devoir nourrir une famille, ainsi qu'à distribuer le produit de sa chasse (principe fondamental de la solidarité communautaire dans les sociétés inuit). Le premier phoque capturé d'un jeune garçon, parfois dès l'âge de 7 ou 8 ans, se trouve particulièrement célébré, car il s'agit du gibier essentiel dans la vie des Groenlandais de l'Est. Et dans les villages de taille réduite (moins de 200 habitants), selon un de mes informateurs, c'est toute la population y compris les tout petits enfants qui est appelée à prendre part à l'événement en venant consommer une parcelle de l'animal tué [9].

Comme dans le « jeu » ubaataaneq, ce premier succès d'un jeune chasseur est marqué par une distribution rituelle, un partage communautaire. Inge Kleivan et [54] Birgitte Sonne soulignent, dans une publication, la dimension fortement symbolique d'un tel acte de communion consistant à partager collectivement la responsabilité du nouveau chasseur qui a tué l'animal, afin de garantir la réussite de ses futures chasses : « Initiating a mutual positive relationship to the animal » (Kleivan et Sonne 1985 : 16). Un autre détail d'importance, donné par Knud Rasmussen, montre encore le danger associé à cet événement de la vie du jeune garçon qui a tué son premier phoque : arrivé à son domicile, il doit se laver la figure avec de l'urine. « This is done in order that the one who killed the seal may not be susceptible to magic » (Rasmussen 1938 : 193), l'urine étant en règle générale utilisée contre l'accomplissement d'actes de magie maléfique.

Dans le contexte actuel, quelques-unes de ces coutumes se sont conservées. Le rite de la célébration du premier gibier d'un jeune garçon (pisaarteq ou pisaarngitsersorpaa), son premier phoque (anginaarteq) [10], son premier ours (nanninaarteq), etc. se perpétue en particulier dans les familles de chasseurs habitant les agglomérations les moins peuplées (Robert-Lamblin 1999). Comme pour toutes les autres fêtes, les invitations comprennent désormais, outre la part du gibier rapporté, une dégustation de café et de petits gâteaux au domicile des parents.

Enfin, un rituel d'un genre nouveau fait désormais partie du cycle d'éducation des jeunes Groenlandais : il s'agit de la célébration, à l'âge de 7 ans, de leur première journée d'école véritable. Ce jour-là, l'enfant revêt le costume de fête groenlandais pour aller en classe, tandis que ses parents reçoivent de nombreux invités chez eux, pour consommer café, thé, biscuits...en l'honneur de l'entrée de leur enfant dans le système scolaire. Il s'agit bien d'un rite de passage, inspiré cette fois d'un modèle nouveau, le modèle danois. Il est à remarquer que, dans ce cas, aucune sélection ne s'opère, ni du point de vue du sexe de l'enfant, ni de celui de sa réussite personnelle. Tout individu, au cours de son existence, est ainsi appelé à fêter cet événement marquant.

Le passage à l'âge adulte

S'il apparaît que, dans la société traditionnelle, l'attention de la famille et de la communauté semble s'être beaucoup plus tournée vers le garçon que vers la fille au cours des premières années de la vie, cela tient à l'importance reconnue au statut du chasseur et à l'éducation particulière que ce dernier reçoit tôt dans son existence. En revanche, il en va différemment pour les périodes de la puberté et de l'entrée dans l'âge adulte, où la vigilance collective se déplace plutôt vers la jeune fille qui peut faire courir certains dangers à son entourage lorsqu'elle devient femme puis mère. Alors qu'il n'existe pas à Ammassalik de tabous concernant la période des menstruations — ni séparation de la famille, ni prescriptions particulières, ni interdit alimentaire ou autre —, la société va en réalité se protéger de l'infécondité de la femme (des risques de stérilité ou de fausses-couches gardées secrètes), jusqu'à ce qu'elle ait mis au monde son premier enfant, mâle de préférence. À ce moment là, elle reçoit la reconnaissance sociale, manifestée par sa totale acceptation au sein de sa belle-famille et matérialisée [55] par le droit de découper puis de distribuer le gibier rapporté par son époux, tâche de la plus grande importance auparavant réservée aux femmes déjà fécondes de l'entourage du mari : sœur, mère ou tante de celui-ci (Thalbitzer 1941 : 650).

Le passage du statut d'enfant (merserteq) au statut d'adulte (qanganisaq) [11] n'était jadis marqué par aucune cérémonie particulière. Holm mentionne seulement que vers l'âge de seize ans, les jeunes gens qui se promenaient jusque là totalement nus dans la maison commencent à porter un cache-sexe (natit), car ils se trouvent dès lors « gênés » par la nudité complète ; en outre, les jeunes filles qui dans l'enfance laissaient leurs longs cheveux défaits, les remontent dès lors en chignon haut placé sur la tête (pikkivat). Ces signes étaient suffisants pour annoncer que les jeunes gens étaient nubiles (Holm 1911 : 64) [12]. Le mariage qui ne tardait pas à suivre était, de même, réduit à un modeste rituel. Ni réjouissances, ni invitations, le père du marié accueillait simplement chez lui la femme de son fils par une formule magique, puis indiquait la place qui revenait au jeune couple sur la plate-forme commune. En venant chercher sa future femme, le jeune époux offrait en général des cadeaux à son beau-père, en sorte de dédommagement, et procédait parfois à un simulacre de mariage par rapt (Kjellstrôm 1973).

Pour marquer la séparation entre le monde de l'enfance et celui des adultes, on jugeait jadis que les enfants ne devaient ni entendre, ni comprendre, ni savoir certaines choses. Il s'agissait surtout du domaine du chamanisme. La langue chamanique, présumée secrète, était en réalité bien souvent comprise partiellement par les adultes, mais elle devait essentiellement rester totalement inintelligible pour les enfants (Victor et Robert-Lamblin 1993 : 235). De même, les enfants étaient-ils tenus à l'écart de certains sujets de conversation. Elisa Maqe, qui est née en 1916, confirme par exemple qu'« à son époque, toute information concernant la sexualité, la grossesse et l'accouchement était interdite aux enfants. Quand les adultes abordaient ces sujets, soit ils chassaient les enfants, soit ils faisaient en sorte que ceux-ci n'entendent rien » (1999, communication personnelle à Catherine Enel). Les enfants étaient encore astreints à certains interdits ou obligations d'ordre alimentaire et vestimentaire (Rasmussen 1938 : 190).

Dans la société contemporaine, un nouveau rituel marque solennellement le passage au statut d'adulte, sans distinction entre garçons et filles : il s'agit de la [56] cérémonie religieuse de la confirmation. Cette grande fête de la religion luthérienne, qui célèbre l'achèvement de la catéchèse, vers l'âge de 13-14 ans, et l'entrée des jeunes gens dans la catégorie des chrétiens instruits, a été assimilée par les Ammassalimiit à une sorte de rite de passage de l'adolescence à l'âge adulte. Il faut dire qu'alphabétisation et christianisation ont été intimement mêlées aux débuts de la colonisation de cette région (comme partout ailleurs sur le territoire groenlandais) et que l'instruction scolaire qui remonte à 1925 a tout d'abord été dispensée par les membres de la mission luthérienne, pasteur et catéchistes (Robert-Lamblin 1986 : 398). Pendant plusieurs décennies, cette cérémonie de la confirmation a véritablement coïncidé avec la fin du cycle scolaire — après les sept années d'école obligatoire — et par conséquent avec l'entrée des jeunes gens dans la vie active. Aujourd'hui encore, en dépit de l'allongement de plusieurs années du cycle scolaire, cette cérémonie religieuse célébrée par le pasteur reste synonyme d'un changement de statut pour les adolescents de 13 ou 14 ans, que leurs proches vont désormais considérer comme des adultes. Un détail permet de comprendre ce que peut signifier ce nouvel état au sein de la famille : en 1972, un jeune garçon m'expliquait ainsi qu'il pouvait désormais fumer, « puisqu'il était confirmé. » De fait, les parents distinguent ouvertement, parmi leurs enfants, ceux qui ne sont pas encore confirmés et appartiennent au monde de l'enfance, de ceux qui ont déjà passé ce cap et mènent une vie plus indépendante. A la différence de la situation passée, ce n'est pas le développement physiologique personnel, la maturité physique, qui est le facteur déterminant du passage au statut d'adulte, mais une date fixée par le système éducatif religieux.

Se déroulant toujours au cours de l'été, la fête de la confirmation est préparée des mois à l'avance par chacune des familles dont un enfant est appelé à faire partie de la « promotion » annuelle des confirmés. C'est l'occasion de confectionner ou remettre en état les costumes de fête — de style groenlandais ou occidental —, non seulement pour le futur confirmé, mais aussi pour toute sa famille, parents et frères et sœurs. Dans le domaine alimentaire, d'importants préparatifs ont également lieu pour la réception qui suivra le long office religieux et se déroulera au domicile des parents du fêté ou bien encore dans un local collectif (salle de réunion communautaire, « club » ou même hôtel). Pour leur part, les invités vont offrir au jeune confirmé un présent : objet, effet personnel ou somme d'argent.

Cette célébration est l'une des occasions les plus recherchées pour recevoir le mieux possible un grand nombre d'invités, qui en raison de l'exiguïté des locaux vont se succéder selon les tranches horaires indiquées par les invitants. Les réceptions offertes font parfois l'objet de véritables démonstrations des moyens financiers de l'invitant, soulignant de cette façon son statut social élevé, en fonction des nouvelles échelles de valeur en vigueur. C'est ainsi qu'en 1994, j'ai vu un fonctionnaire groenlandais d'Ammassalik tirer (en plein jour, puisque c'était l'été) un feu d'artifice devant chez lui, en l'honneur de son fils confirmé ce jour-là.

Dans les années 1970 et 1980, ce genre de réception se déroulait le plus souvent selon l'exemple danois : dans les habitations nettoyées, rangées, décorées de petits drapeaux. Des tranches de pain beurrées et divers gâteaux, accompagnés de café ou de thé, ainsi que de cigarettes, étaient servis sur des tables recouvertes de nappes blanches, [57] éclairées par des bougies. Mais dans le courant des années 1990, on a pu assister à la réapparition des préparations alimentaires ancestrales, que les plus jeunes générations avaient délaissées pendant un temps au profit des produits importés. Plantes et baies fermentées dans l'huile de phoque, sang de phoque faisandé en soupe liquide ou en morceau solidifié, viande séchée au soleil que l'on trempe dans l'huile de phoque un peu rance, et même phoque conservé dans son entier pendant plusieurs mois et consommé faisandé, cru et gelé (qiitsiaq) : toutes ces recettes traditionnelles relevées dans les années 1930 par Rasmussen (1938) ou Victor (1995) se retrouvent maintenant fréquemment au menu des grandes occasions. Les plats groenlandais se dégustent à l'extérieur de la maison, directement avec les doigts, tandis qu'à l'intérieur, les aliments européens sont servis à la manière danoise, avec tasses, assiettes et couverts.

Alors que la durée de la scolarité s'est allongée avec le développement de l'éducation et que de nombreux jeunes ne pratiquent plus la chasse en tant qu'occupation principale, un nouveau terme emprunté à la langue ouest-groenlandaise désigne maintenant ce stade intermédiaire entre la confirmation et l'entrée véritable dans la vie active : inuusuttoq (c'est à dire celui qui est presque un inuk). Comme le souligne R. Condon (1987 : 54-56), il s'agit des jeunes gens que l'on désigne par le terme teen-agers dans la société anglo-saxonne.

La cérémonie de mariage que l'on célèbre de nos jours ne constitue pas véritablement un rite de transition dans la vie des adultes, puisqu'elle ne marque ni le début de la vie commune entre les époux ni leur intention de fonder une famille, ceux-ci ayant déjà au moment de leur décision un ou plusieurs descendants en règle générale. Ce que le couple paraît rechercher, avec l'officialisation de sa situation par le pasteur et l'état-civil, c'est la reconnaissance de son nouveau statut par la communauté sociale. La réception qui suit l'office religieux est de même nature que celles que l'on donne lors des baptêmes et des confirmations.

En définitive, si l'on cherche des traits communs entre ces rites, qui sont inspirés d'une autre culture et d'un autre système religieux, mais que la société groenlandaise contemporaine semble avoir totalement assimilés, et les rituels traditionnels évoqués plus haut, on peut trouver plusieurs éléments similaires. Ainsi, lorsqu'une personne (ou un couple) vit un événement primordial dans son existence [13], l'entourage proche tient-il à marquer publiquement l'importance de l'événement, en conviant une partie de la communauté à un rassemblement pendant lequel il est procédé à un partage et une consommation collective d'aliments, tandis que les invités, en retour, offrent des présents à la personne fêtée tout en lui adressant des paroles de félicitations et d'encouragement. Comme le résume le tableau 1, malgré les grandes transformations de la société ammassalimiit, on peut trouver une véritable continuité dans les interventions de la collectivité au cours des différentes étapes des destins individuels.

[58]

La fin de l'existence

Dernière étape dans l'existence des individus, le décès était considéré dans la société traditionnelle d'Ammassalik à la fois comme le passage du défunt vers une autre vie et comme un événement particulièrement dangereux pour la communauté des hommes et son environnement. Par conséquent, pour les Groenlandais de l'Est non christianisés, il importait à ce moment-là tout autant de protéger les vivants des fortes menaces qui pèsent sur eux, que d'aider l'âme du défunt à rejoindre le pays des morts sans rencontrer trop d'obstacles. À peine la personne était-elle décédée que tout devait donc être accompli très rapidement, mais avec d'infinies précautions, dans le strict respect des prescriptions établies et des tabous à observer, sous peine de mettre en danger la survie des habitants du lieu ou de « contaminer » le gibier marin qui pourrait alors disparaître de la région.

Revêtu de ses meilleurs habits (anorak de kayak pour l'homme, amant pour la femme), le capuchon relevé sur la tête et le vêtement bien serré autour du cou, des poignets et des chevilles, le mort était enveloppé dans une grande peau de phoque cousue ou dans la couverture de cuir d'un kayak faisant office de linceul. Ensuite, le corps était attaché par les chevilles puis tiré en hâte, les pieds devant, hors de la maison — ou passé par la fenêtre pour aller plus vite — par celui qui l'avait habillé : nécessairement un proche parent du mort. Tandis que le nom du mort ne devait plus être prononcé en aucun cas, l'habitation, son contenu et ses habitants étaient purifiés par le feu et par l'urine. Alors commençait le dur deuil des proches. Tous ces rituels, de même que les très nombreux interdits qui frappaient la famille en deuil, en particulier les femmes de l'entourage du défunt et celui qui avait touché le cadavre pour l'habiller et le sortir de l'habitation, ont été décrits à plusieurs reprises (Holm 1911 : 74-80 ; Petersen 1968 ; Rasmussen 1938 : 183-188 ; Victor et Robert-Lamblin 1993 : 325-345). Il n'est pas nécessaire d'y revenir, sauf peut-être pour souligner la forte dissymétrie des règles de conduite qui étaient imposées, selon leur sexe, aux membres de la famille, jusqu'à ce que la personne décédée ait atteint le pays des morts. C'étaient en effet les femmes proches du défunt, veuve(s) et mère, qui avaient à subir les observances les plus sévères et la durée de deuil la plus longue : jusqu'à un an, temps du périple que l'âme-principe de vie [14] du défunt devait mettre pour accéder à la vie éternelle dans le monde des morts.

Par leur bonne conduite, les vivants se devaient ainsi d'aider les morts à quitter paisiblement et définitivement le monde terrestre. Et ce faisant, ils se garantissaient eux-mêmes des tracas provoqués par les morts errants n'ayant pas bénéficié des rites appropriés. Comme le souligne justement Van Gennep, « cette période de marge des vivants est la contrepartie de la période de marge du mort, la cessation de la première coïncidant parfois avec la cessation de la seconde, c'est-à-dire avec l'agrégation du mort au monde des morts. [...] Pendant le deuil, les vivants et le mort constituent une société [59] spéciale, située entre le monde des vivants d'une part et le monde des morts de l'autre, et dont les vivants sortent plus ou moins vite selon qu'ils étaient plus étroitement apparentés au mort » (Van Gennep 1909 : 211).

On disait autrefois à Ammassalik que parmi les deux mondes accessibles aux âmes des défunts, le milieu sous-marin offrait le meilleur séjour. Les morts du ciel n'avaient pour se nourrir que corbeaux ou baies, tandis que les morts du fond de la mer jouissaient en abondance de chair et de graisse de mammifères marins. Selon la tradition, les femmes mortes en couche, les chasseurs disparus en kayak et les personnes ayant abrégé leurs jours en se jetant à la mer étaient destinés à rejoindre ce monde sous-marin. Ceci expliquait pourquoi les personnes souffrant de chagrin ou de douleurs physiques pouvaient mettre fin à leurs jours comme à ceux de leurs jeunes enfants avec une certaine sérénité : elles avaient la perspective de trouver un sort meilleur dans l'au-delà.

La dernière demeure terrestre du décédé pouvait être une tombe consistant en un simple amas de pierres plates recouvrant le corps, ou une fente de rocher rebouchée par des pierres. Ou bien c'était l'océan même, sépulture fréquemment utilisée à la fin du siècle dernier, donnant plus vite accès au meilleur des mondes posthumes. Le mort emportait avec lui ses objets personnels : dans le cas d'un homme, par exemple, son tambour, ses instruments de chasse, parfois son kayak (Thalbitzer 1914 : 524) ; pour une femme, sa lampe, son matériel de couture, son couteau personnel, ses éléments de parure ; et s'agissant d'un enfant, ses jouets.

Quant aux vivants, frappés — en fonction de leur proximité de parenté avec le défunt — d'interdits d'activité, de tabous alimentaires et d'observances très contraignantes, une fois passée la période imposée de deuil, ils devaient encore se soumettre à de nombreux rites pour la levée du deuil. Ce n'était que peu à peu qu'ils pouvaient reprendre leurs occupations, en faisant préalablement « désacraliser » par une formule magique les divers instruments utilisés pour la chasse, la couture, la consommation des aliments... On retrouve tout à fait là le schéma du rite de passage tel que le décrit Van Gennep, avec ses différentes phases : la séparation et la marge pour les personnes en deuil, puis leur réintégration dans la communauté au moyen de rituels de levée du deuil, qui parfois peuvent prendre la forme d'une sorte de « rééducation » de chaque acte de la vie quotidienne à accomplir, sous la direction d'une personne âgée — homme ou femme — suivant l'activité en cause (Victor et Robert-Lamblin 1993 : 330-334).

Avec la christianisation, la plupart des anciens rites mortuaires ont disparu. Les conduites à suivre, les interdits liés au deuil et le mode de sépulture se sont profondément modifiés. De nos jours, après un décès, le corps du mort est placé dans une chapelle ardente en attendant l'office religieux luthérien célébré par le pasteur. Au cours de la cérémonie au temple, l'assistance va déposer de petits bouquets de fleurs artificielles entourés de ruban sur le cercueil puis l'accompagner jusqu'au cimetière, où un autre cérémonial religieux plus bref a lieu avant l'inhumation. Surmontées de croix et fleuries, les tombes sont désormais regroupées dans des cimetières enclos situés à l'écart des villages, alors qu'il y a quelques décennies encore, elles étaient dispersées ça [60] et là dans la nature ou même au beau milieu des habitations, selon les demandes formulées par les défunts avant de mourir. Dans leurs vœux exprimés, certains avaient privilégié l'éloignement, le calme et même la vue sur les fjords et la mer, d'autres au contraire la proximité des vivants, par crainte de la solitude. Récemment encore, quelques vieilles personnes ont été enterrées avec leurs objets personnels, tambour ou ustensiles de leur vie quotidienne, ou bien avec des photographies de leurs proches.

À l'instar de leurs ancêtres (Robert Gessain, communication personnelle), les personnes âgées livrent parfois aussi avant de mourir le récit de leur vie. Sentant leurs derniers moments venus, elles commencent alors la relation de leur existence devant la famille réunie qui comprend aussitôt que l'heure de la séparation approche. Les proches écoutent alors dans le plus grand silence cette longue évocation — à laquelle j'ai assisté avec émotion lors d'un de mes séjours — des épisodes les plus intimes, souvent gardés secrets. Pour celui qui va disparaître, c'est le moment solennel des révélations, de l'ultime transmission de ses connaissances à son entourage, comme de l'expression de ses propres volontés concernant éventuellement sa sépulture ou sa future réincarnation dans un être de l'autre sexe. Ces derniers aveux ne sont pas sans évoquer la notion de « confession publique » qui avait jadis pour effet d'éliminer la force contenue dans ce qui pouvait avoir une fonction dangereuse, qu'il s'agisse d'actes, de pratiques, d'objets, de chants ou de formules magiques (Petersen 1984 : 632).

Des anciens tabous de deuil il ne reste que très peu de traces : les personnes les plus âgées refusent encore de chanter ou de jouer du tambour après un décès survenu dans leur famille, mais les jeunes générations n'adoptent pas le même comportement. En revanche, il est encore de règle de ne plus prononcer le nom du mort tant qu'il n'aura pas été redonné à un nouveau membre de la société, car l'âme du défunt pourrait en être fâchée ou tourmentée et venir menacer les vivants notamment dans leurs rêves. Enfin, l'idée chrétienne d'une vie future après la mort n'est pas étrangère à cette population qui avait traditionnellement la notion de l'au-delà dans sa propre conception du monde, de même qu'une représentation de destins différents pour les défunts selon la vie que chacun avait menée sur terre.

Les rapports entre l'individu et le groupe

Dans les diverses situations décrites ci-dessus, on n'observe pas à proprement parler de « zone de rupture » entre les états successifs de la vie d'une personne, à l'exception peut-être de la dernière étape de l'existence, la mort, qui marque le moment où le groupe doit se détacher de l'individu. En réalité cependant, la séparation n'existe guère, puisque le nom du mort réincarné dans un nouvel être fera revivre — en quelque sorte indéfiniment — ce membre de la communauté. Cette notion de continuité entre les êtres et les générations ressort bien d'une phrase prononcée en 1994 par une femme du village d'Isertoq, que j'avais rencontrée en 1967 lors de ma première mission : « Regarde ! » me dit-elle fièrement en me montrant ses cinq plus jeunes enfants, qui portaient les noms de ses parents disparus, « Je suis habile ! Tous ceux que tu as connus jadis, je les ai à nouveau près de moi : mon père, ma mère, ma sœur, mon frère et ma fille aînée. » De même, la perspective de revenir sur terre dans un nouveau corps [61] atténue-t-elle l'angoisse de la mort chez les personnes âgées ou souffrantes. Dans son étude réalisée dans la région d'Upernavik, au Groenland occidental, Mark Nuttall relève cette même fonction fondamentale que représente la transmission du nom : « Naming illustrates one of the most outstanding aspects of Inuit culture : the emphasis on continuity, rather than finality, of both person and community » (Nuttall 1994 : 135).

Au Groenland oriental, comme nous l'avons vu, les différentes étapes du déroulement des existences individuelles sont essentiellement marquées par des rituels où la famille proche (ou la société) accompagne l'individu — que l'on peut considérer comme se trouvant en situation « critique » — et l'encourage à franchir sans trop de difficultés ces périodes de transition. Ce faisant, c'est également l'ordre social et la cohésion du groupe qui en ressortent renforcés, car une crise individuelle mal contrôlée met en danger la communauté. À travers les divers rites d'invitation, de distribution collective, de communion alimentaire et de contre-dons, la collectivité affirme sa présence aux côtés de l'individu, pour l'assister non seulement dans les événements majeurs de son existence, mais parfois aussi dans les circonstances de moindre importance.

Même si le passage de la société traditionnelle à une société christianisée et occidentalisée a eu pour effet d'atténuer les notions de danger liées aux grandes crises de l'existence (notamment la naissance et la mort), ainsi que de faire disparaître les différences entre les sexes, autrefois très importantes, la fonction d'intégration sociale des individus par les rituels profanes ou religieux demeure une réalité forte à l'époque actuelle.

Références

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Tableau 1.
Évolution des modes de célébration des étapes de l'existence
au Groenland oriental

Les étapes
de la vie

Rites traditionnels

Rites contemporains

L'entrée
dans la société

•   Attribution des noms du nouveau-né
par l'accoucheuse ou par la mère de
l'enfant

•   Rituel de l'eau et paroles prononcées

•   Cérémonie privée dès la naissance :
attribution des noms par les parents
(mère, grand-mère...)

•   Cérémonie publique plusieurs mois
plus tard : baptême au temple,
proclamation des noms, avec rituel de
l'eau et paroles prononcées par le
pasteur

•   Invitation : partage de nourriture,
réception de cadeaux, port de vêtements
de fête

Les premières années
de l'existence

• Rituels des « premières fois » (première dent, premiers pas, premier gibier, etc.) : invitations, partage de nourriture, échanges de cadeaux, paroles de félicitations et d'encouragements envers le jeune individu

•   Célébrations intimes de certaines
« premières fois », avec distribution
d'objets et d'aliments

•   Premier jour d'école, invitation :
partage de nourriture, réception de
cadeaux, port de vêtements de fête

Le passage
à l'âge adulte

•   Rites de puberté : adoption des
vêtements et coiffures d'adultes,
tatouages pour les femmes

•   Mariage par changement d'habitat de
l'épouse, parfois simulacre de rapt,
acceptation par le père du marié, parole
de bienvenue de sa part, cadeaux du
marié à son beau-père

•   Cérémonie de confirmation au temple,
parfois fin de la scolarité, invitation :
partage de nourriture, réception de
cadeaux, port de vêtements de fête

•   Mariage religieux officialisant la
cohabitation des époux, invitation :
partage de nourriture, réception de
cadeaux, port de vêtements de fête

La fin
de l'existence

•   Récit de vie du mourant

•   Traitement du corps du mort par un
proche parent

•   Observance de nombreux tabous pour
les proches : interdiction de
prononciation du nom du mort, tabous
alimentaires, interdits d'activités

•   Croyance en une vie future

•   Survivance du récit de vie chez
certains mourants

•   Cérémonies religieuses d'enterrement
au temple et au cimetière

•   Interdiction de prononciation du nom
du mort, interdits de chants et danses
traditionnels (en vigueur chez les plus
âgés)

•   Croyance en la vie éternelle



* UPR 2147 du CNRS : Dynamique de l'Évolution Humaine, 44 rue de l'Amiral Mouchez, 75014 Paris. France.

[1] Importance soulignée par B. Saladin d'Anglure à propos des Tarramiut du Nouveau-Québec (Saladin d'Anglure 1970 : 1018) et par M. Nuttall pour les Kangersuatsiarmiit de la commune d'Upernavik, au Groenland occidental (Nuttall 1994 : 128-129).

[2] La langue parlée à Ammassalik (le tunumiisut) est un dialecte non écrit différent du kilaamiisut employé au Groenland occidental, qui constitue la langue officielle du pays. Ainsi, l'orthographe utilisée dans cet article sera celle que Paul-Emile Victor a relevée phonétiquement en 1934-37 et que l'on retrouve dans ses publications, ou bien, lorsqu'il s'agit de mes propres données, l'orthographe recommandée actuellement.

[3] Selon Elisa Maqe, informatrice de plusieurs générations d'ethnologues, encore vivante à Ammassalik, atserneq signifie le fait de donner un nom et atserpaa : lui donne un nom ; le nom de la personne décédée ainsi redonné devait être prononcé trois fois (1999, communication personnelle à Catherine Enel). Au Scoresbysund, Jakob Sanimuinak m'a indiqué, en 1990, que c'était la mère ou l'accoucheuse qui autrefois donnait le nom (alertsavaa, de aleq le nom) du nouveau-né en lui tenant l'annulaire gauche, mais que ce n'était plus ainsi actuellement.

[4] Dans la langue d'Ammassalik, le quatrième doigt est en fait l'index, puisque l'on commence à compter à partir du petit doigt. Cette inversion par rapport à notre système peut avoir conduit à des erreurs de traduction.

[5] Les premiers baptêmes de la région d'Ammassalik furent célébrés en 1899. En 1921, les derniers païens du Groenland oriental se convertissaient à la religion luthérienne ; ils étaient ainsi 23 à avoir retardé le plus possible cet acte d'adhésion aux nouvelles valeurs religieuses (Robert-Lamblin 1986 : 414). Depuis 1921, on ne célèbre donc plus de baptêmes d'adultes à Ammassalik. Ces derniers avaient une grande importance symbolique aux yeux de la population, puisqu'en prenant un nouveau nom, étranger à sa propre culture, chacun avait dû en réalité accepter un véritable changement d'identité. Quant aux nommes, il leur fallut, de plus, subir la coupe de leurs cheveux jusque là gardés longs, ce qui était ressenti comme une atteinte à leur personne (ibid. : 415).

[6] II est fréquent que plusieurs baptêmes soient célébrés en même temps, notamment dans les villages éloignés de la petite ville de Tasiilaq, dans lesquels le pasteur ne vient pas souvent en tournée.

[7] Suuttermi signifiant : « pour la première fois. »

[8] D'après P.-E. Victor, vient du verbe ubaataarpoq, signifiant « se partager. »

[9] Bent Jensen précise qu'au Groenland occidental, au cours de cette fête, le jeune chasseur ne doit, 1-i-même, rien consommer de son gibier ; il est là seulement pour offrir la chair de son premier animal chassé aux autres habitants du village (Jensen 1968 : 275).

[10] Dans la tradition, c'était chaque nouvelle espèce de phoque chassée pour la première fois par un jeune garçon qui était célébrée de la manière que nous avons décrite. La capture d'un phoque barbu avait uns importance particulière (Holm 1911 : 49).

[11] Ces termes : merserteq (l'enfant depuis le stade où il se déplace tout seul en marchant) et qanganisaq (l'adulte ou l'individu âgé), désignent respectivement l'enfant ou l'adulte quel que soit son sexe. Mais il existe aussi des termes pour préciser l'enfant garçon ou fille, l'adulte homme ou femme, ainsi que le vieillard ou la vieille femme. De plus, plusieurs mots définissent le tout jeune enfant à différents stades de son développement, depuis le nouveau-né (naalivarteq) jusqu'à l'enfant (cinq termes m'ont été mentionnés).

[12] Holm (1911 : 29) ajoute que toutes les femmes d'Ammassalik étaient tatouées dès qu'elles étaient adultes, mais Thalbitzer (1914 : 604 et 608) affirme que les tatouages étaient pratiqués à des fins décoratives sur les jeunes filles, vers l'âge de 13-15 ans, le plus souvent avant de porter le chignon. Au sujet de la puberté, Thalbitzer précise seulement par rapport à Holm que se sont les jeunes gens eux-mêmes qui, de leur propre initiative, décident vers 15-16 ans de porter un cache-sexe (de forme différente pour les garçons et pour les filles) et que répondant à leur vœu, leur mère ou leur sœur aînée coud pour eux cette pièce de vêtement (Thalbitzer 1914 : 604). On remarquera aussi que les jeunes hommes encore célibataires ne dorment plus sur la grande plate-forme commune où se retrouvent les couples et les jeunes enfants, mais sur une petite plate-forme située sous la fenêtre, comme les visiteurs de passage.

[13] Ainsi que le fait remarquer Jean Briggs, les événements personnels constituent de véritables marqueurs du temps dans la vie des Inuit, des points de repère auxquels ils font constamment référence (Briggs 1992 : 88).

[14] Après le décès, l’âme-principe de vie (tarneq) rôde encore dans le voisinage de la dépouille mortelle (timeq) du défunt pendant trois jours : c'est pendant cette période-là que les prescriptions frappent le plus sévèrement l'entourage du mort (Victor et Robert-Lamblin 1993 : 326-327). Passé ce temps, l’âme-principe de vie va s'éloigner pour entreprendre le long et pénible voyage au cours duquel elle doit se débarrasser de tous ses « sucs terrestres » avant de parvenir jusqu'à la communauté des morts. Seuls les chamanes les plus puissants avaient le pouvoir de se rendre dans les mondes des morts et d'en revenir ; ils constituaient ainsi le lien entre ces univers bien séparés des morts et des vivants (ibid. : 335-337.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 27 mai 2021 10:12
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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