[35]
Joëlle Robert-Lamblin *
Anthropologue, Docteur d’État ès Lettres,
Directeur de recherche de classe exceptionnelle honoraire depuis 2008
(CNRS, France)
“La famille, le village, la ville :
dynamique du changement social
au Groenland oriental de 1960 à 1990.”
Un article publié dans la revue Etudes/Inuit/Studies, vo 1-2, 1999, pp. 35-53.
- Abstract / Résumé [35]
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- Introduction [36]
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- La famille [36]
- Le village [44]
- La ville [47]
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- En conclusion [50]
- Références [51]
Abstract
Family, village and town : Dynamics of social change in Eastern Greenland during the years from 1960 to 1990 **
The extremely rapid social change observed within the population of Ammassalik has been studied in an approach both demographical and anthropological. After having experienced the fragmentation of the large patriarcal family in smaller units, East Greenlandic society shows new aspects in family organization : reduced fertility, exogamous tendencies and development of single-parent or recomposed families, with an important redistribution of children among the extended family. The villages, which up to now had remained traditional in their activities, suffer at this time from the emigration of an essential part of their population : youth (women in particular) who leave to settle in town. This leads to a rupture in the organization of local economic activities. Tasiilaq, the small capital of the region, has never ceased to be a pole of attraction for the East Greenlandic population, despite great difficulties to find housing and employment. The urban environment modifies the life style, the family structure and general behaviour patterns. These analyses are all the more interesting since life in urban centres appears to be on its way to become the only social model for the inhabitants of Greenland.
Résumé
La famille, le village, la ville : Dynamique du changement social au Groenland oriental, de 1960 à 1990 *
Le changement social extrêmement rapide que l'on observe à Ammassalik a été étudié avec une approche démographique et anthropologique. Après le morcellement de la grande famille patriarcale en unités restreintes, la société est-groenlandaise présente de nouveaux aspects dans l'organisation familiale : fécondité réduite, tendances exogamiques et développement de familles monoparentales ou recomposées, avec une redistribution importante des enfants au sein de la famille élargie. Les villages, demeurés traditionnels dans leurs activités jusqu'à nos jours, souffrent actuellement de l'émigration d'une partie essentielle de leur population : les jeunes gens (en particulier les femmes) qui partent s'installer en ville. Il en résulte une rupture dans l'organisation des activités économiques locales. Malgré les grandes difficultés rencontrées pour y trouver logement et emploi, Tasiilaq, la petite capitale de la région, n'a cessé d'être un pôle d'attraction pour la population est-groenlandaise. L'environnement urbain modifie les modes de vie, la structure familiale et les comportements. Ces analyses ont d'autant plus d'intérêt que la vie en agglomération semble appelée à devenir l'unique modèle social pour les habitants du Groenland.
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Introduction
Au cours d'une période récente et relativement brève, les diverses populations autochtones de l'Arctique ont été confrontées à des changements majeurs d'ordre social, économique, politique et culturel. Durant les trois ou quatre dernières décennies, les habitants du Grand Nord ont été amenés, de gré ou de force, à vivre en majorité dans des agglomérations créées et administrées selon un modèle imposé de l'extérieur, le plus souvent mal adapté aux traditions comme aux économies locales (Deth Petersen 1986). On peut considérer comme l'un des thèmes prioritaires pour les recherches actuelles et futures, l'analyse des conséquences de la sédentarisation des nomades des régions arctiques et celle des processus d'urbanisation dans cet environnement spécifique.
Si l'on prend en compte l'ensemble du territoire groenlandais, on constate que 56% de la population d'origine groenlandaise vivait déjà dans des centres urbains en 1960, mais que cette proportion était montée à 80% en 1994 (Greenland 1967-97). Pour ce qui est de la côte orientale du pays, région isolée par sa banquise et dont la population, installée en deux points seulement, Ammassalik et Ittoqqortormiit, est demeurée plus longtemps attachée aux activités traditionnelles de chasse, c'est 57% des habitants qui vivaient « en ville » en 1994, contre 33% en 1960.
M'appuyant sur les données anthropologiques et démographiques que j'ai recueillies depuis près de trente ans à Ammassalik, à la suite des recherches entreprises par Robert Gessain dès 1934, je présenterai essentiellement ici les résultats d'un séjour de terrain effectué dans cette région en 1994. Il sera fait également référence à une analyse comparée des recensements de la population groenlandaise d'Ammassalik en 1960, 1976 et 1990. Les trois niveaux d'organisation sociale successivement abordés : la famille, le village et le centre urbain c'est-à-dire la petite capitale régionale de Tasiilaq vont permettre d'illustrer l'évolution démographique et sociale récente de cette communauté inuit.
La famille
Lors de la découverte de l'ethnie des Ammassalimiit en 1884, et encore au début du XXe siècle, le seul modèle de regroupement social existant au Groenland oriental était celui que constituait la famille étendue. Il s'agissait de quelques familles nucléaires réunies autour de leur ancêtre commun et d'individus isolés (tels que veuves et orphelins) généralement apparentés à un membre du groupe partageant la même habitation hivernale pour une durée continue de sept à huit mois [1]. La grande famille d'autrefois pouvait être qualifiée de « patriarcale, » car c'était le plus vieil homme autour duquel elle était rassemblée qui avait autorité pour décider, après la dispersion estivale, où et quand prendre les nouveaux quartiers d'hiver (interview d'Ingemann Bianco in Robert-Lamblin et Magnusson 1998) et qui désignait de même les membres de la famille qui seraient ses cohabitants pour la durée de l'hivernage. Elisa Maqe (1993 : 12) désigne ainsi cet homme dont dépendait la maisonnée pour un certain nombre de [37] décisions : « Ittip naalangaa angeeqqartaanik taalarpaat qanganisartaaq taanna tikkak (le chef de la maison s'appelait angeeqqartaq, c'était l'homme le plus âgé). » Par ailleurs, lorsqu'un couple se créait, c'était le père du mari qui donnait son consentement à cette nouvelle union en accueillant les époux dans la demeure, en prononçant une formule magique et en désignant leur place sur la plate-forme commune (Thalbitzer 1941 : 649). Par la suite, la résidence du couple était tantôt matrilocale, tantôt patrilocale.
La notion de village n'existait pas à Ammassalik à l'époque des premiers contacts avec les Occidentaux, et lorsque le petit centre de Tasiilaq s'est créé, à partir de 1894, dans un lieu traditionnellement inhabité, il était exclusivement destiné à accueillir les responsables de l'administration coloniale, Danois et Ouest-Groenlandais.
Le premier changement important apparu au sein de la famille est-groenlandaise a été le morcellement de la grande famille patriarcale en unités plus restreintes : les familles nucléaires autrefois assemblées dans le cadre de l'habitat hivernal. Cette fragmentation des grandes unités familiales remonte aux années 1930. Par la suite, d'autres transformations également fondamentales pour la société allaient se succéder très rapidement (Robert-Lamblin 1986).
Dans les années 1960, les naissances en dehors du cadre du mariage, auparavant fortement désapprouvées, même avant la christianisation de la population, commencèrent à être fréquentes (30% des naissances). Toutefois, les unions consacrées par le Pasteur le plus souvent après la naissance d'un ou de plusieurs enfants restèrent généralement stables, jusqu'à ce que le divorce soit admis dans cette région du Groenland. De brève cérémonie familiale qu'il était, comme nous l'avons vu ci-dessus, le mariage est devenu une célébration religieuse (accompagnée d'une fête sociale) lorsque les Est-Groenlandais se convertirent à la religion luthérienne. Les premiers mariages religieux furent célébrés en 1900 ; vingt ans plus tard, tous les couples étaient systématiquement unis devant le Pasteur local dont les registres paroissiaux tenaient aussi lieu d'état-civil. Le mariage était alors devenu non seulement une union monogame, mais aussi indissoluble jusqu'à la mort. Autorisé toutefois à partir de 1967, alors qu'il l'était depuis longtemps déjà au Groenland occidental, le divorce s'est rapidement développé (phénomène de mode ou retour aux comportements d'avant l'évangélisation ?) auprès des jeunes et même des anciens couples est-groenlandais.
La traditionnelle cellule économique « mari-femme, » complémentaire et interdépendante, qui se trouvait jadis à la base de cette société de chasseurs, a perdu en partie sa raison d'être dans le contexte contemporain où d'autres activités rémunératrices sont apparues aux côtés de la chasse au phoque ancestrale. Dès lors qu'elle a accédé aux emplois salariés, la femme inuk a acquis la possibilité de pourvoir par elle-même à ses besoins, ainsi qu'à ceux de ses enfants. Les sages-femmes, qui furent parmi les toutes premières femmes salariées d'Ammassalik, se sont le plus souvent trouvées être des mères célibataires.
Les mentalités ont très vite évolué, y compris parmi les plus anciennes générations, et la société a totalement cessé de déconsidérer les enfants « illégitimes. » Actuellement, [38] les situations de séparation, de divorce ou de célibat prolongé avec concubinage le plus souvent sont si fréquentes que ce sont les enfants nés de parents officiellement mariés qui constituent l'exception (un tiers seulement des naissances sont « légitimes »). Les enfants nés d'une union libre, temporaire ou durable, ont toutefois en majorité un père biologique identifié et reconnaissant sa paternité sans discussion. Dans quelques cas litigieux, l'analyse génétique aura à déterminer le véritable père. Mariage légal et reproduction se sont ainsi de plus en plus dissociés, ce qui conduit à une définition complexe de la famille nucléaire contemporaine qui, comme nous le verrons, ne regroupe sous un même toit ni tous les enfants d'un même couple, ni tous les enfants d'une même mère.
Par ailleurs, avec l'introduction dès 1969 des campagnes en faveur de la contraception, c'est en réalité tout un comportement vis-à-vis de la famille et de la maternité qui a changé à Ammassalik. Les femmes ont acquis un réel pouvoir de décision dans ce domaine, avec la capacité de refuser aussi bien mariage que grossesse. La pyramide des âges de 1990 (Figure 1) met en évidence le succès des pratiques malthusiennes, qui entraînèrent la constitution d'une classe d'âge particulièrement creuse dans la génération des 15-19 ans, à Ammassalik comme dans l'ensemble du Groenland. En outre, l'avortement légalisé depuis 1973 s'est beaucoup développé au cours des années 1980 (Robert-Lamblin 1988 : 280) ; après une utilisation quasi généralisée du stérilet, il tend maintenant à devenir le principal moyen de contraception [2], jusqu'à atteindre la proportion de plus d'une grossesse interrompue pour deux accouchements, dans la première moitié des années 1990. Pour la commune d'Ammassalik, la moyenne annuelle des avortements provoqués fut, en effet, de 41 pour 71 accouchements au cours de la période 1990-1994 : soit 37% des grossesses qui ont été interrompues à la demande des femmes (informations communiquées par l'hôpital local en 1994). Néanmoins, comme le montre la figure 1, après avoir chuté brutalement, la natalité a repris, mais à un niveau inférieur à ce qu'il avait été avant l'introduction du contrôle des naissances.
Sans avoir mené d'enquête précise auprès de la population est-groenlandaise concernant les décisions prises au sein du couple en faveur de telles mesures contraception, interruption de grossesse ou reprise de la fécondité , à travers les conversations avec des femmes de générations différentes, ainsi que les entretiens avec des médecins en poste à l'hôpital de Tasiilaq, il m'est apparu que, dans ce domaine, la femme joue un rôle majeur dans le couple ; cependant, aucune statistique ne permet de le démontrer. L'information sur la contraception passe en général par les sages-femmes groenlandaises qui ont un contact de proximité avec les femmes, dans les villages [39] comme à la ville, et utilisent la même langue (groenlandaise). Ayant désormais le pouvoir de maîtriser leur fécondité, compte tenu des difficultés financières ou des problèmes de logement qu'elles peuvent rencontrer, en particulier dans la petite capitale, un certain nombre de femmes ont commencé à raisonner en termes de « dimension idéale » de la famille, d'enfant souhaité, de planification des naissances. Il en est souvent résulté un retard du premier enfant, une limitation de la descendance finale, un arrêt des maternités pendant plusieurs années, puis une reprise pour des raisons particulières (notamment le désir de redonner à son propre enfant le nom d'un proche décédé), les dernières maternités étant moins tardives que précédemment.
Figure 1.
Population groenlandaise d'Ammassalik au 31.07.1990.
De ces transformations majeures survenues au sein de la famille ammassalimiit, on ne peut cependant pas conclure que le mariage il s'agit essentiellement du mariage religieux, car le simple mariage civil, qui existe mais demeure peu demandé, concerne le plus souvent des couples dont l'un des conjoints n'est pas Groenlandais est une institution abandonnée, mais plutôt que la consécration d'une union par le Pasteur est devenue plus rare et plus éphémère. Cette constatation est confirmée par les données des tableaux 1 et 2. Ceux-ci ont pu être établis à l'aide d'informations recueillies sur [40] place [3] et provenant de recensements nominatifs de la population de la commune d'Ammassalik. Les recensements effectués par lieu d'habitation et par maison concernent, pour cette étude, les années 1960, 1976 et 1990. En outre, les données ont été complétées par les recherches généalogiques menées, dans la continuité des travaux de Robert Gessain, avec la précieuse collaboration de Catherine Enel et de Françoise Branson.
Tableau 1.
Évolution de la situation matrimoniale de la population adulte d'Ammassalik
entre 1960 et 1990
* et ouest-groenlandaise assimilée à la population d'Ammassalik par intermariage (0,3% en 1960 ; 0,3% en 1976 et 0,7% en 1990)
** parmi les moins de 20 ans, neuf femmes étaient mariées dans le recensement de 1960 ; cinq femmes dans celui de 1976 ; et seulement un homme et une femme dans celui de 1990
*** représente le nombre d'hommes pour cent femmes
Note : la différence entre les effectifs des hommes et des femmes mariés, pour chaque année considérée, est due également à l'apport de conjoints occidentaux, principalement danois (5 hommes en 1960 ; 16 hommes et 2 femmes en 1976 ; 22 hommes et 5 femmes en 1990) ou à l'absence de quelques individus.
Le tableau 1 fait essentiellement ressortir une diminution, entre les années 1960 et 1990, du pourcentage des Ammassalimiit mariés au profit du groupe des non-mariés. Partant de 74% des adultes qui étaient mariés officiellement en 1960, on parvient au pourcentage de 35% seulement en 1990 (avec une différence prononcée entre les habitants de la ville et ceux des villages, comme le révèle le tableau 4. De même, la [41] fréquence des non-mariés s'est-elle accrue de 18% à 51% en trente ans. Le tableau 1 souligne, en outre, une augmentation des séparations et divorces au cours du temps, notamment dans la population féminine (et plus particulièrement dans les villages ; Tableau 4).
Dans le domaine de l'évolution du mariage, il est également important de souligner un développement nouveau dans cette région du Groenland, soit l'augmentation des unions légales exogamiques, notamment avec des conjoints occidentaux. Ce sont surtout des unions entre des femmes groenlandaises d'Ammassalik et des hommes danois installés pour plusieurs années dans la région pour des raisons professionnelles (se reporter à la note du tableau 1 et à Robert-Lamblin 1988 : 285). Cette nouvelle tendance semble dénoter de la part des conjoints allochtones un désir de créer des liens plus officiels et sans doute plus durables que précédemment. Le métissage de la population est-groenlandaise, déjà favorisé par la liberté de moeurs acquise par les jeunes depuis l'après-guerre, ne peut que s'en trouver accru.
L'évolution de la famille est-groenlandaise, ainsi que son état actuel, peuvent encore en quelque sorte se lire à travers l'analyse de la situation familiale des enfants âgés de 0 à 14 ans (c'est-à-dire les plus jeunes et ceux qui sont encore astreints à la scolarité obligatoire). Le tableau synthétique obtenu (Tableau 2) permet en effet de connaître le lieu de résidence et, par conséquent, de savoir par quels adultes sont élevés les plus jeunes enfants d'Ammassalik. Au-delà de l'âge de 14 ans, les adolescents qui sont passés par cette sorte de rite de passage à l'âge adulte que représente, dans la société contemporaine, la confirmation religieuse luthérienne, ont tendance à mener une existence plus indépendante de leurs parents qu'auparavant et à changer fréquemment de domicile. Il nous est apparu dès lors difficile de connaître avec certitude leur situation familiale.
D'après le tableau 2, on constate qu'en 1976, c'était près de 60% des enfants âgés de 0 à 14 ans qui vivaient avec ou étaient élevés par leurs deux parents biologiques (mariés ou non), alors qu'en 1990, ils n'étaient plus que 50% dans ce cas.
De même, en 1976, 85% des enfants vivaient avec au moins un de leurs parents biologiques, quel que soit son statut, non marié, marié, veuf, divorcé ou remarié ; ainsi :
- - 60% se trouvaient avec leurs deux parents,
- - 22% avec leur mère seule,
- - 3% avec leur père seul,
tandis qu'en 1990, ils n'étaient plus que 78% dans cette situation, dont :
- - 50% avec leurs deux parents,
- - 24,5% avec leur mère seule,
- - 3,5% avec leur père seul.
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Tableau 2. Contexte familial dans lequel étaient élevés, en 1976 et 1990,
les enfants d'Ammassalik âgés de 0 à 14 ans
* Recensés au 31 décembre 1976
* * Recensés au 31 juillet 1990
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Si, par ailleurs, on cherche à savoir par quelles personnes sont élevés, en 1990, les 22% d'enfants d'Ammassalik qui ont été recueillis dans un autre foyer, on les retrouve pour près de 11% chez des grands-parents (surtout du côté maternel [4]) et près de 4% chez des oncles et tantes (également de préférence maternels), c'est-à-dire dans la famille proche, tandis que 7% ont été placés dans des foyers nourriciers ou une institution, ou bien ont été adoptés légalement.
Il apparaît ainsi que le rôle des grands-parents dans l'éducation des petits-enfants s'est accru au cours de la période. De 6% des enfants qui vivaient chez leurs grands-parents en 1976, on est passé à 11% des enfants en 1990.
Ces diverses constatations appellent les commentaires suivants :
- L'actuelle famille groenlandaise d'Ammassalik apparaît ainsi sous les multiples formes qu'elle a prises au cours de ses récentes transformations, depuis celle du couple marié ou cohabitant, jusqu'à la famille monoparentale, en passant par la famille recomposée, avec plusieurs unions successives pour chaque partenaire et des enfants issus de ces différentes unions partagés entre divers domiciles.
- On peut se demander si le fait que les enfants sont plus qu'autrefois l'objet d'une redistribution vers d'autres foyers est lié à l'apparente dissolution ou désintégration de la famille, ou au contraire s'il est l'indication d'un regain de faveur pour la coutume ancestrale qui consistait à offrir un enfant en « adoption » à des parents vieillissants ou à des couples apparentés inféconds (comme cette pratique existe dans de nombreuses régions de l'Arctique : Mauss 1906 ; Rousseau 1970 ; Guemple 1979 ; Saladin d'Anglure 1988 et 1998 ; Robert-Lamblin 1997). Si cela était le cas, cela signifierait le maintien au sein de la société est-groenlandaise de liens fondamentaux très forts, non pas au niveau du couple et de la famille nucléaire, mais à celui de la famille étendue, l'ancienne grande famille où existait une continuité immédiate entre les derniers enfants mis au monde par une femme et les premiers descendants de ses filles aînées, qui se trouvaient ensemble pour partager la même existence. À l'appui de cette dernière hypothèse, on peut ajouter que la majorité des enfants élevés par leurs grands-parents ou leurs oncles et tantes résident dans les villages, c'est-à-dire en milieu demeuré plus traditionnel, comme nous le verrons plus loin. Dans la population des villages, le pourcentage des enfants âgés de 0 à 14 ans qui sont confiés à leurs grands-parents ou oncles et tantes est de 19% en 1990, pour seulement 10% parmi les habitants de la ville.
Il faut enfin souligner, qu'à l'instar de celle d'Ittoqqoortormiit (Robert-Lamblin 1994 : 175), la population d'Ammassalik se distingue fortement des communautés du Groenland occidental, dans lesquelles, selon un rapport de 1992 (Direktoratet 1992 : 38-39), le pourcentage des enfants âgés de 0 à 17 ans transférés vers d'autres foyers que leur foyer d'origine est en moyenne de 4,3% à cette date.
[44]
Le village
Les premières formes de regroupement en village sont apparues avec les débuts de la sédentarisation de la population et en même temps que le morcellement de la famille étendue dans le domaine de l'habitat. Ainsi les premiers établissements permanents comprenaient-ils le plus souvent les anciens cohabitants de la grande maison semi-souterraine en tourbe, désormais installés sous des toits différents et en nombre plus restreint par unité d'habitation. Par la suite, à mesure que certains villages grossissaient, d'autres motifs de rassemblement en un lieu précis, dépassant le cadre du regroupement familial, ont pu entrer en ligne de compte. L'installation de postes de mission pour les catéchistes luthériens eut ainsi pour effet de faire converger vers Kulusuk, puis vers Kuummiit, diverses familles ammassalimiit dispersées aux alentours, qui avaient pris la décision de se convertir tout en s'initiant à la lecture et à l'écriture.
En dehors de la petite ville de Tasiilaq, qui regroupe actuellement près de la moitié de la population est-groenlandaise et la grande majorité de la population d'origine danoise, il existe trois catégories de villages, depuis les gros bourgs (Kuummiit et Kulusuk), qui totalisent respectivement plus de 400 et plus de 300 habitants, jusqu'aux toutes petites localités de moins de 30 âmes (Ikkatteq, Qernertivartivit, Pikiiti et Umiivik), en passant par les villages de taille moyenne (Tiileqilaaq, Sermiligaaq et Isertoq), dont la population comprend de 170 à 200 habitants (Tableau 3).
Comme il ressort du tableau 3, les catégories de localités n'ont pas fondamentalement changé entre les deux recensements considérés. Cependant, on peut constater que la proportion des habitants des villages « moyens » et des gros bourgs a diminué au profit de la ville. Pour les villages de taille moyenne, ceci se traduit par une population qui ne change guère en nombre et qui, par conséquent, n'a pas suivi la progression démographique générale de la région (entre 1976 et 1990, la population a augmenté de 14%, soit d'environ 1% par an). Pour les gros bourgs, comme Kuummiit et Kulusuk, on observe en revanche une nette réduction du nombre de leurs habitants.
Les causes de l'abandon de ces villages sont à chercher en partie dans la baisse de la production morutière sur laquelle reposait une grande part de leur activité et pour partie également dans l'attirance irrésistible exercée par la capitale régionale, Tasiilaq. Aux yeux des Est-Groenlandais, celle-ci semble pouvoir offrir des emplois dans le secteur tertiaire, qui font défaut dans les villages ; de surcroît, le style de vie que l'on pense y trouver, plus moderne, plus confortable, plus ouvert sur le monde occidental et moins morne, exerce une forte séduction sur les plus jeunes générations.
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Tableau 3.
Répartition de la population de la commune d'Ammassalik,
selon la dimension des lieux de résidence, en 1976 et 1990
* Y compris quelques Ouest-Groenlandais assimilés à la population d'Ammassalik par intermariage
Quant aux conséquences du dépeuplement des villages, il apparaît qu'elles ne peuvent qu'entraîner, à terme, l'abandon des activités liées à la chasse et à la collecte des ressources naturelles de l'environnement (mammifères marins, poissons, oiseaux, mollusques et coquillages, végétaux terrestres et marins). C'est dans le cadre de ces localités peu peuplées et situées dans des zones giboyeuses que se sont, en effet, perpétuées les traditions et que la transmission familiale des techniques et des savoir-faire a pu s'effectuer jusqu'à nos jours. Malgré les efforts récents de la commune pour moderniser les villages, en y installant l'électricité, un approvisionnement en eau plus [46] satisfaisant, de meilleures communications, etc., rien n'est vraiment fait pour parvenir à retenir les jeunes dans ces lieux. Ceux-ci ont tendance à les quitter, passé l'âge de 15 ans, pour prolonger leur scolarité à Tasiilaq ou y rechercher l'emploi salarié qui fait défaut dans leur village d'origine.
Un nombre important de ces jeunes gens, en particulier parmi les femmes, va aussi s'éloigner de la région pour tenter une insertion ailleurs, au Groenland occidental ou au Danemark. Ce phénomène d'émigration différentielle entre les hommes et les femmes, du village vers la ville et de la région vers l'extérieur, avec une proportion supérieure de femmes [5], a été également observé au Groenland occidental (Odgaard et Dahl 1983 : 42-44 ; Langgaard 1986 : 310 ; Hamilton et al. 1996 : 92-95), ainsi que parmi les populations inuit d'Alaska (Hamilton et Seyfrit 1993 : 261-262 et 1994). « Through migration, education, employment, and intermarriage, it appears that many northern women are following their own acculturation path, independent and deeper than that of men, » observent les chercheurs Hamilton et Seyfrit (1993 : 263). Pour la région d'Ammassalik, cette tendance à la plus grande mobilité des femmes vers l'extérieur et ce phénomène n'est pas nouveau a diverses causes : volonté de poursuivre une éducation scolaire ou professionnelle qui n'est pas dispensée dans la commune, désir de suivre dans ses déplacements un étranger connu à Ammassalik et reparti après avoir partagé pendant quelques temps leur existence, décision d'aller rendre visite à un parent émigré qui leur manque tout particulièrement, ou simple curiosité devant l'inconnu et désir de découvrir ailleurs une autre manière de vivre, alors même que certaines expériences tentées par d'autres femmes n'ont pas toujours été bien satisfaisantes.
La désaffection pour le métier de chasseur parmi les jeunes hommes du Groenland oriental tient au fait qu'ils considèrent cette activité comme physiquement éprouvante, fournissant des résultats très aléatoires, peu lucrative étant donné le trop faible prix de vente des peaux de phoque et qui, de surcroît, n'est plus appréciée par les jeunes femmes, leurs épouses ou compagnes. En effet, les femmes des jeunes générations acceptent mal d'être astreintes aux tâches jugées pénibles d'épouse de chasseur, c'est-à-dire découper le phoque, travailler les peaux, coudre la fourrure, préparer les réserves alimentaires ; toutes ces activités ne les attirent guère. Et cela peut poser un véritable problème aux jeunes chasseurs, qui éprouvent dès lors des difficultés à trouver ou à garder une femme auprès d'eux. De nos jours, les femmes appartenant aux plus jeunes générations préfèrent en général partager la vie d'un conjoint salarié (groenlandais ou danois), jouissant de revenus réguliers et installé dans une habitation de type bourgeois. C'est pourquoi les femmes des générations les plus âgées se trouvent maintenant très sollicitées pour travailler les peaux de leurs fils demeurés chasseurs, en lieu et place des belles-filles comme le voudrait la tradition.
[47]
Dans le recensement de l'année 1990, il apparaît que 53% de la génération des 20-39 ans habitait en ville (255 hommes et 283 femmes), pour 47% qui demeurait dans les villages (232 hommes et 239 femmes) ; et, quatre ans plus tard, ce pourcentage avait encore augmenté au profit de la ville : 56% de cette tranche d'âge était devenue citadine. Le tableau 4 met aussi en évidence le fait que les célibataires, femmes et hommes, sont en plus faible proportion dans les villages que dans la ville, alors que c'est le phénomène inverse pour les couples mariés.
Tableau 4.
Situation matrimoniale de la population adulte d'Ammassalik
selon le lieu de résidence, en 1990
* et ouest-groenlandaise assimilée à la population d'Ammassalik par intermariage (0,7%)
*'* parmi les moins de 20 ans, un homme et une femme seulement étaient mariés
*** représente le nombre d'hommes pour cent femmes
Note : la différence entre l'effectif des hommes et celui des femmes mariés est due à l'apport de conjoints occidentaux, principalement danois (22 hommes et 5 femmes, qui résident pour la plupart à Tasiilaq) ou à l'absence de quelques individus.
La ville
Différents processus sont à l'origine de l'apparition des centres urbains, depuis la croissance d'un village par convergence progressive des petits groupes de populations voisines ce qui fut le schéma de la constitution des gros bourgs de Kuummiit et Kulusuk Jusqu'à la création d'une agglomération par pure décision administrative ou en fonction d'intérêts très extérieurs à ceux des communautés locales, comme ce fut le cas de Tasiilaq.
[48]
Le site de Tasiilaq, qui allait devenir la petite capitale administrative de la région d'Ammassalik, fut en effet choisi par les colonisateurs (en 1894) pour ses supposées bonnes capacités d'accès pour les navires venant d'Europe, plutôt qu'en fonction de la richesse des ressources locales. Aucune population n'y avait habité dans le passé et, à l'origine, il n'était d'ailleurs pas question d'y établir un lieu de rassemblement pour les Est-Groenlandais, mais un simple centre administratif et commercial qui ferait le lien entre l'extérieur de la région et les divers lieux de chasse des Ammassalimiit dispersés le long des côtes ou à l'intérieur des fjords.
Très vite cependant, Tasiilaq devait devenir un pôle d'attraction pour les Est-Groenlandais, attirés tout d'abord par le comptoir commercial, puis par les divers services religieux, scolaires ou médicaux et par les quelques emplois salariés que l'on pouvait y trouver. Malgré tous les dangers de la situation, perçus depuis de nombreuses années déjà par les responsables de la commune, aussi bien danois qu'autochtones, l'affluence des villageois vers la capitale régionale n'a jamais cessé. Comme nous l'avons déjà évoqué, la ville offre des attraits indéniables : le confort moderne, une infrastructure urbaine, des établissements pour accueillir les personnes âgées ou infirmes, ainsi que les jeunes enfants des mères qui travaillent, des magasins bien approvisionnés, des moyens de communication facilités avec l'extérieur, un terrain de sport et diverses distractions qui ne peuvent que séduire les jeunes gens. Souvent, ces derniers, venus simplement pour rendre visite à un parent à Tasiilaq, n'en sont jamais repartis. Ils tentent de trouver une source de revenus sur place, puis, lorsqu'ils ont créé à leur tour une famille, demandent à accéder à un logement. C'est ainsi que Tasiilaq n'a cessé de s'accroître et de construire de nouveaux quartiers qui s'étendent dans toutes les directions.
Pourtant, pour toute une catégorie de personnes, la vie urbaine est bien loin de ne présenter que des avantages : chômage, difficultés pour se loger, cherté de la vie, malaise lié à la présence d'un grand nombre d'étrangers se trouvant le plus souvent en situation de domination par leur niveau de réussite sont souvent le prix à payer pour cette installation en ville. Les problèmes rencontrés entraînent fréquemment de forts sentiments d'infériorité et de frustration au sein de la population est-groenlandaise. En effet, Tasiilaq constitue également le lieu de séjour d'une population danoise qui n'a cessé de croître de l'après-guerre jusqu'en 1970 et qui, du fait de sa qualification, détient en général les emplois supérieurs dans les secteurs administratifs, commerciaux, médicaux ou éducatifs. Au cours de l'hiver 1989-1990, la communauté danoise résidant dans la région d'Ammassalik se situait autour de 230 personnes, dont 85% habitaient Tasiilaq. Les deux tiers de cette communauté étaient constitués d'hommes âgés de 20 à 59 ans, détenant des emplois stables et partageant souvent leur existence avec des femmes groenlandaises qu'ils avaient connues sur place. Une telle situation, où la population allochtone masculine se trouve en nombre très supérieur à la population féminine expatriée, se rencontre fréquemment dans les régions arctiques (Hamilton et Seyfrit 1994 : 18) et elle pose souvent le même genre de problèmes.
Malgré l'effort déployé auprès de la population d'Ammassalik dans le domaine de l'éducation et de la formation professionnelle, et qui lui a déjà permis d'accéder à un bon nombre d'emplois de fonctionnaires détenus autrefois par des Ouest-Groenlandais, [49] beaucoup de postes de niveau supérieur restent toujours entre les mains des Danois. La possession de la langue danoise demeure, d'ailleurs, un passage obligé pour la réussite professionnelle dans le contexte socio-économique actuel ; ceci en dépit du principe énoncé officiellement depuis l'existence du statut d'autonomie interne du Groenland (en 1979) de prééminence de la langue groenlandaise dans le pays. Étant donné que dans le cadre de l'école ou de toute autre instruction spécialisée, les matières principales sont toujours enseignées en danois, par des professeurs en majorité danois, ce sont en définitive les enfants des couples mixtes qui se trouvent avoir les meilleures chances de succès, puisque la langue danoise est quotidiennement parlée chez eux. De l'aveu même des enseignants danois en poste à Ammassalik, beaucoup d'élèves n'ont pas les capacités linguistiques pour comprendre leurs cours. Échec scolaire (malgré une durée minimale de neuf années de scolarité obligatoire, souvent complétée par deux ou trois années supplémentaires) et manque de formation demeurent de véritables handicaps pour l'avenir de nombreux jeunes Groenlandais originaires de cette région.
À Tasiilaq, ville de services surpeuplée, où les possibilités d'embauché restent limitées et les besoins de revenus monétaires pour vivre sont primordiaux, des tendances individualistes se sont développées au sein de la communauté groenlandaise. Entraide et partage entre les habitants ne sont plus la règle comme dans les plus petites localités et un fossé tend à se creuser entre les différentes catégories sociales. Elisa Maqe, la fille de Karale Andreassen, une des personnes âgées de Tasiilaq qui, de tout temps, s'est trouvée associée à nos travaux de recherches sur le terrain, analyse avec beaucoup de lucidité les transformations de sa propre société et résume les relations humaines en milieu urbain de la façon suivante : « Les gens d'ici ne se connaissent plus. Ils ne sont plus solidaires les uns des autres : c'est comme si, aujourd'hui, une distance les séparait. Je pense que c'est parce qu'ils ont voulu imiter les Européens » (interview conduite en 1994 par Catherine Enel, in Robert-Lamblin et Magnusson 1998). D'autres encore, parmi les anciens qui habitent en ville, expriment le même sentiment en faisant remarquer « qu'autrefois, il y avait une véritable coopération entre les personnes et que l'on partageait les aliments, alors qu'aujourd'hui tout doit s'acheter : l'aide, la nourriture, etc. » (ibid.).
Dans les villages, en particulier les moins peuplés y compris Tiileqilaaq, Isertoq et Sermiligaaq , de multiples occasions de dons ou d'échanges viennent constamment resserrer, encore de nos jours, les liens existant entre les habitants d'une même localité, même si des tensions sociales ne sont pas absentes par ailleurs. Visites, invitations, aide mutuelle et redistribution alimentaire, découlant autant des liens de parenté directe que de parenté par « réincarnation, » permettent aux villageois de conserver cette solidarité collective qui fait défaut dans l'agglomération de Tasiilaq. Dans son étude d'une communauté du sud du Groenland, Langgaard (1986 : 306) analyse de façon similaire les diverses interactions sociales qui existent au sein d'un village, tout en soulignant les changements de comportements sociaux qu'entraîne inévitablement le passage à la vie urbaine pour la population de cette région.
Traditionnellement sans classe, la société d'Ammassalik connaît ainsi un début de stratification sociale. Celle-ci existe surtout dans la ville de Tasiilaq, où à côté des cas de couples mixtes dano-groenlandais, est apparue une « classe bourgeoise » de salariés [50] est-groenlandais, vivant à l'occidentale, épargnant, prévoyant et passant ses vacances à l'étranger. Parmi les familles ammassalimiit, les mieux armées pour traverser cette difficile période de transition entre la vie traditionnelle et l'époque moderne sont indéniablement celles qui parviennent à concilier les avantages des deux modes d'existence ; à savoir celles qui sont arrivées à obtenir un ou deux emplois salariés stables, tout en continuant à pratiquer la chasse au cours de leurs temps libres et à en consommer les produits. Elles sont quelques-unes à avoir réussi à conserver ce difficile équilibre entre deux cultures que tout oppose.
En conclusion
On ne peut plus utiliser aujourd'hui le terme d'isolat pour désigner la population d'Ammassalik, quel que soit le sens donné au terme : il ne s'agit plus en effet, ni d'un isolât géographique, ni d'un isolât génétique, ni d'un isolât culturel.
Cette région s'est totalement ouverte sur le monde extérieur, avec la présence d'une communauté danoise qui détient encore la majorité des postes-clés, un flux croissant de touristes qui déferlent principalement pendant l'été et l'essor des moyens de communications (radio, téléphone, télévision...). Sur le plan génétique, le métissage entre la société est-groenlandaise et la population d'origine européenne s'est considérablement développé au cours des dernières décennies. Quant à la culture est-groenlandaise, elle semble plus que jamais menacée par la culture occidentale qui envahit tous les domaines.
« Les gens d'Ammassalik ont tourné le dos à leur passé, ce sont tous des gens nouveaux, » affirme Elisa Maqe en 1994. Elle ne pouvait pas mieux définir la situation actuelle, car les jeunes écoliers qui avaient été envoyés massivement au Danemark ou sur la côte ouest du Groenland, à partir du milieu des années soixante, afin d'accélérer leur assimilation à la société danoise, ainsi que leur insertion dans la vie occidentale et qui en avaient été souvent gravement affectés , sont ceux qui constituent aujourd'hui cette importante catégorie des moins de 40 ans. Dans la pyramide des âges de la population d'Ammassalik de 1990 (ci-dessus, Figure 1), ces hommes et femmes est-groenlandais âgés de moins de 40 ans représentent en effet 80% des habitants originaires de la région. Les données démographiques se révèlent très éclairantes à cet égard.
Quant aux enfants de maintenant, dont les parents appartiennent à ces générations d'écoliers partis très jeunes connaître la vie au Danemark, ce sont en réalité les descendants d'une classe d'âge perturbée et en quelque sorte déracinée, qui a subi de plein fouet les nouveaux modèles occidentaux, en même temps que la perte de ses propres repères culturels. Lors de mes premières missions de terrain (à partir de 1967), j'ai été personnellement témoin de ces situations totalement nouvelles vécues par les jeunes de l'époque et j'ai pu observer les conséquences de cette expérience conduite au Groenland par la Métropole. Pour sa part, Robert Petersen écrivait aussi en 1976 : « Maybe one of the most serious effects of the boarding schools is that children who have spent even only a year at a boarding school, also in Greenland itself, no more [51] participate in the co-operation of their household. They sit at home, inactive, boring, having lost their fundament of living in a hunting community. Then they leave their settlement, moving to a centre, where employment problems are already severe » (Petersen, 1978 : 77). Il est certain que de telles constatations sont aussi valables ailleurs dans l'Arctique, notamment dans les régions où les mêmes politiques ont été menées.
Qu'est-ce qui peut encore de nos jours rappeler ce passé culturel que l'on trouve évoqué par les photographies et les objets des vitrines du petit musée de Tasiilaq ? Peut-être un kayak en peau réutilisé par le fils d'un grand chasseur décédé d'Isertoq et quelque autre témoin de la vie matérielle : traîneaux à chiens, éléments vestimentaires, outils, ustensiles. Ou bien encore l'éloignement recherché presque chaque année par quelques familles de chasseurs partant hiverner dans des camps de chasse isolés permet-il de voir se perpétuer le mode de vie traditionnel de leurs parents, entièrement tourné vers la quête du gibier pour survivre.
Mais on peut surtout observer que la langue ammassalimiit a étonnamment résisté, en dépit des assauts répétés de la langue officielle ouest-groenlandaise, qui est enseignée à l'école, lue dans les livres et les journaux, entendue à la radio et à la télévision. En outre, la coutume de « réincarner » un parent mort dans un nouveau-né en lui donnant son nom, est demeurée très vivace et son importance dans les rapports sociaux qui relient ainsi toute une catégorie de personnes appartenant à des générations différentes, reste fondamentale. De même, le goût pour la nourriture locale (les aliments et la façon de les préparer) que l'on préfère aux produits d'importation et qui permet de maintenir certaines règles d'entraide, alors qu'il y a quelques années les plus jeunes générations semblaient vouloir délaisser ce type d'alimentation, sont des signes positifs d'attachement à des valeurs ancestrales. Dans le monde contemporain, ce sont ces derniers points de résistance, un dialecte et quelques coutumes particulières à cette région, qui constituent l'identité propre des Groenlandais de l'est.
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* EP1781 du CNRS, Dynamique de l'Évolution Humaine, 44 rue de l'Amiral Mouchez, 75014 Paris, France.
** Une première version de ce texte fut présentée au 11ème Congrès d'Études Inuit à Nuuk, en septembre 1998.
* Une première version de ce texte fut présentée au 11ème Congrès d'Études Inuit à Nuuk, en septembre 1998.
[1] Ceci correspond tout à fait à la définition des « familles dites étendues [...], où la règle veut que coexistent sous un même toit et une même tutelle de multiples cellules conjugales apparentées, réparties sur plusieurs générations et selon plusieurs lignes collatérales par rapport à un ancêtre commun » donnée par F. Héritier-Augé (« Famille » in Bonté et Izard dir. 1991 : 273).
[2] L'usage de la pilule contraceptive n'a jamais été très développé dans la population est-groenlandaise, une prise régulière ne pouvant être assurée par la population féminine. Les piqûres Provera stérilisantes pour les femmes pendant une période donnée , jadis utilisées, ne le sont plus. Quant au stérilet, bien accueilli dans les débuts de la campagne en faveur de la contraception, il est actuellement rejeté par de nombreuses femmes qui le considèrent comme responsable des multiples maux dont elles souffrent (communication personnelle du médecin de Tasiilaq en 1994). Ce rejet de la plupart des moyens de contraception existant explique le nombre important des avortements pratiqués. Lorsque la jeune femme est âgée de moins de 18 ans, l'autorisation d'un de ses parents est nécessaire pour recourir à l'avortement. Tandis que précédemment la mère de la mineure refusait en général l'interruption de grossesse pour sa fille, alléguant qu'elle garderait l'enfant pour l'élever elle-même, il arrive actuellement que la mère de la jeune fille demande l'avortement, alors même que sa fille désire garder l'enfant qu'elle attend.
[3] Les informations démographiques proviennent de différents services de l'administration locale (hôpital, commune et paroisse), ainsi que de la population ammassalimiit elle-même, qui a toujours activement collaboré à nos enquêtes longitudinales. Que toutes les personnes qui ont si aimablement facilité l'accomplissement de ce travail en soient particulièrement remerciées.
[4] Le rôle majeur joué par les grands-parents maternels dans l'adoption des enfants a été souligné ailleurs (Robert-Lamblin 1997) ; il a été aussi relevé par Guemple (1979 : 77) et d'autres auteurs pour les Inuit canadiens.
[5] Parmi les Est-Groenlandais nés entre les années 1950 et 1970 c'est-à-dire la génération des 20-39 ans du recensement de 1990 on trouve 54% des hommes encore présents dans la région d'Ammassalik et 52% des femmes, tandis que 17% des hommes et 30% des femmes de cette génération ont quitté la région avant cette date. Si les femmes de la génération des 20-39 ans se trouvent néanmoins encore en surnombre à Ammassalik (522 femmes pour 487 hommes) à ce moment-là, cela tient, d'une part au fait qu'il est né 90 hommes pour 100 femmes au cours de la période 1950-1970, d'autre part à la surmortalité masculine (29% des hommes et 18% des femmes de cette génération sont décédés avant 1990).
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