[267]
Joëlle Robert-Lamblin *
Anthropologue, Docteur d’État ès Lettres,
Directeur de recherche de classe exceptionnelle honoraire depuis 2008
(CNRS, France)
“La transition démographique
à Ammassalik
(Groenland oriental).”
Un article publié dans la revue Bulletins et Mémoires de la Société d'Anthropologie de Paris, tome 5, série XIV, n° 4, 1988, pp. 267-288.
- Résumé / Summary [267]
- I. Introduction [267]
- II. La source des données [268]
- III. La baisse de la mortalité : causes et conséquences [269]
- A) La mortalité infantile [272]
- B) L’âge au décès [274]
- IV. Fécondité et nuptialité [277]
- A) La chute de la natalité [277]
- B) La famille actuelle [282]
- V. Conclusion [286]
-
- Bibliographie [287]
Résumé
Jusqu'à une époque récente, la population d'Ammassalik a constitué un isolât génétique dont l'histoire et l'évolution ont été reconstituées et décrites avec une grande précision, au moyen d'une quantité considérable de données généalogiques et démographiques recueillies depuis 1884, date de sa découverte par les Occidentaux. En s'appuyant sur cette base de données, le processus de la transition démographique qui s'est déroulée au sein de l'ethnie en quelques années, a pu être suivi au cours d'une étude longitudinale sur le terrain entre 1967 et 1987. L'analyse des divers aspects de cette transition démographique porte sur :
- la baisse de la mortalité, essentiellement liée au développement spectaculaire de l'assistance médicale et sociale après la Seconde Guerre mondiale ;
- la chute de la natalité, conséquence d'une campagne efficace pour la limitation des naissances ;
- enfin le développement d'un nouveau modèle familial, avec un taux de légitimité des naissances devenu faible, des tendances prononcées à l'exogamie et une forte instabilité des unions.
Summary
DEMOGRAPHIC TRANSITION IN AMMASSALIK
(East Greenland)
Until recently, the population of Ammassalik was a genetic isolate whose history and evolution through time have been retraced and described with great precision, thanks to a considerable amount of genealogical and demographic data gathered since 1884, date of its discovery by the Western world. Based on this data, the process of demographic transition which occured in the ethnic group within a few years, was able to be followed through a longitudinal field study, between 1967 and 1987. The analysis of the various aspects of this demographic transition covers :
- the decrease in mortality, essentially linked to the spectacular development of medical and social assistance after the 2nd World War ;
- the drop in natality, following a successful birth-control campaign ;
- the development of a new family model with a legitimate birth rate increasingly lower, strong trends towards exogamy and great instability of unions.
I. INTRODUCTION
À l'instar des populations occidentales qui les ont précédées, de nombreuses populations à travers le monde se trouvent actuellement engagées dans un processus de transition démographique. C'est ainsi que dans le cadre d'une évolution [268] socio-économique générale, ces populations quittent un régime démographique dit « traditionnel », où mortalité et fécondité se situent à des niveaux élevés, pour un régime que l'on appellerait « moderne » où les deux variables, après avoir fortement baissé, se stabilisent à un niveau nettement inférieur. Les mécanismes de transition peuvent prendre des formes diverses et le rythme de transformation également varier considérablement, en fonction des contextes historiques et socio-culturels.
La population groenlandaise, d'origine eskimo, n'a pas échappé à ce modèle d'évolution démographique, en passant d'un statut de colonie danoise à celui de province danoise, en 1953, puis ultérieurement à celui d'autonomie interne (à partir de 1979). Sous l'effet d'une modernisation accélérée du pays incluant le développement de l'aide médicale et de la scolarisation, de même qu'un processus d'urbanisation et d'industrialisation, les grands changements démographiques des années 1955-1975 se sont tout d'abord caractérisés par un abaissement de la mortalité, suivi ensuite par celui de la natalité à l'incitation de la Métropole, le Danemark (Harmsen, 1979 et Hansen, 1980).
Dans la région isolée d'Ammassalik, sur la côte orientale du Groenland, l'analyse de transition démographique nous fournit un exemple tout à fait frappant de passage fulgurant d'une situation de type traditionnel à un régime moderne, avec tous les bouleversements que cela implique au niveau même des mentalités et des comportements dans des domaines aussi fondamentaux que la famille ou la reproduction.
Cette petite ethnie d'Eskimo nomades, chasseurs de mammifères marins, découverte par les Occidentaux en 1884 véritable isolât géographique, biologique et culturel tout en franchissant les étapes de la colonisation danoise depuis 1894 [1], devait rester préservée de trop nombreux contacts avec l'extérieur jusqu'aux années soixante de notre siècle.
Les années soixante et soixante-dix sont, en revanche, marquées par un changement radical de politique de la part de la Métropole. Pour qu'ils deviennent le plus vite possible des « Danois du nord », les habitants d'Ammassalik sont dès lors incités à se regrouper dans des villages plus importants et mieux équipés sur le plan des services commerciaux, scolaires ou médicaux. Les activités des Est-Groenlandais se diversifient ; à côté de la traditionnelle chasse au phoque se développent la pêche commerciale et le secteur des emplois salariés. Une ligne aérienne commerciale s'établit, ouvrant désormais, en toute saison, cette région aux contacts avec l'extérieur, alors que précédemment les liaisons maritimes ne permettaient que quelques échanges pendant la courte saison où la banquise se disloque (Gessain, 1969).
II. LA SOURCE DES DONNÉES
Entre les années 1967 et 1987, au cours de mes différentes missions de terrain, dont six à Ammassalik et deux au Scoresbysund, j'ai été le témoin de cette spectaculaire « révolution » démographique et socio-économique (Robert Lamblin, [269] 1988). Et c'est en m'appuyant sur un passé particulièrement bien connu, que j'ai pu analyser les étapes successives de la transition démographique.
Outre les résultats de mon enquête directe auprès de la population, dans les différentes localités habitées, les éléments dont je dispose et qui ont servi de base ou de référence à cette étude, se composent : de données d'Etat civil, particulièrement fiables depuis l'achèvement de la christianisation de toute la population d'Ammassalik, c'est-à-dire à partir de 1921 ; de très nombreux recensements nominatifs : vingt-quatre au total pour la période s'étendant de 1884 à 1976 ; d'archives médicales offrant, notamment depuis la fin des années cinquante, un bon enregistrement des naissances et des décès et, plus récemment, des interruptions de grossesses (Landslaegens aarsberetning, 1954-1986) ; et de nombreuses informations complémentaires provenant de diverses sources administratives danoises (Groenland, 1967-1987).
Enfin, il y a eu et il est essentiel le considérable travail de terrain du Docteur Robert Gessain en 1934-1936, repris en 1965-1966, qui a permis d'établir une banque de données généalogiques et démographiques tout à fait exceptionnelle pour une population de chasseurs-cueilleurs, où notamment sont inclues des informations manquant dans les documents d'archives, tels que les enfants décédés en bas âge et les paternités illégitimes. Ce travail a été poursuivi par des chercheurs de l'équipe créée par Robert Gessain et enrichi, en 1972, par une enquête sur la fécondité des femmes d'Ammassalik, conduite dans le cadre du Centre de Recherches Anthropologiques, par la sage-femme groenlandaise Sofia Jorgensen (Gessain, 1973).
Le détail de l'histoire de l'isolât d'Ammassalik, à l'époque de sa découverte ou lors des débuts de sa colonisation, étant développé dans un autre travail (Robert-Lamblin, 1986a), je ne ferai qu'en rappeler ici les traits essentiels pour examiner plus particulièrement la transition démographique au sein de cette petite population.
III. LA BAISSE DE LA MORTALITÉ :
CAUSES ET CONSÉQUENCES
À Ammassalik, la baisse de la mortalité a été sans aucun doute une des conséquences les plus remarquables de la colonisation danoise. Toutefois, l'abaissement du taux de mortalité ne s'est pas opéré de façon régulière et sans soubresauts. D'un côté, la diminution des famines, l'amélioration des conditions d'hygiène lors des accouchements et le développement d'une assistance médicale, ont eu pour effet de ramener le taux de mortalité de plus de 30%, en moyenne, à la fin du siècle dernier, à moins de 20% au milieu de ce siècle, mais d'un autre côté, les quelques contacts avec des visiteurs étrangers ont déclenché de redoutables épidémies au sein de la petite population est-groenlandaise qui, du fait de son grand isolement, manquait totalement d'immunité à l'égard de la plupart des maladies, que ce soit rhume, grippe, coqueluche, rougeole, poliomyélite ou variole... Dans la première moitié du XXe siècle, le taux annuel de mortalité a pu ainsi osciller de 8 à 77%, excédant parfois le taux de natalité ; et ce n'est qu'après 1950, sous l'effet d'une intensification de l'aide médicale avec utilisation d'antibiotiques, que les périodes de grande surmortalité disparurent. Depuis lors, les épidémies qui continuent à sévir dans le pays (grippe, rougeole ou hépatite virale) n'ont plus de conséquence aussi dramatique et le taux de mortalité des Animassalimiut [270] s'est rapproché des taux des pays européens. Il ne faut, toutefois, pas perdre de vue que cette population groenlandaise est restée jeune (voir ci-dessous figure 6) et que la structure par âge a une influence directe sur le taux de mortalité. En réalité, pour des raisons que nous rappellerons plus loin, l'espérance de vie à la naissance des Ammassalimiut est loin d'avoir atteint celle des populations européennes actuelles (Robert-Lamblin, 1985).
Les effets de la baisse considérable de la mortalité, alors que la natalité restait élevée et même ne cessait d'augmenter, apparaissent avec évidence dans la spectaculaire ascension de la courbe de population (figure 1). S'étant multipliée par deux à plusieurs reprises depuis sa découverte, la population d'Ammassalik a une fois de plus doublé son effectif en l'espace de deux décennies entre 1945 et 1965 et ceci sans immigration et avec une émigration non négligeable. Ainsi, dans les années soixante, le rythme annuel de croissance de cette petite population dépassait les 4%, créant paradoxalement un problème de surpopulation en raison de la tendance à la concentration urbaine, alors que cette côte du Groenland est en réalité totalement vide de population humaine, à l'exception de la commune d'Ammassalik et des quelque cinq cents Groenlandais, issus d'Ammassalik, établis dans la région du Scoresbysund depuis 1925.
Figure 1.
Évolution de la population est-groenlandaise,
de sa découverte (1884) jusqu'à nos jours (1986).
[271]
Le succès de cette réduction du taux de mortalité (figure 2) dans la population groenlandaise est à imputer à l'extraordinaire infrastructure médicale que le Danemark a déployée au Groenland à l'issue de la Seconde Guerre mondiale. Le district d'Ammassalik, qui ne bénéficiait préalablement que de la présence de quelques sages-femmes groenlandaises, d'une infirmière danoise (permanente depuis 1932) et de passages sporadiques de médecins venant de l'extérieur, reçut en 1946 son premier médecin permanent et, en remplacement du dispensaire existant, obtint un petit hôpital de 10 lits. Ultérieurement, l'hôpital devait s'agrandir jusqu'à 24 lits, le nombre de médecins passer à deux et l'effectif du personnel de santé augmenter au point que pour une population d'environ 2 500 Groenlandais et 200 Danois, le service de santé publique comprend actuellement plus d'une soixantaine de personnes : médecins, dentistes, laborantins, techniciens, secrétaires médicales, infirmières, aides-soignantes, sages-femmes et aides-sages-femmes jusque dans chaque village ; sans compter les visites régulières de médecins spécialistes envoyés du Danemark. Les soins médicaux sont totalement gratuits et les patients sont acheminés jusqu'à l'hôpital de la petite capitale régionale, Tasiilaq, en voiture, bateau ou hélicoptère, selon la saison, le temps et la distance. Pour les cas les plus graves, ils sont transportés par avion vers d'autres hôpitaux, de la côte ouest du Groenland, d'Islande ou du Danemark.
Figure 2.
Natalité et mortalité à Ammassalik :
évolution depuis 1960 (population est-groenlandaise).
Compte tenu de ces considérations, il est intéressant d'analyser les différentes composantes de la mortalité et de voir ce qui a pu être changé par le développement de l'aide médicale, expliquant le faible niveau actuel du taux de mortalité générale à Ammassalik (12% en 1977-1981 ; 13% en 1982-1986).
[272]
- A) La mortalité infantile
Pour sa part, le taux de mortalité infantile proche de 300% à la fin du siècle dernier avait déjà considérablement baissé, dès le début du XXe siècle, lorsque des sages-femmes formées au Groenland occidental ou au Danemark, améliorèrent les conditions d'hygiène au cours des accouchements et des soins post-nataux.
Traditionnellement, il n'y avait pas de sages-femmes dans la population et les femmes accouchaient seules ou avec l'aide d'une vieille femme de la famille. Les risques de mortalité à la naissance, pour l'enfant comme pour la mère, se réduisirent d'abord par le simple abandon de pratiques telles que s'enduire les mains d'huile de phoque pour faciliter le passage de l'enfant, et par l'application de règles d'hygiène assez rudimentaires comme le lavage préalable des mains de la personne qui aide à l'accouchement. Puis, peu à peu, les nouvelles sages-femmes furent appelées à aller effectuer les accouchements dans les différentes localités habitées.
Au cours du XXe siècle, le taux de mortalité infantile a fluctué du fait des épidémies, notamment de grippe et de coqueluche, ou encore de certaines maladies spécifiques aux nourrissons, mais sans véritable diagnostic médical permettant de les préciser. Depuis les années cinquante-soixante, bien que les effets des épidémies aient été atténués par les vaccinations et l'amélioration des soins médicaux, le taux de mortalité infantile est, malgré tout, demeuré élevé (tableau I) tandis que le taux de mortalité générale était définitivement réduit.
Tableau I.
Évolution du taux de mortalité infantile
dans la population est-groenlandaise d'Ammassalik.
Les efforts les plus récents du corps médical se sont portés sur la surveillance prénatale et sur les conditions d'accouchement. Les femmes sont fortement incitées à venir accoucher à l'hôpital de Tasiilaq plutôt que de rester dans leurs maisons où l'hygiène est insuffisante. Il y a donc maintenant une grande majorité des naissances qui se font à l'hôpital et, si les mères sont originaires d'un autre village, on les transporte préalablement vers la petite ville de Tasiilaq pour accoucher dans les meilleures conditions possibles.
La diminution du taux de mortalité infantile à Ammassalik a été ainsi spectaculaire entre la fin des années soixante et la fin de la décennie suivante, où il s’est réduit de moitié ; cependant ce taux de 6% est encore plus du double [273] du taux de mortalité infantile au Groenland occidental et se situe très loin de celui de la population danoise (8%).
La figure 3 montre, qu'en pourcentage, la mortalité infantile à Ammassalik est encore essentiellement une mortalité périnatale (c'est-à-dire du premier mois) et que la mortinatalité et la mortalité du premier jour [2] sont proportionnellement en augmentation pour les trois périodes représentées.
Figure 3.
Répartition en pourcentage des décès infantiles,
selon l'âge, à Ammassalik, au cours de 3 périodes :
1957-1966 : 134 décès (taux de mortalité infantile 131%) ;
1967-1976 : 78 décès (taux de mortalité infantile 100%) ;
1977-1986 : 41 décès (taux de mortalité infantile 60%)
(population est-groenlandaise).
Si actuellement un enfant qui naît à Ammassalik sur dix-sept, meurt avant d'avoir atteint son premier anniversaire, il apparaît clairement que le cap décisif pour un Est-groenlandais est le premier mois de sa vie et on pourrait même dire le premier jour de son existence. Les facteurs exogènes de cette mortalité périnatale ayant été réduits, notamment par l'amélioration des soins lors des accouchements, [274] on peut se demander si la forte mortalité du premier jour ne serait pas d'origine génétique, sans doute due à la consanguinité de cette ethnie longtemps restée isolée. Les plus fréquentes causes de mortalité infantile à Ammassalik sont, en effet, en 1977-1986 : en premier lieu prématurité et malformations congénitales, puis affections pulmonaires et gastro-entérites.
On observe également une plus grande fragilité des enfants de sexe masculin. Parmi les décès infantiles de la période 1967-1976, se trouvent 189 garçons pour 100 filles et 139 garçons pour 100 filles pour la période 1977-1986. L'avantage du sex ratio à la naissance en faveur du sexe masculin (114 garçons pour 100 filles en 1967-1976, et 107 pour 100 en 1977-1986) est donc perdu extrêmement rapidement dès la naissance, du fait de cette surmortalité masculine chez les nourrissons.
Figure 4.
Comparaison de la distribution des décès
selon le sexe et l'âge à trois périodes
(pour mille décès, population est-groenlandaise vivant à Ammassalik).
- B) L'âge au décès
La distribution des décès selon le sexe et l'âge de la figure 4, compare, d'un côté une période ancienne (1937-1946) sans grande épidémie (excepté une maladie épidémique chez les nourrissons en 1944), époque qui a précédé la présence permanente d'un médecin et la construction d'un hôpital, et où les activités de la population étaient encore traditionnelles, de l'autre la période contemporaine (1967-1976 et 1977-1986), où la population a bénéficié d'une très importante assistance médicale et sociale, et où le processus d'acculturation est déjà très engagé.
Ces pyramides font apparaître une réduction de la mortalité infantile, surtout sensible dans la période la plus proche de nous (1977-1986) ainsi qu'une augmentation des décès parmi les plus de 45 ans, entre la période ancienne et les deux plus récentes.
[275]
Pour chaque période, l'âge moyen des décédés est le suivant :
- - 1937-46 : 18 ans pour les hommes, 21 ans pour les femmes, en incluant la mortalité infantile.
- 26 ans pour les hommes, 33 ans pour les femmes, en l'excluant.
- - 1967-76 : 22 ans pour les hommes, 32 ans pour les femmes, en incluant la mortalité infantile.
- 32 ans pour les hommes, 41 pour les femmes, en l'excluant.
- - 1977-86 : 33 ans pour les hommes, 38 ans pour les femmes, en incluant la mortalité infantile.
- 38 ans pour les hommes, 45 ans pour les femmes, en l'excluant.
La progression de l'âge au décès chez les femmes, depuis les années soixante, semble tout à fait liée à l'amélioration sanitaire, et à l'assistance sociale prodiguée aux personnes âgées. Pour les hommes, l'augmentation de la proportion des décès de plus de 45 ans (9% à la première période, 25% à la seconde, 34% à la troisième) n'est pas uniquement liée à ces facteurs, elle doit être mise en rapport avec la transformation des occupations masculines. À côté de l'activité de chasse à haut risque unique mode de vie autrefois pour un homme d'Ammassalik, se sont développés, à partir des années soixante, celle de la pêche et les emplois salariés provenant d'un secteur tertiaire de plus en plus important.
Si les trois pyramides montrent qu'une fois passé le cap de la première année, le risque de mourir très jeune (avant 15 ans) est faible, elles font également ressortir un pic dans la mortalité des hommes à l'âge de 20-24 ans. Pour la première période (1937-1946), il s'agit de morts accidentelles, essentiellement liées aux activités de la chasse, mais pour la période contemporaine, ce pic est surtout à mettre en relation avec un risque nouveau de mort accidentelle ou violente, dû à l'alcoolisme qui est apparu dans cette région dans le courant des années soixante.
La montée dramatique de l'alcoolisme, entraînant des situations de conflits ouverts et des actions de violence, qui se trouve associée depuis les années soixante-dix à un fort taux de suicide parmi les jeunes, est révélatrice d'un profond malaise psychologique et social dans la population.
Le tableau II vient corroborer les remarques précédentes. L'importance de la mortalité infantile au regard de l'ensemble des décès, ne cesse de diminuer : de 35% pour la première période, à 18% pour la 2e, 15% pour la 3e et 13% pour la 4e. Et la mortalité par accident ou violence est devenue considérable : de 23% de l'ensemble des décès pour la première période, à 35% pour la 2e, 40% pour la 3e et 35% pour la 4e. La mortalité liée aux facteurs climatiques a été sensiblement augmentée par l'alcoolisme, responsable de nombreuses morts par noyade, congélation ou disparition. Il en est de même des homicides involontaires et de quelques suicides qui sont tout autant dus à une absorption excessive de boissons alcoolisées. Toutefois les suicides particulièrement fréquents parmi les jeunes hommes de 15 à 25 ans, ne sont pas tous commis en état d'ébriété ; ils apparaissent souvent par vagues que certains qualifient d'« épidémies ».
Il faut encore noter d'une façon générale, à toutes les périodes, la surmortalité masculine, aussi bien pour ce qui concerne la mortalité infantile que la mortalité au-delà d'un an.
[276]
Tableau II.
Causes de morts clans la population est-groenlandaise,
en 1967-1986 (région d'Ammassalik).
[277]
Ainsi, au cours de cette analyse détaillée de la mortalité et de son évolution, les divers aspects des changements liés à l'« occidentalisation » de la petite population d'Ammassalik, se sont révélés avec leurs côtés positifs et négatifs.
À l'actif des transformations récentes, qui ont contribué à réduire la mortalité, il faut citer l'aide médicale exceptionnelle, l'amélioration générale de l'hygiène dans la population et l'assistance aux personnes âgées et infirmes. Pour sa part, le côté négatif se révèle dans l'apparition de graves désordres individuels ou sociaux se reflétant dans les causes de morts et l'âge au décès avec cette nouvelle catégorie de jeunes individus particulièrement « fragiles ».
III. FÉCONDITÉ ET NUPTIALITÉ
- A) La chute de la natalité
L'expansion démographique des Ammassalimiut avait atteint un niveau record dans les années soixante, avec un taux annuel de natalité situé entre 47 et 60% et un taux de mortalité tombé en dessous de 17% (se reporter plus haut à la figure 2).
Différents facteurs avaient contribué à l'accroissement de la natalité au cours du XXe siècle : la stabilisation des unions après l'introduction du christianisme (le divorce fut interdit dans cette région jusqu'en 1967), une précocité accrue des maternités, une diminution de la durée de l'allaitement entraînant une réduction des intervalles intergénésiques et enfin, après la Seconde Guerre mondiale, une libéralisation des mœurs dans les plus jeunes générations, sans utilisation de méthodes contraceptives.
C'est pour lutter contre cette explosion démographique particulièrement spectaculaire à Ammassalik, mais également très forte au Groenland occidental, que par le canal des services de santé, le Danemark mit en œuvre dans sa province arctique un vaste programme de limitation des naissances. Celui-ci, commencé en 1968 sur la côte occidentale, ne démarra pour des raisons techniques qu'en 1969 dans la région d'Ammassalik ; il y connut un tel succès qu'en l'espace de deux années 1969-1971 le taux de natalité s'était réduit de 47 à 28% et qu'il devait atteindre 17%, cinq années après l'introduction de la contraception (Robert-Lamblin, 1986b).
Dans un tel contexte social, où les jeunes enfants sont très appréciés et choyés et où une sorte de redistribution des enfants des familles très nombreuses vers les moins nombreuses par le biais de l'adoption assure un certain rééquilibrage numérique, on ne pouvait qu'être surpris par le succès et la vitesse de diffusion de ces mesures malthusiennes. En très peu de temps, en effet, celles-ci ont atteint toutes les localités, y compris les villages éloignés de la petite capitale régionale (Tasiilaq), où les modes de vie sont restés plus traditionnels. Il est à noter aussi que ces nouvelles pratiques ont été adoptées par l'ensemble des femmes, quel que soit leur âge ou leur situation familiale (figures 5a et b et tableau III).
[278]
Figure 5a. Évolution du taux de fécondité
par âge des femmes d'Ammassalik, selon les générations.
- 1 femmes nées en 1897-1926 (91 femmes ; 2 sans enfant)
- 2 » » 1927-1931 (44 femmes ; 1 » )
- 3 » » 1932-1936 (56 femmes ; 2 » )
- 4 » » 1937-1941 (69 femmes ; 4 » )
- 5 » » 1942-1946 (58 femmes ; 3 » )
- 6 » » 1947-1951 (78 femmes ; 3 » )
- 7 » » 1952-1956 (101 femmes ; 25% n'avaient pas encore eu d'enfant en décembre 1986).
- Total : 497 femmes, recensées en 1976 et suivies jusqu'à décembre 1986 (sauf cas de décès). Les générations 1 à 4 ont achevé leur vie féconde.
[279]
Figure 5b.
Taux de fécondité par âge des femmes ammassalimiut, selon la génération et l'époque :
la courbe supérieure correspond à la période précédant la campagne
de limitation des naissances, la courbe inférieure à la période malthusienne.
Naissances annuelles pour 1000 femmes
La diffusion du programme de contraception sur l'ensemble du territoire de la commune, s'explique par l'organisation tout à fait exceptionnelle des services de santé telle qu'elle a été décrite plus haut. C'est à la faveur de consultations aux dispensaires ou à l'hôpital, ou après un accouchement, que l'information sur la contraception a pu être transmise aux femmes, dans leur propre langue et le plus souvent par une personne bien connue d'elles, avec laquelle les contacts sont faciles et fréquents : la sage-femme.
[280]
Tableau III.
Natalité à Ammassalik, 1967-1986.
Tout d'abord, le stérilet devait être utilisé pour réduire la natalité. À la fin de 1970, la moitié des femmes ammassalimiut en âge de se reproduire avaient un stérilet et, pour les petites localités éloignées des deux centres où les stérilets étaient posés (Tasiilaq et Kuummiut), des piqûres stérilisantes pour une durée de trois mois étaient employées par les sages-femmes. Ensuite, en dépit d'une certaine résistance de la part des femmes les plus âgées, attachées à leurs valeurs ancestrales, le stérilet devait céder le pas à l'interruption volontaire de grossesse, [281] devenue légale en 1973 et finalement utilisée à son tour comme un véritable moyen de contraception (tableau III).
Les courbes des figures 5a et 5b montrent avec évidence que les mesures malthusiennes de l'année 1969 ont touché en même temps toutes les générations de femmes. Tandis que la première génération, celle des femmes nées entre 1897 et 1926, avait déjà terminé sa vie féconde (avec un nombre moyen de 7,9 descendants par femme féconde), la 2e génération a réduit sa fécondité à l'âge de 40-44 ans ; la 3e génération à 35-39 ans ; la 4e à 30-34 ans ; la 5e à 25-29 ans ; la 6e à 20-24 ans ; la 7e dès l'âge de 15-19 ans.
Sur la figure 5a, les femmes de la génération 1, qui n'ont jamais eu recours à la contraception, ont été fécondes sur une longue période particulièrement de 20-24 ans à 40-44 ans avec un maximum de fécondité atteint dans le groupe d'âge de 30-34 ans. Ces femmes ont eu une éducation marquée par la morale luthérienne rigoureuse qui fut celle des premiers christianisés. Les liaisons avant ou hors mariage étaient alors très mal considérées et l'union conjugale est restée indissoluble jusqu'en 1967. Dans ce groupe de femmes, les grossesses avant l'âge de 19 ans étaient rares, l'âge moyen à la première maternité se situant près de 22 ans. Quelques grossesses étaient tardives : à 45 ans ou plus.
Les générations suivantes, 2 à 6, accusent une précocité dans la maternité et une augmentation régulière du taux de fécondité à 15-19 ans. La libéralisation des mœurs chez les jeunes femmes célibataires, qui a commencé à la fin de la guerre et s'est progressivement généralisée pour devenir tout à fait admise dans les années soixante, explique ce phénomène.
La liberté sexuelle avant le mariage devenue totale, les femmes nées entre 1942 et 1951 (générations 5 et 6) ont eu leur premier enfant en moyenne à 19 ans, et souvent à 16, 17 ou 18 ans. La proportion des naissances illégitimes s'est rapidement accrue : de 1 naissance sur 10 à la fin des années 40, à 1 sur 4 au début des années 60 et près d'1 sur 3 lorsqu'intervint la décision de réduire la natalité (1969). Actuellement, c'est 2 naissances sur 3 qui sont illégitimes (tableau III). Il faut préciser que les enfants de ces jeunes femmes célibataires, loin d'être rejetés, sont bien accueillis par leur entourage familial. Ils sont souvent « donnés » à leur grand-mère maternelle ou à une sœur de leur mère (ou, plus rarement, à une grand-mère ou tante paternelle) ; ou bien ils sont élevés dans la famille de leur mère, celle-ci gardant une certaine liberté de mouvement. L'officialisation d'un mariage peut intervenir après la naissance d'un ou de plusieurs enfants.
Fait particulier, les couples mariés sont les premiers à avoir plus facilement réduit leur descendance plutôt que les jeunes femmes célibataires. De ce fait, la proportion des naissances illégitimes par rapport aux légitimes a sensiblement augmenté. Ce comportement différent chez les femmes mariées et les célibataires a aussi joué en faveur d'un accroissement de la proportion des métis (de père européen ou américain) dans la population, ceux-ci étant très souvent des enfants de femmes non mariées.
Ainsi, un certain nombre de femmes mariées qui avaient eu des enfants en moyenne tous les 24 mois, ou parfois plus souvent, et dont la famille était déjà nombreuse, ont rapidement adopté les mesures contraceptives, tandis que le comportement des femmes célibataires a été différent, certaines préférant retarder le recours à la prévention des naissances au-delà du premier ou même de plusieurs accouchements. Par la suite cependant, parmi les plus jeunes femmes célibataires, beaucoup ont saisi la possibilité de refuser une maternité précoce, en optant [282] par exemple pour l'interruption de grossesse. Pour la génération 7, on observe en effet un net abaissement du taux de fécondité à 15-19 ans. L'âge moyen à la première maternité de ces femmes nées en 1952-1956 est de 21 ans et 25% parmi celles-ci n'avaient encore jamais eu d'enfant en fin 1986 [3]. S'il subsiste quelques maternités précoces (avant 18 ans), on note aussi des premières maternités retardées au-delà de 25 ans, ce qui n'était pas le cas parmi les générations précédentes, 5 et 6.
Le développement considérable de l'interruption volontaire de grossesse, libéralisée depuis octobre 1973, ressort du tableau III, où dès la période 1973-1976, 26% de l'ensemble des grossesses ont été volontairement interrompues pour 74% conservées et, en 1977-1981, 27% ont été interrompues pour 73% menées jusqu'à l'accouchement. À cette époque, il s'agissait principalement de très jeunes femmes célibataires de la petite capitale Tasiilaq, qui avaient recours à l'avortement légal, tandis que les autres femmes restaient réticentes ; à l'hôpital de Tasiilaq, on pratiquait alors plus d'une i.v.g. (37%) pour deux accouchements (63%).
Mais c'est pour la période 1982-1986 que la progression est la plus sensible : parmi l'ensemble des femmes de la région d'Ammassalik, 37% des grossesses ont été volontairement interrompues pour 63% d'acceptées. L'i.v.g. est véritablement devenue le principal moyen de contraception pour toutes les femmes. À l'hôpital de Tasiilaq, où ont lieu pour cette période les trois quarts des naissances de toute la région, on a pratiqué 43% d'i.v.g. pour 57% d'accouchements. Pour cette intervention, les femmes des villages viennent jusqu'à l'hôpital, où elles ont un jour réservé par semaine.
Certaines femmes ont ainsi eu jusqu'à 3 ou 4 interruptions volontaires de grossesse et nombreuses sont les jeunes femmes qui ont commencé leur vie reproductive par 1 ou 2 avortements provoqués, avant de mettre au monde leur premier enfant. Les plus concernées sont les femmes de moins de 20 ans. Interrogées, elles allèguent qu'elles ne sont pas « installées dans la vie », quoique, tout dernièrement, on affirme que de jeunes femmes de moins de 20 ans, sans emploi, ont tenu à mettre au monde leur enfant pour l'aide financière auquel il leur donne droit (allocations familiales et pensions).
- B) La famille actuelle
Au cours de la transition démographique, la famille est-groenlandaise s'est profondément transformée. Dans les années soixante, les naissances hors-mariage commençaient à être fréquentes, mais les unions consacrées le plus souvent après la naissance d'un ou plusieurs enfants restaient stables en règle générale. Lorsque le divorce fut admis, à partir de 1967, dans cette région, il s'est développé dans un court laps de temps, parmi les jeunes et mêmes les anciens couples. Les situations de séparation, divorce ou célibat prolongé sont actuellement si répandues que ce sont les enfants nés de parents mariés qui sont largement devenus des exceptions (un tiers seulement des naissances de 1982-1986). Mariage et reproduction se sont ainsi de plus en plus dissociés.
C'est en fait tout un comportement vis-à-vis de la famille et de la maternité qui a changé ; et les femmes ont acquis un pouvoir de décision dans ce domaine, avec la capacité de refuser aussi bien mariage que grossesse.
[283]
Depuis la prise de conscience par les femmes d'Ammassalik d'une maîtrise possible de leur fécondité, des concepts nouveaux sont apparus, inimaginables il y a encore peu de temps, de grossesse refusée ou différée, de dimension « idéale » de la famille, d'enfant souhaité, de planification des naissances..., remplaçant le régime de fécondité naturelle antérieur.
Les changements survenus en très peu d'années dans la vie reproductive de ces femmes est-groenlandaises sont ainsi considérables : retard du premier enfant ; limitation du nombre d'enfants ; arrêt de la fécondité pendant plusieurs années, puis reprise pour une ou plusieurs grossesses pour des raisons particulières (souvent le désir de redonner le nom d'un parent mort à un nouveau-né, selon la coutume ancestrale) ; dernières maternités moins tardives que précédemment, ce qui entraîne un abaissement de l'âge moyen des mères à la naissance des enfants (tableaux IV, V et VI).
Tableau IV.
Age des mères est-groenlandaises
à la première maternité, dans les naissances de 1977-1986
(population d'Ammassalik).
Tableau V.
Pourcentage des maternités précoces ou tardives
dans les naissances de 1977-1986
(population est-groenlandaise d'Ammassalik).
[284]
Tableau VI.
Age moyen des mères est-groenlandaises
à la naissance des enfants nés entre 1962 et 1986
(population d'Ammassalik).
* En années et dixièmes d'années.
La réduction de la descendance finale par femme féconde, selon les générations de la figure 5a, a été la suivante : 7,9 enfants en moyenne par femme pour la génération 1 ; 6,8 pour la 2e ; 5,9 pour la 3e ; et 5,0 pour la 4e, mais il est à noter que pour cette génération, les naissances du groupe d'âge 40-44 ans n'étaient pas encore complètes à la date de fin de l'observation (décembre 1986).
Après la chute brutale des années 1969-1974, malgré une remontée de la natalité, notamment à partir de l'année 1979 (le taux de natalité est de 27% pour la période 1982-1986), les transformations des comportements paraissent devoir être plus définitives que transitoires, car les mentalités ont aussi changé. D'un côté, le modèle de la famille restreinte nord-européenne se diffuse (pour ainsi dire tous les jeunes Ammassalimiut ont eu l'occasion de séjourner au Danemark), de l'autre une prise de conscience se fait des difficultés économiques que traverse la région (absence de ressources, chômage, problèmes de logement, difficultés matérielles... sont maintenant souvent évoquées notamment par la population de la petite capitale et mis en relation avec la taille de la famille).
On pourrait penser que si les femmes ammassalimiut de tous les villages se sont si vite laissées convaincre par la campagne malthusienne, assurément bien menée par les médecins danois et les sages-femmes groenlandaises, c'est qu'elles étaient déjà psychologiquement favorables à un arrêt ou à une réduction de leur fécondité, sans toutefois en avoir exprimé le désir auparavant. Mais pour ma part, je pencherais plutôt vers une deuxième hypothèse : leur prise de conscience a été soudaine et la mise en pratique de ces nouvelles idées a rapidement suivi, démontrant ainsi que les femmes ammassalimiut, loin d'être conservatrices, sont ouvertes à la nouveauté et sont libres d'opérer des choix dans un domaine aussi important que celui de la famille et de la reproduction.
Dans ce contexte de natalité fortement réduite, la coutume d'offrir un enfant en adoption à des parents vieillissant manquant d'aide et de compagnie à domicile ou à des couples apparentés peu féconds, se perpétue néanmoins, soulignant la persistance de liens fondamentaux très forts, non pas au niveau du couple et de la famille nucléaire, mais à celui de la famille étendue, l'ancienne grande famille patriarcale. Il en est d'ailleurs de même de la volonté, toujours en usage, de transmettre le nom d'un parent défunt à un nouveau-né ; ceci témoigne du sens encore très fort que revêtent les notions de parenté et de devoir familial, malgré l'apparente dissolution ou désintégration de la famille.
[285]
En fin de compte, on ne peut tout de même pas conclure que le mariage (essentiellement religieux, car le simple mariage civil est peu demandé) est une institution abandonnée, mais cette consécration d'une union par le Pasteur luthérien est devenue plus éphémère. Il est important de constater un développement nouveau dans ce domaine, c'est l'augmentation des unions légales exogamiques, passées de 14% à 21% des mariages, entre les deux décennies étudiées (tableau VII). Cela semble dénoter un désir de créer des liens plus officiels, et sans doute plus durables que précédemment, de la part de ces conjoints occidentaux. Le métissage de la population d'Ammassalik, déjà favorisé par la liberté des mœurs acquise par les jeunes depuis l'après-guerre [4], ne peut qu'en être accru.
Tableau VII.
Tendances exogamiques,
dans les mariages célébrés entre 1967 et 1986.
- * Dk. : Danois.
- O.G. : Ouest-Croenlandais
- .N.A. : Nord-Amérieain
- Is. : Islandais
- S. : Suédois
- Fg : Féringien.
[286]
V. CONCLUSION
À Ammassalik, la transition démographique s'est opérée au cours d'une période particulièrement brève. La baisse de la natalité, qui a suivi de quelques années celle de la mortalité, a ramené le taux de croissance de la population à un niveau faible. Malgré la remontée des naissances des années 1979-1986, le rythme annuel de croissance de la population demeure inférieure à 1%.
La figure 6 résume les étapes de cette évolution de la population d'Ammassalik, avec les répercussions de cette transition rapide sur la structure par âge. La pyramide de 1965, tout à fait typique d'une population en pleine explosion démographique, présente une base extrêmement large et un sommet très étroit. Plus de la moitié de la population était alors constituée de jeunes de moins de 15 ans et très peu de personnes atteignaient ou dépassaient l'âge de 55 ans (4%).
Figure 6.
Pyramides des âges, pour 1 000 habitants, de la population
est-groenlandaise de la région d'Ammassalik : 1965, 1976, 1985.
La pyramide centrale, de l'année 1976, avec une base brusquement resserrée notamment pour le groupe de 0-4 ans illustre le succès de la campagne pour la contraception, initiée en 1969 par le Danemark ; et son sommet demeure étroit, car 5% seulement de la population a 55 ans ou au-delà.
Enfin, la pyramide de 1985 montre l'étape suivante : après le coup de frein brutal de la natalité et le déficit des générations nées entre 1971 et 1978, la pyramide se réélargit légèrement à la base. La proportion des moins de 15 ans est alors inférieure au tiers de la population et un certain vieillissement des Est-Groenlandais transparaît, notamment parmi les hommes de plus de 40 ans. L'ensemble des hommes et femmes, âgés de 55 ans ou plus, approche les 7%, ce qui constitue certes un progrès, mais qui n'est pas encore très considérable. En effet, comme nous l'avons souligné, en dépit de toute l'assistance médicale et sociale déployée dans cette région, un certain nombre de facteurs s'opposent toujours à l'élévation de la durée de la vie : facteurs climatiques, économiques et sociaux.
[287]
Cette transition démographique s'est réalisée dans un contexte d'éclatement de l'isolât d'Ammassalik, d'ouverture sur l'extérieur, avec une modification importante des modes de vie et une pénétration massive de la culture matérielle et des modèles occidentaux. Mais ce mouvement vers une démographie « moderne », signe d'une grande capacité à se transformer de cette population, ne s'est pas accompagné d'un véritable plan de développement économique et social de la région. A l'heure actuelle, il en résulte une situation de profond déséquilibre : à un ensemble d'activités ancestrales désormais dévalorisées ne s'est substitué qu'un secteur salarié administratif rapidement saturé, et la population d'Ammassalik manque essentiellement d'emplois productifs qui lui permettraient de se trouver moins dépendante d'un budget d'assistance.
BIBLIOGRAPHIE
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1973, Fecundity of the Ammassalimiut Women (Eskimo of the East Coast of Greenland). IXe Congrès International des Sciences Anthropologiques et Ethnologiques, Chicago, aug.-sept., 4 p.
Groenland, 1967-1987. Ministériel for Groenland. Annual publication.
Hansen (H.), 1980. From natural to controlled fertility : Studies in fertility as a factor in the process of economic and social development in Greenland C. 1851-1975. Natural fertility, patterns and determinants. H. Leridon et J. Menken, eds. Ordina, Liège, pp. 493-547.
Harmsen (G.), 1979. Groenlands demografi. Godthaab, 51 p.
Landslaegens aarsberetning, for aarene 1954-1986. Sundhedstilstanden i Groendland. Annual report from the Chief Medical Officer in Greenland, 1954-1986.
Robert-Lamblin (J.), 1985. Causes of death, age at death, and changes in mortality in the twen-tieth century in Ammassalik (East Greenland). Proceeding of the 6th International Symposium on Circumpolar Health, Anchorage, Alaska, University of Washington Press, pp. 154-158.
_____, 1986a. Les Ammassalimiut au XXe siècle. Analyse du changement social au Groenland oriental. Mémoires des Cahiers Ethnologiques, 1, Université de Bordeaux II, publié avec le concours du CNRS. 518 p.
_____, 1986b. Les différents changements survenus dans la fécondité d'une petite population du Groenland (les Ammassalimiut du Groenland de l'Est), in Les changements ou les transitions démographiques dans le monde contemporain en développement. Journées démographique de l'ORSTOM 1985, Paris. ORSTOM, Collection Colloques et Séminaires, pp. 243-257.
_____, 1988. Ammassalik, 1967-1987. Observation d'une transition, Groenland, nos 7-8-9, à paraître.
* Laboratoire d'Anthropologie du Musée de l'Homme.
[1] Date de l'établissement, à Tasiilaq, de la petite station administrative et commerciale et de la mission religieuse.
[2] Étant donné qu'à partir des certificats de naissance, il n'est pas toujours possible de séparer avec certitude les « vrais » mort-nés des « faux » mort-nés. c'est-à-dire les enfants qui sont morts à la naissance après avoir respiré, j'ai regroupé dans une seule catégorie l'ensemble des morts-nés, des décédés à la naissance ou le jour de la naissance.
[3] Le pourcentage très élevé des femmes infécondes dans ce groupe d'âge pourrait être dû aux séquelles de maladies vénériennes restées insoignées ou bien d'avortements provoqués à répétition.
[4] Se reporter à l'analyse des changements récents dans le patrimoine biologique des Ammassalimiut, in Robert-Lamblin. 1986a. pp. 127-136.
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