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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Yves Schemeil, “Les cultures politiques.” (1985)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Yves Schemeil, “Les cultures politiques.” In ouvrage sous la direction de Madeleine Grawitz et Jean Leca, TRAITÉ DE SCIENCE POLITIQUE. Tome 3: L'action politique. Chapitre IV, pp. 237-308s. Paris: Les Presses universitaires de France, 1re édition, 1985, 713 pp. [Jean Leca nous a accordé le 4 avril 2018 son autorisation de diffuser la presque totalité de ses publications, y compris ce Traité de science politique.]

[237]

TRAITÉ DE SCIENCE POLITIQUE.
Tome 3. L’action politique
Chapitre IV

Yves Schemeil, “Les cultures politiques.”

Introduction

La socialisation et l’acculturation inculquent aux acteurs les mécanismes qui régissent leurs conduites : l’action, individuelle ou collective, s’inscrit dans un cadre culturel acquis dont les codes, les valeurs, les normes définissent le champ du possible et l’espace de signification. Qu’on le baptise « culture », « conscience collective », « ordre symbolique », « idéologie dominante », il existe un objet de l’ordre politique qui substitue ou ajoute la contrainte intériorisée à la contrainte extérieure. Cet objet est en relation étroite avec les institutions. Il est leur mémoire sociale, leur réservoir de soutiens et de ressources qui renforcent ou remplacent la force pure dont l’usage effectif ou virtuel n’assure que partiellement la régulation de l’ordre politique. La culture, ou ce que l’on peut désigner ainsi, est donc également un transformateur de conduites individuelles en conduites collectives et réciproquement. Opérateur théorique obligé entre la micro et la macropolitique, cet objet devrait susciter un traitement privilégié en science politique, articulé autour de sa place dans les diverses théories sociales, de ses rapports avec les institutions et de son rôle dans la genèse et la transformation des comportements.

Or, il n’en est rien. La piste ouverte par la publication en 1963 de l’ouvrage signé Gabriel Almond et Sidney Verba sur La culture civique [1] ne fut guère empruntée en vingt ans hors des pays de langue anglaise comme en témoigne leur second ouvrage, La culture civique revisitée (Almond, Verba, 1980). Ailleurs, le concept de « culture politique », pourtant bien connu, ne s’est pas substitué aux instruments analytiques existants : l’idéologie pour les politologues, les systèmes symboliques ou imaginaires pour les sociologues, les mentalités collectives pour les historiens. [238] Dans le monde anglo-saxon même, le débat autour de la culture civique s’est vite réduit aux discussions passionnées quoique redondantes sur la démocratie. L’origine anthropologique du concept était oubliée ou déformée dès le début, et il ne pouvait en être autrement : dans les sociétés moins complexes qu’étudient les anthropologues, la culture ne peut être politique, elle est globale.

Établir un bilan des travaux sur la culture politique est donc un exercice malaisé. L’objet que l’on poursuit risque d’être découpé de manière artificielle. Se limiter aux recherches explicitement consacrées à la culture bornerait ce chapitre à une revue bibliographique d’ouvrages en anglais. Étendre le concept en lui assimilant tout ce qui, dans les théories non américano-centrées de l’ordre politique, y est doté de la même valeur structurale, engloberait tous les écrits des sciences sociales durant les deux derniers siècles, pas moins. Le paradoxe de la culture politique est en effet que ce concept anglo-saxon, dès lors qu’il est employé dans d’autres langues et voit son contenu sémantique transformé (culture et Kultur par exemple), devient « attrape-tout ». Si l’on n’y prend garde on convoquera pour mieux le cerner toutes les études politiques.

Le regain d’intérêt dont bénéficie le concept aujourd’hui provoque la réflexion. Passe encore que « la culture civique » ait été « revisitée » par ses auteurs et leurs principaux critiques (Pateman, 1980 ; Wiatr, 1980). Pour être originale, l’entreprise n’en reste pas moins inscrite dans le cadre des efforts du Committee on Comparative Politics pour développer les recherches transnationales (Almond, 1983), combattre le repli des enquêteurs ambitieux sur une seule société. Mais la publication d’un ouvrage français (Badie, 1983) et de travaux allemands sur ce thème (Kaase, 1983), la table ronde qui lui fut consacrée, dans le domaine des relations internationales, par le Ier Congrès de l’Association française de Science politique, laquelle enchaîna en 1983 avec une journée sur la culture ne sont aucunement des traces, des suites, ni des résurgences de l’opération américaine [2]. Force est de constater que l’Europe et la France ne sont plus aussi indifférentes qu’autrefois au concept de culture.

Le regret, voire le remords, dira-t-on. La science politique américaine n’a-t-elle pas longtemps fait l’objet d’un double discrédit : idéologique (elle ignorait la lutte des classes) et méthodologique (elle baignait dans l’empirisme sans atteindre le stade du questionnement épistémologique) ? La méfiance que lui ont longtemps témoignée la plupart des spécialistes français reste pourtant inexplicable par ces seuls facteurs. Sans s’attarder sur ce point d’histoire qui mériterait un développement particulier, on peut avancer quelques hypothèses.

Le problème politique dominant en France n’est pas la démocratie (sur laquelle Américains, Britanniques ou Allemands s’interrogent pour en connaître les racines, [239] en assurer la survie, en étendre la surface) mais le clivage gauche-droite, suscitant d’innombrables études du mouvement ouvrier, du Parti communiste, des élections, du totalitarisme. Sur le marché national de la science politique ces thèmes assurent rémunérations et gratifications au sein de la communauté professionnelle comme du grand public. Le marché mondial, moins fréquenté, pâtit d’une préférence « hexagonale » et d’une répugnance proverbiale aux langues étrangères. La situation des recherches internationales en France (Merle, 1983), la faible représentation française dans les réunions internationales manifestent un désintérêt ambiant pour un marché attirant en revanche de nombreux politologues isolés dans leurs universités méditerranéennes, nordiques, est-orientales où leurs possibilités d’expression sont limitées. L’audience qu’ils y trouvent étant proportionnée à la curiosité que suscite leur pays et à l’originalité de leur témoignage, ils vouent aux travaux de culture politique, à la différence des Français, un intérêt professionnel suffisant pour balayer toute réticence devant l’ampleur de la littérature.

Si cette analyse est juste, on se détourne ou se rapproche de la culture pour raisons de carrière, non d’idéologie ou de méthode. Les Français, certes, ont moins de goût que d’autres pour les surveys, sauf quand elles portent sur la sociologie des classes sociales. Mais ils n’ont pas le monopole de la théorie (qu’on pense à Parsons, Rawls, Olson), et les épistémologues professionnels se recrutent davantage outre-Atlantique qu’au pays de Gaston Bachelard (voir l’exemple canadien de Miguelez, 1977). Le sort que l’auteur de La formation de l’esprit scientifique réserve au sens commun dans ce livre séduit davantage que le raisonnement rigoureux du Nouvel esprit scientifique. Or, la culture n’est autre que du sens commun. Peut-être faut-il voir là une influence indirecte des problèmes méthodologiques sur l’absence d’intérêt pour la culture, que toute « rupture épistémologique » fait par définition disparaître.

Les Américains sont si peu critiqués académiquement, sinon pour leurs analyses systémiques, qu’on pourrait croire leurs recherches insignifiantes plutôt qu’invalidées. Positivistes, elles seraient naïvement fausses. Libérales, elles paraîtraient faussement naïves. Mais alors, le silence dont est entouré le concept de culture politique devrait être rompu pour que soient explicités biais et réductions [3]. Car de deux choses l’une : ou bien ce concept détourne sciemment d’un objet réel, comme la domination, ce qui ne serait pas insignifiant et mériterait critique ; ou bien c’est une autre manière de désigner un objet qui bénéficie d’une priorité de recherche, et il devient injustifiable de l’ignorer.

Un survol rapide des sociologies anti-positivistes donne quelque vraisemblance à la seconde branche de l’alternative. Menées en termes de lutte des classes et de domination politique, les critiques d’une explication objectiviste et empiriste de la culture s’affirment plutôt interprétatives, historiques et théoriques. Elles récusent l’habillage scientifique emprunté aux sciences naturelles pour étudier l’homme (Habermas, 1976). Elles légitiment donc paradoxalement l’objet de la démarche qu’elles critiquent : la connaissance de la culture est bien l’objectif essentiel d’une [240] stratégie de recherche. S’il est vrai que la servitude est volontaire, que la fausse conscience empêche la révolte, que la domination symbolique dans chaque champ assure la reproduction de classe, alors la culture est plus importante que la structure comme le proclament involontairement les campagnes communistes pour un « homme nouveau », préalable au développement économique. Que les agents sociaux soient « victimes » de leur culture ou « sauvés » par leur idéologie, les hiérarchies culturelles suffisent à la régulation politique, quoique les hiérarchies économiques ou institutionnelles la produisent aussi (Bourdieu, 1979). Ici, les « théories critiques » rejoignent la version canonique du rapport entre force pure et résignation au caractère légitime de la violence.

En quoi divergent-elles ? Sur deux points : la coupure établie entre le politique et le culturel jugée abusive, artificielle, inopportune, d’une part. La place du culturel indûment prépondérante dans la « structure d’inférence » (Lijphart, 1980), où la culture est parfois considérée comme la variable indépendante de la relation causale (Kavanagh, 1980, 133) sans détermination socio-économique ou historique (Pateman, 1980), d’autre part. À condition de ne pas autonomiser le culturel par rapport aux autres fonctions sociales, il est donc légitime de constituer une théorie de la culture quelle que soit l’idéologie dont on se réclame. Des démarches et des conclusions divergentes n’en font pas pour autant disparaître un objet commun, ne lui ôtant en rien sa position centrale (ni unique, ni dominante) dans l’explication politique.

Négligeant pour l’instant une autre cause d’indifférence, de mépris et d’hostilité à l’égard de la culture – l’ignorance anthropologique, sur laquelle on reviendra – on voudrait évoquer brièvement un obstacle supplémentaire et non le moindre dont la disparition autorise aujourd’hui les regards nostalgiques. La culture, au sens français du terme, constitue notre « génie » ou, comme on l’a remarqué, notre côté sartrien (Boudon, 1981). Cette culture-là, disons-le vite pour l’instant, c’est la Kultur. pas la social culture, les pauvres ruines hopis, les langues vernaculaires non écrites les instruments oratoires primitifs ou les objets de la société de consommation. On ne peut expliquer autrement le refus de toute pensée française de la culture au sens anglo-américain du concept (exception faite du structuralisme). Ainsi certains peuvent-ils encore s’obstiner à nommer « culture » une toute petite partie de ce que les spécialistes des sciences sociales dans le monde entier nomment de la sorte (Bourdieu, 1979).

Pareille restriction pourrait se justifier si la dimension cognitive de la culture en était l’unique objet. Mais ce que l’on doit aimer, trouver bon, bien, ou beau, ne relève pas de la seule connaissance. Le jugement de goût est par définition évaluatif, et s’affirme d’autant plus affectif que l’on est attaché à se distinguer des autres. Mieux encore, un tel usage implique que les rapports de domination sont « naturalisés », i.e. considérés comme naturels, allant de soi. N’est-ce pas là ce qu’affirment les spécialistes anglais ou américains de la culture lorsqu’ils précisent que de nombreux jugements deviennent « taken for granted » (Elkins, Simeon, 1979, p. 137). On se demande, dans ces conditions, quel intérêt servir en entretenant la confusion sémantique de culture et de Kultur, sinon d’aborder la culture sous l’angle de l’élite. Le « peuple » n’accepte en effet d’être « cultivé » que dans l’exacte mesure où il se [241] résigne à la domination des élites quand il ne la concurrence pas – exemple de la photographie, « art moyen » des classes moyennes (Bourdieu, 1965).

L’ordre symbolique, ordre des élites, ne nie pas le « sens commun » ni le « goût populaire », mais l’englobe comme un folklore sans jamais avoir à lui reconnaître le statut de culture au sens français ou allemand du terme, ni celui de culture politique au sens anglo-saxon qu’un auteur comme Pierre Bourdieu préfère baptiser « habitus » (Bourdieu, 1980, p. 89, parmi bien des références possibles). Il s’agit de « systèmes de dispositions durables et transposables (…) principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre » : cela pourrait être une définition de la culture. L’objet dénoté est bien le même, mais il est connoté de manière plus intellectuelle que sociologique. Certes, l’opération n’est pas consciente ; elle est parfois plus ambitieuse que les entreprises de la science politique ; elle est enfin heureuse dans ses trouvailles (comme le « marché des biens symboliques » ou l’« invention » de catégories sociales : artistes, cadres). Elle n’en réduit pas moins le politique à un statut second – non pas au sens causal de « subordonné » mais au sens commun « d’état second » : en regardant bien à travers le symbolique n’aperçoit-on pas le politique (Bon, Schemeil, 1980) ?

Rien n’empêche pourtant notre science – fût-elle un simple savoir – d’observer directement le politique où il se trouve : dans les processus de régulation et de désordre ; dans les conflits d’identité et d’intérêt. Sur ces deux derniers concepts, la culture (politique ou non) peut ouvrir des perspectives, faciliter des compréhensions, donner des explications. Car la définition sociale, a fortiori individuelle, d’une identité ou d’un intérêt est d’abord culturelle, sans parler de leur communication, de la signification des codes qui les véhiculent. De quelles identités et de quels intérêts politiques les cultures nous parlent-elles ?

La piste des intérêts est celle qu’ont suivie Gabriel Almond, Sidney Verba et leurs successeurs. Intérêts divergents ou simplement différents à la démocratie libérale. C’est aussi l’approche micro-politique, le terrain d’élection de la psychologie sociale des comportements. La piste des identités, approche macro-politique, fut surtout empruntée par les anthropologues dans l’acception anglaise du terme, et par les historiens, notamment orientalistes (Abou, 1981 ; Benedict, 1946 ; von Grunebaum, 1964 ; Leach, 1954, 1972). Seule voie d’accès à la globalité qui ne dissolve pas la culture dans une hypersociologie de l’ordre symbolique, elle a si peu tenté les politologues qu’on chercherait en vain d’autres textes dignes d’être cités que ceux de Laurence Wylie sur la France (Wylie, 1968, 1970), ou encore l’esquisse d’une identité « autogestionnaire » opposée à une tradition « social-étatique » de la gauche française selon Pierre Rosanvallon et Patrick Viveret (Rosanvallon, Viveret, 1977). Dès lors, la marche à suivre est simple : à la revue la plus exhaustive possible des travaux sur la culture, expression des intérêts, s’ajoutera un essai provisoire sur la culture, représentation des identités. Nous n’irons pas plus loin, dans cette seconde voie, que ne nous conduiront notre goût et nos compétences. Nous tenterons d’aller aussi loin, dans la première, que le cadre de ce chapitre et la disposition des documents nous le permettront.

[242]

Avant de continuer, il convient d’explorer quelque peu ces deux voies, le contenu qu’elles donnent au concept et le rapport qu’elles établissent entre culture et politique, sans rechercher une définition préalable. On poursuivra ensuite par un inventaire des sources anthropologiques du concept pour en connaître les origines et les ambitions. On s’interrogera, enfin, sur ses synonymes, antonymes et sous-produits, en utilisant les matériaux empiriques connus, issus le plus souvent de travaux qui se donnent explicitement pour objet les cultures politiques.



[1] Almond, Verba, 1963, cités ici dans l’édition abrégée de 1965. Les comptes rendus de cette publication manifestèrent un intérêt certain : Stein Rokkan rédigea celui de l’American Political Science Review (n° 58, 3 septembre 1964, p. 677), Philip Converse signa la critique du Political Science quarterly (n° 74, 4 décembre 1964) et Jerzy Wiatr fit le commentaire de Social Science Information (n° 4, 2, 1965, p. 220). On peut signaler également un document non publié d’Eric Davis, The Impact of the Civic culture, Stanford University, février 1976, mentionné par Verba, 1980, p. 410, n. 9.

[2] On ne saurait en dire autant des travaux publiés dans les pays socialistes, qui témoignent néanmoins à leur manière de la légitimité du concept. Gabriel Almond raconte ainsi que « Gorgi Shaknazarov, président de l’Association soviétique de Science politique, dans un article de la Pravda du 17 janvier 1979 annonçant le Congrès de l’Association internationale de Science politique à Moscou (…), définit la culture politique comme la ’participation des opinions sociales diverses à la politique, la culture politique du peuple et (son) édification, la régulation des attitudes sociales-politiques’. Il considère ce sujet comme aussi important que l’étude de l’État et du système politique, celles de la politique étrangère et des relations internationales » (Almond, 1983, p. 129). Voir également les références slaves de Wiatr, 1980, et la table ronde de Cracovie (Association internationale de Science politique, 1977).

[3] Ce silence n’est pas inexplicable si l’on admet que « les auteurs français ont le tort de ne traiter les problèmes épistémologiques que par le procédé détourné de l’allusion, au lieu de citer et commenter les opinions contraires aux leurs » (Merle, 1983, p. 413).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 21 avril 2022 7:48
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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