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Introduction
Les avenirs possibles sont les avenirs imaginés par les individus : l'avenir de la cité, l'avenir de la vie en société et de sa forme politique, mais, également, celui des existences individuelles. Nous ne présentons pas les récits des rêves ou des cauchemars du monde de demain, d'un monde futur et parfait ou de l'apocalypse à venir.
Nos réflexions se situent dans la contradiction flagrante entre, d'un côté, la stabilité étonnante de notre société qui a, par exemple, survécu sans beaucoup de problèmes à la dernière crise financière et économique; nous pouvons remarquer qu'elle n'a jamais été sérieusement contestée. Nous pouvons même affirmer que, sous la pression de cette crise, les efforts se sont concentrés d'abord sur la stabilisation de cette société et sur des stratégies de réformes, c'est-à-dire sur des stratégies d'adaptation à la nouvelle situation qui émerge avec la « sortie de la crise ». La croissance verte, la réintroduction de certaines formes de régulations étatiques ou de l'État-providence n'en sont que quelques exemples. Mais la forme libérale de la société, par exemple, n'a pas été abandonnée.
De l'autre côté, existent de multiples réactions, souvent violentes, contre les effets de la crise, non seulement en paroles ou par écrits, mais, également, par des actions, des grèves et des occupations d'entreprises, par exemple, parfois avec des séquestrations de dirigeants ou des menaces de destruction des outils de travail ou de l'appareil de production. Ces réactions peuvent être très compréhensibles, mais quelles sont les revendications de ces hommes et de [8] ces femmes ? Us revendiquent leur réinclusion dans la société comme elle est ou comme elle a été.
On constate également l'importance grandissante des positions de refus, par exemple celui de la croissance ou de la conception traditionnelle de la croissance, orientée vers l'augmentation du PIB. On constate aussi l'intérêt accru pour les anciennes et les nouvelles formes de marginalité volontaires dans les villes et dans les campagnes par refus de la société de consommation, du capitalisme et des désastres écologiques, économiques, sociaux et culturels que celui-ci a causés. Évidemment, on ne doit surestimer ni le nombre de ces « marginaux » ni l'importance politique des positions et des attitudes de refus, mais ces « marginaux » et ces attitudes existent, font rêver et parler d'eux. Or, « on ne peut refuser le monde à moins de le détruire ou se tuer », disait Sartre. Selon la vision du monde des « refusants », et à leur grand regret, le capitalisme se charge de cela: il détruit le monde et il tue. De plus, on peut constater que le véritable refus, par exemple dans la tradition de l'idée du « grand refus [1] », n'est pas celui-là, car « [...] refuser n'est pas [seulement] dire non, c'est modifier par le travail » (Sartre). Or, les « refusants » ne travaillent pas ou ne travaillent plus contre le capitalisme, parce qu'ils ne veulent pas le faire ; ils le fuient donc.
Beaucoup plus rares, mais néanmoins perçus dans l'espace public, sont les groupes, les réseaux, ou d'autres formations nébuleuses, croyant dur comme fer à « l'insurrection qui vient » (Comité Invisible), comme l'indique le titre d'une brochure largement commentée dans les milieux politiques et intellectuels.
Ces critiques du capitalisme, les appels au refus ou le pari sur l'insurrection ressemblent à des « déjà vus », comme si l'histoire des années 1960-1970 se répétait. Nous avons l'impression que la tragédie de ces décennies mouvementées s'est transformée en farce.
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On peut se demander si « les jeux sont faits [2] », si nous sommes arrivés à la « fin de l'histoire » au sens hégélien, dans la situation où l'histoire a trouvé son sens, sans pouvoir se développer davantage. Il serait ainsi inutile et anachronique de se lancer dans des projets pour atteindre une société meilleure. Si c'est le cas, il nous resterait seulement à choisir entre différentes possibilités de nous installer dans cette situation.
Cependant, aussi bien sur le plan individuel que sur le plan collectif, nous constatons que des souhaits et des désirs d'une autre vie existent et persistent, des souhaits et des désirs dépassant l'ordre établi.
Il s'agit de comprendre « ce qui dépasse » la vie imposée et les petits pas vers l'émancipation possible d'une société dans laquelle les sujets sont les objets de forces qui les font agir, dans laquelle ils n'existent qu'en tant qu'acteurs jouant leur rôle d'objets. Il s'agit de dégager la négativité (Hegel), ce potentiel qui existe dans chaque phénomène d'être ce qu'il n'est pas (encore) et qui permet aux sujets de se projeter dans l'avenir désiré. Dans la tradition philosophique, mais aussi dans certains travaux sociologiques, on le thématise comme « ek-stase » (Sartre) qui est, entre autres, la quête de sens et la quête de l'autre, de la réciprocité et de reconnaissance.
Les efforts pour s'arracher des liens hétéronomes et sériels, pour dépasser la situation actuelle, pensés possibles, souhaitables ou nécessaires par les sujets, sont de véritables actes de libération. Les sujets ont leurs raisons pour développer ces visions d'avenirs possibles, des avenirs qu'ils envisagent, désirent ou redoutent, ainsi que leurs potentiels d'action pour atteindre ces avenirs.
Pourtant, la société reste stable. Certes, elle n'est pas inerte, au contraire, puisqu'en apparence elle bouge beaucoup et de plus en plus vite et qu'elle fait bouger les sujets au même rythme. Elle est également souvent secouée par [10] des contestations et des conflits. Il existe, par exemple, d'importants problèmes, connus et largement débattus dans l'espace public, qui ne trouvent pas de solutions comme le chômage de masse, la pauvreté, l'existence des sans logis.
Il ne s'agit donc pas de présenter les apologies du capitalisme éternel, ni les scénarii des lendemains qui (désen)chantent ou les réactualisations d'utopies sociales traditionnelles, voire des modes d'emploi de l'action imposés aux sujets pour qu'ils agissent pour leur bien. On ne s'intéresse pas non plus aux fantaisies ni aux fantasmes d'un monde parfait ou de l'apocalypse qui frappe à notre porte.
La réflexion sur les avenirs possibles doit d'abord expliquer les raisons pour lesquelles les sujets s'inscrivent dans le monde existant, pour se pencher ensuite sur son dépassement possible et pour expliquer les désirs, les espoirs, les espérances et leurs tentatives de vivre de manière autonome, de se mettre sur « les chemins de la liberté ». Ainsi, nous voulons contribuer à la compréhension des contradictions vécues par les individus, des contradictions entre leurs visions du monde et leurs expériences vécues, entre leurs efforts d'adaptation et d'installation dans le monde social et leurs difficultés pour trouver une place. Pour comprendre ces contradictions, nous devons nous rendre compte, entre autres, de l'épaisseur historique de la vie en société. Sa réduction au présent est une idéologie, tout comme la réduction des individus aux rôles qu'ils jouent dans la société actuelle est une idéologie fonctionnaliste. Ce qui est durable et stable dans la société doit être expliqué, car ce sont les continuités de la reconstitution du social dans le temps qui lui donnent son épaisseur historique. Malgré des changements d'apparence de plus en plus rapides, notre société est solidement ancrée dans l'histoire. Les théories classiques nous sont, pour cette raison, d'une plus grande aide pour la compréhension du social que les déclarations, changeant avec les modes et les événements spectaculaires, selon lesquelles nous vivons tous les cinq ou dix ans dans une nouvelle société.
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Nous ne pouvons pas nous contenter de compléter la longue liste de dénonciations (souvent fondées) des méfaits du capitalisme, des manques et des souffrances des sujets. Il ne suffit pas non plus de souligner leurs plaisirs, leurs joies et jouissances et leur créativité, qui existent bien sûr. Nous vivons tous, plus ou moins dramatiquement, la contradiction entre le fait que, d'un côté, bon gré mal gré, nous nous plions aux forces hétéronomes dont nous sommes les objets et, de l'autre, le fait que nous voulons en général vivre cette vie et que nous en jouissons souvent. Nous devons analyser cette contradiction « de l'intérieur » et « penser contre nous-mêmes » (Sartre), car nous faisons partie de cette société et nous ne pouvons pas nous en détacher pour la regarder de l'extérieur. Certes, les « détours » (Balandier) par d'autres formes de la modernité que la nôtre nous aident à la compréhension, mais ils ne nous permettent pas de nous extraire de la société et de la regarder « de l'extérieur » ou « d'en haut », à l'image du Saint-Esprit planant au-dessus de la terre.
La quête des avenirs possibles doit considérer que les individus ont des raisons d'agir et qu'ils disposent des visions du monde au sein duquel ils vivent. Leur vie a un sens pour eux, au moins il devrait et il pourrait en avoir un. Ce sens n'existe pas a priori ou pour toujours. Il est toujours à construire, à reconstruire et à actualiser. La quête de sens est un élément clé de la vie, et la compréhension de cette quête est l'aspect central de la compréhension aussi bien de la vie individuelle que de la société. Cette quête de sens comporte toujours une dimension temporelle : elle se réfère au passé, comme les sujets l'ont retenu dans leurs visions du monde, et elle s'oriente vers l'avenir. Les sujets se projettent vers l'avenir et ils s'imaginent nécessairement celui-ci. Cette idée qu'ils se font de l'avenir peut prendre des formes très différentes, par exemple d'une simple prolongation de l'existant dans le temps, d'une variante de la vie qu'ils mènent actuellement, ou d'une vie régie par d'autres normes et valeurs que les normes et les valeurs dominantes aujourd'hui.
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Pour pouvoir créer l'avenir, il faut se l'imaginer. Il ne s'agit pas de spéculations (toujours un peu pathétiques) sur le grand soir et les lendemains qui chantent, ou de grandes utopies sociales, mais il s'agit de donner de l'importance à notre imagination. Il ne s'agit pas non plus de laisser le champ libre à une énorme rêverie [3] qui a, peut-être, certaines vertus thérapeutiques, mais pas de forces émancipatrices.
La notion d'« imagination » est souvent confondue avec la fantaisie, les fantasmes ou l'arbitraire. Imaginer des avenirs possibles ce n'est ni fantaisiste, ni infinie, ni arbitraire ou complètement volontariste. L'imagination est limitée par « l'horizon d'attente » (Kosseleck) des sujets et elle permet aux sujets de faire des projets. Grâce à ces derniers, ils s'arrachent de leur vie présente, se projettent dans un avenir meilleur, car le présent est vécu comme insatisfaisant, comme un monde de manques matériels, affectifs et surtout comme un monde en manque de sens.
C'est au sein du présent qu'ils identifient les manques à dépasser et qu'ils fixent leur « horizon d'attentes ». Pour comprendre les avenirs possibles, il faut également comprendre comment et pour quelles raisons les sujets s'expliquent le présent. Ces efforts, ainsi que les raisons pour lesquelles les sujets développent certains projets, se heurtent toujours au « principe de réalité » (Freud), cette force psychique qui fait que les individus acceptent la réalité et veulent la reproduire telle qu'elle est ou, pour le moins, selon la logique existante, c'est-à-dire selon la raison instrumentale.
Certes, l'apparence de la société et les expériences vécues forgent nos visions du monde (social) et nos raisons d'agir. La compréhension de notre existence et des avenirs possibles ne se limite cependant pas à notre vécu, à nos expériences et aux récits de nos vécus, tout comme l'expérience que nos mains sont plus propres quand nous les avons lavées à l'eau chaude et au savon ne nous explique pas le [13] rapport entre la saleté, le corps, l'eau et le savon, ainsi que les raisons pour lesquelles nous voulons être propres. Le monde dans lequel nous vivons ne se limite pas à son apparence. Il est beaucoup plus que ce que nous saisissons comme réalité grâce à nos expériences vécues, or son apparence n'est évidemment pas une fiction ou une sorte d'écran derrière lequel se cacherait la réalité, mais la réalité ne se limite pas à ce qui est immédiatement accessible.
Pourtant, la compréhension et notre vécu sont intimement liés en raison des quêtes de sens nécessaires pour notre existence. Notre vision du monde inclut ainsi des explications et des principes normatifs, qui correspondent généralement à ce que la société prétend être. Nous faisons cependant également l'expérience que ce monde social n'est pas ce qu'il prétend être.
La société est en apparence un monde fragmenté, dont nous n'apercevons toujours que des parties vaguement liées ou non liées. C'est un monde qui agit de l'extérieur sur nous, qui nous fait agir, qui nous domine et dans lequel nous devons trouver notre place. C'est un monde qui bouge, qui change rapidement et auquel nous devons nous adapter. Nous le percevons de plus en plus comme un monde éphémère. Ce monde est déstabilisant et angoissant, parce que nous ne le maîtrisons pas, mais nous devons y trouver notre place, une certaine tranquillité et des appuis sûrs. Son sens nous échappe en grande partie. Il est également souvent vécu comme un monde dur et menaçant; nous devons nous battre, ne serait-ce que pour y survivre. Ce monde est injuste; l'écart entre les riches et les pauvres, par exemple, ne cesse de se creuser. Nous y trouvons pourtant du bonheur, de la satisfaction, de la joie, de l'amour et de la jouissance. Dans ce monde, les avenirs sont toujours à créer, mais nous ne sommes jamais sûrs de la forme qu'ils prendront. Ces avenirs sont incertains, il faut choisir. Mais choisir pour quelles raisons, sur quelles bases et selon quels critères ? Le monde et notre vie sont pleins de contradictions, ils sont dramatiques et leur analyse, en vue de la compréhension, doit être également dramatique.
[1] Herbert Marcuse, Triebstruktur und Gesettschaft, Suhrkamp, Frankfurt, 1979.
[2] Jean-Paul Sartre, 1947/1966, Les Jeux sont faits, Paris, Nagel, 1947/1966.
[3] Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, Paris, GF/Flammarion, 1782/1997.
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