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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Jan Spurk, “De la contestation.” In ouvrage sous la direction de Youssef Sadik, La révolution improbable, pp. 45-56. Rabat, 2015. [L’auteur nous a accordé, le 29 novembre 2021, l’autorisation de diffuser en libre accès à tous ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

[45]

Jan SPURK

sociologue et philosophe allemand,
professeur des universités, Directeur du Laboratoire
Sens et Compréhension du Monde Contemporain (LASCO)
Université Paris Descartes/Institut Mines-Télécom, PARIS

De la contestation.”

In ouvrage sous la direction de Youssef Sadik, La révolution improbable, pp. 45-56. Rabat, 2015.

Pendant les deux dernières décennies du 20ème siècle, les contestations et les soulèvements semblaient appartenir au passé. Le capitalisme était devenu consensuel, un « capitalisme populaire » (Magareth Thatcher), le colonialisme semblait dépassé et les peuples des anciennes colonies semblaient plus préoccupés par leurs efforts pour devenir de bons consommateurs que par la contestation de l'ordre établi dans leurs pays. C’est seulement dans les anciens pays de l'Est que des contestations et des soulèvements ont eu lieu, qui ont donné le coup de grâce aux régimes à bout de souffle et qui ont fait entrer ces pays dans le capitalisme mondialisé.

Une question qui se pose à nouveau

Depuis quelques années en revanche, se (re)produisent pourtant des contestations publiques et des soulèvements non seulement dans le monde arabe mais également, pour n'en indiquer que quelques exemples, aux États-Unis (« occupy ») dans certains pays du Golfe, en Amérique Latine, tout comme dans beaucoup de pays d'Europe, comme par exemple en Grèce, en Espagne ou en Turquie. On constate cependant que dans les pays centraux de l'Europe sur les plans économique et politique, en France et en Allemagne, par exemple, ces mouvements n'ont pas pris. Néanmoins, il n’y règne pas le calme plat. Regardons la France ! Il y existe de nombreux conflits sociaux, souvent longs et durs, menés par une partie de « la France qui ne veut disparaître ». Ces conflits ont créé le « temps des révoltes » (Le Monde, dossiers & documents, septembre 2009) dans beaucoup [46] d’entreprises qui se prolonge jusqu’à aujourd’hui. On doit se rappeler la longue grève dans les universités en 2009 contre une réforme universitaire qui a fait disparaître une grande partie de l’université traditionnelle. Il y a également le grand mouvement conservateur « Manif pour Tous » qui défend un ordre moral menacé qui, à mon avis, n’existe pas et n’a jamais existé.

Ces exemples illustrent que la situation sociale n’est pas calme. À Paris seulement, 7300 manifestations de rue ont eu lieu en 2013. On doit également considérer le discrédit et le déclin des institutions politiques et d’autres institutions qui montrent au moins que beaucoup d’acteurs n’attendent plus beaucoup de l’État. Les sondages d’opinion le montrent clairement.

On a l’impression que partout règne une tension entre un profond fatalisme et des révoltes (possibles), mais cela ne doit pas nous mener à la spéculation, comme il est de bon ton en France, sur un « nouveau Mai ‘68 » qui viendra comme une nouvelle saison dans l’année : on sait que le printemps arrive après l’hiver, sans connaître la date exacte et la forme qu’il prendra. Il peu être précoce ou tardif, froid ou chaud, long ou court...

Par ailleurs, pour quelles raisons les mobilisations ne pourraient-elles pas viser l’établissement d’un ordre politique et social autoritaire ?

Les phénomènes que nous venons d’indiquer sont des indices pour le fait que nous vivons la fin d’une époque et il s’agit de contribuer à la compréhension du monde (social), de comprendre pour quelles raisons nous sommes arrivés dans cette situation et le potentiel qui existe afin de construire d’autres avenirs.

Quels mouvements ?

Les mouvements des dernières années, dans le monde arabe tout comme dans les autres pays, partagent quelques traits caractéristiques. Il ne s’agit pas de mouvements révolutionnaires dans le sens habituel (et assez simpliste) du terme qui voudraient renverser le pouvoir en place afin de le remplacer par un autre.

[47]

Ces mouvements ne sont pas pour autant homogènes. L'importance des différents aspects varient selon le mouvement concerné mais également selon l'étape du développement de ce mouvement qu'on veut comprendre. Sans établir une liste exhaustive et sans hiérarchiser, on peut retenir qu'il s'agit de mouvements nationaux, de mouvements qui agissent dans le cadre de l'État-nation établi, et qui sont - en même temps – connectés sur le plan international, et ceci de différentes manières. Il y a eu avant ces événements des contacts entre (un petit nombre ?) d'acteurs de différents pays sans qu'il y ait une coordination internationale. Le contact avec la diaspora joue souvent, surtout dans les pays arabes, un rôle important. Les mouvements cherchent également l'internationalisation grâce aux médias, surtout grâce à la télévision satellitaire, l’internet et les réseaux sociaux.

Les TIC jouent ainsi un rôle important dans ces mobilisations, mais on n'a pas affaire à des « cyber-révolutions », comme la presse l’a souvent proclamé, surtout au début de la « Révolution de Jasmin » en Tunisie. Il s'agit de la conjonction de l'utilisation des TIC et de mobilisations traditionnelles, surtout des manifestations de rue et des occupations de places publiques, qui ont créé de nouveaux espaces publics, des contre-espaces publics par rapport à l'espace public officiellement établi.

On constate, deuxièmement, que la dignité - dont le mot arabe « karama » indique bien le sens - se trouve au centre des revendications. Certes, le sens que les acteurs donnent au mot « dignité » est flou et très variable, mais ils constatent que leur dignité est bafouée ; ils demandent que veux qui bafouent leur dignité « dégagent » (comme Ben Ali). Ils veulent (re)gagner leur dignité, c'est-à-dire qu'ils veulent être reconnus. Cependant, comment veulent-ils être reconnus ? On peut se référer à Hegel et à sa « dialectique du maître et de l'esclave » afin de se demander s’ils luttent pour être reconnus comme maîtres, comme esclaves (Hegel parle, par ailleurs, de valets) ou s'ils veulent dépasser la dialectique du maître et de l'esclave afin de se libérer.

Troisièmement, en ce qui concerne les acteurs de ces mouvements, on doit également retenir qu'il ne s'agit pas - comme la presse en Europe le laisse souvent entendre de mouvements de « jeunes » et de jeunes hommes, mais ce sont différentes  générations qui se  mobilisent, dont [48] beaucoup de femmes. Les actes de violence qui ont été - à raison rendus publics par les médias font trop facilement oublier que les mouvements revendiquent en général la « selima », la « paisibilité » (Khosrokhavar). Leur identité collective n’est cependant que peu développée. Certes, ils se reconnaissent dans un « nous », le nous de ceux qui sont méprisés et bafoués et qui combattent les régimes qui « nous » ont volé notre dignité, mais cette identité reste négative.

Quatrièmement, la demande de démocratie est omniprésente. Il n’est, en revanche, pas clair ce que les différents acteurs entendent par ce mot de « démocratie ». Ne s’agit-il pas seulement du contraire du régime en place ? Pourtant, ces mouvements créent des auto-organisations qui fonctionnent selon leurs propres modalités et principes. Elles sont caractérisées par leurs structures horizontales et difficiles à réprimer ; en effet, l’arrestation des leaders, par exemple, est difficile car il n’y en a souvent pas ou le leadership est éphémère. Il serait rapidement remplacé par un autre et pour un certain temps. Ces auto-organisations donnent naissance à de véritables contre-espaces publics par rapport à l’espace public officiellement établi, des espaces publics qui analysent la situation dans laquelle les mouvements se trouvent, qui délibèrent et qui veulent, grâce à leurs actions, créer un futur meilleur. Comme tous les espaces publics, ces espaces sont constitués de membres qualifiés. Il se pose la question de savoir quelles sont les qualifications nécessaires pour participer à ces espaces publics.

Le regard d’un Européen

D’une manière générale, on peut facilement se mettre d’accord, d’un côté, sur le constat que la mondialisation, c’est-à-dire la généralisation du capitalisme sur les plans économique, social, politique et culturel, est une réalité mais quelle n’a pas créé un monde complètement uniformisé ou éliminé le local. De l’autre côté, on constate un tiraillement général entre le fatalisme et des mouvements de résistance et de révolte contre l’ordre établi, dans le monde arabe comme ailleurs.

Il est bien connu que les contestations et les soulèvements dans le monde arabe ont été très bien accueillis en Europe, aussi bien dans la [49] presse que dans l’espace public et dans le milieu politique. [1] Cependant, ces mouvements ont été largement inattendus et imprévus. Leur force, leur ampleur, leur profondeur ainsi que la violence qui s’est produite ont beaucoup étonné. Aussi inattendues et imprévues ont été les formes de mobilisation, non seulement le rôle des TIC et des réseaux sociaux mais également les structures horizontales, l’auto-organisation tout comme les leitmotivs évoqués plus haut.

Les dynamiques de ces mouvements sont largement ouvertes ; elles l’ont toujours été et elles le sont encore aujourd’hui. Cette ouverture a donné à beaucoup d’observateurs (non seulement) européens l’impression que le chaos y règne. Décrire une situation comme chaotique signifie que l’on ne la comprend pas. En effet, ces mouvements sont difficiles à comprendre, mais cette difficulté n’a que rarement empêché l’espoir d’un avenir meilleur dans le monde arabe.

En outre, très rares ont été et sont aujourd’hui les tentatives de penser ensemble, de penser globalement les résistances, par exemple en Europe et dans le monde arabe.

Pourtant, en Europe comme dans le monde arabe, certes pour des raisons différentes, nous vivons la fin d’une époque et, en paraphrasant C. Wright Mills, nous devons trouver la sortie de cette époque qui pourrait être un avenir meilleur, un avenir qui correspondrait mieux à nos désirs que notre présent : une autre manière de vivre ensemble, de produire, île consommer, de penser de forger nos visions du monde et d’agir pour atteindre une autre finalité que la finalité du capitalisme globalisé.

C’est sur ce fond normatif que j’aimerais développer quatre hypothèses a lin de contribuer à la compréhension de ces événements.

Quatre hypothèses

1. La contestation

La contestation est l’expression du désaccord et du refus d’un fait, d’une mesure ou d’une action réalisée ou possible, d’un manque ou d’une [50] souffrance que je subis. La contestation se situe toujours dans un cadre normatif. Le fait que je conteste ne convient pas à mes orientations normatives, par exemple à ce que je considère comme juste ou convenable. Par conséquence, je le considère comme injuste ou inconvenable. La contestation peut prendre une forme privée. Je peux contester en famille ou entre amis que les prix des aliments sont trop élevés, c'est-à-dire qu’il est injuste et inconvenable que je doive dépenser une certaine partie de mes revenus pour me nourrir et pour nourrir ma famille. Dans la sphère privée, on peut également contester, par exemple, les incessantes augmentations du prix des cigarettes et mettre en cause la bonne foi et, in fine, la légitimité du pouvoir en place. Prétextant que « fumer nuit gravement à la santé », ce que chaque enfant sait aujourd’hui, l’État taxe de plus en plus le simple citoyen-consommateur. Autrement dit : le gouvernement en place ment et ce mensonge est partagé par le pouvoir établi. Si le gouvernement est issu d’élections et de procédures considérées comme démocratiques, je peux citer ces simples faits comme exemples pour montrer que ce système n’est pas ce qu’il prétend être, c’est-à-dire démocratique, car moi, membre du « demos », je ne peux pas réellement influencer la marche des choses. C’est un exemple qui montre que l’État est « inauthentique » (Adorno) : il n’est pas ce qu’il prétend être.

Les contestations privées peuvent pourtant avoir d’autres objets, comme par exemple l’honneur, la dignité et le respect bafoués par le pouvoir en place. On sous-estime le potentiel de ces contestations privées si on les considère comme de simples « râleries » car, même dans cette situation privée, chacun donne toujours des arguments selon lesquels cette inauthenticité existe. Ces arguments font partie de notre vision du monde. Ainsi, on pourrait argumenter que « ceux d’en haut » se servent toujours (« tous vendus, tous pourris ») et que nous, les petits, payons toujours la facture.

Les contestations peuvent rester limitées à l’espace privé mais elles deviennent publiques si les « hommes privés » (Habermas) se lient, d’un côté, en mettant en commun leurs contestations et leurs raisons de contestation et, de l’autre côté, s’ils se lient contre ceux qui leur imposent quelque chose dont ils ne veulent plus. Ils donnent à la réalité, ou au moins [51] à des phénomènes qui sont les objets de la contestation, un autre sens que le sens établi et défendu par les dominants. Il peut en émerger des propositions d’une autre manière de vivre ensemble. Les « hommes privés » sont différemment constitués mais ils créent ce qu’ils ont en commun avec les autres en se publiant, c’est-à-dire en dépassant l’espace privé sans perdre pour autant leur singularité. La « chose publique » est l’objet de la contestation, c’est-à-dire la cité ou des parties de la cité.

Ils créent un espace public ou ils occupent un espace public existant en marginalisant les acteurs traditionnels de cet espace.

Sans espace public, il n’y pas de contestation publique. C’est pour cette raison que les médias sont d’une importance primordiale aussi bien pour l’espace public que pour la contestation, car ils médient (dans le sens propre du mot) entre les acteurs, entre les citoyens, souvent exclus ou à la marge du pouvoir en place et de l’espace public dominant. Leur conscience, leur « Je », ainsi que leur identité se forgent ainsi et ils développent leur sens singulier (« Eigensinn »), le sens qu’ils donnent à la réalité contre le sens que le dominant veut leur imposer.

La contestation comme toute les mobilisations publiques ont une finalité (plus ou moins explicite). Il s’agit au moins de se « libérer de » (Fromm) l’oppression, de la censure, de la corruption, de la domination etc. qui empêchent les contestataires de vivre comme ils le désirent. C’est pour cette raison que les slogans comme « à bas le... », « dégage ! » etc. sont courants. Plus rares sont des expressions explicites de la finalité envisagée : « la libération pour... » (Fromm) construire quel avenir ? « La libération pour... » n’est souvent pas thématisée ; les opinions à son sujet divergent beaucoup, mais elle est indispensable pour former un projet de transformation, de dépassement de la situation donnée et contestée.

Les contestations se développent et, souvent, elles se perdent dans des confrontations publiques de ce que la société prétend être, d’un côté, de ce quelle est selon les opinions des acteurs, de l’autre côté et, enfin, de ce que la société pourrait et devrait être conformément aux visions du monde des acteurs.

[52]

2. Le soulèvement

Le soulèvement n’a pas la même logique ni le même sens ni la même finalité que la contestation.

Il s’agit d’une épreuve de force avec l’ordre établi, avec des parties de « l’institué » (Castioradis), en général garanties par l’État, afin de renverser ce pouvoir et de le remplacer par un nouvel ordre institutionnel, une autre forme de « l’institué », plus conforme aux critères normatifs de la contestation.

Le soulèvement n’est pas pour autant un putsch. C’est un mouvement de masse qui tente d’imposer à la société entière et contre le pouvoir établi le contre-pouvoir qui s’est développé et forgé dans la contestation. C’est pour cette raison que les soulèvements sont en général très violents mais également rares dans histoire.

3. Dynamiques contemporaines

Afin de comprendre les dynamiques des contestations contemporaines, nous devons les situer historiquement dans le présent : notre fin d’époque. D’abord, la fin d’une époque n’annonce pas une apocalypse. Elle indique que le mode de « vivre et travailler ensemble » (Durkheim) touche à ses limites et qu’il ne peut pas dépasser ses limites. Ensuite, les situations concrètes, les formes concrètes des expériences mais aussi des agirs divergent beaucoup mais elles montrent aux acteurs concrètement et exemplairement les limites de l’ordre établi.

Qu’est-ce que les situations ont-elles en commun ?

On constate, d’abord, une baisse de la légitimité de l’institué » (Castoriadis).Cette baisse n’est pas à confondre avec des dysfonctionnements qui sont dépassables et qui s’ajoutent souvent à la baisse de la légitimité. Ainsi, l’État ou les régimes politiques ou l’économie de marché ont subi des baisses de légitimité. Il se pose la question de savoir quel est le sens de ces institutions. Pour quelles raisons et à quelle fin existent-elles ?

Ensuite, on constate de la part des acteurs une perte de sens et d’orientation dans le monde social. Leurs visions du monde ne correspondent plus à leurs expériences vécues. L’accélération, si souvent [53] évoquée dans les sciences sociales, est un exemple pour ce phénomène : « le monde va trop vite » pour les acteurs. Ils ne peuvent plus le saisir ni le maîtriser. Sa dynamique est vécue négativement ; on s’y perd ; on ne maîtrise plus rien.

Troisièmement, les modes d’explication établis de la réalité s’épuisent. Si chaque siècle possède une manière de penser qui constitue la raison commune de sa vie intellectuelle » (Mills 19#, p. 16), on peut constater que l’ancienne « raison » est en déclin et que la nouvelle manière de penser et la nouvelle raison d’être sont à développer et à (re)formuler. La raison commune établie est (depuis très longtemps) la raison instrumentale, la rationalité du capitalisme (dans le de Max Weber). Cette raison touche à ses limites, mais sa fin n’est pas inéluctable.

On peut, en schématisant, retenir des contestations les pas suivants :

Premièrement, un événement factuel déclenche la contestation. C’est la fameuse « goutte qui fait déborder le vase », la contestation prend forme et elle peut se généraliser. Elle se généralise si cet événement factuel est le concret dans lequel les acteurs reconnaissent les traits généraux de la société, les traits généraux de leurs manques et souffrances qu’ils partagent et qu’ils veulent dépasser. L’ordre qui leur inflige ces manques et ces souffrances est désormais contesté. Ainsi, l’immolation d’un jeune homme à Sidi Bouzid a donné le signal de départ de la « Révolution de Jasmin » en Tunisie. Il a incarné les souffrances partagées par beaucoup de Tunisiens et c’est pour cette raison qu’on lui a attribué des qualités qui ne correspondent pas toujours à la vérité (étudiant au chômage etc.). L’événement factuel ne peut déclencher une contestation que s’il se produit sur un « terrain » travaillé par d’autres expériences de résistances, de luttes et de contestations.

Deuxièmement, la contestation en tant qu’agir public permet la reformulation, l’actualisation, mais également la révision et la transformation de l’objet de la contestation, des raisons d’agir des acteurs et de l’objectif de la contestation. Un objectif singulier et circonscrit peut se généraliser et les visions du monde des acteurs peuvent (radicalement) changer car l’agir dans l’espace public consiste, entre autres, en la délibération dans laquelle on avance des arguments afin d’expliquer les phénomènes soumis a la délibération, d’indiquer des agirs et des avenirs possibles. L’avenir [54] est toujours ouvert, incertain et à créer. C’est pour cette raison qu’il est angoissant et il demande des arguments pour lesquels l’avenir possible proposé par l’un est meilleur que l’avenir proposé par l’autre. Les arguments de la délibération sont par conséquent normatifs.

Troisièmement, une contestation initialement limitée ou « spontanée », c’est-à-dire que dans l’espace public il n’y a pas l’information pour expliquer les raisons du déclenchement de la contestation, s’effondre rapidement ou elle se généralise et se stabilise soit grâce à l’occupation de l’espace public dominant soit grâce à la création d’un contre-espace public. Ce phénomène est bien connu dans l’histoire. J’interprète ainsi, par exemple, le « faire la classe ouvrière anglaise » (E.P. Thompson).

Enfin, l’avenir d’une contestation est toujours ouvert et incertain. Elle peut miner l’ordre établi et produire l’avenir grâce à la synthèse de certains éléments de l’ordre établi, d’éléments de la contestation et d’éléments nouvellement créés qui donnent une nouvelle forme, une ré-forme, à la société. Le New Deal aux États-Unis est un exemple pour ce processus. La contestation peut s’essouffler car la résistance de l’ordre établi est trop solide ou elle peut être écrasée pour les mêmes raisons. Dans ces deux cas, il n’en reste que des souvenirs et la mémoire d’une possibilité non-réalisée d’un avenir meilleur qui peut nourrir des contestations futures. Enfin, la contestation peut se transformer en un mouvement social, disposant d’une identité forte, d’un adversaire clairement identifié et combattu et d’un projet de société qu’il impose à la société entière.

4. Raisons de la contestation

Les acteurs de la contestation agissent afin de dépasser les manques et souffrances vécus sur les plans matériel, intellectuel, politique, moral, affectif... Ils se sont partiellement « libérés des » (Fromm) liens sociaux, culturels et politiques imposés par l’ordre établi, encore dominant mais en déclin. Or, le dépassement envisagé pose la question de savoir quelle finalité est à atteindre, c’est-à-dire « se libérer pour » quoi ? faire a-venir quoi ? quel projet ? La contestation est toujours, entre autres, une quête de sens.

[55]

On ne peut pas résumer les raisons de la contestation aux raisons que les acteurs indiquent comme motifs immédiats de leur participation, que nous appelons leurs raisons d’agir.

O)n comprend mieux les raisons présentes dans les contestations si on réfère à la distinction classique entre la raison objective et la raison subjective. Cette distinction nous permet également la compréhension de la finalité des quêtes de sens et des orientations normatives, des visions du monde ainsi que des raisons d’agir que les acteurs investissent dans la contestation.

La raison objective est « ... l’idée du plus grand bien et la manière de réaliser les fins dernières » (Horkheimer 1947, Éclipse de la raison, pp. 15-16). C’est pour cette raison qu’elle est un antidote puissant contre les angoisses existentielles et contre la peur que provoque l’avenir ouvert. Elle fixe a priori le bien à atteindre et les manières d’agir. En même temps, elle est un cadre indépassable. Elle est absolue, à établir ou à rétablir. La raison objective peut prendre des formes très différentes et souvent incompatibles. On a affaire à de véritables « affinités sélectives » pour reprendre cette expression de Goethe et de Max Weber. Comme exemples, on peut indiquer la philosophie de Hegel, la raison instrumentale (Horkheimer) du capitalisme, sa « rationalité » (Weber), les religions diverses mais également beaucoup de courants politiques ou écologiques. Malgré leur diversité, ils ont en commun le fait qu’ils englobent la morale, l’éthique, les visions du monde et, par conséquent, la politique et la vie quotidienne.

Ainsi, les hommes et les choses peuvent trouver leur place dans le bon ordre fixé a priori. Il faut s’adapter à cet ordre pour mener la vie bonne. Beaucoup de contestations ont lieu afin d’établir ou de rétablir un nuire conforme à la raison objective : on veut « se libérer d’ » anciennes contraintes afin de se soumettre à de nouvelles contraintes.

La raison subjective, quant à elle, n’est pas réductible aux raisons d’agir ou à un calcul utilitariste, individuel, intéressé ou égoïste. Au coeur de la raison subjective se trouve l’ouverture sur les avenirs possibles et sur les possibilités de se libérer. Elle est la conscience que le sujet, que tout un-chacun, n’est pas déterminé, régi par un destin, la fatalité ou une raison objective. Le sujet dispose d’une certaine autonomie. Nous sommes capables [56] de développer, dans la délibération avec les autres, la compréhension du monde comme il a été, comme il est, comme il pourrait être et comme il devrait être. La contestation ouvre la voie de la libération par le refus de l’ordre établi, de la fatalité et du destin car les sujets savent que rien n’est acquis pour toujours, que rien n’est éternel mais que tout est fait et à refaire. Cette orientation et la vision du monde fondées sur la raison subjective permettent aux sujets d’avoir prise sur la réalité car la réalité est faite par les hommes et elle peut être différente grâce à l’agir des hommes. La compréhension n’est désormais plus conçue comme un acte purement intellectuel ou comme le constat de l’adéquation ou de l’inadéquation à la raison objective mais comme un agir collectif : comprendre, c’est-à-dire prendre avec les autres possessions de la réalité afin de la former selon notre raison. L’agir peut ainsi être un agir libérateur de contraintes, la négation de la réalité contestée pour créer un avenir meilleur et plus libre avec les autres et grâce à la délibération.

La raison objective est hétéronome et oppressive ; la raison subjective, en revanche, est libératrice.

Contestation et après ?

La fin de dictatures et d’autres régimes liberticides me réjouit toujours. Cependant on doit être prudent et éviter l’enthousiasme naïf dès qu’une contestation voit le jour. La contestation est toujours ambiguë. Elle ouvre la voie vers des avenirs possibles. Il n’y a pas de déterminisme grâce auquel chaque contestation serait un pas vers la libération. La « libération des » anciennes contraintes peut rapidement se transformer en une nouvelle hétéronomie si elle n’est pas liée à la finalité de l’autonomie des sujets, de leur libération et de la raison.



[1] Cette position n’a pas été la même au sujet de « occupy Wall-Street », par exemple.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 11 décembre 2021 19:11
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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