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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Dynamiques de l'ethnicité en Afrique. Éléments pour une théorie de l'État multinational. (2014)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Pascal Touoyem, Dynamiques de l'ethnicité en Afrique. Éléments pour une théorie de l'État multinational. Langaa & Centre d’Etudes Africaines, 2014, 236 pp. [Livre diffusé en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales avec l'autorisation de l'auteur accordée le 23 mai 2019.]

Dynamique de l’ethnicité en Afrique.
Éléments pour une théorie de l’État multinational.

Introduction


L’anthropologie philosophique comme réflecteur herméneutique principal des structures et dynamismes fondamentaux de la pensée politique africaine

Cadre conceptuel et opératoire
Élucidation notionnelle
Prise en charge critique de la spécification du fait ethnique et ses corollaires en Afrique noire

Problématique et cadre théorique : champ de questionnement
Cadre méthodologique
Finalité de l’étude
Structure de l’étude

De l’anthropologie philosophique
comme réflecteur herméneutique principal
des structures et dynamismes fondamentaux
de la pensée politique africaine


Le projet épistémologique qui nous habite, est déterminé par deux considérations théoriquement distinctes mais pratiquement imbriquées : à savoir d’une part la nature problématique du domaine d’étude et d’action qu’est l’ethnicité et d’autre part, l’historique exceptionnelle ou marginale de l’objet Afrique. En s’interrogeant en sens inverse sur l’affirmation de Spinoza d’après laquelle l’ordre et la connexion des idées est le même que l’ordre et la connexion des choses, nous voudrions d’entrée de jeu, attirer l’attention sur le présupposé théorique d’après lequel l’ethnicité, comme objet de recherche ne participe pas du domaine des données consacrées et légitimées de la recherche en Afrique. Cette disposition de l’attention scientifique dominante est dans une large mesure en rapport de complicité avec la doxa. Le silence et partant l’interrogation ou l’absence de réflexion sur l’épistémologie ethno-identitaire en Afrique tels que cristallisés au fil du temps sont loin d’être neutres. Ce silence correspond à une « vraie croix » à l’heure de l’émergence des savoirs dits indigènes, autochtones ou encore hétérodoxes. Ce contexte est marqué d’une part, par le reflux des doctrines de l’émancipation, héritage des luttes nationales de libération et d’autre part, par l’affirmation des théories postcoloniales depuis la fin des années 1960. D’inspiration postmoderne, les théories postcoloniales ont emprunté leurs outils heuristiques et méthodologiques aux Subalterns et aux Cultural Studies. C’est l’éclatement des cadres analytiques de la modernité, qu’il s’agisse de l’ethnicité, de l’identité, de l’État, de la nation, de la citoyenneté, de la production des savoirs interculturels ou encore de l’universalisme alias mondialisation qui a suscité un vif intérêt pour le « monde d’en-bas ».

Notre démarche est guidée par la conviction qu’il ne faut point négliger le « monde d’en bas » qui est le lieu pertinent où l’on peut observer l’Afrique en mouvement aujourd’hui. Une Afrique qui, en marge des grands discours prophétiques sur son effondrement, ses crises, toutes les catégories pathologiques par excellence,…construisent des formes de transactions informelles et neuves, malmenant les civilités conventionnelles et officielles, mais qui justifient la perdurance sociale. Derrière les métamorphoses de la désintégration sociale et de l’anarchie, une vie sociale et créative se poursuit en Afrique. Un tableau complexe de la vie culturelle est entrain d’émerger. Des formes reconnaissables de développement coexistent avec des trajectoires originales de création ; des conceptions identitaires naissent ou se sont reformulées. Arc-boutée à une immense réserve d’endurance et d’imagination et portée par une extraordinaire puissance de résistance, contre la brutalité du destin, l’Afrique est au travail. Ni la prodigieuse singularité de l’expérience humaine en Afrique, ni les nouvelles formes d’engagement du marché avec les politiques internationales liberticides et sociétacides ne peuvent être restituées à partir des catégories et discours traditionnels. Plus que jamais, il faut une nouvelle stratégie de description et d’interprétation de nouvelles façons de percevoir ces réalités, de nouvelles catégories d’expression des potentialités et surtout un nouveau discours pour décrire l’Afrique et dépeindre les expériences et les souvenirs de ceux ou de celles qui sont au centre de ces transformations. La pratique de la philosophie n’a de sens en Afrique qu’à partir de ce lieu archéologique, de cet ordre épistémique et de cet espace ontologique neuf. Nouées constamment en tant que question de fond, déroulées à travers un tissu de considérations théoriques et pratiques,  conçues à partir des angles d’attaque différents et structurées à divers pallier de sens, les interrogations soulevées dans ce livre tendent à interpeller l’homme africain sur les impératifs qui s’imposent à lui pour donner à l’Afrique la force d’être une dynamique autonome de créativité.

C’est donc à une objectivation plus approfondie de la dynamique anthropo-sociale et politique de la modernité négro-africaine que voudrait s’essayer la présente étude. Son titre éponyme : « Eléments pour une théorie de l’État multinational », nous permet de scruter les diverses modalités de l’épistémologie ethno-identitaire, en réalité de l’épistémo-culture (Touoyem : 2009) en Afrique noire, après les categories conceptuelles de l’épistémo-politique (Ondoua : 2009) et de l’épistéméthique (Mono-Ndjana, 1999) pour une épistémo-dynamique comme programme pratico-théorique. Il est question de ressortir les lieux, les niveaux, les questions et les diverses médiations institutionnelles de la crise de l’ethnicité dans l’institution étatique elle-même en crise en Afrique. L’enjeu c’est de dégager désormais une sorte d’exploration, au sens de Balandier, des territoires de la socialité et du politique en Afrique, de les rendre descriptibles et intelligibles, afin de s’initier à la découverte de l’inédit. Le « fait ethnique », caractéristique des sociétés africaines, fait l’objet d’un silence épistémique ou plutôt d’un déficit épistémal néfaste. Ce silence, au niveau de la production des savoirs interculturels constitue pour nous, un obstacle quasi-infranchissable en même temps qu’il se présente comme la source de notre détermination. On ne peut tenter une telle étude sur les enjeux phénoménologiques et épistémo-politiques des structures et dynamismes fondamentaux de l’Afrique noire, sans esquisser un inventaire de l’état des lieux. C’est une vieille démarche aristotelicienne qui recommande, pour chaque question, d’explorer sa topique, autrement dit l’ensemble de ses lieux communs.

Tout notre effort consistera donc à sauver de l’oubli épistémique et de la négligence gnoséologique, un objet heuristiquement pertinent. Ainsi constitué en réflecteur herméneutique principal, l’anthropologie philosophique poursuit un projet fort ancien orientant déjà la réflexion d’Aristote dans sa Politique : la définition de l’homme en tant qu’être « naturellement » politique. Elle apparaît, sous sa forme moderne, comme une discipline mue par un idéal polymathique, ambitionnant de saisir l’homme dans sa totalité, dans toute sa vérité : la vérité de l’homme et la vérité sur l’homme au double niveau de la description et de l’analyse des systèmes politiques (organisations, pratiques et processus, représentations). De ce point de vue, la pensée politique africaine, activité primordialement philosophique, est un instrument heuristique de « découverte » et d’étude des diverses institutions et procédures assurant le gouvernement des hommes, ainsi que des systèmes de pensée et des symboles qui les fondent et les légitiment ; mieux, c’est un dispositif théorico-paradigmatique de dissection et d’explicitation de la réalité anthropo-sociale. Définir l’anthropologie philosophique/politique, c’est suggérer les buts principaux qui déterminent sa visée : une interprétation élargie du politique qui ne lie ce dernier ni aux seules sociétés dites historiques, ni à l’existence d’un appareil étatique ; une élucidation des processus de formation et de transformation des systèmes politiques, à la faveur d’une recherche qui se situe au-delà et par-delà de celle de l’historien ; une étude enfin comparative, détectiviste et critique, appréhendant les différentes expressions de la réalité politique, non plus dans les limites d’une histoire particulière – celle de l’Europe – mais dans toute leur extension historique et géographique. Longtemps considérée comme une spécialisation marginale, pensée politique africaine a été le sujet de nombreux malentendus et débats, dont les principaux résidaient dans la définition et la détermination de l’instance politique. Ce nouveau mode d’appréhension de la réalité politique induit une nouvelle représentation scientifique des sociétés, y compris des sociétés qualifiées de primitives. Le politique est alors situé non plus sur le terrain des institutions formelles mais, dans une perspective dynamiste, sur celui des actions visant à maintenir ou modifier l’ordre établi. Si l’être humain est animal politique, les conditions de déploiement de cet être sont éminemment politiques et la philosophie, qui n’est rien d’autre que l’affirmation transcendantale de la nécessaire humanisation de ces conditions pour l’Homme valeur en-soi, est nécessairement politique. C’est dire que la philosophie est en dernier ressort anthropoïde, je veux dire anthropo-politique et finalement, anthropo-centrique. Existentielle et contextuelle certes, articulant théorie et pratique bien évidemment, la philosophie est tout cela. À la fois culturalo-historiciste, éthico-axiologique, épistémo-politique et socio-philosophique, cette perspective dynamiste s’inscrit dans le courant du renouveau analytique qui nous préserve d’être unilatérale, dogmatique et partiale. Il s’agit là, ce nous semble, d’un net décentrement heuristique par rapport au mythe de l’unité méthodologique de la science et de l’usage instrumental/fonctionnaliste de la raison, qui nous permet d’asseoir une articulation philosophique de la théorie et de la praxis des structures et dynamismes fondamentaux de la pensée politique africaine, en ces temps niais où la standardisation mondialiste des catégories occidentales importées, imposées et diffusées au reste de l’humanité, semble avoir durablement anesthésiée la réflexion. Cette critique de la rationalité de l’enfermement couplée à l’enfermement de la rationalité, nécessite alors de déterminer le cadre conceptuel opératoire et épistémique de même que les éléments casuistiques de la problématique de notre étude.

Cadre conceptuel et opératoire

Le travail scientifique est avant tout une entreprise de nettoyage conceptuel. Celui-ci permet une maximisation du sens des mots qui, à son tour, garantit l’intelligibilité du discours scientifique. Il s’agit en fait d’un préalable méthodologique qui évite au chercheur, l’écueil d’un emploi doxique et erroné des concepts. Dans la pratique scientifique en effet, la reconduction du sens commun des mots est susceptible de renvoyer à ce qu’on pourrait appeler, dans l’univers des mots durkheimiens, un « suicide épistémologique » : les mots de la langue usuelle comme les concepts qui les expriment sont toujours ambigus et le savant qui les exploiterait tel qu’il les reçoit de l’usage sans les faire subir d’autres élaborations s’exposerait aux graves confusions (Durkheim 1930 : 1). La précision sémantique des concepts ne constitue pas seulement le gage de l’intelligibilité de l’écriture scientifique ; elle garantit aussi l’opérationnalité des concepts définis. En fait, dans la perspective bourdieusienne de la définition contextualisée, les concepts n’ont d’autre définition que systémique et sont conçus pour être mis en œuvre empiriquement de façon systématique (Bourdieu & Wacquant 1992 : 71). C’est donc dire que bien qu’en prenant en compte son lieu ou son territoire scientifique d’élaboration, le paradigme de l’ethnicité sera empiriquement défini. La définition empirique et opératoire de l’ethnicité et ses corollaires dont l’interculturalité, l’État, etc., appellera également celle de la configuration géo-spatiale à laquelle elle tente de s’appliquer, c’est-à-dire la modernité négro-africaine.

Élucidation notionnelle

Ethnicité et interculturalité :
de leur prise en charge définitionnelle


L’ethnicité a été présentée comme obéissant à une rationalité instrumentale de modernisation autoritaire ; l’asseoir sur le paradigme marcusien de l’aliénation objective [1] (Marcuse 1968 : 288) ou de la « violence symbolique » de Pierre Bourdieu [2], semble heuristiquement fécond et pertinent. Dans cette combinaison de paradigmes, l’ethnicité est un processus de changement fonctionnel du point de vue des intérêts de la bourgeoisie bureaucratique, un renouvellement des modes légitimes de domination. L’ethnicité se trouve en effet au cœur des interrogations qui nous ont préoccupées tout au long de nos recherches académiques et certainement de nos recherches ultérieures. De l’ethnie, il ne faut pourtant pas voir cet objet pathologique que l’on peut saisir soit sous son visage mortifère, soit sous son visage péjoré défini à partir d’un implicite culpabilisant. Il ne s’agit pas non plus, dans la perspective de la production des savoirs interculturels, de s’intéresser à l’ethnicité en tentant de cerner les occurrences les plus routinières de la vie en Afrique noire, dans l’intention d’avoir une idée plus juste de la « crise actuelle » de la participation politique. Notre analyse s’oriente vers un axe qualitativement différent. La perspective se veut plus modeste et moins évidente : interroger l’ethnicité en tant que lieu de mise en scène de la vie quotidienne à travers le prisme de l’interculturalité. Suivons le détour historique qu’en fait C. Coquery-Vidrovitch, D. Hemeryand J. Piel (1988 : 4-5). En effet, le concept d’ethnicité

serait apparu en 1787. Les variations de sens vont, en deux siècles, passer d’un extrême à l’autre, tantôt laudatif, tantôt péjoratif. Jusqu’au milieu du 19e siècle, le sens était aussi précis qu’il est oublié aujourd’hui : celui de « païen » (dictionnaire Littré). Les ethnies étaient les peuples non chrétiens : autant dire, à l’époque, les sauvages (la seule « civilisation » alors digne de ce nom étant la civilisation judéo-chrétienne…). C’est dans les années 1880 avec l’apparition de l’impérialisme colonial, que le mot est récupéré par les sciences humaines. Le concept d’ethnie est alors popularisé par les scientifiques allemands à partir d’« etnikum » ; on quitte pour désigner les « non-civilisés », le domaine strictement religieux ; mais à travers les thèses pseudo-scientifiques en vogue à l’époque, une confusion évidente s’établit entre le sens racial, linguistique et psychosocial. Changement de cap vers les temps des décolonisations, vers 1950 : les coloniaux ayant usé et abusé du mot « tribu » pour décrire les peuples autochtones, celui a fini par prendre, en Afrique noire, une connotation péjorative…. Il fut régénéré en Afrique noire, lié à l’idée que ces peuples précoloniaux avaient, comme les autres, une histoire aussi digne d’intérêt que les autres. Mais d’où vient qu’aujourd’hui tout ce qui a trait à l’ethnicité soit, à nouveau implicitement synonyme de sauvagerie ?

En effet, depuis la fin des années 1960, les débats théoriques sur l’ethnicité en Afrique ont beaucoup évolué. D’une manière générale, l’ethnie et la tribu correspondent à une communauté historique d’hommes partageant une même langue (correspondances phonétiques et sémantiques au niveau lexical et grammatical) une culture et une organisation sociale faite d’un corpus de normes, de valeurs, de symboles, de croyances, de rites et coutumes intériorisés, comme légitimes et indispensables pour la cohésion sociale, l’être et les fins du groupe. Examinons d’autres concepts connexes et convexes à celui d’ethnie :

  • Le lignage regroupe les membres d’une lignée, mais les critères d’appartenance à la lignée sont à la fois sociologiques et biologiques. Les captifs de guerre, les esclaves de gage, les étrangers, les conquis, etc., sont progressivement intégrés dans un espace social et territorial où ils jouissent des droits correspondant à un groupe uni par un ancêtre commun, réel ou fictif.

  • Le clan est une grande famille constituée par plusieurs lignages, exogames ou non, intégrés dans un espace territorial donné. Ses membres considèrent avoir en commun un ancêtre légitimé en tant que fondateur de la grande famille. La descendance peut se faire par les hommes ou les femmes (patrilinéaire ou matrilinéaire). Le clan est une extension d’un lignage.

  • La tribu quant à elle, est constituée de plusieurs clans partageant la même langue et la même culture, occupant aussi un territoire qui lui est propre, notamment chez les peuples dont le mode de vie est sédentaire. Les fractions nomadisées et établies ailleurs permettent de considérer cette tribu comme un peuple, du grecethnos renvoyant à ethnie. De la sorte, il apparaît bien qu’on peut parler par exemple, du peuple Bassa ou encore de la nationalité Bassa pour mettre en évidence cette réalité issue de la grande fresque migratoire étalée aux Bassa du Nigéria, du Zaïre, du Mozambique, du Togo ou du Sénégal. Cette même réalité s’appliquerait aux Foulbé de la Guinée jusqu’à l’Adamaoua camerounais. Pour Dika-Akwa (1982 : 77) que nous reprenons, la terminologie tribu raciale correspondrait alors aux stocks des clans et lignages recomposés, dont le XVIIe siècle voit aussi émerger les Douala du Cameroun. Par contre, Larousse nous apprend que la tribu constitue un regroupement de familles de même origine, vivant dans la même région ou se déplaçant ensemble, et ayant une même organisation politique, les mêmes croyances religieuses, et, le plus souvent, une même langue. En terme de repère dans l’histoire, la tribu renvoie ainsi en Grèce, à un groupe de plusieurs phratries, c’est-à-dire clans exogamiques ; à Rome, elle se rapporte à un ensemble de dix curies. C’est dire que la tribu représente une unité nucléaire ; l’État quand à lui n’est pas l’État en germination, c’est-à-dire un proto-État.

Par ailleurs, l’appréhension de l’ethnicité à partir de la figure de l’interculturalité peut maximiser le taux d’intelligibilité dans la compréhension des dynamiques sociales et peut contribuer à transcender plusieurs antinomies pérennes qui minent les sciences sociales en Afrique. On peut ainsi dans la perspective de « l’irrespect des frontières disciplinaires » qui caractérise la démarche scientifique bourdieusienne, étendre la théorie de l’interculturalité à d’autres territoires scientifiques ; en l’occurrence le terrain de l’anthropologie politique. Cette démarche analytique pourrait parfaitement se légitimer à partir de l’érosion de plus en plus accentuée des frontières entre l’interne et l’externe (Gzempiel & Rosenau 1997 : 74). La mondialisation du local (Badie : 1999) et la « vernacularisation » du mondial (« glocalisation ») sont deux principales tendances qui caractérisent la société mondiale et qui, de ce fait, autorisent à lire le mondial avec les instruments internes et/ou de soumettre l’interne aux modèles cognitifs de l’analyse inter/trans/multidisciplinaire. L’opérationnalisation de la théorie interculturelle dans la compréhension renouvelée de la dynamique anthropo-sociale est de voir comment la pensée se redéfinit et se renouvelle sous le sceau du paradigme de l’interculturalité.

Paradigme transdisciplinaire et opératoire de par les multiples schèmes théoriques différents qu’il compulse, l’interculturalité en tant que modèle d’objectivation sociale, peut parfaitement être opérationnelle au niveau de la pratique des sciences sociales en Afrique noire où le culturel et son corrélat immédiat, le cultuel, jouit d’un très faible positionnement heuristique. Cette opérationnalité s’avère d’autant plus réalisable et indispensable que, de par certains de ses éléments fondamentaux – identité, différence, altérité, frontière, habitus, tribus, ethnies belligènes, allochtonie, autochtone, configuration historique, guerres civiles , génocides – la théorie interculturelle est un paradigme qui, a priori, appartient au champ anthropo-politique qu’elle veut analyser.

La théorie interculturelle se veut essentiellement une attitude prise afin d’empêcher toute forme particulière de revendiquer une position absolue. Du point de vue méthodologique, aucun système terminologique ou conceptuel ne devra se voir privilégier sans raison. La théorie interculturelle prend en compte la situation herméneutique nouvelle d’un monde où se développe le dialogue entre l’Asie, l’Afrique, l’Amérique latine et l’Europe, et elle encourage sur cette base la liberté de la parole. L’une des exigences les plus cruciales de toute herméneutique est la théorie en vertu de laquelle ni le monde, ni aucun concept, catégorie, méthode ou point de vue ne sauraient être considérés comme des a priori universellement valides, ni comme des entités immuables. À l’évidence, la démarche interculturelle telle que nous l’entrevoyons, n’accepte pas que l’étranger se voit réduit à un simple écho de ma propre identité. Elle conçoit plutôt l’herméneutique interculturelle comme un chemin sur lequel il faut cheminer, ce cheminement même étant l’un de ses éléments fondamentaux autant que son but le plus éminent.

Définition empirique et opératoire de l’État
en rapport avec la modernité négro-africaine


L’analyse d’un phénomène comme celui de l’État, perçu comme un processus historique, donc complexe, discrédite désormais les thèses déterministes et fonctionnalistes. Les premières ont postulé un cheminement unilinéaire des sociétés humaines, tandis que les secondes ont réfuté la clause d’ouverture à la dynamique de l’histoire, se contentant d’une étude synchronique des sociétés en état de régression historique. Il est pour cela difficile de penser la modernité internationale africaine actuelle sans se référer à la conférence de Berlin de 1884-1885 comme son moment fondateur. Une ontogenèse de l’ordre étatique africain en général et de celui de l’Afrique noire en particulier doit pouvoir prendre nécessairement « l’Acte de Berlin » de 1885 – en tant que légitimation et officialisation européenne et donc mondiale du partage de l’Afrique – pour point de départ. La conférence de Berlin est au continent africain ce que le Traité de Westphalie est au monde occidental : le moment fondateur de la modernité politique. Tout comme le traité de Westphalie de 1648 a structuré l’ordre continental européen autour d’États souverains, la conférence de Berlin de 1884-1885 est au fondement du cadastre étatique actuel du continent africain. Le phénomène du « champ étatique africain » fondé sur la rationalité « tribalocratique » ou « communaucratique » ne revêt pas seulement un intérêt historique ; l’intérêt socio-anthropologique y devient manifeste : il engage le critère « clanique » ou « tribal » dans l’expression du choix des leaders ou des options d’équilibre politique à l’échelle régionale et nationale. De fait, le problème devient alors la non considération de la rationalité « tribalocratique » dans l’organisation du domaine étatique. Pour le politologue Mwayila Tshiyembe, ce qu’il y a lieu de mettre en cause, c’est

la capacité d’invention politique des Africains de cette fin de XXe siècle, mis au défi d’imaginer une tension équilibrée entre la reconnaissance politique du pluralisme ethnique et la construction d’une société politique fondée sur un nouveau pacte républicain, unissant dans le même destin les citoyens et les nations dites ethnies (Tshiyembe 2000: 52-58).

Pour généraliser, nous affirmerons que l’avènement de l’État moderne en Afrique noire s’inscrit comme un dilemme anthropologique : le placage en Afrique d’un modèle institutionnel régi par le code du rationalisme individuel avec son culte du profit et de la matière sur un « réalisme communaucratique » dont font à peine cas les institutions dominantes quand celles-ci ne l’ignorent pas totalement.

Ces essais de définition, quoiqu’intelligibles, n’opèrent pas une distanciation critique, un décentrement heuristique, par rapport aux conceptions néo-impériales ; ils n’instaurent donc pas de ce fait, rupture épistémologique et retournement copernicien dans la façon de penser et d’apprécier la concrétude ethno-tribale. Ils se situent alors paradoxalement, dans une dialectique défavorable du rejet et de la continuité ou plutôt, de la continuité par le rejet dans le sillage de l’idéologie dominante qui érige le marivaudage, la falsification et le déviationnisme en cheminement heuristique. Nous sommes ici au cœur d’une dialectique de l’aliénation. Pour échapper aux pétitions de principe et aux digressions métaphysiques, il nous faut redescendre dans les abysses du « tribalisme moderne »[3] (Touoyem 2002 : 155) pour en saisir la manifestation concrète. Quelle est donc la spécification du fait ethnique en Afrique noire ?

Prise en charge critique de la spécification du fait ethnique
et ses corollaires en Afrique noire


Pour l’essayiste et penseur camerounais Eboussi Boulaga en effet, les « nations ethniques » comme des singularités historiques, n’ont pas de traits définitionnels communs permettant d’être immédiatement reconnues et de se reconnaître entre elles. Elles manquent de concept et sont souvent des réalités équivoques, tantôt biologiques, tantôt objectives, tantôt subjectives, définies, délimitées par soi ou par d’autres. Elles sont le plus souvent, pour reprendre une tournure propre à Eboussi, des « fabrications mythopoïétiques labiles » (1996 : 21). C’est dans cette perspective que s’imposent, pour une intelligibilité on ne peut plus accrue, quelques remarques d’ordre épistémologiques :

1. La doctrine de l’identité adoptée par les intellectuels africains, est pour ainsi dire, celle de la mythologie nationaliste du 19eme siècle européen. Selon cette conception, le genre humain est, par nature ou du fait d’un processus évolutionniste nécessaire, divisé en différentes races, et à l’intérieur de celles-ci, en différents peuples ou entités ethniques nettement distinctes. Ces groupes, ainsi que tous les individus qui les constituent, ont l’obligation morale et un droit naturel absolu de préserver, d’affirmer et de cultiver leurs spécificités ou leurs entités.

2. L’action historique et son projet d’émancipation sont impossibles dans une telle perspective. Elle n’a de contenu que la lutte pour se donner un espace, la défense et la pérennisation de son identité spécifique. La victoire acquise est la perte de la Nation. L’État n’exprime d’aucune manière sa spécificité. Il est l’Un et elle est la Multitude. La Nation projetée est autre que les nationalités produites par une histoire non intentionnelle. L’État sans Nation entreprend de la construire avec les ingrédients que lui propose l’idéologie du nationalisme : la race, la langue, la religion, la culture. La violence est de règle pour cette tâche vaine, vouée d’avance à l’échec.

3. Ces concepts représentent autant que le concept État, des niveaux de langage adaptés à des contextes expressionnels mouvants, l’un exprimant la réalité de l’autre tant que la perspective généalogico-interprétative de l’histoire n’est pas affirmée. Ils mettent en œuvre une méthode de la complexité. Ce d’autant plus que la Nation ou l’Ethnie est indéfinissable. Ses critères de démarcation sont indécis et changeants. Il faut user d’arbitraires, renchérir sur les différences, en créer même d’arbitraires, les protéger de façon obsessionnelle sur des distinctions constamment menacées de s’effacer. On ne les fixe que par une violence extrême.

4. L’idéologie de la nation ethnique a été à la base du racisme, de l’impérialisme et du totalitarisme : l’ethnie conçue comme fin en soi et dépourvue de caractéristiques objectives se développe comme un mauvais infini, comme l’infini biologique qui n’est pas l’universalité. De même que les idéologies africaines de l’authenticité, de la spécificité culturelle, de l’inculturation n’ont pas contribué à l’émancipation des esprits, ont favorisé la confusion, la diversion et l’enfermement tribal.

5. Les génocides sont des abîmes qui s’ouvrent quand l’Ethnie se donne un État et les moyens pour réaliser et sécuriser son insaisissable essence.

Au demeurant, les années 1980 et 1990 ont vu la généralisation des conflits ethniques. Ceux-ci expriment la réaction d’une communauté à une menace réelle ou supposée. L’éclatement du bloc soviétique à la fin des années 1980 s’est traduit par la création de nouveaux États et la résurgence des revendications nationalistes. Pour autant, tous les conflits actuels ne sont pas réductibles à ces crises de nationalisme. Parmi ces conflits, certains revêtent davantage une dimension religieuse ou ethno-identitaire. C’est pourquoi, il a paru nécessaire de forger un nouvel outil conceptuel, le « fait ethnique ». Par fait ethnique, nous voudrions renvoyer au rapport entre les ethnies, à ce lien interstitiel qui n’est pas toujours perceptible à l’œil nue, mais qui s’exprime par des non-dits et dont les ravages souterrains n’éclatent à la lumière qu’au moment où il est trop tard pour endiguer les coulées dévastatrices de la xénophobie, de l’exclusion, et de la guerre…

Problématique et cadre théorique :
champ de questionnement


Le cadre problématico-théorique renvoie, dans une entreprise de recherche, au site de référence du processus d’objectivation. Il renvoie à la logique disciplinaire, c’est-à-dire au modèle réflexif d’ordonnancement, de classement et d’intellection des données construites en objet d’étude. De manière pratique, énoncer le cadre problématique et théorique de l’ethnicité dans l’institution étatique dans la modernité négro-africaine, c’est indiquer l’orientation des questionnements, la construction des hypothèses et les procédés d’opérationnalisation.

Éléments d’une problématique de l’ethnicité
et de l’État dans la modernité négro-africaine


La modernité négro-africaine constitue un cadre épistémique opératoire qui permet de lire, sur des bases renouvelées, la crise ethno-identitaire dans l’institution étatique elle-même en crise. En effet, la modernité négro-africaine est en crise, suite au mouvement profond d’imbrication du national et de l’international, crise des théories et des paradigmes, crise des modèles analytiques alternatifs du fait de l’ampleur des changements en cours. Cette turbulence est conceptualisée par Arjun Appaduraî (1993: 269-295) en termes de « flux culturel mondial ». Celui-ci est constitué de cinq dimensions : le techno scape (les flux technologiques qui transgressent les frontières) ; le média scape (la planétarisation des images, l’instantanéité de l’information) ; le finanscape (la globalisation des échanges et des transactions financières) ; l’idéo scape (l’unification des marchés idéologiques et notamment la monopolisation de l’offre éthique, politique et économique mondiale) ; l’ethno scape (la circulation et l’installation transfrontière des individus). C’est ce cadre marqué par une multiplicité structurale qui est désormais celui de la configuration internationale. Il constitue en soi un défi à la gnoséologie en ceci qu’il pose désormais la question de l’aptitude d’une discipline comme l’anthropologie politique à produire des connaissances fiables et opératoire sur objet changeant qu’est l’identité ethnique. Cette étude se justifie donc par la nécessité de répondre à une interpellation fondamentale actuelle. La conjoncture mondiale en cours semble en effet avoir reconnu avec Edgar Morin qu’il est indispensable de penser l’unité du multiple et la multiplicité de l’un; car les esprits incapables de concevoir l’unité du multiple et la multiplicité de l’un ne peuvent que promouvoir l’unité qui homogénéise et les multiplicités qui se renferment sur elles-mêmes. Dans l’un ou l’autre cas, l’on expose l’homme à des situations de conflits. Comment dès lors, construire l’un à partir du multiple? Telle est la question thématique fondamentale. Il peut être aberrant de soulever cette interrogation dans un monde qui en nie le principe même. Comme on peut le constater, le problème du rapport de l’ethnicité à l’État dans la modernité négro-africaine en crise est d’un intérêt certain en cette ère globale, surtout qu’elle suscite des interrogations engageant la forme de l’État en Afrique.

Question principale de la recherche

La question principale de cette recherche est la suivante : comment imaginer la forme de l’État dans sa gestion de la cohabitation ethnique sous un angle positif pour l’Afrique aujourd’hui et demain ? En réalité, celle-ci présuppose une autre et implique une autre encore : pourquoi et en quoi la forme de l’État détermine-t-elle fondamentalement les rapports inter-ethniques en Afrique aujourd’hui ?

Questions secondaires

- Jusqu’où demain l’État dans le sous-continent africain pourra-t-il assumer – contre toutes les modélisations politiques contemporaines – la cohabitation tendue de ses ethnies et à quelles fins ? Comment sortir de ce cercle vicieux d’une cohabitation ethnique antagoniste, laquelle fait de l’État africain un enjeu de luttes d’intérêts de clan ? Comment refonder l’État africain sur ces deux piliers ?

- Comment concilier l’idée de l’État dont le fondement est institutionnel avec la domination de la conscience ethnique sur la conscience nationale ? Que faire de l’ethnie ? Plus concrètement, quelles possibilités ouvre-t-elle pour accéder au savoir, à la richesse et au partage du pouvoir en Afrique noire? Alors interviennent le savoir et la créativité.

Des éléments de réponses appropriées à ces interrogations essentielles nous semblent résider dans le type idéal d’État africain. La forme de l’État africain, propice à une cohabitation ethnique harmonieuse et dynamique, est sans doute tributaire de l’aptitude des citoyens ou des ethnies à édifier un État-nation moderne. À cet égard, et en toute hypothèse, on peut postuler un contrat social inter-ethnique qui serve à fonder un État sur le modèle de Rousseau. Mais pour être plausible un tel pacte suppose que soit acquise la capacité juridique des ethnies à former une communauté supra-ethnique. Au sein d’une telle communauté, chaque tribu ou chaque ethnie contracterait avec elle-même et avec le corps social pour former un État pluri-ethnique. L’opérationnalité d’un tel État ne peut être rendue visible que dans le cadre d’une gouvernance sous l’arbre, c’est-à-dire une gouvernance légitime.

Aussi, pour sortir des impasses politiques actuelles en Afrique, un pouvoir politique à la mesure de la complexité des dynamiques ethno-identitaires et des pulsions sociales est nécessaire, de même qu’une reconstruction de la paix qui ne pourra se faire que dans le cadre d’une transformation sociale non-violente. Comment dès lors impliquer la démarche interculturelle comme utopie positive afin d’affronter de façon particulière les conflits et contribuer pour ainsi dire, à une transformation harmonieuse de la communauté des humains et singulièrement celle de l’Afrique noire.

Cadre méthodologique

Dans Rethinking Anthropology (Critique de l’anthropologie, recueil d’articles écrits de 1940 à 1959, publié en 1961), Edmund Ronald Leach remet en cause le mythe de la neutralité et de l’autonomie de la science car toute science est par essence socialisée et critique en même temps le mythe connexe d’une connaissance scientifique plus idéale que réelle, (qualifiant les fonctionnalistes comme Radcliffe-Brown de « collectionneurs de papillons anthropologiques »). À la recherche de modèles formels, qui ne soient plus susceptibles d’être taxés d’ethnocentrisme, il se penche sur les catégories rituelles indigènes et les formes d’expression rituelles (Culture and Communication 1976 ; l’Unité de l’homme, recueil d’articles, 1980). Parfois proche de la théorie structuraliste de Lévi-Strauss, notamment par son intérêt pour les modèles formels, il s’en écarte toutefois, et souligne dans un essai leurs différences fondamentales (Lévi-Strauss 1970).

Le rationalisme moderne depuis Descartes et ensuite la tendance scientiste avaient érigés la méthode scientifique – dans la mesure où elle se mathématise – comme modèle de recherche de la vérité par excellence. Or, au regard de la pensée complexe, le rationalisme intégral est un échec en ceci qu’il est illusoire d’organiser la réalité anthroposociale à partir d’une prétendue omnipotence de la rationalité. La nouvelle rationalité née de la découverte du deuxième principe de la thermodynamique qui est en réalité le principe de l’incertitude,  promeut à la fois la « rationalité du multiple » et la « multi rationalité » ; la finalité critériologique revient ainsi aux valeurs de l’a-logos. Une telle mutation de la rationalité justifie la méthode phénoménologique qui fonde notre approche.

La phénoménologie procède généralement par une étude descriptive préalable du donné phénoménal, de façon à en constituer l’inventaire. Cette description a ensuite pour but de déterminer les conditions générales de l’apparaître. De ce point de vue, il est en effet traditionnellement entendu qu’en Afrique, le collectif prime sur l’individuel. Il n’est pas d’africaniste qui n’ait consigné cette vérité dans ces conclusions. Il y aurait donc chez l’Africain quelque chose comme un « instinct de masse », cette tendance naturelle au grégarisme qui, par nature, justement, est incompatible avec toute idée d’individualisme, que ce dernier soit existentiel ou, par conséquent, méthodologique. Cette proposition ferait donc de la phénoménologie, l’approche des questions sociales et anthropologiques en Afrique. Les choses ne semblent cependant pas aussi simples : l’esprit d’analyse adhère difficilement à cet enfermement de l’Afrique dans une nature figée et statique où tout se définirait et s’expliquerait par le déterminisme dont la meilleure expression scientifique n’autorise de considérer les sociétés d’Afrique que comme des blocs innommables définitivement déterminés.L’exercice de la pensée en Afrique ou sur l’Afrique gage à bouger avec l’Afrique. Les questions méthodologiques ainsi déclinées et afférentes à l’étude du fait ethnique en rapport avec l’État en Afrique, trouveraient un début de réponse dans une approche où se côtoient et se répondent l’un et le multiple, l’individuel et le collectif, le privé et le public, le divers et l’homogène, l’ordre et le désordre. Ce qui précède fonde donc, en raison, notre inclinaison pour une approche critique fondée sur la phénoménologie [4].

En tant qu’objectivation du phénomène, détermination de l’être à partir du paraître, la phénoménologie a pu être pour nous, un modèle d’intellection appropriée pour rendre compte du fait ethnique dans toute la splendeur de sa manifestation sociale. La méthode phénoménologique écrit M. Corvez est une tentative pour saisir les réalités dans leur lumière propre irrécusable. Faire une phénoménologie du fait ethnique dans l’institution étatique, c’est tenter de le saisir, mieux de restituer aussi fidèlement que possible ses figures et arènes sociales d’expression. Il s’agit, convient-il de le préciser, d’une phénoménologie qui ne s’embarrasse point de se dédoubler en une espèce d’archéologie du phénomène. La préoccupation à ce niveau, est de voir ce qui fonde le fait ethnique, ses racines ou mamelles nourricières, ses ressources de vivification et les manières dont elle affecte le lien socio-politique dans l’institution étatique en Afrique noire. Cette approche a l’avantage d’analyser les relations unissant les éléments de chaque système socio-politique et de mettre en relief les principes organisateurs, les niveaux d’organisation, les finalités, les anti-finalités, les principes d’autorégulation et de rétrocontrôles, ainsi que les non-dits idéologiques.

Nous n’avons pas la prétention de cerner, avec cette étude, l’essentiel de l’inépuisable question ethnique dans son rapport à l’État en Afrique. Mais nous espérons pouvoir seulement dégager quelques éléments qui permettront d’avancer un peu plus dans cette pensée qui se veut au service de la libération de l’homme et des peuples. Les nouvelles tâches de la pensée sont celles d’une refondation radicale des sciences humaines et de la vie en Afrique.

Finalité de l’étude

Cette recherche poursuit un triple dessein : épistémologique, théorique et axiologique.

- Sur le plan épistémologique : rendre intelligible un fait social peu fréquenté par la recherche officielle et l’investigation scientifique et qui pourtant, constitue l’âme de la trame sociale en Afrique afin de redonner à la pensée politique africaine, un je-ne-sais-quoi  qui se formulerait comme une espèce de Docta Spes africana, au sens de Bidima.

- Sur le plan éthico-axiologique : le projet d’un État multinational africain comme « garant métapolitique » au sens de Touraine, s’offre comme une « alternative radicale » de la modernité négro-africaine face au cynisme ambiant des « arcana dominationis »  (Adorno) du nouvel ordre international et du réveil brutal des nationalismes dans le monde.

- Sur le plan théorico-méthodologique : ce projet, qui a comme principe directeur, l’épistémologie interculturelle basée sur le « pluralisme de la diversité et de la réalité », nous place au cœur de l’innovation scientifique. Car aujourd’hui, toute question qui n’est pas posée dans une perspective interculturelle est une question mal posée.

Structure de l’étude

Cette étude se déploie avec intensité dans une dialectique ternaire :

La première partie : enjeux de la modernité politique en Afrique. Bases de l’ordre politique continental des États-nations, procès d’étatisation et ordres identitaires, comprend trois chapitres. L’idée globale qui se dégage est celle de cesser de considérer l’ethnicité comme une « anomalie historique », pour en faire une « ressource épistémique et un moteur politique apte à éclairer et à évaluer les fondements et les mécanismes de fonctionnement de l’État en dépérissement en Afrique », au regard de l’évolution cosmopolitique même de la planète qui exige le passage de l’hégémonisme à l’intercommunication.

La deuxième partie : la « statolité » à l’épreuve des logiques identitaires. Crise de la perception et de la signification de l’ethnicité est constituée de trois chapitres qui permettent tour à tour : la mise en lumière de la crise du pouvoir au sein des États ; l’occultation de l’ethnicité sur la base d’une trans-étaticité du monde produisant le retour de ce refoulé ; le triomphe de la marchandisation du monde et des relations internationales ; mais paradoxalement le dépassement de cette crise globale à partir de la revalorisation des références nationales et citoyennes dans les postures transnationales.

La troisième partie : ouvre les perspectives nouvelles sur la cohabitation ethnique dans la politique africaine contemporaine et esquisse quelques pré-conditions pour la construction d’un État multinational africain. Constituée de trois chapitres, cette partie déploie un véritable plaidoyer pour un État multinational africain, c’est-à-dire un État trans-ethnique ouvert au monde. L’ethnicité constitue ici, une base pour une restructuration des sociétés africaines et comme propédeutique à la mise en place d’un « patrimoine constitutionnel commun » dans les sociétés multiethniques et sur les arts de gouverner aujourd’hui en Afrique.

La conclusion générale : Pour une ontologie de l’altérité et d’intégration interculturelle comme dialectique normative de liberté, de responsabilité et de paix, est une réponse au problème fondamental. Il s’agit d’une alternativeà un modèle d’État dominant qui ne sert ni ses intérêts, ni ceux du développement dont l’Afrique a besoin pour continuer d’exister. Le pluralisme intégrateur est ainsi proposé comme élément d’une gouvernance légitime, une « gouvernance sous l’arbre », en réalité une « gouvernance de paix », se constituant en « alternative interculturelle » mieux, en « interculturel radicalement alternatif » sans pôle unique de référence : c’est le paradigme de l’épistémo-culture.



[1] Marcuse, Herbert (1898-1979), théoricien de la gauche radicale et membre de l’école de Francfort. Le mouvement estudiantin et la contre-culture de la fin des années 1960, contestataires et revendicateurs, se sont reconnus dans la pensée politique de Herbert Marcuse, qui affirme la nécessité de freiner le processus démocratique pour résoudre certains problèmes sociaux. Selon lui, le plus grand défi jeté à l'ordre établi dans l’avenir émanera des étudiants et de groupes minoritaires – voire marginaux – plutôt que des travailleurs, en passe d’après lui d’entériner le statu quo et de s’intégrer au système dominant.

[2] Les concepts fondamentaux de la sociologie de Pierre Bourdieu sont ceux d’ « habitus », « champ » et « capital ». Dans la relation entre le sens vécu et le sens objectif, l’habitus est le système de dispositions durables et transposables dont sont dotés les agents sociaux. Les champs sont les espaces de la vie sociale qui deviennent relativement autonomes autour de relations, de ressources et d’enjeux qui leur sont propres (on parlera ainsi, par exemple, du « champ économique », du « champ scientifique » ou du « champ politique »). La notion de capital n’est pas, chez Pierre Bourdieu, uniquement économique. C’est ainsi qu’on trouve, dans ses analyses, des formes de capital symbolique ou culturel hétérogènes (il s’agit donc d’une sorte de généralisation de la notion marxiste de capital). La prise en compte de la dimension symbolique de la réalité sociale est donc nécessaire pour comprendre les modes de domination et pour y déceler les formes de « violence symbolique » qui produisent, chez le dominé, l’adhésion à l’ordre dominant.

[3] Le tribalisme moderne en Afrique noire, est essentiellement le propre de la bourgeoisie bureaucratique, intellectuelle, industrielle, cléricale et médiatique dans une sorte de « struggle for res-publica » que nous nommons la « postocratie ». Le tribalisme est « au-dedans » de l’intelligentsia qui se confond avec ce que nous appelons « élites », c’est-à-dire les agents primaires de l’exécution de l’ordre néo-colonial. Le tribalisme moderne ou bourgeois est un néo-colonialisme structurellement parlant, une tentative de contrôle d’un groupe ouvert en s’appuyant sur l’altérité diabolisée de l’autre, comme empêcheuse d’accéder aux cercles de jouissance des prébendes d’un État mou. Sa rationalité, purement instrumentale, obéit au principe de la recherche de la légitimité politique.

[4] Il s’agit également d’un choix méthodologique pour une école d’ouverture et de liberté qui s’efforce de soupçonner les mouvances et les impondérables des dynamiques sociales à partir de l’individu perçu comme être de liberté. S’ils sont unanimes à souscrire au mot d’ordre de « retour aux choses mêmes », les successeurs de Husserl se divisent sur la condition de possibilité de la réduction phénoménologique.

Mais le succès de la phénoménologie, dû au fait qu’elle constitue aussi une méthode, balaie aujourd’hui un vaste champ disciplinaire. Des approches phénoménologiques d’autres disciplines ont vu le jour, en esthétique (Mikel Dufrenne), en critique littéraire (Maurice Blanchot, Jean-Pierre Richard), ou encore en psychologie et en psychiatrie (Kurt Goldstein) ; et aujourd’hui en sociologie et en anthropologie.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 4 août 2019 14:27
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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