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Le pouvoir noir en Haïti.
L’explosion de 1946.
Présentation
Pourquoi, aujourd’hui, ce travail sur 1946 ? C’est là une question dont on ne peut pas se permettre de faire l’économie au moment de livrer ce dossier au lecteur.
1. Il s’est passé quelque chose en Haïti, au mois de janvier 1946 : le peuple dans les rues, les chars, la clameur, l’armée ; sinon tout le pays mais dans les grandes villes, les consciences critiques se rassemblent, les volontés de changement pressurent le pouvoir : les institutions, les codes établis sont mis en question. Ce dossier a été produit d’abord dans le dessein de comprendre pourquoi, à ce moment précis, cette conjonction d’événements. D’emblée, 1946 nous est apparu comme une scène, un lieu d’affrontement fournissant l’occasion de la mise en place d’une vaste machine dont les ramifications très amples sont mal connues, ou inconnues. Plus les années passent, plus les souvenirs s’estompent, et l’événement reculant dans le temps, n’a presque plus ni saveur, ni odeur, ni couleur. Mais ceux qui ont fait 1946 et ceux qui sont nés politiquement avec l’événement savent d’où ils viennent, de quelle matrice, de quelle Haïti, et en parlent à la fois avec émotion et vigueur, quarante ans après, comme pour signaler l’importance majeure d’une crise qui a marqué l’orientation de [14] l’histoire politique contemporaine d’Haïti. 1946 apparaît ainsi comme un déblocage, le point de départ d’une nouvelle articulation de la lutte des classes en milieu urbain, et notamment l’émergence d’une fraction d’intellectuels et de professionnels « noiristes » aspirant à la prise en charge de l’appareil d’État. Sur ce chemin, celle-ci trouve les propriétaires fonciers noirs qui, jusqu’à présent, ont été bien que fraction des classes dominantes victimes d’une « distance sociale » très marquée. C’est au nom de cette même distance à combler que cette fraction de la petite bourgeoisie cherchera à s’assurer le soutien des masses populaires bien que, par ailleurs, celles-ci charrient des revendications radicalement différentes. C’est sur cette toile de fond que se détacheront aussi bien successivement des chefs de gouvernement (Dumarsais Estimé, Paul E. Magloire et François Duvalier) des leaders politiques (Daniel Fignolé, Emile Saint-Lôt, Max Hudicourt, etc.) que des partis politiques comme le Parti Socialiste Populaire (P.S.P.), le Parti Communiste Haïtien (P.C.H.) et tout le grouillement des forces politiques nouvelles. C’est également de cette période que date le commencement de la fin du monolithisme au sein de l’Église et de l’Armée. Toutes les institutions politiques, tout l’appareil d’État, répercutent en leur sein les effets de la lutte qui embrase la Cité.
À voir défiler les événements et les hommes de cette époque, on peut se rendre compte à quel point 1946 a constitué un tournant où s’est brassée et rebrassée la nouvelle « classe politique » issue de l’alliance entre les fractions noiristes de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie privilégiée. Dix ans plus tard, en 1956, les mêmes acteurs referont surface, avec les mêmes promesses, les mêmes aspirations, les mêmes stratégies pour récupérer la colère des masses, en faire une arme de choix et s’imposer à la bourgeoisie dominante comme les seuls interlocuteurs valables. De Estimé à Duvalier, une même trajectoire à travers le rachitisme, le misérabilisme, l’oppression, l’exploitation. Un même modèle clamé par les héritiers de 1946, repris par les acteurs de 1956 : le développement d’Haïti, grâce aux investissements étrangers, aux emprunts, aux dons, à l’assistance technique. Tous les esprits des dirigeants sont tournés vers l’extérieur dans l’attente des capitaux américains, français, allemands, japonais, canadiens. Vers l’intérieur aussi, mais pour demander à la bourgeoisie de prêter main forte et aux masses populaires de se tenir tranquilles et d’attendre la manne dans l’ordre et la discipline.
À l’arrière-plan, Haïti continue à être garottée dans un réseau de dépendance multiple, tout un complexe de rapports de [15] domination qui ont pour force motrice le capitalisme à l’échelle mondiale. Les possibilités de développement d’Haïti ou de toute autre formation socio-économique de l’hémisphère, la vie nationale haïtienne sont largement conditionnées par la nature des rapports qu’elle subit à l’intérieur du système dit international, mais aussi par l’évolution de ce système, c’est-à-dire des rapports de force qui s’y installent, s’enracinent et se transforment. Peut-on alors parler de 1946 sans référence à la « conjoncture internationale » de 1946 ? En 1946, qu’est-ce que Haïti ? D’emblée, une néo-colonie sortie il y a quelque douze ans de l’occupation militaire, administrative et financière par les États-Unis d’Amérique. Sur le plan international et particulièrement hémisphérique, que se passe-t-il en 1946 ?
Les témoignages de ce dossier renvoient en quelque sorte quelque peu à l’atmosphère de la situation internationale de l’époque : fin de la deuxième guerre mondiale, mise en échec des dictatures fascistes, le plan Marshall destiné à revigorer l’Europe pour l’empêcher de basculer à gauche, la poussée nationaliste et populiste en Amérique Latine (Peron en Argentine, Vargas au Brésil), la montée du socialisme et, d’une façon générale, le vent de « démocratisation » (« les quatre libertés ») qui souffle avec les préparatifs de la constitution de l’O.N.U.
Ces idées et courants ont-ils pu, par-delà les tractations de puissances et les capacités d’intervention étrangère, jouer un rôle dans le mouvement de 1946 ? Dans quelle mesure ? Par quelles revendications concrètes ? Jusqu’à quel point les groupes sociaux et classes en lutte en 1946 s’en sont-ils appropriés idéologiquement et politiquement ? Des clivages traduisant des intérêts divergents se sont-ils opérés en fonction de ces idées et courants ?
Autant de questions et d’autres que le présent dossier ne soulève pas, faute de moyens et de ressources. Mais ce constat d’insuffisance étant fait, on peut essayer de supputer les possibilités et les limites de développement que pourrait offrir au mouvement de 1946 la conjoncture internationale de l’époque.
Il semble évident que le courant de « démocratisation » d’après-guerre a pu faciliter le travail d’opposition à la dictature de Lescot. En cela, il y avait convergence entre la dynamique interne et la conjoncture internationale fortement influencée par les intérêts américains. Par contre, quant au nationalisme montant et au courant populiste dominant dans certaines régions de l’hémisphère, les États-Unis manifestaient ouvertement leur hostilité et leur détermination à y faire échec. Dans ces conditions, le mouvement de 1946 aurait-il pu déboucher sur une voie de [16] développement authentiquement nationaliste, précédant ainsi de quelques années l’expérience du Guatemala de Jacobo Arbentz ? La réponse à cette question renvoie aux projets politiques de cette alliance de classes (fractions noiristes de la petite bourgeoisie, de la bourgeoisie et des propriétaires fonciers) qui avait la direction du mouvement et qui ne pouvait concevoir un projet de société où les revendications des masses urbaines et rurales seraient traduites en priorités nationales, voire nationalistes. Ainsi, parler de conjoncture internationale, ce n’est pas tout. Il faut en même temps saisir les relais internes (groupes sociaux et classes sociales) par lesquels passe cette conjoncture pour le façonnement ou la transformation de la réalité nationale de l’époque.
2. Ceux qui sont nés après 1946 se posent des questions ; ils n’ont pas connu l’Occupation Américaine ; ils n’ont pas vécu les « blocages sociaux » des années trente et quarante. Ils n’ont pas en mémoire les « Cinq Glorieuses », le renversement du gouvernement de Lescot, la difficile montée à la présidence de Dumarsais Estimé... Pourtant, ils vivent dans la foulée de 1946.
Rien d’étonnant. Les hommes, on le sait, font leur propre histoire, non point « arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans les conditions directement données et héritées du passé ». Certes, ce passé remonte, sinon au déluge, mais à la société coloniale, aux guerres de l’indépendance, aux luttes des paysans affrontant les grands propriétaires et les spéculateurs, aux conflits opposant différentes fractions des classes dominantes à travers tout le XIXe siècle, à l’Occupation Américaine, etc. Cette chaîne complexe traverse le tissu social haïtien, conditionne, détermine, voire structure le présent. Sur ce parcours, 1946, à regarder de près, constitue un « nœud », un moment de cristallisation de toutes les contradictions sociales, un moment de leur condensation et de leur déplacement...
Ce dossier invite à la réflexion, à une prise concrète sur des dimensions importantes de la formation sociale haïtienne : le Pouvoir et le fonctionnement de ses appareils, particulièrement l’un d’entre eux, l’Armée ; le travail idéologique qui s’effectue (celui des discours, gestes, rituels, actions, bref des pratiques dominantes et dominées). Aussi, ce ne sera pas une surprise pour le lecteur de retrouver explicitement dans ce dossier des questions qui ont fait couler beaucoup d’encre et de salive en 1946 : le couple noirisme/mulâtrisme, l’émergence des « classes moyennes », les formations politiques en présence, etc. ...
Dans la production de ce dossier, nous avons voulu éviter un double danger. D’abord, celui de travailler sur 1946 « comme [17] une totalité vague et sans rivage » : l’entreprise d’une histoire froide, cadavérique qui ne permet pas d’expliquer les détours et les contours du présent et du devenir. Travailler sur 1946, c’est travailler sur un « vivant » qui continue à se développer, que l’on peut repérer dans ses « localisations » multiples et cerner concrètement. LA POLITIQUE N’A PAS D’AUTRE LABORATOIRE QUE L’HISTOIRE. Celle-ci, dans le cadre de ce dossier, est prise à rebrousse-poil, en essayant d’intégrer autant que possible tout ce qui est inscrit (et aussi ce qui ne l’est pas) dans 1946, ce qui a pu être inscrit dans les discours, ce qui n’a pu l’être matériellement ou vice-versa. L’autre danger, c’est celui qui est souvent inhérent au processus de décryptage de l’idéologie : on s’inscrit en faux contre une notion, mais dans le même temps, on s’installe confortablement dans le champ même de ce que l’on critique, car la genèse, la forme de cette notion, n’ont pas été critiquées. Ici, nous offrons au lecteur, non seulement la possibilité de récuser telle ou telle thèse dominante en 1946, mais également la possibilité de démonter les mécanismes de leur apparition, de leur position et de leur déploiement. À cela, on voit tout de suite quelle sorte de préoccupation nous a animés : fournir au lecteur un instrument d’information qui lui permette de modifier sa manière de ressentir l’histoire du passé et peut-être de faire l’histoire présente.
Un mot sur l’aménagement du dossier. Aboutissement de nombreuses démarches auprès d’écrivains, d’idéologues, d’hommes politiques, acteurs ou témoins de 1946, ce dossier finalement se présente comme un point de rencontre de plusieurs voix différentes mais non nécessairement convergentes. Il n’a pu voir le jour que grâce à des collaborateurs qui, soit sous forme de témoignages, soit sous forme d’études, ont bien voulu participer à ce projet dont, au point de départ, la cohérence était loin d’être claire.
Pour ceux qui se souviennent, pour ceux qui veulent savoir, ce dossier peut contribuer à mettre en évidence les acquis de 1946, mais aussi ses scories.
C.P.
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