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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Le Monde diplomatique, 47e année, No. 557, août, 2000, pp. 18-19.
De Bandung à Seattle. « c'était quoi, le tiers-monde ? »
Une édition électronique réalisée à partir de l'article du professeur Immanuel WALLERSTEIN, sociologue, De Bandung à Seattle. « c'était quoi, le tiers-monde ? » , (2000). Article original intitulé "C'était quoi, le tiers-monde?," publié dans Le Monde diplomatique, 47e année, No. 557, août, 2000, pp. 18-19. [Autorisation accordée le 26 juin 2003 par courrier électronique.]
[L'auteur est directeur du Centre Fernand-Braudel, Binghamton, chercheur associé à luniversité Yale aux États-Unis et ex-président de l'Association internationale de sociologie (AIS)] Courriel du professeur: [email protected] ; ([email protected]).
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, les anciennes colonies sorganisaient en tiers-monde. Courtisées par les deux Grands, elles entendaient échapper à la logique des blocs. En 1973, le relèvement du prix du pétrole va marquer leur apogée. Comment la roue a-t-elle pu tourner au point den transformer une partie en atelier de la délocalisation occidentale, une autre en zone dappauvrissement ininterrompu? Réalité sur laquelle les pays riches, réunis à Okinawa, viennent à nouveau de verser des larmes de crocodile.
Tiers-monde: lexpression semble vieux jeu. Pourtant, il fut une époque, pas si lointaine, où elle faisait fortune. Cet essor et ce déclin sinscrivent-ils dans le cycle éternel des modes passagères ? Ou bien recouvrent-ils un revers politique majeur ?
Lexpression elle-même est dAlfred Sauvy. Le démographe français lutilisa pour la première fois au début des années 50 [note 1], et la choisit pour titre dun livre dirigé par Georges Balandier dont il écrivit la préface [note 2]. Elle fut rapidement adoptée dans le discours intellectuel mondial.
Pourquoi ? Il faut se souvenir des débats politiques de laprès-guerre. La fin de la seconde guerre mondiale marquait la défaite du fascisme, le triomphe de lalliance entre Occidentaux et Soviétiques. Le monde reprenait haleine. Malgré les destructions massives de la guerre et les difficultés dapprovisionnement en Europe, le climat, à nouveau, était à loptimisme.
Mais, à peine la paix installée, la guerre froide surgissait. Les relations interétatiques allaient sarticuler autour de ses principaux protagonistes, les États-Unis et lUnion soviétique. Certes, on peut penser rétrospectivement que ce nouveau cadre relevait dun jeu assez formel, dont les arrangements de Yalta avaient défini à lavance les paramètres et les limites. Cela ne réduit toutefois en rien ni la réalité de laffrontement, ni la profondeur des sentiments affichés, ni limpact de ces derniers sur les analyses comme sur les visions populaires. Bref, cest dans le moule de la guerre froide quon pensait.
Doù limportance de linvention du concept de tiers-monde. Son mérite fut de rappeler lexistence dune zone immense de la planète pour laquelle la question primordiale nétait pas sur quel camp saligner, mais quelle serait, à son égard, lattitude des États-Unis et de lUnion soviétique. En 1945, la moitié de lAsie, la presque totalité de lAfrique ainsi que des Caraïbes et de lOcéanie demeuraient des colonies. Sans parler des pays semi-colonisés. Pour ce vaste monde sous tutelle, où la pauvreté surpassait et de loin celle des pays industrialisés , la priorité allait à la libération nationale.
En les englobant dans une même expression, tiers-monde, on soulignait à la fois les caractéristiques communes propres à tous ces pays, mais aussi le fait quils nétaient pas nécessairement impliqués dans la guerre froide. La formule renvoyait aussi à leffort de certains intellectuels européens pour créer une troisième force entre communistes et anticommunistes. Elle faisait enfin et surtout référence à la Révolution française et au fameux texte de Sieyès: Quest-ce que le Tiers État ? Tout. Qua-t-il été jusquà présent dans lordre politique ? Rien. Que demande-t-il ? À devenir quelque chose [note 3].
Au début, ni Washington ni Moscou naccordèrent la moindre attention au tiers-monde et à ses revendications. Les États-Unis considéraient la question coloniale comme absolument secondaire, et sen remettaient pour la résoudre au bon vouloir des puissances coloniales. Lesquelles nimaginaient quasiment pas que leurs possessions outre-mer puissent accéder rapidement à lindépendance. Quant à lURSS, elle se méfiait de tout mouvement national, même sous égide communiste, dès lorsque des troupes soviétiques nétaient pas déployées dans le pays concerné. Rappelons labandon après 1946 des communistes grecs en pleine guerre civile ou les conseils de prudence prodigués aux communistes chinois leur suggérant de conclure un arrangement avec Tchang Kaï-chek Mao nen tint aucun compte. À cette rébellion succéda dailleurs celle de Tito, dirigeant dun pays communiste, la Yougoslavie, où les forces militaires soviétiques étaient également absentes. Ainsi, jusquau milieu des années 50, pour les deux Grands, le neutralisme [était] immoral, selon la formule de John Foster Dulles. Mais cette attitude devint vite intenable : la réalité du tiers-monde simposait.
En Asie, les colonies ne pouvaient être rétablies. La plupart dentre elles avaient été occupées pendant la seconde guerre mondiale par les Japonais, si bien quaprès 1945 les pouvoirs coloniaux sy trouvaient en position de faiblesse. Les États-Unis concédaient lindépendance aux Philippines dès 1946, mais la France nentendait pas suivre leur exemple en Indochine, pas plus que les Pays-Bas aux Indes néerlandaises doù des guerres que les métropoles allaient perdre. Londres reculait plus rapidement, acceptant lindépendance de la Birmanie, de lInde et du Pakistan. Malgré une situation plus compliquée, lévolution au Proche-Orient aboutissait à des résultats comparables.
Souvrait ainsi lère de la décolonisation. Fut-elle octroyée ou arrachée ? Les deux, sans doute. Ici, les pays arrachaient leur indépendance, incitant les pouvoirs coloniaux à loctroyer là. Le phénomène, en tout cas, samplifiait. Et le tiers-monde, du coup, sorganisait et se théorisait.
En 1954, cinq leaders de pays qui refusaient le manichéisme de la guerre froide lIndien Nehru, lÉgyptien Nasser, le Yougoslave Tito, lIndonésien Sukarno et le Cinghalais Kofélawala se réunissaient et décidaient de convoquer une conférence afro-asiatique à Bandoung. Qui inviter? Désireux de créer une force interétatique, ils ne sadressèrent quà des États indépendants. La Chine, décision capitale, fut conviée, le Japon aussi. De même les deux Vietnams, mais aucune des deux Corées.
LUnion soviétique souhaitait participer, invoquant ses Républiques asiatiques, mais sa demande fut rejetée. Cest dire quen 1955, déjà, on différenciait Pékin et Moscou. LURSS allait en tirer la leçon lannée suivante: après le XXe Congrès du PCUS et le fameux rapport Khrouchtchev, elle cesserait de décrire les mouvements de libération nationale du tiers-monde comme bourgeois et réactionnaires, leur reconnaissant subitement des vertus démocratiques et même socialistes en gestation. Ce geste ne fut guère récompensé, la plupart des dirigeants du tiers-monde rechignant à unir leurs pays et ceux du camp socialiste au sein dun bloc unique progressiste.
Autonome, le mouvement tiers-mondiste allait avoir le vent en poupe tout au long des années 60. Les pays afro-asiatiques nouaient des liens avec lAmérique latine sous létiquette de pays non alignés, ou de Tricontinentale après le succès de la révolution cubaine de Fidel Castro. Loin de les condamner, les protagonistes de la guerre froide les courtisaient activement. Et pour cause: dès 1960, les nations du tiers-monde disposaient, à lAssemblée générale des Nations unies, dune majorité leur permettant dimposer une série de déclarations légitimant les aspirations anticoloniales. Cest ainsi quelles firent de la décennie 70 celle du développement. Apogée de ces efforts, la décision collective des pays de lOrganisation des pays producteurs de pétrole (OPEP), en 1973, daugmenter le prix du pétrole provoquait la panique en Occident. Le monde dit développé deviendrait-il dépendant des pays pétroliers ?
Vingt-sept ans plus tard, en pleine mondialisation néolibérale, on se frotte les yeux en se demandant comment la roue a pu tourner à ce point. Personne nimagine plus que la Libye puisse acheter les États-Unis. Le dirigisme économique est passé de mode. Lesprit de Bandoung a disparu. Pourquoi et comment ce retournement sest-il produit?
Tout commence en 1968, révolution mondiale au double sens du terme. Elle déferla en effet sur les trois mondes - Occident, pays dits socialistes et tiers-monde. De surcroît, au-delà de leur langage spécifique, toutes les insurrections reprirent deux thématiques du système-monde.
Première thématique: géopolitique. Les révolutionnaires de 68 condamnaient lhégémonie américaine et ses manifestations les plus funestes, comme la guerre du Vietnam. En même temps, ils dénonçaient la collusion soviétique avec cette hégémonie. Doù le slogan chinois des deux superpuissances. Dans les pays occidentaux, cette approche poussait les militants à se consacrer prioritairement et avec passion aux mouvements de solidarité avec le tiers-monde. Cétait le temps dun, deux, trois Vietnam.
Mais il y avait une deuxième thématique: la période 1945-1968 avait vu, presque partout, se réaliser un rêve centenaire - celui des mouvements des trois sensibilités (communiste, sociale-démocrate et de libération nationale) darriver enfin aux commandes de lÉtat. Le communisme ou ce qui se présentait comme tel sétendait sur un tiers de la planète. Les pays occidentaux étaient devenus keynésiens, avec État-providence, partis de gauche légitimes et alternance au pouvoir. Quant aux mouvements de libération nationale, ils avaient triomphé dans le tiers-monde ou se trouvaient sur le point de vaincre. Les uns comme les autres sinspiraient dune stratégie en deux étapes remontant à la fin du XIXe siècle: dabord accéder au pouvoir étatique, puis transformer le monde. La première phase achevée, le temps venait de juger la seconde à ses résultats. Or, en 1968, les révolutionnaires pouvaient dresser un bilan tragique le changement annoncé nétait nulle part au rendez-vous.
Cest ainsi quon sengagea sur le chemin de la désillusion. En 1978, Jacques Julliard lançait, dans les colonnes du Nouvel Observateur, une polémique sous le titre Le tiers-monde et la gauche, dénonçant des régimes soit corrompus, injustes, policiers et souvent sanglants, soit chaotiques, tyranniques et non moins sanguinaires. Sa conclusion : Le droit des peuples est devenu le principal instrument détranglement des droits de lhomme. Lannée suivante, lhebdomadaire reprenait le débat sous forme de livre [note 4], rassemblant cinq contributions hostiles au tiers-mondisme, cinq autres en prenant la défense et cinq jouant les médiateurs. Jacques Julliard y présentait le tiers-mondisme comme ersatz dune eschatologie socialiste aujourdhui ruinée.
Lorsque tombèrent le mur de Berlin et, avec lui, les régimes communistes, la discussion sur le tiers-mondisme était close. En débattre aurait signifié le prendre au sérieux. Seuls comptaient désormais les droits de lhomme et, du même coup, le devoir dingérence. Sensuivit toute une décennie dingérence, du Golfe aux Balkans en passant par lAfrique, avec les brillants résultats que lon sait. Bien sûr, les partisans des interventions expliquent ces médiocres résultats par le caractère inadéquat, hésitant et pusillanime de celles-ci. Dans le tiers-monde, on voit plutôt dans cette évolution la résurgence dune doctrine impérialiste de mission civilisatrice. Lincompréhension mutuelle est totale! Dautant que fleurit la mondialisation, cette économie aussi nouvelle que merveilleuse, qui fait grimper les actions des possédants mais laisse crever tous ceux quon nadmet pas à bord tout en leur expliquant que cest de leur faute. Des exclus qui font dailleurs penser à ce quon appelait autrefois le tiers-monde
Où en sommes-nous vraiment ? Léconomie-monde capitaliste semble à son apogée : elle entre donc en crise. En fait, cest le système-monde qui se désagrège.
Comme nimporte quel système, le capitalisme se maintient grâce à des mécanismes qui lui permettent de rétablir son équilibre chaque fois que ses propres mécanismes lui échappent, cest-à-dire lorsque lécart par rapport à la norme devient trop important. Cest dailleurs pourquoi le nouvel équilibre nest jamais tout à fait identique au précédent: lécart doit atteindre une certaine ampleur avant que ne se déclenche le contre-mouvement, et léconomie-monde capitaliste, comme tout autre système, comporte des rythmes cycliques. Ainsi, depuis 1945, léconomie-monde est passée par un cycle de Kondratiev [note 5] typique.
Laprès-guerre commence avec les trente glorieuses, étonnante période de croissance en Occident, dans le bloc socialiste (qui sen sort particulièrement bien) et dans le tiers-monde. Il sagit également dune période dhégémonie incontestée des États-Unis ainsi que dépanouissement des mouvements de libération nationale.
Suit une longue phase B, caractérisée par la stagnation économique et la montée du chômage. De vieilles industries sont délocalisées vers des zones à bas salaires soigneusement sélectionnées, qui donnent, du coup, limpression de se développer. Cette phase, dite B, du cycle de Kondratiev comporte dailleurs toujours le transfert sous dautres cieux de productions naguère sources importantes daccumulation, mais qui ont cessé de lêtre depuis quelles ont perdu leur caractère de monopole. Pour les pays daccueil, il sagit dun développement de seconde main.
Mais cette phase voit également le transfert de liquidités du secteur productif (moins profitable) vers la spéculation, avec pour conséquence des crises dendettement et des déplacements massifs de capitaux accumulés. Le boom incroyable de ces dernières années sexplique par le fait que les exercices spéculatifs qui caractérisent la fin dune phase B coïncident avec la mise en place de nouveaux monopoles, qui doivent permettre le début dune nouvelle phase A.
Au cours de cette évolution, le tiers-monde a perdu son unité et son influence politiques. Mais il a aussi subi un net déclin économique. Il survit à la lisière du système-monde, plus polarisé que jamais, où les écarts de revenus et de conditions de vie ont atteint un niveau inégalé dans lhistoire de lhumanité.
Si, nous lavons vu, léquilibre du système-monde capitaliste nest jamais rétabli tout à fait, cest parce que les contre-mouvements impliquent la modification de paramètres qui sous-tendent le système. Léquilibre est donc toujours en devenir, déterminé par lassociation des rythmes cycliques et des trends (tendances) séculaires. Mais ces derniers ne peuvent se perpétuer indéfiniment, car ils se heurtent à des limites.
Lorsque cela se produit, les rythmes cycliques ne parviennent plus à rétablir léquilibre. Le système déraille et entre alors dans sa crise terminale et parvient à une bifurcation. Il doit choisir entre plusieurs voies menant à une nouvelle structure, avec un nouvel équilibre, de nouveaux rythmes cycliques et de nouvelles tendances lourdes (trends). Mais ce choix ne peut pas seffectuer à lavance, car il dépend dun nombre infini de facteurs échappant partiellement aux contraintes du système. Cest précisément ce qui est en train darriver actuellement.
Pour en prendre la mesure, il faut examiner les trois principaux trends séculaires qui approchent de leurs limites et freinent donc laccumulation incessante de capital laquelle définit le capitalisme en tant que système historique. Cette triple pression tend à rendre inopérant le moteur principal du système et à provoquer une crise structurelle.
La première tendance lourde concerne le pourcentage du coût de la production représenté par lagrégat mondial des salaires réels. Plus ce pourcentage est bas, plus les profits sont élevés. Mais le niveau du salaire réel est déterminé par les rapports de forces à lintérieur des différentes zones de léconomie-monde. Plus précisément, il est lié au poids politique des groupes antagonistes ce quon appelle la lutte des classes. En effet, prétendre que le marché imposerait le niveau des salaires est trompeur, car ce dernier est aussi fonction, dune part, de la force politique des travailleurs, secteur par secteur, et, dautre part, des possibilités de délocalisation qui soffrent réellement au patronat. Or, ces deux facteurs varient sans cesse.
Dans un lieu géographique donné, les travailleurs chercheront à mettre en place une organisation et une action de type syndical leur permettant de mieux négocier avec les employeurs. Certes, ici et là, des contre-offensives politiques montées par les groupes capitalistes peuvent leur infliger des revers. Mais, sur la longue durée, la tendance à la démocratisation des instances politiques, caractéristique de toute lhistoire du système-monde moderne, a accru le pouvoir politique des classes laborieuses dans presque tous les pays.
Pour y faire face, les capitalistes du monde entier ont joué, avec succès, sur la délocalisation de certains secteurs de léconomie vers des zones à bas salaires. Politiquement délicate, cette opération nécessite notamment la prise en compte, dans les calculs de profitabilité, des niveaux comparés de qualification.
Si les nouveaux immigrants dorigine rurale, arrivant pour la première fois sur le marché du travail, ont toujours constitué le principal réservoir de main-duvre à bas prix, cest quils acceptent des salaires inférieurs aux normes mondiales. Leur revenu sera de toute façon supérieur à celui quils tiraient de leurs activités rurales. En outre, socialement déracinés et politiquement désorientés, ils ne sont pas en mesure de défendre leurs intérêts. Cependant, ces deux facteurs seffacent avec le temps, et, progressivement, ces travailleurs commencent aussi à exiger de meilleures rémunérations.
Mais, surtout, le monde se déruralise depuis cinq cents ans, et cette évolution a connu une accélération brutale depuis 1945. Dici à vingt-cinq ans, le monde rural tel que nous lavons connu aura disparu. Les capitalistes nauront plus alors dautre choix que de rester sur place et daccepter la lutte des classes. Et cest là quils perdront leur avantage. Car, malgré la polarisation des revenus réels, dans les pays riches comme dans les pays pauvres, le savoir-faire politique et la connaissance des marchés continuent de sapprofondir, y compris parmi les couches les plus modestes. Même là où dimportantes masses dindividus au chômage vivotent grâce à léconomie informelle, les options réelles ouvertes aux habitants des barrios et autres favelas leur permettent de demander des salaires raisonnables pour prix de leur aux contraintes de léconomie formelle du salariat. Autant de facteurs qui exercent et exerceront de plus en plus des pressions sérieuses sur les niveaux de profit.
La deuxième tendance à long terme qui perturbe le capitalisme concerne le coût des intrants matériaux. Comment se forment ces coûts ? Ils comprennent non seulement le prix dachat, mais aussi des charges liées au traitement des matériaux. Le prix dachat revient à 100% à lentreprise, qui va éventuellement en tirer profit, mais les dépenses pour le traitement des matériaux incombent, souvent, elles, à un tiers. Par exemple, si la transformation dune matière première produit des déchets toxiques, le coût final réel comprendra les frais engagés pour sen débarrasser. Les entreprises, bien entendu, désirent minimiser le montant de ce type dopération. À cette fin, elles pourront déverser les déchets dans un ruisseau, après un semblant de détoxication. Les économistes appellent cela lexternalisation des coûts.
Reprenons notre exemple. Les polluants déversés dans le ruisseau risquent dempoisonner celui-ci et même de causer, des dizaines dannées plus tard peut-être, de graves dommages. Bref, externalisés, les coûts demeurent bien réels, même sils sont difficiles à évaluer. Une décision collective de dépollution peut répondre au problème, linstance qui entreprend le nettoyage souvent lÉtat en supportant alors les frais. Certains producteurs parviennent ainsi à une baisse sensible du prix de leurs matières premières, donc à une augmentation de leur marge de profit, en se déchargeant sur la collectivité dune partie de leurs coûts réels de production.
Mais, comme lallègement des coûts salariaux par la délocalisation, cette logique ne peut fonctionner éternellement. Bientôt arrive le jour où il ny a plus de ruisseaux à polluer ou darbres à couper sans risques graves et immédiats pour léquilibre de la biosphère. Telle est la situation dans laquelle nous nous trouvons après cinq siècles de pratiques irresponsables, ce qui explique le développement spectaculaire du mouvement écologiste à travers le monde.
Les gouvernements pourraient certes entreprendre une immense campagne de dépollution et de renouvellement organique. Mais cela supposerait des dépenses considérables. Qui les assumera ? Les firmes tenues pour responsables des déchets, ou bien les citoyens ? Dans la première hypothèse, les marges de profit des entreprises concernées se réduisent spectaculairement. Dans la seconde, la pression fiscale augmente de façon significative. Dailleurs, dépolluer et renouveler la biodiversité sans remettre en cause les pratiques polluantes actuelles reviendrait à nettoyer les écuries dAugias. Logiquement, donc, il convient dinternaliser entièrement les coûts de trans-formation, cest-à-dire de les imputer aux compagnies, dont les marges bénéficiaires diminueront dautant. Ne voyant aucune solution plausible à ce dilemme social dans le cadre dune économie-monde capitaliste, jy vois la deuxième contrainte structurelle qui freine laccumulation du capital.
La troisième concerne la fiscalité. Celle-ci finance les services publics, et les entreprises lacceptent comme entrant raisonnablement dans les coûts de production, si elle ne leur semble pas trop élevée. Mais quelles sont les causes de laccroissement de la pression fiscale ? Dune part, lexigence de sécurité (armée, police), qui a entraîné des dépenses de plus en plus élevées au cours des siècles. Dautre part, la mise en place de bureaucraties civiles sans cesse plus étendues, dabord pour recouvrer limpôt, puis pour remplir les fonctions diversifiées de létat moderne. Y compris le développement de services publics sociaux, pour satisfaire des revendications populaires, assurant de cette façon une stabilité politique relative face au mécontentement croissant des plus démunis.
Bakchich pour amadouer les classes dangereuses, donc pour contenir la lutte des classes, la satisfaction de ces revendications populaires que nous appelons démocratisation nen constitue pas moins une tendance lourde des derniers siècles. Elle porte notamment sur léducation, la santé et la garantie dun revenu tout au long de la vie, en particulier en ce qui concerne les assurances chômage et vieillesse. Devenues désormais quasi universelles, ces dernières nempêchent pas le niveau dexigence sociale daugmenter régulièrement dans chaque pays.
Voilà qui devait inévitablement entraîner une augmentation des taux dimposition un peu partout, au point de gêner laccumulation de capitaux. Cest pourquoi les capitalistes mènent campagne en faveur de réductions dimpôt massives, cherchant à gagner lappui des masses populaires en dénonçant la pression fiscale sur les ménages. Mais, si lallègement de la fiscalité constitue un thème populaire, ce nest pas le cas des réductions de prestations sociales. Ceux-là mêmes qui se plaignent de payer trop dimpôts exigent aussi lamélioration des services publics
Résultant de tendances toujours plus prononcées, trois contraintes structurelles majeures pèsent donc sur la capacité des capitalistes à accumuler des capitaux. Doù une crise, quaggrave la perte de légitimité des structures étatiques. Les États représentent en effet une composante essentielle de la capacité daccumulation capitaliste: ils rendent possible la constitution de quasi-monopoles, seules sources de profits significatifs. Ils contribuent aussi en les réprimant ou en les achetant à dompter les classes dangereuses. Enfin, ils se trouvent à lorigine de la plupart des idéologies qui insufflent aux masses une patience relative.
Patience, les réformes arrivent. Les choses iront sûrement mieux, sinon dans limmédiat, du moins pour nos enfants et nos petits-enfants. Un monde plus prospère, plus égalitaire sannonce. Telle est la promesse de lidéologie libérale, qui, depuis cent cinquante ans, domine. Mais aussi des mouvements dopposition, y compris ceux qui se réclamaient de la révolution.
Bien sûr, tant que les mouvements communistes, sociaux-démocrates ou de libération nationale se battaient contre des régimes dictatoriaux, coloniaux ou simplement conservateurs, ils ne prônaient pas la patience, bien au contraire. Mais, lorsquils accédèrent au pouvoir, durant la période 1945-1970 (correspondant à la phase A du cycle de Kondratiev), ils se retrouvèrent au pied du mur et, à leur tour, appelèrent les peuples à attendre patiemment les lendemains qui, cétait promis, chanteraient. Il nen fut rien: dans le monde entier, ces mouvements déçurent les espoirs placés en eux. Malgré des réformes nombreuses et nécessaires, les régimes postrévolutionnaires ont échoué à réduire de manière significative les écarts de revenus. Ils nont pas non plus réussi à instaurer une véritable égalité politique. Et, le système-monde étant resté capitaliste, les régimes situés en dehors du centre se sont retrouvés structurellement incapables de rattraper les pays riches.
Cet échec historique a abouti à une immense désaffection à légard des mouvements contestataires. Et lorsquils bénéficient encore de quelque soutien, cest en tant que pis-aller face à des mouvements plus à droite, et non comme porteurs dun nouveau projet de société. Doù un désinvestissement massif à légard des structures étatiques. Un peu partout, ceux qui voyaient autrefois en lÉtat une puissance transformatrice manifestent maintenant un profond scepticisme quant à sa capacité à promouvoir le changement, voire à assurer lordre social.
Cette poussée mondiale danti-étatisme entraîne deux conséquences immédiates.
Dabord, les peurs sociales se multiplient, incitant les individus à reprendre à lÉtat son rôle de garant de leur sécurité. On entre alors dans un cercle vicieux: plus les gens prennent en main leur défense, plus la violence devient chaotique et moins les États parviennent à gérer la situation. Cette dynamique intervient dans les différents pays qui composent le système-monde à des moments et selon des rythmes différents, mais le mouvement saccélère presque partout.
Seconde conséquence: un État en perte de légitimité ne peut plus dompter les classes dangereuses, et donc remplir sa fonction de garantie des quasi-monopoles dont les capitalistes ont besoin. Alors même que ces derniers font face à trois facteurs de baisse tendancielle du taux global du profit, les États parviennent moins quautrefois à les aider à résoudre ces dilemmes. De fait, ces temps-ci, les hérauts des multinationales, au sein de la Banque mondiale par exemple, donnent souvent limpression dêtre plus attentifs aux soucis du tiers-monde que ces anciens gauchistes devenus militants des ingérences moralisatrices.
Voilà pourquoi on peut affirmer que léconomie-monde capitaliste est désormais entrée dans une crise grave, qui pourrait sétendre sur un demi-siècle. Reste à savoir ce qui va se passer au cours de cette transition de lactuel système vers un ou plusieurs autres. Dun point de vue analytique, la réponse dépend de la relation entre les cycles de Kondratiev et la crise systémique. Dun point de vue politique, il sagit de déterminer quel type daction sociale est possible et souhaitable au cours dune telle transition.
Les cycles de Kondratiev relèvent du fonctionnement normal de léconomie capitaliste, mais ils ne sinterrompent pas parce que le système entre en crise. Les divers mécanismes qui déterminent le comportement du système restent toujours en place. Lorsque lactuelle phase B sachèvera, suivra sans doute une nouvelle phase A, qui a peut-être déjà commencé.
Risquons une métaphore. Le système capitaliste peut être comparé à une voiture au moteur intact qui descendrait la côte de Kondratiev. Or cette voiture, nous lavons vu, subit trois contraintes, qui peuvent être assimilées à autant de dommages à sa carrosserie ou à ses roues. Ainsi, si le véhicule descend la côte, ce nest certainement pas en ligne droite. Pis : ses freins ne sont pas fiables. Que va-t-il se passer? Nul ne le sait. Sauf que, si le conducteur accélère, il pourrait bien verser dans le fossé.
Joseph Schumpeter [note 6] (1883-1950) a dit, il y a longtemps, que leffondrement du capitalisme serait dû, non à ses échecs, mais à ses succès. Nous avons voulu indiquer ici comment ces succès ont, à la longue, limité structurellement laccumulation dont il était censé garantir la pérennité. Voilà une preuve concrète de lhypothèse schumpétérienne.
Filant la métaphore de la voiture endommagée, nous pourrions penser que, dans ces conditions, un automobiliste raisonnable roulerait lentement. Hélas, léconomie capitaliste na pas de conducteur prudent. Aucun individu, aucun groupe ne peut prendre seul les décisions qui simposent. Celles-ci sont le fait dun grand nombre dacteurs, chacun agissant indépendamment et selon ses intérêts immédiats. Il est pratiquement certain que le véhicule, au lieu de ralentir, ira de plus en plus vite, alors même que les virages se feront de plus en plus fréquents.
Car la nouvelle période dexpansion qui souvre à léconomie-monde exacerbera les conditions qui ont poussé le capitalisme vers sa crise. En termes techniques, les fluctuations deviendront de plus en plus chaotiques. Parallèlement, une régression vertigineuse menace la sécurité individuelle et collective, en liaison avec la perte de légitimité des structures de lÉtat. Et avec pour corollaire probable une montée de la violence quotidienne à travers le monde.
Souvrira ainsi une période de grande confusion politique. Conçues pour comprendre le système-monde actuel, les grilles de lecture habituelles ne paraîtront plus pertinentes - une impression partiellement fausse: les analyses traditionnelles rendront bien compte des phénomènes en voie de disparition, mais non de la transition elle-même.
Du coup, laction politique naura que peu de moyens pour modifier en profondeur les réalités du moment. En revanche, lissue de la transition étant imprévisible, les fluctuations devenant presque folle, toute mobilisation, si minime soit-elle, aura dénormes conséquences. Nous abordons un de ces rares moments de lhistoire où le libre-arbitre peut réellement entrer en jeu.
Dans cette longue transition, deux vastes camps sopposeront: ceux qui veulent conserver, même sous une autre forme, les privilèges attachés au système inégalitaire actuel; et ceux qui veulent voir naître un nouveau système substantiellement plus démocratique et égalitaire. Bien sûr, les premiers ne se présenteront pas sous ces dehors: ils saffirmeront modernisateurs, nouveaux démocrates, défenseurs de la liberté, progressistes, voire révolutionnaires. Mais seule compte la substance des propositions, et non la rhétorique.
Lissue dépendra de la capacité de mobilisation de chaque camp, mais aussi, dans une large mesure, de la capacité à produire la meilleure analyse des événements comme des solutions de rechange. Nous nous trouvons à un carrefour où il importe dunifier connaissances, imagination et praxis si nous ne voulons pas constater, dici un siècle, que plus ça change plus cest la même chose. Lissue est intrinsèquement incertaine et donc ouverte à lintervention et à la créativité humaines.
Le concept de tiers-monde faisait sens dans la politique des années 60. Marginalisé dans les années 80, il est complètement mort dans les années 90. Mais la réalité à laquelle il renvoyait demeure, de façon plus manifeste encore maintenant quhier. Le cadre éphémère dans lequel il fut forgé la guerre froide a disparu. Mais le cadre nouveau qui la remplacé a clarifié les vraies questions : lincroyable polarisation de léconomie-monde capitaliste et sa crise structurelle, qui nous placent, lune et lautre, devant des choix historiques.
Fin de larticle.
Notes:
Note 1 Dans un article de France-Observateur intitulé Trois mondes, une planète, Alfred Sauvy parlait de ce tiers-monde, ignoré, exploité, méprisé, comme le Tiers État [qui] veut, lui aussi, être quelque chose. Note 2 Le Tiers du monde, sous-développement et développement, PUF, Paris, 1956. Note 3 Emmanuel-Joseph Sieyès, brochure Quest-ce que le Tiers État? (janvier 1789). Note 4 Le Tiers Monde et la gauche, Seuil, Paris,1979. Note 5 Pour Nikolaï Kondratiev (1892-1938), lhistoire économique repose, depuis deux siècles, sur des cycles économiques longs (dune durée de cinquante à soixante ans) alternant phases de croissance liées aux révolutions scientifiques et technologiques (A) et phases de récession dues au suréquipement et à la surcapitalisation (B). Note 6 Lire Benjamin Coriat et Robert Boyer, Destruction créatrice ou le retour de Schumpeter, Le Monde diplomatique, septembre 1984.
Dernière mise à jour de cette page le Samedi 28 juin 2003 12:32 Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
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