Références
bibliographiques
avec le catalogue
En plein texte
avec GoogleRecherche avancée
Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF
Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Une édition électronique réalisée à partir de l'article du professeur Immanuel WALLERSTEIN, sociologue, Le déclin de l'Amérique a commencé , (2002). Traduction du texte anglais intitulé: The Incredible Shrinking Eagle. [Autorisation accordée par courrier électronique le 26 juin 2003].
Le déclin de l'Amérique a commencé
par Immanuel Wallerstein, (2002) [L'auteur est directeur du Centre Fernand-Braudel, Binghamton, chercheur associé à luniversité Yale aux États-Unis et ex-président de l'Association internationale de sociologie (AIS)] Courriel du professeur: [email protected] ; ([email protected]).
Traduction du texte intitulé: « the incredible shrinking eagle » from Immanuel Wallerstein
Depuis la guerre du Vietnam jusquaux attentats du 11 septembre 2001, les États-Unis nont cessé de réduire leur avance économique et de dilapider leur crédit idéologique. Ils nexercent plus leur domination que dans le domaine militaire, ce qui est le propre des superpuissances sur le déclin. À quand la relève ?
Foreign Policy (extraits) Washington
En déclin, les États-Unis ? Rares sont ceux qui croient aujourdhui à cette thèse. Les seuls à en être fermement convaincus sont les faucons de Washington, qui défendent avec véhémence des mesures destinées à enrayer ce déclin. Cette conviction que lhégémonie américaine touche à sa fin nest pas née de la vulnérabilité apparue au reste du monde le 11 septembre 2001. En fait, on assiste à un affaiblissement progressif des États-Unis en tant que puissance planétaire depuis les années 70, et la riposte américaine aux attentats terroristes na fait quaccélérer cette tendance. Pour comprendre pourquoi la Pax americana est sur le déclin, il faut se pencher sur la géopolitique du XXe siècle, et plus particulièrement de ces trente dernières années. On aboutit à une conclusion aussi limpide quindéniable : les facteurs économiques, politiques et militaires qui ont contribué à lhégémonie de lAmérique sont ceux-là même qui provoqueront inexorablement son déclin prochain.
Laccession des États-Unis au statut de puissance hégémonique mondiale a résulté dun long processus qui démarra véritablement avec la récession de 1873. Cest à cette époque que les États-Unis et lAllemagne commencèrent à semparer dune part croissante des marchés mondiaux, essentiellement au détriment de léconomie britannique, en recul constant. Ces deux pays étaient parvenus à stabiliser leur base politique les États-Unis en réussissant à mettre un terme à la guerre civile, lAllemagne en parachevant son unification avec la défaite de la France. De 1873 à 1914, les États-Unis et lAllemagne devinrent les principaux producteurs dans certains secteurs clés comme lacier, puis lindustrie automobile pour les États-Unis et la chimie pour lAllemagne.
À en croire les manuels dhistoire, la Première Guerre mondiale a débuté en 1914 et pris fin en 1918, tandis que la seconde a duré de 1939 à 1945. Il est toutefois plus logique de considérer les deux conflits comme une seule guerre de trente ans entre les États-Unis et lAllemagne, entrecoupée de trêves et de crises locales. Cette compétition pour lhégémonie prit un tour idéologique en 1933, quand les nazis arrivèrent au pouvoir en Allemagne et entreprirent non pas dimposer leur domination au sein du système existant, mais détablir une sorte dempire mondial. En réponse, les États-Unis se firent les défenseurs du libéralisme centriste et conclurent une alliance stratégique avec lUnion soviétique, ce qui rendit possible la victoire sur lAllemagne et ses alliés.
La Seconde Guerre mondiale provoqua des dégâts considérables en termes dinfrastructures et de populations en Europe et en Asie, aucun pays ou presque nayant été épargné. La seule grande puissance industrielle à en sortir intacte, voire renforcée dun point de vue économique, ce furent les États-Unis, qui sempressèrent de consolider leur position.
Mais le candidat au statut de nouvelle superpuissance se heurta à des obstacles politiques. Ce nest pas tant la création des Nations unies, en avril 1945, qui détermina les contraintes géopolitiques de la deuxième moitié du XXe siècle, mais la conférence de Yalta, qui avait réuni deux mois plus tôt le président américain Franklin D. Roosevelt, le Premier ministre britannique Winston Churchill et le dirigeant soviétique Joseph Staline. Le pacte officiel conclu à Yalta était du reste moins important que les accords officieux, tacites, dont on saisit toute la portée quand on observe le comportement des États-Unis et de lUnion soviétique dans les années qui suivirent. Quand la guerre prit fin en Europe, le 8 mai 1945, les troupes soviétiques et occidentales (autrement dit américaines, britanniques et françaises) furent déployées à des emplacements précis, essentiellement le long dune ligne qui parcourait le centre de lEurope et qui finit par être connue sous le nom de ligne Oder-Neisse. À lexception de quelques déplacements mineurs, ces troupes ne bougèrent plus. Avec le recul, on comprend que lors de la conférence de Yalta, chacune des deux parties sétait engagée à laisser lautre conserver ses positions et à ne pas la chasser de son domaine par la force. Cet accord tacite sappliquait également à lAsie, comme le prouvent loccupation américaine du Japon et la partition de la Corée. Dun point de vue politique donc, Yalta était un accord visant à garantir le statu quo en vertu duquel lUnion soviétique contrôlait environ un tiers du monde, les deux autres tiers revenant aux États-Unis.
Jusquen 1991, Washington et Moscou coexistèrent ainsi en appliquant léquilibre de la terreur de la guerre froide. Équilibre qui fut mis à rude épreuve en trois occasions : le blocus de Berlin en 1948-1949, la guerre de Corée en 1950-1953 et la crise des missiles à Cuba en 1962. Dans chacun de ces cas, on aboutit au rétablissement du statu quo. De plus, chaque fois que lUnion soviétique sest trouvée confrontée à une crise politique concernant ses régimes satellites, lAllemagne de lEst en 1953, la Hongrie en 1956, la Tchécoslovaquie en 1968 et la Pologne en 1981, les États-Unis ne se livrèrent à guère plus que de la propagande, laissant, grosso modo, lURSS agir comme bon lui semblait.
Bien sûr, cette passivité nétait pas de mise dans le domaine économique. Washington tira parti du climat de la guerre froide pour entreprendre des efforts de reconstruction massifs, dabord en Europe de lOuest puis au Japon. Le raisonnement était clair: à quoi bon disposer dune supériorité aussi écrasante en termes de productivité si le reste du monde était incapable dassurer une demande digne de ce nom ? La reconstruction économique contribua, qui plus est, à instaurer des relations clientélistes avec les pays bénéficiaires de laide américaine. Le sentiment dêtre redevables aux États-Unis incita ces pays à intégrer des alliances militaires et, ce qui est plus important encore, à se soumettre politiquement.
Enfin, il ne faut pas sous-estimer la composante idéologique et culturelle de lhégémonie américaine. Cest sans doute dans la période de limmédiat après-guerre que lidéologie communiste connut sa plus forte popularité. On a tendance à oublier aujourdhui les scores considérables engrangés par les communistes lors délections libres en Belgique, en France, en Italie, en Tchécoslovaquie et en Finlande, et le capital de sympathie dont ils bénéficiaient en Asie et dans toute lAmérique latine. Sans parler de la Chine, de la Grèce et de lIran, où il ny avait pas délections libres, mais où les partis communistes étaient extrêmement populaires. En réaction, les États-Unis déclenchèrent une vaste offensive anticommuniste. Rétrospectivement, il semble que cette dernière ait atteint ses objectifs : Washington a tenu son rôle de chef de file du monde libre avec autant de succès que lUnion soviétique tenait celui de leader du camp progressiste et anti-impérialiste.
La réussite de lAmérique en tant que puissance hégémonique de laprès-guerre portait déjà en germe son déclin. Quatre événements symboliques illustrent ce processus : la guerre du Vietnam, les révolutions de 1968, la chute du mur de Berlin en 1989 et les attentats terroristes de septembre 2001. Chacun de ces événements est venu sajouter au précédent pour aboutir à la situation dans laquelle se trouvent aujourdhui les États-Unis : superpuissance unique mais dépourvue de véritable pouvoir, leader mondial que bien peu respectent et que personne ne suit, pays dérivant dangereusement au milieu dun chaos planétaire quil est incapable de maîtriser.
Que fut la guerre du Vietnam ? Essentiellement, la tentative du peuple vietnamien pour mettre fin au pouvoir colonial et créer son propre État. Dun point de vue géopolitique, toutefois, cette guerre signifiait un rejet du statu quo imposé par Yalta de la part des populations dites du tiers-monde. Si le Vietnam est devenu un symbole aussi puissant, cest parce que Washington a été assez bête pour engager toute sa puissance militaire dans le conflit, ce qui ne la pas empêché de perdre.
Mais le Vietnam na pas été quune défaite militaire, un camouflet cuisant pour le prestige américain. La guerre a porté un coup terrible à la domination économique des États-Unis. Le conflit fut extrêmement coûteux, et il épuisa plus ou moins les réserves dor américaines, si abondantes depuis 1945. De plus, les États-Unis durent supporter ces dépenses au moment même où lEurope occidentale et le Japon connaissaient une expansion économique fulgurante. Cen était fini de la supériorité économique américaine. Depuis la fin des années 60, les trois blocs ont toujours été à peu près à égalité.
Le soutien au peuple vietnamien fut lun des éléments majeurs qui suscitèrent des révolutions un peu partout dans le monde en 1968. Mais les soixante-huitards ne condamnaient pas seulement lhégémonie américaine, ils condamnaient aussi la collusion de lURSS avec les États-Unis. Ils rejetaient Yalta. Cette dénonciation les poussa en toute logique à dénoncer aussi les formations politiques qui étaient étroitement liées à lUnion soviétique, autrement dit, dans la plupart des cas, les partis communistes traditionnels. Mais les révolutionnaires de 1968 sattaquèrent aussi à dautres composantes de la vieille gauche les mouvements de libération dans le tiers-monde, les partis sociaux-démocrates en Europe occidentale et les démocrates du New Deal aux États-Unis , les accusant eux aussi de collusion avec ce quils englobaient sous le terme dimpérialisme américain.
En sen prenant également à lentente entre Moscou et Washington et à la vieille gauche, le mouvement de 68 sapa encore un peu plus la légitimité des accords de Yalta, sur lesquels les États-Unis avaient bâti lordre mondial. Du même coup, cela fragilisa le statut du libéralisme centriste en tant que seule idéologie mondiale légitime. Si les révolutions de 1968 nont eu que très peu de conséquences politiques directes, elles ont eu en revanche des répercussions géopolitiques et intellectuelles immenses et irrévocables. Le libéralisme centriste dégringola du trône quil occupait depuis les révolutions européennes de 1848 et qui lui avait permis de récupérer tant les conservateurs que les radicaux. Ce faisant, la position idéologique officielle des États-Unis à la fois antifasciste, anticommuniste et anticolonialiste devint de moins en moins convaincante aux yeux du monde.
La crise économique mondiale des années 70 eut deux conséquences importantes pour la puissance américaine. La stagnation entraîna un effondrement du développementalisme idée selon laquelle tout pays peut rattraper son retard économique si lÉtat prend les mesures appropriées , qui était la base idéologique des mouvements de la vieille gauche alors au pouvoir. Un par un, ces régimes se retrouvèrent confrontés à des troubles sociaux, à la baisse du niveau de vie, à leur endettement croissant vis-à-vis des institutions financières internationales et à lérosion de leur crédibilité. Dans les années 60, les États-Unis donnaient limpression davoir su gérer la décolonisation du tiers-monde, limitant les troubles et transférant le pouvoir en douceur à des régimes développementalistes mais rarement révolutionnaires. Désormais, on assistait à une désintégration de lordre établi, à la montée des mécontentements, à une radicalisation des positions. Chaque fois que les États-Unis tentèrent dintervenir, cela se solda par un échec : Liban, Grenade, Panama, Somalie.
Pendant que les États-Unis avaient la tête ailleurs, lUnion soviétique seffondrait. Certes, Ronald Reagan avait qualifié lUnion soviétique dempire du mal, et, dans son emballement, il avait appelé à la destruction du mur de Berlin. Mais en fait, ce nétait que pure rhétorique, et les États-Unis ne sont assurément pour rien dans la chute de lUnion soviétique. À vrai dire, si lURSS et son empire dEurope de lEst se sont effondrés, cest autant parce que la vieille gauche avait perdu tout appui populaire que parce que Mikhaïl Gorbatchev avait entrepris de sauver son régime en liquidant Yalta et en entreprenant une libéralisation interne (perestroïka et glasnost). Gorbatchev réussit à liquider Yalta, mais pas à sauver lUnion soviétique.
Abasourdis et déconcertés par cet effondrement soudain, les États-Unis nont pas su en gérer les conséquences. La chute du communisme signifia aussi celle du libéralisme, faisant disparaître la seule justification idéologique de lhégémonie américaine, une justification qui bénéficiait de lappui tacite du prétendu adversaire du libéralisme. Cette perte de légitimité entraîna directement linvasion par larmée irakienne du Koweït. Jamais Saddam Hussein naurait osé déclencher une telle action si les accords de Yalta avaient été encore en vigueur. Avec le recul, on constate que lintervention américaine pendant la guerre du Golfe a eu pour effet de revenir au statu quo ante. Mais une puissance hégémonique peut-elle se satisfaire dun match nul dans un conflit avec une puissance régionale de moyenne importance ? Saddam a démontré quon pouvait chercher noise à Washington sans que cela porte à conséquence. Plus encore que la défaite du Vietnam, la provocation de Saddam a ulcéré la droite américaine, et plus particulièrement ceux que lon appelle les faucons, ce qui explique quils naient aujourdhui quune idée en tête : envahir lIrak et détruire son régime.
Puis vinrent le 11 septembre, le choc et la réaction. Quoi quen disent les historiens par la suite, les attentats du 11 septembre 2001 ont ébranlé comme jamais la puissance américaine. Les auteurs des attentats ne représentaient pas une grande puissance militaire. Membres dune force non étatique, ils étaient extrêmement motivés, disposaient dargent, de partisans dévoués et dune base solide dans un État faible. En bref, militairement, ils nétaient rien, mais ils ont quand même réussi un coup audacieux sur le territoire américain.
Lors de son arrivée au pouvoir en janvier 2001, George W. Bush était extrêmement critique à légard de la politique étrangère de ladministration Clinton. Bush et ses conseillers refusaient dadmettre tout en le sachant parfaitement que la voie empruntée par Clinton avait été celle de tous les présidents américains depuis Gerald Ford, y compris Ronald Reagan et Bush père. Cétait aussi la ligne de ladministration Bush avant le 11 septembre. Il suffit de voir comment léquipe de la Maison-Blanche avait géré lincident de lavion-espion américain abattu en Chine en avril 2001 pour comprendre que la prudence était le maître mot.
Après les attentats, Bush changea de cap. Il déclara la guerre au terrorisme, assura au peuple américain que lissue ne faisait aucun doute et informa le reste du monde que désormais soit on était avec les États-Unis, soit on était contre eux. Longtemps tenus à lécart, même par les administrations les plus conservatrices, les faucons dominaient enfin la politique américaine. Leur position est claire : les États-Unis disposent dune supériorité militaire écrasante, et même si de nombreux dirigeants étrangers jugent peu judicieux que Washington fasse étalage de sa force, ceux-ci ne peuvent pas réagir, et ne réagiront dailleurs pas, si lAmérique choisit dimposer sa volonté aux autres. Les faucons pensent que les États-Unis doivent se comporter en puissance impériale pour deux raisons : dune part, personne ne leur dira rien, et, dautre part, sils ne font pas la démonstration de leur force, ils se retrouveront de plus en plus marginalisés.
À ce jour, la position des faucons sexprime sur trois terrains : 1) loffensive militaire en Afghanistan, 2) le soutien de fait apporté aux Israéliens dans leur tentative de liquidation de lAutorité palestinienne et 3) linvasion de lIrak, qui en serait au stade des préparatifs. Les faucons voient dans les événements récents la preuve que lopposition aux actions américaines, si elle est incontestable, demeure essentiellement verbale. Ni lEurope de lOuest, ni la Russie, la Chine ou lArabie Saoudite ne semblent prêtes à rompre vraiment avec les États-Unis. Ce qui est la preuve, pour les faucons, que Washington peut effectivement agir comme bon lui semble. Ils considèrent quil en ira de même quand larmée américaine envahira lIrak, puis quand elle interviendra ailleurs dans le monde. Paradoxalement, la conception des faucons est devenue celle de la gauche internationale, qui passe son temps à hurler contre la politique américaine parce quelle simagine que Washington a de grandes chances de réussir.
Mais les interprétations des faucons sont erronées et ne feront que contribuer au déclin de leur pays, transformant ce qui était un affaiblissement progressif en une chute beaucoup plus rapide et mouvementée. Plus précisément, laction des bellicistes va échouer pour des raisons militaires, économiques et idéologiques. Il ne fait aucun doute que la carte militaire reste latout majeur des États-Unis. En fait, cest même le seul. Aujourdhui, les États-Unis disposent des forces armées les plus impressionnantes au monde. À en croire les dernières déclarations au sujet de nouvelles technologies de défense, lavance des Américains dans ce domaine est nettement supérieure aujourdhui à ce quelle était il y a dix ans. Cela veut-il dire pour autant quils peuvent envahir lIrak, conquérir rapidement le pays et mettre en place un gouvernement ami et stable ? Cest peu probable. Noublions pas que sur les trois guerres importantes livrées par larmée américaine depuis 1945 (Corée, Vietnam et Golfe), lune sest terminée par une défaite et les deux autres par un match nul. Rien de très glorieux.
Il faut aussi tenir compte de la capacité du peuple américain à tolérer des non-victoires. Les Américains oscillent entre une ferveur patriotique, qui conforte toujours les présidents en temps de guerre, et un profond désir isolationniste. Depuis 1945, le sentiment patriotique a régressé chaque fois que les pertes humaines ont commencé à augmenter. Pourquoi la réaction serait-elle aujourdhui différente ? Et même si les faucons (qui sont presque toujours des civils) sestiment indifférents à ce que pense lopinion publique, ce nest pas le cas des généraux, qui nont pas oublié le cuisant échec du Vietnam.
Et que dire du front économique ? Dans les années 80, des légions dexperts américains tenaient des discours hystériques sur le miracle économique japonais. Ils se sont calmés dans les années 90, étant donné les difficultés financières bien connues du Japon. Pourtant, après avoir surestimé les progrès japonais, les autorités américaines semblent pécher aujourdhui par excès de confiance, comme si elles étaient convaincues que le Japon est désormais loin derrière. Or rien ne justifie vraiment un tel triomphalisme. Prenons cet extrait du New York Times, daté du 20 avril 2002 : Un laboratoire japonais a mis au point lordinateur le plus rapide au monde, une machine si performante quelle équivaut, en puissance de calcul, à la combinaison des vingt ordinateurs américains les plus rapides et quelle dépasse de loin le précédent champion, une machine IBM. Cet exploit [ ] prouve que la course technologique, que la plupart des ingénieurs américains pensaient être en train de remporter haut la main, est loin dêtre gagnée. Larticle souligne ensuite que les priorités scientifiques et technologiques ne sont pas les mêmes dans les deux pays. La machine japonaise est conçue pour étudier les changements climatiques, les ordinateurs américains pour simuler des armes. Ce contraste résume lune des plus anciennes réalités de lhistoire des hégémonies. La puissance dominante se concentre (à son détriment) sur le militaire, tandis que le candidat à sa succession se concentre sur léconomie, sur ce qui a toujours créé de gros bénéfices. Auparavant, cela était le cas pour les États-Unis. Pourquoi nen irait-il pas de même pour le Japon, peut-être dans le cadre dune alliance avec la Chine ?
Reste enfin la sphère idéologique. À linstant présent, léconomie américaine semble relativement faible, surtout si lon considère les dépenses militaires exorbitantes quimplique la stratégie des faucons. De plus, Washington est toujours isolé sur le plan politique. Personne ou presque (à lexception dIsraël) ne considère la position belliciste comme sensée ou digne dêtre encouragée. Les autres pays craignent ou refusent de sopposer directement à la Maison-Blanche, mais le simple fait quils traînent les pieds suffit à faire du tort aux États-Unis. En guise de réaction, ces derniers se contentent dimposer leurs vues avec arrogance, et larrogance a des effets néfastes. À force duser de son influence, on finit par en avoir de moins en moins et on suscite un ressentiment croissant. Au cours des deux derniers siècles, les États-Unis ont amassé un capital idéologique non négligeable. Mais, ces temps-ci, ils le dilapident encore plus vite que leur excédent dor dans les années 60.
Au cours de la prochaine décennie, deux possibilités soffrent à lAmérique : soit elle emprunte la voie des faucons, avec des conséquences négatives pour tous, mais surtout pour elle. Soit elle comprend que cette attitude est par trop néfaste. Les choix du président Bush paraissent extrêmement limités, et les États-Unis vont probablement continuer à décliner en tant que force motrice de la politique internationale. La véritable question nest pas de savoir si la superpuissance américaine est en déclin, mais plutôt de voir si les États-Unis peuvent trouver un moyen de chuter dignement, sans trop de dommages pour la planète et pour eux-mêmes.
Immanuel Wallerstein
Dernière mise à jour de cette page le Mardi 01 juillet 2003 20:56 Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
×
À tous les utilisateurs et les utilisatrices des Classiques des sciences sociales,
Depuis nos débuts, en 1993, c'est grâce aux dons des particuliers et à quelques subventions publiques que nous avons pu mener à bien notre mission qui est de donner accès gratuitement à des documents scientifiques en sciences humaines et sociales de langue française.
Nous sollicitons votre aide durant tout le mois de décembre 2020 pour nous aider à poursuivre notre mission de démocratisation de l'accès aux savoirs. Nous remettons des reçus officiels de dons aux fins d'impôt pour tous les dons canadiens de 50 $ et plus.
Aidez-nous à assurer la pérennité de cette bibliothèque en libre accès!
Merci de nous soutenir en faisant un don aujourd'hui.
Jean-Marie Tremblay, fondateur des Classiques des sciences sociales