Introduction
À ce livre, j'ai donné pour titre « impenser » (unthinking) et non « repenser (rethinking) la science sociale ». Pour les universitaires et les savants, c'est une habitude que de repenser les problèmes. À l'établissement de nouveaux faits, assez importants pour saper les théories acquises, quand les prévisions coutumières ne tiennent plus, nous sommes bien obligés de repenser nos prémisses. En ce sens, nous sommes constamment en train de repenser l'ensemble des sciences sociales, en révisant telle ou telle de ses hypothèses particulières. Mais ce livre a un autre propos : en plus de l'opération, somme toute « normale », qui consiste à la repenser sans cesse, je crois nécessaire de nous défaire de la science sociale que nous a léguée le XIXe siècle et en quelque sorte de l'impenser. En effet, pour l'essentiel, ses présupposés - hypothèses à mon sens trompeuses et restrictives - ont encore sur nos mentalités une bien trop forte emprise. Ces présupposés, on y vit un temps une libération pour l'esprit, mais aujourd'hui ils constituent l'obstacle théorique majeur à une analyse vraiment féconde du monde social.
Je dois préciser ma tentative. Dans ces pages, il n'est pas question pour moi de proposer un paradigme de plus dans cette entreprise commune que j'appelle les sciences sociales historiques. J'essaye plutôt de souligner ce qui me parait trop étroit ou hautement douteux dans les points de vue dominants. J'espère ainsi préparer la recherche d'un nouveau paradigme : sa construction demandera à tous les chercheurs un temps et un effort considérables. Ce livre n'a d'autre ambition que d'aider à éclaircir cette forêt particulièrement dense et compacte, qui fait obstacle à notre vision.
Cette épistémologie classique, sans doute bien des gens critiqueront la description que j'en donne, comme l'analyse sociale que je tire de son histoire. Les défenseurs de l'épistémologie dominante, je le sais bien, ne sont pas spécialement timides quand il s'agit d'exprimer leurs opinions. D'ailleurs ce problème concerne aussi leurs adversaires : aussi pesées, et pertinentes, que puissent être leurs critiques, bien souvent, ils n'ont pu se libérer complètement de cette Weltanschauung qu'ils ont pourtant abandonnée. J'estime que je n'y échappe pas non plus. Ce constat m'a conforté un peu plus dans mon jugement : cette épistémologie a sur nous une emprise considérable ; à tenter d'impenser ses hypothèses fondatrices, on mesure toute la difficulté, et la violence, de l'entreprise.
J'ai réparti ces essais autour de six grands thèmes. Le premier concerne l'histoire sociale de cette épistémologie. Dans le développement historique du système-monde moderne, j'ai cherché à repérer l'invention des sciences sociales historiques comme cadre de pensée. Pourquoi c'est le XIXe siècle, et ce siècle seulement, qui institua ces sciences comme mode de savoir, c'est ce que j'essaye d'expliquer. De même, je cherche pourquoi elles ont développé ce mode d'épistémologie qui leur est propre, axé sur une fausse antinomie, entre la science générale des lois et la connaissance des faits, cette alternative qui oppose constamment deux styles, que j'appellerai dans le langage du Methodenstreit allemand, « nomothétique » et « idiographique ». Aussi, j'ai cherché à comprendre pourquoi c'est seulement depuis vingt ans qu'on a commencé à remettre en question cette théorie de la science, et à entrevoir, à travers ses failles, les dilemmes théoriques qui aujourd'hui nous sont légués.
Après l'analyse de ce contexte historique, je me tourne vers ce qui me semble être, dans la science sociale du XIXe siècle, le concept clef, comme le plus discutable, le concept de « développement ». Sans doute, ce mot de développement n'est devenu banal qu'après 1945 ; et encore, à l'origine, il ne relevait que du domaine, supposé marginal, des évolutions enregistrées dans le « Tiers Monde » ou dans les zones périphériques de l'économie-monde capitaliste. Pourtant, je crois au contraire que l'idée de développement n'est qu'un avatar du concept, bien plus ancien, de « révolution industrielle » : c'est cette notion qui a servi d'axe fondateur à l'essentiel des travaux historiques comme à toutes les analyses de style « nomothétique ». Une pareille idée a exercé une immense influence et nourri d'innombrables erreurs - précisément parce qu'en raison de sa partielle justesse, elle nous semblait tellement aller de soi -comme elle a engendré, finalement, d'énormes déceptions, théoriques et politiques. Pourtant, il y a encore bien peu de savants qui soient vraiment disposés à désapprendre cette notion centrale.
Du développement, concept trompeur mais qui, au moins, reste largement débattu, je passerai ensuite au temps et à l'espace, ou à ce que j'appellerai le Temps-Espace. Un des exploits les plus remarquables de l'épistémologie dominante a été d'éliminer le Temps-Espace de toute analyse. Je ne nie pas qu'on ait jamais parlé de géographie ou de chronologie : on s'y est toujours livré et même copieusement. Mais on les a prises pour des invariants physiques, des paramètres extrinsèques, au lieu d'y voir des créations sociales, bien plus fluides, et par conséquent des facteurs intrinsèques, essentiels à la compréhension de la structure sociale comme de la transformation historique. Aujourd'hui encore, nous tenons trop rarement compte des multiples Temps-Espaces auxquels nous sommes confrontés et par suite, nous nous soucions bien peu de savoir lequel adopter pour déchiffrer les processus sociaux.
J'ai donc tenté de montrer les limites du développement, concept central dans les paradigmes du XIXe siècle, comme sa contrepartie plus obscure, l'absence du Temps-Espace, qui aurait dû jouer un rôle scientifique essentiel : ces deux phénomènes, intimement liés, partagent la même logique. A ce point, je me suis tourné vers deux grands penseurs : Marx et Braudel. En effet, chez eux nous trouverons une aide précieuse pour nous dégager des limites héritées de cette science classique.
Sans doute, Karl Marx occupe aussi dans cette science classique une place éminente. À juste titre, on a dit qu'il était le dernier économiste classique. C'est un fait qu'il partageait, dans une très large mesure, les mêmes présupposés théoriques que les intellectuels européens de son époque. La confidence d'Engels va dans ce sens : la pensée de Marx, affirmait-il, prend ses racines dans Hegel, mais aussi dans Saint-Simon et les économistes anglais classiques. Mais Marx, par ailleurs, n'a cessé de proclamer son engagement pour une « critique de l'économie politique » et cette revendication s'appuie sur de solides raisons.
Penseur impliqué dans son époque, Marx cherchait aussi à en dépasser les limites. Dans quelle mesure il a ou non réussi, je ne tenterai pas ici d'en discuter. J'observe plutôt ce fait : si les idées de Marx sont rentrées dans les lieux communs, c'est surtout dans la leçon établie par les partis marxistes, version qui, loin de poursuivre la critique de l'économie politique, participait pleinement à l'épistémologie dominante. C'est l'autre Marx que je voudrai relire ici, le Marx qui a résisté, en plein XIXe siècle, aux points de vue dominants de la science sociale.
Il est également utile de relire Fernand Braudel. Évidemment, Braudel est une figure bien différente. Il ne se considérait pas comme un « théoricien » ou un « épistémologue ». C'était un historien qui se consacrait au travail d'archives : il en tirait les matériaux pour construire, selon ses vœux, une « histoire pensée ». Les problèmes purement « épistémologiques » ne le passionnaient pas. Mais il avait un instinct très sûr qui l'a conduit à mettre en question les modes de vérités historiques et à frayer ainsi, de manière explicite ou parfois plus voilée, des voies nouvelles par-delà les anciens dilemmes. J'ai donc relu Braudel pour mesurer sur ces enjeux l'ampleur de sa contribution : impenser la science sociale classique et surtout, comprendre le capitalisme dans une longue durée qui ne s'appuie plus sur l'hypothèse du « développement » et l'oubli du Temps-Espace.
Enfin, j'en viendrai à l'analyse des systèmes-mondes comme une perspective contemporaine sur le monde social : celle-ci privilégie l'étude de la longue durée et des espaces larges. L'analyse des systèmes-mondes s'est construite en rupture avec la science sociale du XIXe siècle. Mais cette critique est incomplète, inachevée. De cette science sociale, elle n'a pas encore réussi à surmonter l'héritage le plus vivace, et le plus trompeur : la division de l'analyse sociologique en trois domaines, trois logiques, trois « niveaux » distincts : le politique, l'économique et le socioculturel. Cette trilogie s'élève sur notre route, tel un bloc de granit, et barre toute avancée théorique. Elle gène d'innombrables chercheurs, mais personne à ma connaissance n'a encore réussi à se passer de ce schème et de ses implications. Si certaines d'entre elles sont pertinentes, la plupart ont sans doute peu de valeur.
Faut-il croire que le monde doit encore changer avant que les savants puissent le décrire utilement ? J'en suis certain, c'est cette énigme, avant tout, qui doit nous occuper : si nous voulons reconstruire les sciences sociales historiques, il nous faut dépasser cette aporie, trouver la clef de ce mystère, et impenser cette métaphore.