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LES MORTS INUTILES.
Un chirurgien français en camp nazi.
Introduction
Né à Tunis, François WETTERWALD (1911-1993) fait de brillantes études de médecine à Paris. Reçu au concours de l'externat des hôpitaux de la Seine, puis à l'internat en chirurgie, il est mobilisé en septembre 1939 et affecté comme médecin auxiliaire sur la ligne Maginot. Tandis que la « drôle de guerre » se passe pour la grande majorité des troupiers dans le désœuvrement, l'insouciance, l'ennui, François en profite pour rédiger sa thèse de doctorat qu'il soutient en janvier 1940.
Consterné par la débâcle (10 mai - 17 juin), révolté par les conditions de l'armistice signé à Rethondes avec l'occupant par le maréchal Pétain (22 juin) et par la promulgation par l'« État français » du décret sur le « statut des Juifs » (3 octobre), il s'engage dans la Résistance. En décembre, avec ses confrères, les docteurs Victor Dupont (1909-1976) et Raymond Chanel (1908-1999), il fonde le réseau « Vengeance », orienté sur le passage en « zone libre » des prisonniers de guerre évadés et des pilotes britanniques abattus. Rapidement, grâce à des soutiens au sein de la SNCF, des PTT, et de la Croix Rouge, l'organisation prend de l'ampleur. En s'appuyant sur des complicités dont Victor Dupont bénéficie dans l'état-major à Vichy, elle se tourne également vers le renseignement. Le 1er janvier 1941, François est nommé agent PI (indicatif de la région parisienne) des forces françaises de l'intérieur ralliées au général de Gaulle.
Après l'occupation de la zone Sud par les nazis (11 novembre 1942) suite au débarquement allié en Afrique du Nord, « Vengeance » manque cruellement de moyens. En accord avec Chanel et Wetterwald, lequel exerce maintenant comme chirurgien urologue hospitalier, Victor Dupont conclut une alliance avec le CDLL (Ceux de la Libération) de l'ingénieur Maurice Ripoche, spécialisé dans l'espionnage. Ainsi naît sous le nom de « Turma » un important service d'information au service de Londres.
Mais les aides financières espérées n'arrivent toujours pas et des missions de choc doivent être montées pour récupérer des armes, du matériel, de l'argent. C'est pourquoi, le 13 janvier 1943, au 64 Chaussée-d'Antin, dans le bureau d'André Mulle, directeur de la caisse d'allocations familiales de la Seine, sont mis sur pied les « Corps francs Vengeance » dont François Wetterwald prend la direction. Victor Dupont, présent lui aussi à la réunion, conserve la branche « Turma ». D'où [6] l'appellation sous laquelle le groupe entrera dans l'histoire : « Turma-Vengeance ». Afin de former des combattants pour la lutte intérieure, un centre clandestin est constitué dans l'Orne sous la direction de Paul Lerude.
En janvier 1944, le réseau est décapité, dénoncé par des collaborateurs infiltrés. Arrêté par l’Abwehr, François Wetterwald est torturé durant plusieurs jours par des auxiliaires français [1], puis emprisonné à Fresnes. Trois mois plus tard, il est déporté du camp de regroupement de Compiègne-Royallieu au redoutable camp de concentration de Mauthausen (à une vingtaine de kilomètres de Linz, en Autriche intégrée au Reich depuis mars 1938) avant d'être affecté comme « Lagerchirurg » à son annexe d'Ebensee, en zone austroalpine, où, pour échapper aux bombardements alliés, ont été installées depuis novembre 1943, dans des galeries souterraines, une raffinerie de carburant et une fabrique de roulements à billes. En mai 1944, des milliers de détenus de toutes nationalités y sont parqués. La majorité d'entre eux est employée à percer de nouvelles galeries pour abriter les usines où les nazis rêvent de construire des fusées géantes, bien plus destructrices que les V2 [2].
Pourtant, là encore, au cœur même de cet univers concentrationnaire où tout concourrait à la déshumanisation, le docteur Wetterwald résiste : par sa profession chirurgicale qu'il exerce sans faillir en dépit des conditions extrêmes de précarité (682 opérations à mains nues, avec du matériel de fortune), mais aussi en ne reniant à nul moment ses convictions éthiques et religieuses.
Rapatrié à Paris en juin 1945, il sera longuement hospitalisé à l'hôpital Cochin où il mettra la dernière main à son livre Les Morts inutiles, un authentique chef-d'œuvre d'humanisme. Malheureusement, l'ouvrage, publié en 1946 par les Éditions de Minuit nées de la Résistance, allait être mis immédiatement au pilon sur intervention de Louis Aragon (1897-1982) qui ne tolérait pas qu'un texte sur la déportation ne rende pas hommage au Parti communiste. Que le courage et le patriotisme du grand nombre des militants communistes dans la lutte contre le nazisme aient été exemplaires, ne saurait justifier cette attitude doctrinaire de type stalinien dont le par ailleurs magnifique poète et écrivain se faisait alors le thuriféraire dans le domaine littéraire et artistique. Nul ne l'ignore aujourd'hui : si le Parti communiste fut bel et bien le « parti des fusillés », il n'eut pas l'exclusivité de la Résistance et accoucha même occasionnellement de quelques collaborateurs dans le sillage de Jacques Doriot. En outre, c'était négliger que pour le médecin Wetterwald, il n'existait ni origine, ni religion, ni appartenance politique : rien que des Hommes, ce qui, du reste, lui valut une relative considération de la [7] part du médecin-chef SS d'Ebensee, Willi Jobst, plus tard condamné à mort et exécuté.
Douloureusement affecté par cette bassesse inattendue (cf. son préambule, p. 9), François Wetterwald se cantonnera dès lors dans son activité chirurgicale. Médaillé de la Résistance, commandeur de la Légion d'honneur, il participera à la création de l'Association nationale des médecins déportés et internés de la Résistance dont il sera secrétaire général puis président d'honneur jusqu'à sa mort, le 14 juin 1993, à Mont-St-Aignan, près de Rouen. Conservateur des archives du réseau Turma-Vengeance, il les confiera en 1981 à la BDIC du campus de l'Université de Nanterre où elles sont consultables.
En 1991, poussé par ses amis, le Docteur Wetterwald fera reparaître Les Morts inutiles à compte d'auteur chez un petit éditeur de Luneray en Seine-Maritime, ce qui ne valut au volume augmenté d'un article sur le service chirurgical d'Ebensee publié en octobre 1947 dans la revue helvétique Praxis qu'une diffusion quasi confidentielle, notamment grâce aux efforts du docteur Henri Brunswic, responsable des publications de l'Association des médecins internés et déportés de la Résistance.
Or, il serait pour le moins injuste chacun pourra s'en convaincre à sa lecture qu'une œuvre d'une telle densité clinique, d'une telle tenue littéraire, d'une telle portée édificatrice pour les générations futures, sombre dans l'oubli. C'est pourquoi, conformément au projet élaboré de concert avec le docteur Brunswic (1913-2004) qui fut un ami très proche durant onze ans et dont j'ai fait paraître les mémoires en 2006 (Souvenirs germano-français des années brunes. Des ponts par-dessus l'abîme) , j'ai souhaité qu'il puisse être mis à la disposition de tous, et notamment des nouvelles générations qui devront peut-être un jour, face à des idéologies mortifères, se mobiliser avec courage et sans concession pour que ne soient pas de nouveau bradées selon la belle formule de cet autre médecin déporté que fut Adélaïde Hautval [3] « l'inviolabilité et la primauté de la personne humaine ».
L'époque contemporaine a été et reste par bien des aspects celle des morts inutiles. Lire François Wetterwald, c'est se persuader que le nihilisme et la barbarie ne sauraient être une fatalité : un autre monde est toujours possible pour peu que l'on veuille bien s'en donner les moyens.
Thierry FERAL
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[1] Bien qu'organe a priori strictement militaire du renseignement et du contre-espionnage, l’Abwehr fut largement impliquée dans le démantèlement de la Résistance et rivalisa de zèle avec la Gestapo et le SD à l'étranger, toutefois en utilisant systématiquement, afin de ne pas souiller « l'honneur de l'armée », des auxiliaires français grassement rémunérés (cf. Alain Guérin, La Résistance. Chronique illustrée, vol. 5, Livre Club Diderot, 1976, pp. 35-53 ; réédition en format poche sous le titre Chronique de la Résistance. Omnibus, 2000). Pour le détail sur la concurrence entre ces services (qui se solda le 14 février 1944 par la dissolution de l’Abwehr), voir Jacques Delarue, Histoire de la Gestapo, L.d.P., quatrième partie, chap. 11, III, et sixième partie, chap. I., deuxième section.
[2] Suite au bombardement par la RAF du site de Peenemünde, sur la mer baltique, le 18 août 1943, la fabrication des V2 fut transférée et enterrée au camp de Dora, en Saxe, qui à l'origine n'était qu'un commando de Buchenwald (voir Yves Béon qui y fut déporté à 18 ans , La Planète Dora, Seuil. 1985). Le site d'Ebensee était prévu pour des fusées encore plus perfectionnées (cf. Michael J. Neufeld, The Rocket and the Reich, New York, Free Press, 1995).
[3] Déportée à Auschwitz où elle refusera de s'associer aux expériences médicales effectuées sur les détenus par les médecins nazis, le docteur Adélaïde Hautval (1906-1988) est l'auteur de Médecine et crimes contre l'humanité (dernière édition : Le Félin, 2006, présentation et postface d'Anise Postel-Vinay).
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