[7]
Imaginaire touristique
et sociabilités du voyage.
Introduction
C'est à partir de ma pratique professionnelle d'accompagnateur de voyage, que j'ai commencé, peu à peu, à réfléchir sur le tourisme moderne en général et, plus particulièrement, sur les voyages en groupes de jeunes Français à l'étranger.
Dans cette position, que d'aucuns qualifieraient de « marginal sécant » [1], il m'était en fait plus facile, me semblait-il, d'appréhender les perceptions des populations visiteuses (les touristes) concernant une population visitée, et, inversement, les réactions des autochtones recevant des touristes. Ma lecture du tourisme moderne est passée par plusieurs phases successives : de la dénonciation globale à une forme d'acceptation réaliste de ce phénomène, quand je me suis retrouvé touriste parmi tant d'autres, en Asie et ailleurs.
Il est clair que le tourisme ne se fait pas uniquement de l'Occident vers la périphérie ou selon l'axe Nord-Sud, les mouvements vacanciers les plus importants se font en réalité entre les pays riches. Il me semble néanmoins que c'est dans les voyages vers les pays pauvres qu'apparaissent plus clairement [8] la fantasmatique qui fonde la ruée vers le soleil et la prédilection pour l'exotisme [2].
Je n'entends pas donner une explication exhaustive de l'inclination moderne pour tout ce qui revêt un caractère exotique. J'ambitionne de souligner quelques traits du tourisme moderne, et plus précisément de mettre au jour les fondements mythico-religieux qui autorisent et légitiment la pratique de la mobilité spatiale, celle-ci étant souvent perçue par les vacanciers comme une métaphore de la mobilité sociale et temporelle.
Je distingue trois grandes dimensions qui marquent la vie du touriste : le rapport à soi (une quête de sens), à l'espace et aux autres. Celles-ci constituent également les trois grandes parties du présent ouvrage.
Après une première partie, préalable théorique où je plaide pour une nouvelle manière de réfléchir sur le tourisme, la deuxième partie traitera de nos relations à l'espace. Quant à la troisième, consacrée à l'influence des traditions de la mobilité sur nos vacances, eue abordera le thème du pèlerinage comme « arrière-monde » symbolique de nos pratiques de voyage, tandis que la quatrième proposera une réflexion sur les sociabilités qu'on observe dans le tourisme.
Il est probable que deux modèles abstraits, la communitas et la sociétas, issus respectivement de l'univers religieux et de la société de cour, façonnent encore l'imaginaire et les sociabilités du voyage moderne. En interrogeant un peu plus avant ces deux « types idéaux » (Max Weber), on constate qu'ils sont structurés comme des rites de passage. Georges Balandier a montré que le rite « contribue à épurer l'ordre social, à rénover les valeurs et les symboles qui les désignent, à dépasser les conflits et à masquer les générateurs d'anxiété. Il tend à rétablir les "communications" distendues [9] ou rompues » [3]. Cela se vérifie dans l'univers du tourisme.
Le voyage, qui induit une séparation, éveille une certaine appréhension de l'altérité et du dépaysement. Je montrerai que le touriste, à l'instar d'un enfant qui joue, tente de conjurer l'appréhension du « monde extérieur » en créant une aire intermédiaire entre le « trop connu » (la vie quotidienne) et l'inconnu spatial et culturel. C'est ce tiers espace symbolique qui va contenir les rêveries exotiques, les rituels de vacances et les images mentales sur l'altérité. Cela m'amènera à définir, en conclusion de cet ouvrage, l'imaginaire touristique comme un « objet transitionnel ».
Cette recherche ne reste jamais purement théorique et insensible, une implication personnelle est en fait clairement présente : implication dans le monde professionnel du tourisme pour y avoir travaillé à divers titres ; sensibilité aux méfaits d'une certaine forme de tourisme et étonnement face au décalage entre les valeurs généreuses prônées par les groupes que j'accompagnais et la réalité de leurs comportements, qui n'avaient rien à envier à ceux imputés aux autres « touristes ».
J. Habermas [4] estime que toute recherche est « intéressée », c'est dire qu'elle obéit à une stratégie, à des « intérêts » théoriques et intellectuels précis. Cela est vrai pour maintes études « exotiques » (ou ethnologiques) qui sont affectivement orientées : c'est-à-dire motivées par un sentiment premier, soit d'étonnement, d'émerveillement, d'indignation, de séduction profonde, soit de fusion-répulsion pour l'objet [5]. Être au clair en ce domaine ne consiste pas uniquement à [10] brandir avec énergie des slogans humanistes quelque peu éculés, mais de se regarder vivre comme touriste ; car nous le sommes tous à un degré ou un autre. Il s'agit d'assumer notre part de « voyeurisme » et d'expliciter notre relation à l'exotique, que l'on soit touriste ou ethnologue. Il serait trop facile, face à cette évolution quasi inéluctable, de se réfugier dans un scientisme qui ne serait qu'une manière de patriotisme ethnologique suranné [6].
LES BONS SENTIMENTS
NE FONT PAS LE BON TOURISME
Dans les groupes de voyages que j'ai accompagnés, les participants étaient, dans l'ensemble, sensibles aux thèmes humanistes de concorde, de respect et de dialogue entre les cultures, ils sont issus généralement de familles de la classe moyenne française : fonctionnaires, employés, étudiants. Cependant, dans les attitudes de ces vacanciers s'observe un écart entre les valeurs humanistes prônées et les comportements réels - on y observe les mêmes automatismes de repli sur soi tant dénoncés chez le « touriste-de-masse » imaginaire.
Pourtant, les jugements de valeur que portent les touristes les uns sur les autres sont d'une extrême sévérité - sans parler des sentences sans appel des moralistes. Malgré ces remontrances, rien de significatif ne change dans cet univers :
Faut-il conclure que les touristes sont les proies d'un système plus large qui les manipule ? Et, dans ce cas, inscrire ces agissements dans le cadre plus global de l'aliénation dont ils seraient les victimes au sein des sociétés modernes ? Thème abondamment traité et hélas - malgré de louables intentions - réduit à la caricature par maints auteurs, lesquels, [11] plaidant pour un tourisme « différent », aboutissent souvent à la promotion d'un tourisme élitaire.
S'agit-il d'une donnée civilisationnelle, fondamentale, qui dépasse l'individu, et qui s'enracine dans le noyau culturel d'une communauté humaine avec ses mythes propres et son histoire ? Cette question est assez peu abordée de front, elle mérite d'être reposée, non plus dans un esprit polémique, mais avec le souci de cerner ce qui fonde, historiquement et mythiquement, les habitudes de voyage d'une population donnée.
PARTIR, CEST TRAHIR UN PEU...
Il ne s'agit donc pas de dénoncer en bloc le tourisme de masse, ni d'ailleurs de l'encenser. Le rejet des « congés payés » - terme méprisant qu'utilisaient la bourgeoisie et les rentiers des années trente pour désigner les premiers ouvriers qui affluaient vers les côtes françaises - indique bien que le discours antitouristique prend souvent des connotations élitistes. Cette attitude n'a pas complètement disparu, ce qui est vilipendé ce n'est pas le tourisme mais la masse, la quantité d'hommes auxquels le développement des sociétés modernes permet d'accéder à certains privilèges traditionnels de l'élite, comme le voyage à l'étranger [7].
Telle une force d'inertie, la critique sociale des déplacements est là pour essayer de contrer l'inclination de l'individu à sortir de son cadre habituel de vie, ou du moins la restreindre, la codifier et la formaliser : d'où la mauvaise conscience touristique, résultante de cette tension. L'imaginaire de l'enracinement s'oppose ainsi à celui de la mobilité.
Un anthropologue séjournant aux Nouvelles-Hébrides pense en observant les formes de déplacement à l'extérieur [12] du territoire tribal « qu'il y a dans l'idéologie de la société traditionnelle une identité absolue entre l'homme et le sol et, par là, un idéal de "fixation territoriale". L'homme est comme une plante qui ne peut vivre que là où sont ses racines : le voyage à l'extérieur ne peut être que de courte durée et étroitement formalisé (...) des tabous de circulation frappaient les routes et les sentiers coutumiers » [8]. Le même phénomène n'existerait-il pas dans les sociétés industrielles ?
Il me semble que le désir de partir et la culpabilité liée au départ sont perceptibles chez le touriste moderne : l'individu finit par intérioriser cette critique sociale du déplacement vécu comme une transgression symbolique. La critique antitouristique, poussée dans sa logique extrême, s'apparente à une police symbolique des frontières.
Notre Intention est de dépasser ce manichéisme en matière d'appréciation des comportements touristiques, pour accéder à la dimension anthropologique du phénomène (relation à soi, aux autres, à l'espace). Certes, les pratiques touristiques modernes posent des problèmes. Ayant fait partie d'associations pour promouvoir un tourisme « différent », ou « responsable », en direction des pays en voie de développement, j'ai pu constater la difficulté qu'il y avait à définir un modèle de tourisme, au niveau des comportements individuels, sans sombrer dans le moralisme ou le découragement. Faut-il changer le touriste ou le système touristique lui-même ? Vaste programme.
Dans les sociétés émettrices de touristes, si le loisir est « bien vu » par diverses instances morales, le tourisme reste une pratique presque honteuse à moins qu'il ne se pare de nombreux alibis « culturels » et actuellement « humanitaires ». Signalons un fait curieux : les voyages sont inconnus des statistiques établies par le ministère de la Culture sur les « pratiques culturelles des Français ». Le voyage n'est-il pas une [13] activité digne de recevoir le noble qualificatif « culturel » ? Pourquoi les voyages sont-ils exclus du nombre des « sorties » et « autres pratiques culturelles » dûment comptabilisées ? [9]
Ainsi, le tourisme est une manifestation essentielle de la culture de masse. Le choix, individuel certes, mais combien conditionné, qu'un homme fait d'une station, d'une forme de vacances, ne se comprend et ne s'explique que dans un contexte culturel [10]. C'est l'histoire socioculturelle qui le fait comprendre et constitue ainsi la véritable introduction à la science touristique.
[1] C'est, en sociologie des organisations, l'acteur social qui est « partie prenante dans plusieurs systèmes d'action en relation les uns avec les autres », in M. Crozier, E. Friedberg, L'acteur et le système, Paris, Ed. Seuil, 1987, 448 p., p. 73.
[2] F. Affergan, Exotisme et altérité. Essai sur les fondements d'une critique de l'anthropologie, Paris, PUF, 1987, 296 p.
[3] G. Balandier, Antropo-logiques, Paris, Ed. PUF, coll. « Sociologie d'aujourd'hui », 1974, p. 260.
[4] B. Malinowski, Journal d'ethnographe, Paris, Le Seuil, 1985.
[5] J. Habermas, Erkenntnis und Interesse, Francfort, Suhrkamp, 1973, trad. Connaissance et intérêt, Paris, Gallimard, 1976 ; et aussi R. Boudon, L'art de se persuader des idées douteuses, fragiles ou fausses, Paris, Ed. Fayard, 1990, 458 p., p. 296.
[6] J. Copans, Le regard ethnologique, in Marc Guillaume (dir.), L'état des sciences sociales en France, Paris, Ed. La Découverte, 1986, p. 115-119.
[7] O. Burgelin, Le tourisme jugé, in Communications, n° 10, Paris, Le Seuil, 1967, p. 71.
[8] J. Bonnemaison, Le voyage et l'enracinement, L'espace géographique, n°4, 1979, p. 308-318.
[9] M. Fumaroli, L’État culturel, essai sur une religion moderne, Paris, Ed. Fallois, 1991, p. 212.
[10] M. Boyer, Le tourisme, Paris, Seuil, coll. « Peuple et Culture », 1972 et 1982, p. 12.
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