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CONTINUITÉ ET RUPTURE.
Les sciences sociales au Québec.
TOME I
Première partie
L’histoire par ceux qui l’ont faite
“Témoignage.”
François-Albert ANGERS
Le texte qui suit tranchera très probablement sur les autres exposés qui constituent le présent ouvrage. On n'y trouvera pas l'effort d'analyse que supposait la participation au colloque, origine de cette publication. Effort d'analyse visant à marquer les continuités ou les ruptures dans l'évolution des diverses sciences sociales au cours de quatre générations de travail scientifique, telles que vues et appréciées réciproquement par des représentants de chacune de ces générations.
Déjà au moment du colloque, ayant été dans l'impossibilité matérielle de correspondre aux exigences, j'avais indiqué n'avoir accepté d'être présent, pour apporter au moins un certain témoignage, qu'en raison du sens d'un certain devoir envers les organisateurs, soucieux d'obtenir une contribution suffisante des plus rares témoins de la première génération. J'avais compté alors pouvoir étoffer, pour fins de publication, le témoignage de base exposé au colloque. En fonction des échéances prescrites, c'est maintenant un état de santé qui m'oblige à ne présenter qu'une version révisée et dictée de l'exposé originel. On m'en excusera : nécessité fait loi.
La valeur de ce témoignage, c'est qu'il apporte sur le plan historique une dimension qui n'avait pas été prévue dans le plan et les perspectives selon lesquelles le document de base du colloque demandait aux participants d'œuvrer. Ce plan, en effet, est parti de l'idée, correspondant à la perception d'une certaine réalité, que l'origine du développement des sciences humaines au Québec se situe dans la période 1935-1950. Et notamment, dans cette période, avec la naissance de la Faculté des sciences sociales de l'Université Laval et les débats qu'elle souleva sur les problèmes de méthodologie des sciences sociales.
Or, l'une des particularités du développement des sciences sociales ou humaines au Québec, c'est qu'il a commencé par un intérêt porté à l'une d'entre elles seulement : la science économique. Et cela, à un point tel, qu'il s'écoula l'équivalent de deux générations, pendant lesquelles se discutèrent, à propos de l'économique seule, toutes les questions de méthodologie que souleva ensuite la Faculté des sciences sociales de Laval en fonction de tout son enseignement des diverses sciences humaines. En effet, la fondation de la première chaire de sciences [118] humaines modernes au Québec, mais dans sa facette économique seulement, survint en 1910, à l'École des hautes études commerciales de Montréal. Édouard Montpetit en était le titulaire. Deux de ses étudiants, au cours de sa première décennie d'enseignement, firent aussi carrière dans les sciences économiques : François Vézina et Esdras Minville, également à l'École des hautes études commerciales. Et Minville notamment, avec Montpetit, avaient déjà une œuvre assez considérable à leur crédit au seuil de cette année 1935 choisie comme point de départ dans le plan du présent colloque. En ce qui me concerne, je ne me situe pas du tout au même rang que les collègues qu'on m'a associés pour apporter la contribution d'un professeur-chercheur de la première génération. Je ne suis pas, à proprement parler, un pionnier du développement de la science économique au Québec. Je n'ai pas fondé d'école ou de faculté, sauf peut-être un modeste Institut d'économie appliquée à l'intérieur de l'École ; et cela ne survint qu'en 1960, soit au début de ce qui est considéré dans le plan officiel du colloque comme la troisième période ou génération. Ce qui reste exact, c'est que comme représentant de la troisième génération de professeurs-chercheurs dans le domaine de la science économique, mes débuts à moi se situent bien dans la période 1935-1950.
En ce qui concerne la science économique, la maturation des esprits à l'égard du souci d'une connaissance scientifique du domaine de la vie économique s'exprime d'abord chez deux précurseurs dès le milieu du XIXe siècle : Étienne Parent, au cours des années 1840 à 1860, et Errol Bouchette, dans les années 1890 à 1910. Leurs écrits furent déterminants dans le choix, par Édouard Montpetit, de sa vocation d'économiste. Avec la fondation de l'École des hautes études commerciales est créée la première chaire d'un enseignement classé parmi les sciences humaines. À partir du 4 octobre 1910, il y aura régulièrement et constamment à cette École, un enseignement de trois heures par semaine d'économie politique en première année et de trois heures par semaine en deuxième année ; avec, en troisième année, un complément de deux heures par semaine de finances publiques et de deux heures par semaine de politique commerciale internationale. Pendant trente ans, et jusqu'à la fondation de la Faculté des sciences sociales de Laval à Québec, ce sera le seul enseignement de type pleinement universitaire d'une science humaine qui se donnera au Québec. Ceci n'est cependant exact que pris dans un sens très rigoureux.
En 1920, en effet, Édouard Montpetit avait créé, à l'Université de Montréal naissante, dont il était le secrétaire, une Faculté des sciences politiques, économiques et sociales, sur le modèle de l'École libre des sciences politiques de Paris (aujourd'hui l'Institut d'études politiques [119] rattaché à l'Université de Paris). Les professeurs de l'École des hautes études commerciales y assuraient l'enseignement de l'économie politique. Et l'ensemble du programme constituait un panorama varié de sciences humaines. Cette institution cependant, quoique portant le nom de faculté et décernant une licence en sciences politique, économique et sociale, ne se proposait délibérément pas de se plier aux exigences académiques d'une véritable faculté d'université. Ouverte à un public très large, sans exigences de base rigoureuses, elle se voulait plutôt, dans l'esprit même de son fondateur, un instrument de vulgarisation qui sensibiliserait une assez large partie de l'opinion aux sciences humaines, afin de préparer les esprits à percevoir et à accepter des développements plus réguliers dans l'avenir. Ce ne fut que vingt-cinq ans plus tard qu'elle se transforma de faculté de cours du soir, ainsi plus disponible au public, en faculté de cours du jour, avec étudiants à plein temps et corps professoral de carrière. Et ceci sous l'égide en quelque sorte de l'École des hautes études commerciales, puisque c'est à Esdras Minville, devenu directeur de cette dernière École en 1938, qu'on demanda de réaliser la transformation en le priant d'assumer aussi le doyennat de la Faculté des sciences sociales à cette fin.
Pour donner plus de corps à la validité de la relation entre les sciences humaines et la science économique, non seulement comme l'une d'entre elles, mais comme véhicule porteur pendant trente ans d'un élargissement de l'intérêt à d'autres domaines spécialisés, il faut se replacer dans le cadre de l'enseignement économique de l'époque. Il ne s'était pas, comme aujourd'hui, dans l'enseignement de base, enclos dans un champ aussi étroit, au surplus subdivisé en micro et en macroéconomie. Le cours de Montpetit, basé sur les traditions françaises de pensée, s'appuyait d'abord sur l'observation des réalités de la vie économique. La dimension sociale des phénomènes économiques s'imposait constamment. Des éléments de compréhension étaient tirés des monographies sociales, de l'histoire des faits économiques et sociaux, de la liaison entre les comportements proprement économiques et les comportements politiques et sociaux.
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À partir de ces faits, ce n'est pas dans la période 1935-1950 que se posera « le problème du statut scientifique (des) disciplines », classées comme faisant partie des sciences morales. Si le père Lévesque se trouva devant ce problème au moment de la fondation de la Faculté de Laval, c'est que le débat, en cours depuis 1910, c'est-à-dire avec la fondation de l'École des hautes études commerciales, n'était pas encore réglé entre théologiens de chez nous et économistes.
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Dès le début de son cours, en effet, donc dès 1910, Montpetit s'applique à « démarquer » la science économique « de la théologie et de la philosophie ». Cela est enregistré pour l'histoire dans son ouvrage intitulé Pour une doctrine entre autres. Cet ouvrage a paru en 1931 ; mais sa première partie nous donne l'introduction de son cours aux H.E.C. tel qu'enseigné depuis 1910. De nombreux articles antérieurs, dont ce texte fait en somme la synthèse, discutent du sujet entre 1910 et 1931. Ils font de la science économique une science phénoménologique, qui part des faits observés et peut, à partir d'eux, par des procédés appropriés, construire des théories. Cela amena Montpetit à proclamer l'autonomie de la science économique qui a, écrit-il, « son domaine propre, ses méthodes, ses procédures enregistrant des phénomènes spécifiques, qu'elle compare et apprécie » (pp. 37-39). La méthodologie qu'il expose quelques pages plus loin (pp. 41-53) est en fait beaucoup plus rigoureusement scientifique, à mon avis, que la méthodologie plus harsardeuse des hypothèses de travail et des modèles abstraits qui se répandra à partir des années 50.
Comme Montpetit ne confinait pas son enseignement aux quatre murs de sa classe aux H.E.C, mais multipliait les conférences à l'extérieur et les articles sur le sujet afin d'expliquer à la population en quoi consistait cette science économique dont il estimait la connaissance urgente chez notre peuple, les critiques ne mirent pas de temps à fuser. D'autant plus qu'on surveillait de près cette école nouvelle, école d'État, passablement suspecte à plusieurs. Montpetit eut donc à se défendre d'enseigner une « science matérialiste ». Beaucoup de ses écrits d'avant 1925 portent la marque de l'obligation où il se trouvait de se défendre ; et ses « souvenirs » montrent combien le caractère et l'atmosphère de ces attaques lui étaient restés pénibles.
Devant la levée de bouclier, il ne voudra pas s'en tenir à réaffirmer sa position à l'encontre des autres. Il va entreprendre d'établir les ponts qui, en montrant bien les interrelations entre religion (ou théologie et philosophie) et les fonctions d'une science humaine ou morale autonome, élimineront les objections. Il marque bien d'abord qu'il n'accepte pas la conception classique selon laquelle, « science des richesses », l'économique tend à devenir une pure physique quantitative. Il tient qu'il s'agit d'une « science humaine », donc « morale » au sens épistémologique et non pas religieux ou éthique du mot.
Pour bien marquer la différence entre les sciences exactes et les sciences morales, sans remettre en cause l'autonomie de la discipline scientifique, il fera la distinction, dans les sciences morales, entre le côté science et le côté art ou politique. Il y a donc deux disciplines : l'économie politique qui est une science ; et l'économie sociale, qui en [121] est l'art ou la politique. Le problème que veulent poser ceux qui subordonnent tout à la théologie ou à la philosophie, il le résout en affirmant que dans le domaine des sciences morales (ici, l'économie) il faut toujours tenir les deux disciplines en communication étroite. Ainsi il écrira :
- La répartition des richesses offre plus d'intérêt aux sociologues. Ici se noue le lien qui unit l'économie politique à l'économie sociale, deux sciences inséparables si l'une a pour objet d'élaborer les principes qui guideront l'action de l'autre (p. 24).
La férocité, et même l'irrégularité, des attaques dont il sera l'objet à cause d'un tel enseignement vont l'amener à entreprendre une réflexion plus directe sur la conciliation à réaliser entre l'enseignement catholique et les droits d'une véritable pensée scientifique. Toute une dernière partie du texte mentionné de Pour une doctrine s'y emploie. Au départ, il concède volontiers que « l'homme au moral comme au physique forme un ensemble, un tout organique dont les parties se tiennent ... ». Mais cela n'exclut pas qu'on puisse « étudier ces parties séparément ... et faire de chaque organe l'objet d'une science particulière ». Mais c'est, continue-t-il, « à condition de ne pas oublier les rapports des organes avec les autres » (p. 112). Il en résulte, explique-t-il, que les savants ne peuvent se réclamer de l'autonomie de leur science que s'ils restent dans le domaine scientifique. Et il précise :
- L'économiste qui conseille et dirige fait de l'art et n'est plus un savant. À ce compte, il y aurait bien peu de savants chez les économistes qui prêchent le plus souvent et de toutes les pages de leurs traités ; il est rare que leurs travaux ne dégagent pas un enseignement, si même ils ne sont pas tous au service d'une cause » (p. 114).
Comme on le voit, ce débat du « questionnement de la religion sur le plan méthodologique » est déjà bien lancé et bien soutenu dès les années 1920. C'est Édouard Montpetit qui en aura porté seul le poids et le choc pendant plus d'une décennie. Minville ne s'impliquera guère dans ce débat sur le plan des discussions proprement méthodologiques, ne se proposant pas quant à lui de faire de la science pure, mais bien de la science économique appliquée à la solution des problèmes du Québec. Mais dans la suite de Montpetit, et au cours de la période 1935-1950, étant moi-même à l'École des hautes études commerciales toujours, je fus sans doute celui qui écrivit le plus d'articles sur cette question de la méthodologie de la science économique, soit dans l ‘Actualité économique, soit dans la revue Culture en polémique avec le philosophe Théophile Bertrand, soit dans le journal Notre temps, cette fois en accord [122] avec le père Lévesque et en polémique avec un de ses professeurs, Marcel Clément, qui contestait ses vues.
Je ne saurais donc laisser passer sans rectification la généralisation trop sommaire qui voudrait établir, entre la Faculté des sciences sociales de l'Université Laval et l'École des hautes études commerciales, la distinction que l’une aurait assumé seule le « questionnement de la religion », alors que l'autre aurait plutôt « mobilisé la religion au service de la cause nationale ». Quel fut le problème auquel eut effectivement à faire face le père Lévesque au moment de la fondation de la Faculté des sciences sociales de Laval ? En fait, après 25 ans de discussions, mais centrées uniquement sur l'économie politique, nos théologiens de l'époque n'avaient rien concédé aux vues que Montpetit et moi-même avions essayé de soutenir. Mais comme cela venait de deux laïques, enseignant dans une École que l'on avait longtemps appelée « l'École sans Dieu », et à propos d'une matière « marginale » que l'on abandonnait aux « libres penseurs » pour ne considérer dans l'Église que l'économie sociale (voir le traité du père Muller), l'affaire était en somme classée comme étant bien circonscrite. La même idée revenant dans l'arène, par l'action d'un religieux, doyen d'une nouvelle Faculté de la sacro-sainte Université Laval, et par rapport à l'ensemble de toutes les sciences humaines, ébranlait évidemment davantage les colonnes du temple.
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Ces précisions historiques sont, je crois, très importantes pour bien comprendre l'évolution des idées dans les sciences humaines au Québec. Ceci dit, il reste juste de considérer la période 1935-1950 comme la première par rapport au développement de l'enseignement de l'ensemble des sciences humaines dans nos deux grandes universités. Encore une fois, il y avait l'École des hautes études commerciales pour l'enseignement des sciences économiques au plan proprement universitaire depuis 25 ans. Mais c'est dans la période 1935-1950 que, dans chacune de nos deux universités, Montréal et Laval, s'établissent deux facultés régulières de sciences sociales.
Pour ce qui est de la science économique, les circonstances vont faire qu'il résultera de ces mouvements et fondations, l'établissement de trois écoles de pensée différentes. L'École des hautes études commerciales s'était enracinée dans les traditions de la pensée économique dans l'université française. Mais probablement à cause de la guerre, c'est aux États-Unis qu'iront se préparer à l'enseignement de l'économie les premiers diplômés de la Faculté des sciences sociales de Laval. Le keynésianisme triomphe alors dans l'enseignement de la science économique aux États-Unis et la pensée keynésienne marquera [123] très fortement les débuts de l'enseignement économique de Laval. Au moment de la transformation de l'ancienne Faculté des sciences sociales de Montréal en véritable faculté universitaire, Minville fera venir Roger Dehem de Belgique, marqué par Dupriez à Louvain, pour assumer la direction du Département de sciences économiques. Dehem introduira dans notre enseignement l'économie pure à forte saveur géométrique et mathématique, alors que l'enseignement économique de l'École des hautes études commerciales, dans sa situation bien accordée aux perspectives de sa tradition de pensée, restera encore plusieurs années fidèle à une économie plus expérimentale, plus tournée vers ce qu'on a appelé l'économie appliquée.
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Ici encore il y a lieu de revenir, pour plus de précision, sur ce problème du « questionnement de la religion » dont parle l'exposé problématique du colloque ; c'est qu'il intervient non seulement sur le plan du « statut scientifique des disciplines », mais aussi sur « la place de la religion et de la science dans l'univers et dans la société, c'est-à-dire, pour la problématique de la sécularisation ». L'École des hautes études commerciales est alors donnée en contraste avec la Faculté des sciences sociales de Laval, parce que « (mobilisant la religion) au service de la cause nationale ».
C'est surtout le mot « mobilisé » qui est ici péjoratif, car il est exact qu'il va se produire, ici, une rupture entre ce qu'on peut appeler l'École de Montréal, à laquelle l'École des hautes études commerciales se trouve associée par Montpetit et Minville, et l'École de Québec, principalement centrée à la Faculté des sciences sociales. Pour ce qui est des H.E.C., c'est Minville qui ira le plus loin dans la voie de ce qu'on appelle ici la « mobilisation » de la religion. Mais le terme marque, à mon sens, une incompréhension d'une méthodologie qui n'a plus guère eu cours chez les générations nouvelles des années 40 à 70 et qui me paraît refaire surface à l'heure actuelle chez plusieurs scientifiques.
Minville, à la suite de Montpetit, base sa connaissance scientifique sur l'observation des faits. Au surplus, ne se préoccupant guère de science pure mais surtout de science appliquée ou de politique économique, il considère qu'il y a lieu, à ce stade, d'élaborer ses propositions en fonction d'une vision complète de l'homme. Mais alors, c'est sur le plan scientifique même qu'il estime impossible de bien expliquer les phénomènes économiques sans tenir compte des valeurs culturelles inspirant les hommes qui les engendrent. Au Québec, ils se retrouvent devant un peuple qui, dans les faits, est profondément pétri par les valeurs que lui ont inculquées ses croyances catholiques. Il estime que [124] toute politique doit tenir compte de cette réalité fondamentale. En fait, les formules politiques d'organisation mettant en cause les questions de théocratie ou de sécularisation n'interviennent guère dans son discours. Si bien qu'à l'École des hautes études commerciales, on est, par exemple, en plein accord avec la Faculté des sciences sociales de Laval et le Conseil supérieur de la coopération pour affirmer le principe de la non-confessionnalité des coopératives. Ce n'est pas là que se situe le conflit entre les deux écoles de pensée de Montréal et de Québec.
À la Faculté des sciences sociales de Laval, ce sont les règles des nouvelles méthodologies en voie de développement aux États-Unis, basées sur les hypothèses de travail et les constructions plus abstraites, qui caractériseront les travaux scientifiques poursuivis. À travers ces procédés, s'insinue une complaisance pour une révision des valeurs fondamentales que peuvent facilement entraîner, si on laisse les événements aller de leur propre mouvement, les changements technologiques par exemple qui se produisent dans la société. C'est ainsi que le plan du colloque est amené à considérer que ce sera dans la deuxième période (1950-1960), que l'on découvrira en quelque sorte le problème « de l'industrialisation du Québec et des phénomènes qui l'accompagnent : urbanisation, syndicalisation, problèmes sociaux, chômage et service social, etc. ».
Cette conception de l'évolution des idées et des préoccupations sociales au Canada français qui, pour les générations actuelles, est devenue une sorte de tradition, marque bien la grande rupture qui s'est produite, précisément à cette époque, entre deux générations. La nouvelle, qui non sans un semblant de raison, estime que tout commence avec elle et qu'il n'existe rien de valable en deçà, et les générations antérieures qui, sans doute moins outillées, avaient quand même laissé certains travaux. Ceux-ci méritaient certainement mieux que l'oubli ou le mépris dans lesquels on les a tenus pendant de nombreuses années.
Ce problème de l'industrialisation, par exemple, et de ses conséquences au Québec, en fut un qui n'a jamais cessé de préoccuper tous nos penseurs économiques et sociaux bien avant 1950. Il y a d'abord eu la pression de ceux qui ont réclamé l'industrialisation du Québec, mais par les Canadiens français eux-mêmes afin d'assurer leur « indépendance économique ». Cela commence avec Étienne Parent en 1840 et continue avec Errol Bouchette à la fin du XIXe siècle. Puis, tous nos gouvernements du Québec, à partir de 1896, sous quarante ans de régime libéral et vingt-cinq ans de régime duplessiste, poussent sur l'industrialisation afin d'arrêter l'émigration des nôtres vers les États-Unis, mais sous l'égide du capital américain. La concentration urbaine à Montréal et la prolétarisation des campagnards venus en ville qui en [125] résulte, provoquent, à partir de 1910, une vigoureuse réaction dont Montpetit et surtout Minville sont les animateurs sur le plan économique, de concert avec l'École sociale populaire des Jésuites. Le phénomène de l'urbanisation avec toutes ses conséquences politico-sociales est dès lors très vivement perçu et étudié, dans le journal le Devoir, la revue l’Action française notamment dans ses fameuses enquêtes, et les Semaines sociales du Canada. L'œuvre complète de Minville, qui se publie actuellement, permettra mieux de voir quelle conscience aiguë on avait du problème et de ses conséquences dans les années 20 à 50.
La différence entre les deux générations n'est pas dans la conscience du fait, de son importance et des changements qu'il apporte ou est susceptible d'apporter dans les valeurs de base de la société canadienne-française. Elle est dans l'attitude en quelque sorte affective puis politique que chacune des générations prendra devant la situation nouvelle. Les hommes d'avant 1940 vont contester les politiques qui ont provoqué l'industrialisation telle qu'elle s'est développée. Ils proposent des politiques interventionnistes nouvelles qui, en décentralisant le mouvement du développement industriel, en favoriserait l'absorption plus facile dans le cadre des valeurs traditionnelles et ordonnerait le phénomène des transformations sociales susceptibles d'en résulter. La nouvelle génération d'après 1950, qui arrive d'ailleurs plus tard, c'est-à-dire à un moment où les transformations sont déjà trop profondes pour que les mesures proposées vingt ans plus tôt puissent encore avoir la même efficacité, est plutôt portée à prendre la situation comme un fait acquis qui exige une nouvelle vision de la société canadienne-française. Sans doute on peut prétendre, non sans raison mais sans qu'il soit juste de remettre en cause la valeur scientifique de travaux comme ceux de Minville que l'attitude des anciens face aux phénomènes analysés provenait en bonne partie de leur attachement aux valeurs traditionnelles et du souci de formuler des politiques qui en permettrait la sauvegarde. Mais on peut également prétendre non sans raison que les conclusions des générations nouvelles en faveur d'une nouvelle vision de la société canadienne-française accordée aux transformations de la société acceptées telles quelles, venaient également en bonne partie de leurs désirs de voir émerger cette nouvelle vision à l'encontre de la perpétuation des valeurs traditionnelles. On retrouve ici la remarque de Montpetit, s'appliquant autant aux sociologues et aux politicologues qu'aux économistes, qu'« il est rare que leurs travaux ne dégagent pas un enseignement, si même ils ne sont pas tous au service d'une cause ».
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De ces considérations se dégage une première remarque. Elle s'imposait pour la science économique parce qu'il y eut effectivement une génération et plus de professeurs-chercheurs (peu nombreux, en tout trois) qui constituent une véritable première génération, à partir de laquelle tout s'est développé et ordonné par la suite. Sans doute, les développements qui se sont produits à Québec apparaissent plus indépendants de ce courant, proprement montréalais, mais ils en sont plus dépendants au départ qu'il ne paraît. D'abord parce que le père Lévesque était lui-même plus un Montréalais qu'un Québécois ; et ensuite parce qu'à l'origine, la Faculté des sciences sociales de Laval était très axée sur l'enseignement de la coopération, qui faisait partie de l'arsenal des solutions au problème économique et social des Canadiens français mises de l'avant par le mouvement de pensée montréalais. De toute façon, elle était forcément le fruit, à mon avis, de cette grande campagne d'éducation populaire, des années 20 à 40, dont Montpetit fut le principal apôtre, en faveur du développement des connaissances scientifiques de nos problèmes de société en vue de les bien résoudre.
La deuxième remarque consisterait à souligner, à partir de ce que j'ai exposé précédemment, que même pour les autres sciences humaines, il n'est pas vraiment juste de tout faire partir d'une première génération qui se situerait aux années 1935-1950. Certes, dans le cas des autres sciences humaines que l'économie politique, le tout se passait en dehors des universités, dans des organismes de promotion populaire, et selon moins de rigueur méthodologique. Pourtant, on ne saurait, selon moi, mettre de côté pour l'histoire de la pensée scientifique dans les sciences humaines, le mouvement considérable, inspiré par un désir concret de restauration économique et sociale de la société québécoise, qui se manifeste dans les milieux déjà mentionnés au cours du premier tiers du XXe siècle. Il est quand même sorti de ce mouvement d'idées nombre d'études et d'explications de la situation du peuple canadien-français qui constituent un apport non négligeable, surtout qu'ils sont autant de témoignages de contemporains qui connaissent bien les faits qu'ils rapportent ou étudient, parce qu'ils les vivent.
Pourquoi se produit-il une rupture ? Sans doute en raison du conflit idéologique, dont il a été fait mention précédemment, qui sépare les deux générations. Mais peut-être aussi surtout en raison de l'apparition des nouvelles méthodologies scientifiques, dont les tenants se montrent si exclusifs qu'ils rejettent comme sans valeur scientifique tout ce qui a été fait auparavant selon des méthodologies différentes. En foi de quoi, on va surtout apporter à l'appui et citer les auteurs étrangers, [127] fabricants de nouvelles hypothèses et de nouveaux modèles, plutôt que de se référer aux témoignages d'auteurs ou de contemporains de chez nous qui nous rapportent ce qu'ils ont vu et connu. Je me suis expliqué plus longuement sur ce fait dans la préface du premier volume de l'œuvre de Minville afin d'en faciliter la lecture et la bonne compréhension, selon la façon dont elle est construite. Par suite de cet état de chose, beaucoup d'études où la deuxième et la troisième génération ont formulé des explications de ce qui s'est passé au Canada français, nous proposent des vraisemblances qui ont paru vérifier pour nous certaines hypothèses de base élaborées ailleurs. Les contemporains sont pleinement conscients que ces conclusions ne sont souvent pas conformes à ce qui s'est vraiment passé dans la réalité. Mais déjà l'on peut constater que les plus jeunes générations ont commencé à réviser beaucoup de ces points de vue et à manifester un souci beaucoup plus grand de documentation minutieuse et complète. Cela les a amenés à retrouver les travaux des véritables premières générations qui mériteraient d'être considérées autrement qu'uniquement comme des précurseurs et à y puiser ce qu'ils contiennent de valide.
Mais ainsi va souvent le mouvement de la pensée scientifique à cause des accents polémiques qu'il ne manque pas de générer. De sorte que les aînés doivent apprendre à ne pas se formaliser outre mesure et savoir compter sur le temps pour leur rendre justice ... à condition que se multiplient les générations de chercheurs. C'est ce qu'ont bien compris les aînés, dans un pays comme le Canada français, où tout était à faire. Le plus important de leur œuvre, ce fut leur souci de former des jeunes en assez grand nombre pour qu'une situation normale de pays évolué finisse par éliminer les carences du passé. Ce qui est plus ennuyeux au cours de ce processus, c'est quand des circonstances extérieures au monde scientifique engendrent des hostilités d'intérêt ou de passion entre des camps. Les situations du genre prennent de l'importance lorsque, comme au Canada français des années 35 à 60, le nombre est petit des personnes œuvrant dans chacune des disciplines. Aujourd'hui que le nombre des spécialistes formés dans les diverses disciplines s'est considérablement accru, il s'est constitué une véritable communauté scientifique où des différends du genre ne sont plus que des incidents de parcours ou des querelles normales d'écoles.
Les problèmes de la première génération, en effet, étaient bien différents de ceux d'aujourd'hui ; ce dont se rendent difficilement compte les générations actuelles. Les premières générations, dans chaque domaine, c'est un ou deux spécialistes qui sont allés se former à l'étranger pour créer un type d'enseignement qui n'existe pas encore. Chacun est et doit être un homme à tout faire, non seulement dans le sens [128] qu'il lui incombe de créer un enseignement et un cadre de recherche à utiliser quand il se sera donné des collaborateurs et des remplaçants parmi ses étudiants. Mais aussi parce qu'il lui faut accomplir un apostolat de sa discipline pour obtenir le concours nécessaire de la société pour les développements futurs. Puis, dès que celle-ci s'éveille, il lui faut tenter de pourvoir aux demandes des services de l'extérieur. Il est ou ils sont à quelques-uns, les seuls à pouvoir discuter sciemment des questions de leur domaine. La grande satisfaction qu'ils peuvent éprouver aujourd'hui, alors que surtout nous paraissons arriver à un point de saturation, c'est de constater que de leur action initiale est finalement sorti un nombre suffisamment grand de spécialistes, pour que chacun puisse choisir sa voie propre sans se sentir contraint de correspondre à une certaine utilité sociale prédéfinie indépendamment des goûts et des choix personnels. Pour ne prendre que le plan des économistes, qui est le mien propre, il y a maintenant des centaines d'économistes ou d'hommes qui ont une formation de base économique, comme en témoigne le nombre de membres de nos deux associations et leur spécialisation propre. La diversification des goûts et des tempéraments suffit alors à assurer une répartition des fonctions qui laisse à chacun la liberté de choisir sa voie de chercheur pur ou de participant à l'action politique ou sociale à des degrés variés.
Peut-être est-ce le point où nous en sommes rendus : que se définisse d'une façon plus précise la véritable carrière universitaire, c'est-à-dire dans chaque discipline, l'équipe d'hommes attachés à l'université, à leur enseignement et à leurs recherches personnelles fondamentales avant tout, au point d'être prêts à refuser sans hésitation la tentation de tous les hauts postes administratifs, aussi bien que les avantages supplémentaires des recherches commanditées pour des fins utilitaires.
Pour ce qui est de la science économique elle-même, nous sommes arrivés à une période où l'on devrait finir par prendre conscience qu'il n'y a plus de place pour des querelles d'école, la réalité économique ayant en somme renvoyé toutes les écoles dos à dos pour nous laisser dans un désarroi profond d'inflation et de chômage apparemment incontrôlables. L'école classique libérale traditionnelle a échoué sur la crise des années 30. À divers moments au cours de cette crise et depuis, dans les périodes d'inflation d'après-guerre, comme en diverses autres circonstances, les politiques interventionnistes ad hoc n'ont guère produit de résultats satisfaisants. Les plans quinquennaux centralisés à la façon soviétique ne sont pas sans soulever à tout moment d'épineux problèmes, sans compter qu'ils ne paraissent pas favoriser un niveau de productivité très élevé, pour ne pas parler de l'élément de qualité de vie qu'est la liberté. Le keynésianisme, ou néo-libéralisme d'après-guerre, n'a pas [129] réussi à faire son demi-siècle sans nous jeter finalement dans la plus totale confusion de la combinaison irréductible d'inflation-chômage. Il est bien évident que les économistes, devant tous ces échecs et particulièrement celui du keynésianisme, ont perdu une bonne partie de la réputation qu'ils étaient parvenus à se donner.
Peut-être l'économiste qu'il faudra lire pour retrouver les éléments d'une reconstruction de la science économique sur une base réaliste capable de conduire à des solutions bien ordonnées, sera-t-il de chez nous, Esdras Minville. Le temps paraît venu d'accorder plus d'attention à sa conception d'une société organique, fonctionnant selon un plan d'ensemble administré d'une façon souple et décentralisée, capable d'engendrer des prises de décision cohérentes avec la participation des agents économiques intéressés : patrons, travailleurs, consommateurs, sous la haute direction, à la fois présente et assez lointaine, de l'État. L'objection à l'établissement d'un pareil régime est toujours venue principalement du patronat et de ses revendications pour le respect d'une totale liberté d'action, sans entrave d'aucune sorte. Mais cela peut-il tenir encore bien longtemps maintenant que nombre d'entreprises ne peuvent plus s'en tirer sans des aides financières importantes de l'État ? Il me semble en tout cas que la science économique en est à l'heure des consolidations plutôt que des ruptures dans le champ de son activité scientifique.
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