Georges ANGLADE
“La crise annoncée est hélas arrivée…”.
Un article publié dans le journal LE DEVOIR, Montréal, édition du vendredi 15 janvier 2010, page A9idées. Cet article a été originalement publié le 10 avril 2008 dans le quotidien LE NOUVELLISTE de Port-au-Prince.
[Autorisation formelle accordée par l’auteur le 28 mai 2009 de diffuser toutes ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]
L'auteur québécois d'origine haïtienne Georges Anglade et sa conjointe, Mireille Neptune, sont décédés dans la tragédie qui a frappé Haïti. Nous publions ici une chronique signée par l'écrivain et publiée le 10 avril 2008 dans le quotidien de Port-au-Prince, Le Nouvelliste, ce journal étant lui-même durement éprouvé par le drame. Il a signé en 2007-2008 une chronique hebdomadaire intitulée L'Hebdo de Georges Anglade.
L'actualité a de ces impératifs, surtout quand cela fait longtemps qu'on leur dit que l'exaspération produite par la vie chère, passé un certain seuil, se traduit par des émeutes de la faim. Dans son rapport au Conseil de sécurité en date du mercredi 26 mars 2008, donc à seulement deux semaines d'aujourd'hui, le secrétaire général des Nations unies, à propos de la Mission pour la stabilisation d'Haïti (MINUSTAH) écrit (paragraphe 16, au point IV sur la sécurité) : « Le nombre de manifestations dirigées contre le gouvernement pour protester essentiellement contre la vie chère a augmenté. La MINUSTAH a recensé 164 manifestations de ce type au cours des six mois se terminant en août 2007 et 258 durant les six mois qui ont suivi. » On ne peut donc pas dire que les événements commencés aux Cayes la semaine passée sont une subite manifestation spontanée, localisée de surcroît, car le document prend soin de préciser dans la phrase suivante : « Bien qu'elles soient d'ampleur limitée, elles ont eu lieu dans un certain nombre de régions du pays. »
On peut croire volontiers le rapport d'il y a deux semaines de Ban Ki-moon sur l'extension, à un certain nombre de régions au pays, des manifestations dirigées contre la vie chère, puisqu'il s'agit quand même de 422 cas documentés en 12 mois par les Blancs. Ce n'est pas rien!
La question qui vient immédiatement à l'esprit, le vôtre comme le mien, est: qu'est-ce qu'on fait si ça passe à une échelle différente, parce que visiblement ça peut passer à plus sérieux, et qu'il est du devoir d'un gouvernement de prévoir le cas probable d'une généralisation des émeutes au pays entier ? Y a-t-il un plan spécifique pour faire face à ça ? Je m'en réjouirais, avec vous et comme vous, si c'était le cas. Mais un doute m'assaille.
Problème réel
Ça grouille et magouille... mais sur fond d'un problème réel. C'est grave assez comme moment pour ne pas nous défiler devant aucun des aspects de la crise. Y a-t-il des pécheurs en eaux troubles ? Oui sans doute, comme partout où il y a des eaux troubles à leur convenir. Et puis après ? L'important me semble être ce qui trouble l'eau, et c'est bel et bien l'état de grangou [mot créole qui signifie «avoir faim»] qui s'est généralisé, faute d'un pouvoir d'achat.
Autour de cette crise, des mouvances ondoyantes et diverses grouillent et magouillent actuellement... et je ne sais effectivement rien de ces dessous. Mais il me suffit de savoir qu'il y a, en vérité, une désespérance bien réelle d'un peuple souffrant. Et même si l'étincelle sur une barrique de poudre vient d'une main pyromane, c'est bien l'existence de la barrique de poudre le principal problème, qui va conforter la crise dans sa pertinence sociale et économique de famine annoncée, dont la dernière remonte, si je me souviens bien, aux années 1974, dans le Nord-Ouest.
Nous sommes au mois d'avril 2008, comme nous étions au mois d'avril 2006 quand la nouvelle saison des mangues nous avait donné les sérieux signes d'inquiétudes à avoir: consommation de mangues vertes et abattage de manguiers. Avril, c'est toujours et encore le coup d'envoi de la saison, mais dans cet avril de ces jours-ci, il faut rajouter une nouveauté pernicieuse, les prix deux ou trois fois le prix habituel des mangues en début de saison, ce qui fait converger tous les fruits vers le marché de Port-au-Prince dans la quête de numéraire.
Les mangues
La métamorphose des mangues: de vivres elles passent à denrées. La soudure habituelle de cinq mois, assumée par les manguiers à l'échelle du pays dans le calendrier agricole, risque fort d'être perturbée. Les mangues, de vivres à bas prix, sont devenus des denrées à prix fort, donc des occasions de percevoir un peu du numéraire indispensable pour faire face aux autres besoins et autres produits, eux aussi en hausse. Pour les plus pauvres, en plein les mois qui s'en viennent, en plein l'été qui s'en vient, c'est la famine, car alors, même la mangue leur sera inaccessible !
Or, ces plus pauvres sont plus des trois quarts de la population totale du pays, avec une concentration de misère dans le rural surtout. C'est l'arithmétique désespérante dont nous parlions la semaine dernière. Tous les glissements, qui s'opèrent actuellement, nous conduisent subrepticement, mais sûrement, au dernier palier de la crise: la famine.
Nouveau nom de la crise: famine. Nouvelle cause de mortalité: la faim. On n'en a pas connu sur grande échelle depuis 34 ans, 1974. Et voilà que son spectre menace, malgré les transferts, car il n'y a pas de travail et pas assez d'argent. Ce ne sont plus des émeutes de la faim qu'il s'agit de craindre maintenant, ce qui était déjà passablement complexe, mais d'un tout autre phénomène nettement plus creusé, infiniment plus difficile à juguler, d'autant plus que la sollicitude internationale se mobilise dans ces cas de grandes catastrophes, et vous déverse dessus ses cargaisons, certes indispensables au jour le jour, mais reculant d'autant vos capacités de relance de votre production agricole.
Crise extrême
Que retenir? Trois choses. Prendre conscience que nous entrons dans une crise aux manches longues, qui va bien vite révéler sa nature outrancière de famine, en attendant tout le cortège humiliant de la charité des humanitaires de la famine, et le battage médiatique international pire que couteau pharmacie.
Se convaincre que cette crise-là, contrairement aux autres ordinaires qui se suivent et se remplacent sans attendre, est cette fois d'une nature autrement plus complexe, et qu'elle ne se satisfera pas de demi-mesures et d'effets d'annonce, d'incantations et de proclamations.
Réaliser que le propre d'une crise extrême et nouvelle (comme jamais on en a eu à affronter, puisque 1974 était localisé et qu'ici c'est généralisé) est aussi de porter en germe des solutions radicales qui sortent des petits ajustements quotidiens... pour contraindre aux changements de fond, aux ruptures indispensables d'orientation. Et puis après ? Nous savons que nous entrons dans une crise totale capitale... mais nous n'avons aucune idée du comment et du quand nous nous en sortirons. Ni dans quel état.
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