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Rachad ANTONIUS
sociologue, professeur, Département de sociologie, UQÀM.
“Les représentations médiatiques
des Arabes et des Musulmans
au Québec.”
Un article publié dans le journal Le Devoir, édition du 25 octobre 2016, page A7 idées.
Manifestants pour la paix au Liban
LES ARABES ET LES MUSULMANS AU QUÉBEC SONT PERÇUS ESSENTIELLEMENT À TRAVERS DEUX TYPES DE PRÉOCCUPATIONS : celles qui sont liées à l'actualité internationale et aux inquiétudes qu'elle suscite d'abord, mais plus récemment celle du défi posé à la société québécoise par des revendications religieuses de plus en plus insistantes de la part de certains groupes musulmans, qui remettent en question des notions de laïcité que l'on avait tenues pour acquises.
Ces préoccupations auront mis l'islam et les Arabes au centre du discours médiatique à quelques reprises en 2006. En plus des conflits déjà en cours au Moyen-Orient (Palestine, Irak, Afghanistan), le débat sur la publication des caricatures de Mahomet, l'arrestation à Toronto de présumés comploteurs - tous musulmans « salafistes » engagés - qui souhaitaient, semble-t-il, commettre des attaques terroristes au Canada et une affaire d'accommodement que plusieurs ont estimé être « non raisonnable » dans [255] une école de la rive sud de Montréal auront étonné et inquiété bien des citoyens. La guerre au Liban, qui a ému par sa dimension humaine, n'a cependant pas amené une remise en question radicale des schèmes de lecture dominants de l'actualité proche-orientale dans les milieux politiques, et les médias ont donné beaucoup de place à la menace du « terrorisme islamique » que le Hezbollah était censé représenter.
À travers tous ces événements, l'islam et les Arabes n'ont pas été présentés sous un jour très favorable dans les médias. La plupart des associations arabes et islamiques ont estimé que la couverture médiatique reflétait des préjugés et propageait des stéréotypes négatifs et qu'elle incitait à des attitudes hostiles envers les Arabes, l'islam et les musulmans. Elles estiment aussi que cette tendance existe depuis longtemps, mais qu'elle s'est accentuée depuis les événements du 11 septembre 2001, opinion appuyée par plusieurs recherches universitaires. Beaucoup de journalistes soulignent cependant que les médias n'ont pas inventé les événements mentionnés plus haut. Ils soutiennent qu'ils font un travail sérieux et professionnel et que cette couverture médiatique reflète un grand souci de l'éthique journalistique ainsi qu'un respect des communautés musulmanes, et une fidélité aux faits.
Alors qu'en est-il vraiment ? Les médias ont-ils fait leur travail correctement, concernant la couverture de ce qui a trait aux Arabes et aux musulmans ? Le fait de donner à ces événements une place centrale dans le paysage médiatique n'est pas en soi un signe de biais. Nous croyons cependant que ces biais existent et résultent, d'une part, du fonctionnement propre aux médias et, d'autre part, du fait que les médias n'existent pas dans le vide et qu'ils sont, dans une large mesure, le reflet des tendances politiques dominantes dans notre société.
Quand les phénomènes rapportés renvoient à des réalités sociologiques et politiques lointaines ou nouvelles, le sensationnalisme et la concision extrême des nouvelles se combinent et font qu'il devient plus difficile de contextualiser les événements et de rendre compte de leur complexité. La couverture médiatique de l'islam, des musulmans et des Arabes est particulièrement affectée par ces contraintes.
Dès qu'une voiture piégée saute en Irak, ou en Afghanistan, dès qu'un attentat est perpétré en Palestine, l'événement est abondamment rapporté. [256] Et plus la violence est spectaculaire, plus l'information est répétée : on la verra plusieurs fois dans les bulletins du matin, du midi et du soir, chacune étant une répétition de la précédente. Cela ne permet ni la contextualisation des événements ni leur explication en profondeur. Mais la répétition donne l'impression d'une couverture extensive des événements du Proche-Orient.
La violence quotidienne de l'occupation israélienne de la Palestine ne produit pas quant à elle des images accrocheuses : des permis de se rendre à l'hôpital refusés, des oliviers détruits, des camions de fruits bloqués aux checkpoints jusqu'à ce que la marchandise pourrisse, des humiliations quotidiennes et répétées ne font pas hausser les cotes d'écoute. Mais ces violences détruisent des vies, ruinent une société, l'amènent au désespoir et... à la révolte. Et cette révolte, par contre, est très spectaculaire et, parce qu'elle se réclame de l'islam politique, est trop souvent assimilée à l'islam tout court.
Mais lorsque la violence des dominants devient trop visible, elle sera à la fois minimisée et présentée comme une « légitime défense » quelle que soit sa puissance destructrice, comme on l'a vu dans le cas du Liban et de Gaza.
L'orientalisme
Edward Saïd a ainsi nommé le prisme à travers lequel l'Europe coloniale a observé le monde « oriental » de l'islam. Ce prisme fait percevoir les comportements politiques des peuples arabes et musulmans comme étant profondément déterminés par des caractéristiques immuables de leur culture, où l'islam joue un rôle prépondérant, plutôt que par les rapports de pouvoir propres aux situations qu'ils vivent. Ces caractéristiques incluent l'irrationalité, le fanatisme, le machisme, la haine et la propension à l'usage de la violence, avec des spécificités en ce qui concerne les femmes : la soumission et le manque d'autonomie, par exemple. Les comportements politiques des peuples arabes et musulmans seront lus et interprétés à travers cette grille. Ainsi, le lien sur lequel il faut cliquer, dans le site Web de Radio-Canada, pour accéder à la section sur le conflit israélo-palestinien a pour titre « La spirale de la haine ». On attribue aux Arabes des motivations irrationnelles quand les causes de leur colère sont occultées.
Cette interprétation des motivations des uns et des autres ne découle ni de la prise en compte des faits, ni même d'une analyse des déclarations des divers acteurs (incluant les dirigeants israéliens, qui répètent sur tous les [257] toits qu'ils comptent bien intensifier la colonisation de la Cisjordanie et qui le font), mais bien d'une vision orientaliste : les Arabes sont contre Israël parce qu'ils sont violents. C'est donc le récit israélien du conflit qui fournit la clé de l'interprétation des événements internationaux, ce qui a permis de propager la prémisse de la supériorité morale de l'occupation israélienne.
Les pressions et intimidations
Si cette vision se perpétue, en dépit des événements qui la contredisent, c'est en partie à cause des pressions diverses qui s'exercent pour qu'elle soit maintenue. La remettre en question entraîne inévitablement des accusations d'ignorance, d'incompétence intellectuelle et souvent même d'antisémitisme.
Si les causes de la colère arabe sont occultées, cette colère apparaît alors comme injustifiée et irrationnelle.
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Des pressions sont exercées quotidiennement, et sans répit, sur les journalistes et chroniqueurs qui apportent des points de vue qui tiennent compte du droit international, ce qui les met en position critique face à Israël, tant dans les médias écrits qu'électroniques. Une analyse des éditoriaux des grands journaux francophones du Québec montre par exemple que la notion de « politique de prise de contrôle » du territoire palestinien, une réalité très tangible pour qui suit un tant soit peu les événements au Proche-Orient, est complètement absente des éditoriaux. De même la condition de victimes des Palestiniens est absente des prises de position éditoriales [1]. Ceux et celles parmi les éditorialistes qui adoptent des points de vue minimalement différents de ceux de la droite israélienne ont le faux sentiment d'être « équilibrés » dans leur analyse, du seul fait qu'ils se font critiquer par les deux côtés...
Le Québec se démarque cependant du reste du Canada sur ce point, et les médias écrits francophones ont eu tendance à montrer plus de compréhension pour les questions du Proche-Orient que leurs contreparties dans le reste du Canada.
L'importance des questions internationales pour les communautés arabes et musulmanes est double. Au niveau des stéréotypes, le processus [258] semble assez clair : si les causes de la colère arabe sont occultées, cette colère apparaît alors comme injustifiée et irrationnelle, renforçant ainsi l'un des stéréotypes orientalistes. Par ailleurs, les représentations médiatiques dominantes renforcent le sentiment, chez les Arabes et les musulmans, que leurs opinions ne comptent pas vraiment. Mais ce sentiment est tempéré par l'existence de médias alternatifs et d'un mouvement social solidaire qui fait contrepoids au discours dominant.
Ce processus a été assez bien mis en évidence à l'occasion du débat sur les caricatures de Mahomet. La tendance dominante, dans les médias, a été d'aborder le débat avant tout comme une question de liberté d'expression plutôt que comme une question de respect envers un acteur social avec qui on cherche à établir un dialogue. Dans cette optique, la censure est le nécessaire contrepoids de la liberté d'expression. Dans un tel contexte, impossible de parler en d'autres termes, par exemple ceux du respect dans la façon dont on dit les choses.
L'islam comme menace à la laïcité
Le deuxième type de préoccupation au sujet des musulmans est celui de la lutte pour l'établissement d'une société laïque et égalitaire. Ici, ce sont spécifiquement les musulmans, plutôt que les Arabes, qui sont la source des craintes, car les demandes d'accommodements, raisonnables ou non, sont en lien avec les pratiques religieuses associées à l'islam.
Les réactions à ce sujet ont eu tendance à être fortes, car ces demandes soulèvent des enjeux de taille. Dans la presse anglophone du Québec, représentée par The Gazette, il y a une attitude de sympathie à l'égard de ces demandes, attitude tout à fait à l'inverse de l'hostilité dont fait preuve cette presse lorsqu'il s'agit des droits des peuples musulmans sur la scène internationale. Dans la presse francophone, au contraire, l'approche un peu plus ouverte par rapport aux questions internationales a été accompagnée de prises de position plutôt hostiles quant aux demandes reflétant une conception conservatrice, ou fondamentaliste, de l'islam.
Bien que cette méfiance par rapport à un certain conservatisme religieux ait ses justifications, elle a eu tendance à s'exprimer de façon peu subtile, aggravant le sentiment d'exclusion tant des musulmans conservateurs que de ceux, plutôt laïques, qui exigent qu'on parle d'eux avec un peu plus de [259] respect. Ainsi, quand l'Assemblée nationale a adopté une motion unanime rejetant, non pas les tribunaux religieux, mais spécifiquement les tribunaux islamiques, la plupart des associations musulmanes ont protesté contre ce traitement de défaveur. Pour illustrer une nouvelle faisant état de ces protestations, Le Devoir du 15 septembre 2005 a représenté des musulmans dans une pose pour le moins peu favorable. Heureusement, cette illustration n'est pas représentative de la couverture médiatique au Devoir, ni du traitement des musulmans en général. Mais elle est quand même révélatrice de ce qui peut être dit.
Or, une illusion d'optique marque les représentations médiatiques de ces demandes en provenance des communautés musulmanes. Quand on veut « couvrir » le sujet des demandes d'accommodement, vers qui se tourne-t-on presque automatiquement ? Vers les mosquées ou les associations dont la première caractéristique est de s'identifier comme musulmanes. Or, une majorité de musulmans au Québec se considèrent avant tout comme citoyens, et ne voient pas leur insertion au Québec comme se faisant à travers des associations islamiques.
Beaucoup d'entre eux ont immigré avant tout pour fuir un climat où l'islam conservateur devenait dominant et voulait dicter les conduites. Une majorité de musulmans du Québec, croyons-nous, sont opposés à cet islam conservateur. Mais ce ne sont pas leurs voix que l'on entend, car ce n'est pas en tant que musulmans qu'ils participent aux débats sociaux mais en tant que citoyens. Ils ont donc moins tendance à former des associations et à se donner une voix collective, car c'est dans d'autres collectivités que s'épanouit leur action sociale. Ils sont donc absents de l'image médiatique collective des musulmans, ce qui introduit une distorsion dans les représentations de ces communautés.
Les représentations médiatiques discutées ici ont un impact énorme, généralement sous-estimé, sur le sentiment d'appartenance et de dignité des citoyens et citoyennes issus des communautés musulmanes et arabes, toutes tendances confondues : conservateurs, pratiquants zélés ou tièdes, laïcs ou même athées. Corriger cette situation est un enjeu important dans la construction d'une société ouverte et inclusive.
[1] Cette assertion découle d'une analyse de contenu effectuée sur les grands quotidiens au Québec.
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