Rose-Marie Arbour
“L'itinéraire de Lise Landry”.
Édition de 1991. Reprise d’un article originalement publié
dans la revue Vie des Arts, vol. 28, no. 114, mars-avril-mai 1984, pp. 50-52.
L’itinéraire artistique de Lise Landry est fondé sur un besoin de dénonciation et de dissidence. De caractère agressif, cet art engagé utilise le support du papier pour donner à voir des «façons de faire».
Il y a toutes sortes de violence. Il y a aussi bien des façons de la dire, de la faire voir. La ruse a aidé bien des femmes non seulement à dire et dénoncer la violence qui leur était faite mais à dire et à formaliser des dimensions inédites parce qu’occultées de l’imaginaire grâce à une iconographie et à des moyens picturaux séducteurs de par leur candeur même. À propos de Frida Kahlo, on pense à André Breton qui disait: «L’art de Frida Kahlo est un ruban autour d’une bombe.»
Dans une des rares expositions de ses travaux [1], Lise Landry a montré des façons de faire qui ont été et sont toujours marginales. Ces travaux sont inclassables du point de vue la discipline graphique: si ce sont des dessins, il faut mettre le mot entre guillemets car là est la première entaille à l’intégrité d’un support de papier habituellement alliée à l’appellation dessin. Il faudrait dire plutôt assemblage mais, là encore, l’orthodoxie veut qu’il y ait assemblage quand des objets et des matériaux hétérogènes, souvent hétéroclites, provoquent un nouveau sens par leur promiscuité même et par l’agencement formel qui les ordonne. Ce n’est pas le cas ici: seules des feuilles de papier sont utilisées. L’hétérogène et la polyvalence caractérisent plutôt les outils utilisés: la plume, les crayons de couleur. Jusque-là, rien de plus réglementaire, mais s’ajoutent aussi les ciseaux plats et dentelés, les aiguilles et les épingles, le fil, la machine à coudre à points multiples. Là où le moyen d’expression est dévoyé, c’est dans la façon dont le support (feuille de papier dessinée) devient matériau (lanières, fragments de formes irrégulières) et non plus surface lisse sur laquelle la main de l’artiste se projette en figures et en écritures.
Le dessin sur papier est défiguré; comme du tissu, il est traité de tous bords et de tous côtés, pour servir à reconstruire une nouvelle surface; il est tissé, plié, cousu, surpiqué, faufilé, épinglé, ourlé, gaufré, gonflé. Il y a même, à côté des grands dessins, des séries de dessins tirés de cahiers de travail traditionnellement destinés à conserver les expériences réalisées par les femmes pour leurs travaux à l’aiguille ou de tissage. Ces cahiers servent à Lise Landry à garder en mémoire les façons de ré-utiliser, dans son travail artistique, les façons de faire des femmes.
L’art de Lise Landry ne dénote pas simplement, ne copie pas le tissage et des travaux manuels de femmes: il est tissage, il est travail manuel; ses attaches réelles sont enracinées dans un travail utilitaire (en opposition ici à artistique). Si la décoration n’est pas la chose décorée, qu’elle peut être enlevée ou soustraite sans modifier la structure de la chose, l’art de Lise Landry n’est pas décoration, il est ce qu’il montre à voir. Il ne s’agit pas non plus ici de violence décorative mais de violence faite à des conventions artistiques qui elles-mêmes expulsèrent, il y a de cela fort longtemps, les travaux manuels du domaine de l’art: la distinction ancienne mais non entièrement désuète entre art et beaux-arts remonte au Siècle des lumières, au 18e siècle, en France, lorsque l’Académie distingua (et par là opposa) l’art (manière de faire) aux beaux-arts, c’est-à-dire distingua entre le bien et le beau, le mieux et le plus beau, impliquant ainsi qu’il y avait là, entre autres, une distinction due à une certaine morale du travail.
De 1970 à 1977, Lise Landry a délibérément poussé une réflexion sur les fondements et le contexte de sa pratique artistique. Si elle utilise alors quasi exclusivement les crayons de couleur, c’est que cet outil permet de répéter à volonté les mêmes petites formes géométrique (carrés, cercles) qui s’imbriquent l’une dans l’autre, comme les mailles d’un tricot, les fils d’une broderie. La réflexion sur ses propres origines sociales (prolétaires) et sur son identité sexuelle la mène à analyser les travaux des femmes et à les transposer graphiquement. Elle se met ainsi elle-même en état de réflexion en s’identifiant à la situation des femmes qui s’adonnent à ces travaux et qui le font, non seulement en vue d’un travail utilitaire, mais comme moment et mode de réflexion.
D’abord colorées, dessinées, écrites, les feuilles de papier sont ensuite découpées et assemblées, suggérant quelquefois des figures géométriques simples telles le triangle, le losange. Le processus de réalisation se montre: nous pouvons lire la trajectoire des gestes, de la main, des doigts, comme on peut lire une écriture. Les mains travaillent dans les trois dimensions. Le geste de l’artiste ne se déploie pas seulement sur l’écran de papier, sur la feuille à dessin: la feuille de papier est roulée, découpée, trouée, tissée, collée, montée, faufilée. Elle devient comme du tissu, comme une toile. On pense à l’origine de la toile (tissu qui deviendra support de la peinture). Les dessins de Lise Landry révèlent d’une façon étonnante, éblouissante même, ce que ces gestes humbles recèlent et ont recélé.
C’est ce qui gêne certains. Les acquis et les réalités d’une culture de femmes sont montrés ici; mais en tant que femme artiste il y a moins d’honneur à montrer qu’on sait faire des courtepointes et plus de danger à ce qu’un losange ou un triangle puisse suggérer la forme du sexe féminin. Si la référence est ici gênante pour certains, c’est non par sa clarté d’évocation mais bien à cause de ce qui est évoqué: les femmes et les travaux dits féminins. Il est vrai qu’il est temps de sortir de la nostalgie des couvertures faites à la main et du sexe des femmes: les premières ont été remplacées, il y a bien longtemps, par des couvertures produites industriellement et accessibles à souhait; au contraire, les secondes veulent quitter et quittent les lieux de service auxquels elles étaient destinées, où elles ont été affectées pendant si longtemps. Elles s’individualisent au contraire par un changement de statut: d’objet sexuel domestiqué elles deviennent sujet sexué. Ce sont des valeurs plastiques formelles et symboliques, issues de cette expérience-là qui sont affirmées dans ces dessins. Lise Landry ouvre des portes longtemps verrouillées et frappées d’interdit: celles qui donnent accès au savoir propre aux femmes; elle fait se déployer et se transformer ce savoir dans les arts visuels, domaine où il aura été rarement invité et quelquefois toléré.
Ces dessins produisent chez certains un sentiment hybride fait d’embarras et de séduction; d’embarras, à cause de la perfection due en partie au fait main et à la subtilité des gammes colorées; de séduction, à cause de l’ordre et du désordre qui s’affrontent, de la dérive des plan colorés dont on ne sait s’ils paraissent ou disparaissent.
La perfection manuelle est gênante en cette époque de haute technologie: comme si elle se dirigeait dans une autre voie que celle à laquelle l’industrie de pointe nous a depuis longtemps habitués. En même temps, l’outil de l’artiste est inusité par sa nature mécanique: la machine à coudre est ici l’extension quasi naturelle des mains des travailleuses de manufacture et des travaux domestiques des femmes: la machine à coudre inscrit des gestes qui s’enracinent dans un savoir ancien, développé à travers diverses conditions de vie et de travail féminins. Ses sources culturelles engendrent une option esthétique; elles sont liées à des valeurs individuelles et collectives qui ont rarement eu accès à une reconnaissance dans un milieu artistique tout branché sur le régionalisme des puissants (ce qui est appelé art «international», par euphémisme). Mais, depuis quelques années, des valeurs différentes ont été mises de l’avant par des artistes telle Miriam Shapiro pour ne nommer qu’une des plus connues parmi les artistes américaines du Pattern Art. Lise Landry a si bien remis à flot les valeurs et la culture dont elle est issue (milieu ouvrier montréalais des années 40-50) et les façon de faire et de travailler des femmes qu’elle peut maintenant les propulser hors leurs cadres restreints et aliénants ce qui ne veut pas dire, pour autant que le lieu d’origine, le fondement de l’œuvre, soit nié. Il est dilaté, universalisé. On reprochera à cette artiste d’utiliser des techniques et des moyens liés à une culture passée (couture, broderie, tissage: entretien et embellissement du corps) ou bien on la valorisera pour cela. Il serait plus constructif d’échapper à cette conception de l’art comme simple relais pour comprendre que nous sommes ici devant un art véritablement engagé et réaliste. Dans les arts visuels, l’usage de techniques traditionnelles ou de technologies avancées ne signifie rien de plus que ce que l’artiste veut dire en s’en servant. Le sens est là quand l’artiste dépasse, par sa connaissance matérielle et culturelle, les possibilités de ces techniques quelles qu’elles soient, les ouvre à un sens issu d’un usage collectif mais aussi de l’expérience réelle que l’artiste en a.
L’activité artistique n’est-elle pas dissidence, tant à l’égard de l’art comme domaine institutionnel (règles, limites, sens), que vis-à-vis le travail comme valeur sociale? Lise Landry est doublement dissidente en faisant de l’art avec ce qui n’est pas ou est difficilement reconnaissable sur le plan social: le travail manuel et les femmes comme sujets (et non plus seulement comme modèle)! D’autre part, la violence dont elle témoigne ne prend jamais le dessus, ni sur le plan des moyens, ni en ce qui a trait au contenu, au sens. En utilisant des moyens violents pour susciter l’horreur de la violence, il y a de fortes chances pour que cette dénonciation par la violence n’es soit pas une, mais au contraire en soit un soutien qui s’ignore. Les discours artistiques fondés sur la dénonciation sont actuellement abondants, prolifiques: le problème est que souvent ils ne parlent et ne signifient que la peur, que la violence. Il est difficile de croire qu’ils puissent proposer autre chose que ce qu’ils sont eux-mêmes: agressifs et mortifères.
Lise Landry ne parle pas de violence mais elle a réhabilité dans son art des moyens et des énergies qui ont été violentés à travers des siècles d’exploitation du travail féminin. Elle délivre ces façons de faire et ces gestes du champ de violence où ils étaient maintenus pour en livrer les valeurs positives et régénératrices: conscience et lucidité plastiques, rigueur et continuité des problématiques visuelles mises en jeu, minutie et perfection de la réalisation, respect des matériaux et des objets.
Cette artiste affirme la validité incontestable des savoirs multiples et dispersés des groupes, clans, minorités, qui se partagent les marges de l’espace social. La dissidence de ces petites cultures va de pair avec la force du rejet dont elles sont l’objet. Affirmer cela, dans le champ actuel de l’art qui s’affirme comme phénomène éclaté, polyvalent, décentré, c’est parler de sa propre réalité et de son propre contexte, plus spécialement chez une artiste vivant et travaillant au Québec.
[1] À la Galerie Michel Tétreault, en mai 1983.
|