Rose-Marie Arbour
“Jérôme Fortin:
éloge de la fragilité et des croisements”.
Un article publié dans la revue Espace, no. 62, hiver 2002-2003.
- Introduction
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- Poétique de la métamorphose
- Art, design et autres croisements
Introduction
À la galerie Pierre-François Ouellette [1], l'exposition intitulée Solitudes met en lumière la notion de série qui est inhérente au travail artistique de Jérôme Fortin. L'exposition met en vue douze tableaux en haut-relief dans la salle principale reconfigurée au fin d'encadrer l'ensemble. Comme tout ensemble, celui-ci ne peut être morcelé du moins idéalement. Dans la seconde salle, un présentoir (Bagatelle 2) exhibe sous vitre une collection d'objets énigmatiques et, au mur, une «murale» faite de dix-huit «soleils» (Variables) est épinglée au mur. Cette seconde salle est en lien direct avec une autre exposition des oeuvres de l'artiste au Musée de Joliette [2] où les présentoirs (Bagatelle 1 et 3), les murales (Variable 5 et Variable 6) et surtout la série des Marines (Paysage 1 à 13) permettent d'apprécier encore davantage l'ampleur et la portée poétique des oeuvres de cet artiste.
À Montréal, chacun des douze tableaux à relief (Solitudes) est en forme de losange (entier ou pas) et chacun se différencie des autres par des couleurs et tonalités en majorité feutrées et à effet de moiré. Une imagerie sérielle les compose et les tableaux sont autant de foyers à effets optiques différents. Au mouvement du spectateur est due la multiplicité des effets optiques qui les animent. Devant chaque tableau, le spectateur expérimente les différentes facettes des cônes en relief qui forment les unités de base de ces losanges. Chaque cône est fabriqué à partir des pages pliées en forme d'origami de livres de même format qui sont ensuite épinglés, ouverts, à même le mur et selon une mise en carreau de la surface du losange projeté. La lumière joue sur les reliefs ainsi formés par l'espacement entre chaque feuille des livres qui se distinguent, d'un tableau à l'autre, par la particularité des couleurs, le moiré des textures qui sont à la source d'autant d'effets optiques.
L'art optique et l'art cinétique des années 1960, tant européens qu'américains, avaient au centre de leur pratique non seulement le mouvement (virtuel) lié au déplacement du spectateur mais la notion de sérialité. Cette dernière marque les oeuvres de Solitudes par les jeux d'association et de différenciation que recèle l'image unique des tableaux; mais elle marque aussi l'organisation de l'exposition elle-même. L'ensemble en effet est présenté comme une série indissociable : la mise en vue incite le spectateur à revenir sans cesse sur ce qu'il vient tout juste de voir pour comparer avec ce qui vient tout de suite après. Cet incessant déplacement permet à l'image unique de chaque tableau de se multiplier tout en évoquant un bruissement virtuel.
Poétique de la métamorphose
Le geste de l'artiste qui consiste à collectionner, empiler, additionner, plier, découper, lacérer, classer évoque le travail de la machine tout autant que celui de l'artisan. La répétition obsessive du geste se formalise dans des formes abstraites et des structures géométriques précises où pourtant la métamorphose poétique est ominiprésente. C'est le cas particulièrement au Musée de Joliette où une série de tondos (Marines, Paysage 1 à 13) ont été brochés à même les murs. Des bouteilles de plastique d'origine différentes -- objets utilitaires s'il en fût -- sont découpées en lanières et disposées à l'horizontale pour former une surface circulaire. La superposition des lanières inégalement tordues et en rangs serrés évoquent les vaguelettes de l'eau mais aussi les liquides que ces bouteilles contenaient. Le goulot d'une bouteille ponctue de temps à autre la surface et rappelle, avec une pointe d'humour, l'origine modeste du matériau qui résonne ici d'une poésie inédite et singulière. Ces tondos sont fixés au mur comme des notes sur une portée musicale, suggérant dès lors un bruissement d'eau. Il y en a un de plus grande taille dont les lanières sont de plastique transparent et qui évoque d'autant la fluidité de l'eau.
Les présentoirs (Bagatelle 1,2,3) présentés à Montréal ainsi qu'à Joliette concrétisent singulièrement la sérialité moderne tout en évoquant les cabinets de curiosités dont les siècles anciens étaient friands. Dans aucun d'eux les objets ne sont trouvés ni semblables mais tous ont été conçus et réalisés par l'artiste. Leur disposition et leur proximité reposent sur les correspondances formelles et structurelles et font oublier la modestie et même l'insignifiance des matériaux : allumettes et leurs boîtes, élastiques, bouchons de métal, de liège, etc., débarrassés ici de leur charge utilitaire pour se fondre dans ces constructions miniatures qui évoquent parfois des architectures futuristes.
Dans les expositions de Montréal et de Joliette, des liens sont donc évidents entre ce travail artistique et l'art optique des années 1960 pour le rôle structurant qu'y joue la sérialité. Mais alors que les artistes de ce courant étaient presqu'exclusivement sollicités par les effets rétinien et de surface, par l'illusion optique, et qu'ils abolirent toute intrusion de la subjectivité dans l'oeuvre, le travail de Jérôme Fortin recèle, au-delà de la surface, une dimension cachée subjective et poétique. Il a davantage d'affinité avec la méthode des peintres québécois Guy Pellerin et Fernand Leduc : chez ce dernier, les couches colorées superposées de ses monochromes recouvrent des paysages de montagne peints au préalable sur la toile mais qui disparaissent ainsi à jamais sous la peinture que néanmoins ils «animent». Chez Gilles Pellerin, les monochromes circulaires retiennent l'atmosphère d'une ville, d'une maison, d'un lieu qui donnent leur couleur et leur titre à ses tondos. Sous le moiré des papiers pliés de Solitudes qui forment le coeur de l'exposition à la galerie Pierre-André Ouellette, ce sont les livres, les imprimés qui disparaissent sous la surface en relief qui ne retient que la trace des typographies et des couleurs particulières de chacun et les noms qui leur servent de titres (magazine Nightlife, mots croisés, cahiers à colorier, guide routier, bottin téléphonique, revue Parachute...). Autre référence à l'art optique : le rejet, par les tenants de ce courant, de la trace manuelle comme forme de subjectivité individuelle est ici, au contraire, présente malgré les apparences d'anonymat que génère la répétitivité du geste. Elle surgit sous l'époustouflante habileté de l'auteur à manipuler et à traiter de médiums insolites, par le sens peu commun à rendre visibles les résonances formelles. Le geste répété jette paradoxalement une lumière vive sur l'auteur et dès lors devient sa signature.
Art, design et autres croisements
Si Jérôme Fortin réalise un retour sur la modernité c'est d'une façon sinueuse : il fait oeuvre d'abstraction tout en prenant pour matériaux des objets de la quotidienneté considérés comme rebuts de notre société de consommation. Chiffonnier de la vie quotidienne, collectionneur de déchets, ramasseur, l'artiste défie l'anonymat du robot en même temps qu'il l'évoque par sa procédure répétitive. Contrairement aux habitus de notre monde de plus en plus modelés par des technologies sophistiquées, les oeuvres de Jérôme Fortin proposent une relation d'intimité et de poésie à l'égard des fragments et restes les plus modestes de notre société technologique. Curieusement, ces oeuvres sont en lien avec le design -- ne serait-ce que par l'apparent anonymat du geste et la rigueur des équivalences formelles qui caractérisent généralement ce travail. Cette relation art/design s'est constamment rejouée au cours du dernier siècle sous diverses modalités et idéologies modernes. À ce propos, rappelons que plusieurs praticiens de l'art optique et cinétique des années 1960 furent issus du design et que d'autres s'y tournèrent rapidement et sans ambages. Chez Fortin, il semble que la sérialité le maintienne paradoxalement dans le champ artistique par la distanciation même qu'elle permet face à l'objet utilitaire ou simplement décoratif. La sérialité ramène au premier plan les correspondances formelles qui sont à la source de sa poésie -- poésie à laquelle le design aspire rarement du fait même de sa finalité utilitaire. Enfin, historiquement la modernité s'est fermement élevée contre le décoratif mais la post-modernité lui a manifesté un intérêt insistant et significatif -- nombre de femmes artistes en firent un porte étendard collectif pour affirmer, dans les années 1970 et 1980, d'autres valeurs en arts visuels.
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Se retrouve dans le travail artistique de Jérôme Fortin le va-et-vient de la vie à l'art, de la modernité à la post-modernité, de ce qui paraît/disparaît. Son esthétique formelle a à voir avec l'art abstrait moderne mais elle déborde la modernité par la modestie des matériaux utilisés, leur lien avec la vie quotidienne et les références constantes à ce qui est laissé pour compte dans notre univers de la consommation. Elle introduit à la fragilité plutôt qu'à l'universalité. Par l'acte de collectionner qui la sous-tend, elle témoigne du temps qui fuit plutôt que de la domination du progrès.
[1] Pierre-François Ouellette art contemporain, 372, Ste-Catherine ouest, Montréal.
[2] Exposition personnelle intitulée Ici et là , Musée de Joliette, jusqu'au 5 janvier 2003. L'artiste participe à une exposition d'installations in situ au 6e Symposium international Espace et densité organisé par la Fondation Derouin à Val-David du 10 août au 8 septembre 2002.
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