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Yao Assogba
Professeur en travail social, Université du Québec en Outaouais
“Les ONG et le développement en Afrique
ou la face cachée de la lune.” *
Un article publié dans la revue NOUVELLES PRATIQUES SOCIALES, vol. 4, no 1, 1991, pp. 39-49.
Au-delà de leur extrême variété, force est de reconnaître que les ONG d'aide au développement partagent un discours commun. Elles se définissent comme une alternative aux opérations de coopération classique et elles sont reconnues comme telle. En effet, face à la lourdeur des grands projets et des opérations de développement, les ONG présentent un autre type d'intervention, mettant en œuvre des opérations ponctuelles, à petite échelle, au ras du sol, recherchant la participation des populations rurales et visant à répondre aux besoins essentiels de celles-ci. L'auteur utilise le conte pour présenter les résultats de ses recherches sur l'intervention des ONG de développement en Afrique sud-saharienne au cours des trente dernières années.
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J'ai fait un rêve, un rêve étrange, sur les trente ans d'aide au développement de l'Afrique sud-saharienne. J'ai rêvé notamment aux trente années d'intervention des organisations non gouvernementales (ONG) de développement dans cette partie du continent africain. Je n'écrirai donc pas un article au sens classique du terme, mais je vais plutôt vous raconter mon songe.
Il y a deux parties dans mon rêve : l'une concerne le passé plus ou moins récent, soit le début des années 60 ; l'autre concerne l'avenir, soit l'an 2000 et au-delà. La préhistoire du développement de l'Afrique par l'aide étrangère se situe entre 1960 et 1990. L'histoire du développement du continent commence donc en 1990.
LA PRÉHISTOIRE DE L'AIDE
AU DÉVELOPPEMENT
Au début de la préhistoire du développement de l'Afrique était « l'aide étrangère » aux pays nouvellement indépendants du continent noir. Dans mon rêve, un économiste nommé Jean-Jacques Gabas (1989a, 1989b), spécialiste des économies africaines, m'a parlé de ce concept dans ces termes : « La théorisation de l'aide fut l'œuvre des "pionniers du développement" tels que Rostow, Rosenstein-Rodan ou encore A. Lewis. Leur thèse est relativement simple à exposer : les pays recevant une aide massive dans tous les secteurs pourront sauter des étapes et décoller rapidement. »
Au début des années 60 prenait corps l'idée d'une aide davantage sélective, qui cible les pôles de développement : c'était le courant des industries industrialisantes initié par Perroux et De Bernis (Gabas, 1989b : 31). Dans mon langage, j'ai compris qu'il s'agissait de la période des mégaprojets de développement : grands barrages, transfert de technologies de pointe, construction d'usines « clé en mains », etc. Ces méga-projets, œuvres des organisations gouvernementales des pays développés ou des organisations internationales de l'ONU, sont surtout limités aux centres urbains et ne profitent qu'à une minorité privilégiée d'Africains : élites politiques, militaires, diplomates et hauts fonctionnaires. Bref, l'aide au développement pratiquée par les organismes internationaux de coopération bilatérale (ou multilatérale) a conduit les pays d'Afrique sud-saharienne au maldéveloppement.
LES ONG DE DÉVELOPPEMENT :
UNE ALTERNATIVE ?
J'entends la voix d'une autre personne. Elle s'appelle « Monsieur de Volontaire » et est une disciple d'Albert Schweitzer. Monsieur de Volontaire a pris soin de me parler des ONG. Les ONG ne sont pas une création [41] récente : celles qui se réclament d'aide au développement sont nées longtemps avant les idées d'indépendance. Pendant les années 40 et 50, il n'était pas question de développement, mais plutôt de civilisation, et de civilisation occidentale, évidemment. Et « l'accompagnement de la marche vers la "Terre promise" de la civilisation [...] justifiait les actions d'éducation et de santé, premiers axes de travail que les ONG se sont donnés » (Husson, 1988 : 17).
Et Monsieur de Volontaire de poursuivre son historique. Les origines des ONG telles qu'on les connaît actuellement sont à rechercher dans une période plus récente, à savoir dans l'appel de Jean XXIII proclamant que « la paix a pour nouveau nom le développement » et dans une prise de conscience des sociétés civiles des pays développés des problèmes de famine et de santé que vivent les populations du tiers monde. Mais qu'est-ce qu'une ONG ? Une ONG est une « organisation qui fournit de l'aide, opère à but non lucratif et est indépendante des gouvernements » (Agence canadienne de développement international, 1990 : 82). On les appelle aussi organismes du secteur bénévole. Les ONG sont nombreuses ; en 1981, l'OCDE en dénombrait quelque 1 700. Elles sont aussi d'une extrême variété : elles sont religieuses ou laïques, nationales ou internationales. Les unes ont pour objectif l'éducation du public (des pays du Nord) au développement. Tantôt l'aide est présentée comme une charité, tantôt elle est présentée dans une perspective plus large de l'interdépendance Nord-Sud. Les autres sont définies comme organismes d'aide au développement, y compris les aides d'urgence [1].
Je m'intéresse particulièrement aux ONG d'aide au développement. Monsieur de Volontaire, quelle est la différence fondamentale entre les ONG de développement d'une part et, d'autre part, les organisations gouvernementales bilatérales et multilatérales ? D'abord, les ONG de développement s'opposent à ces dernières organisations par la taille : les ONG sont de taille petite ou moyenne. Ensuite, elles sont financées en partie par les gouvernements et les organisations multilatérales, puisqu'elles doivent aussi faire appel à des contributions volontaires pour constituer leur budget. Par ailleurs, face à la lourdeur et au gigantisme des projets et opérations de développement des organisations gouvernementales bilatérales et multilatérales, les ONG présentent un autre type d'intervention.
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De manière générale, les ONG de développement mettent en œuvre ou soutiennent des petits projets ponctuels, à petite échelle, au ras du sol. Leur but est de répondre aux besoins essentiels des populations les plus pauvres, provenant souvent des régions rurales mais aussi des agglomérations urbaines, d'Afrique ou d'ailleurs dans le tiers monde. Pour les ONG, l'adhésion des populations, la définition de leur propre projet communautaire, leur participation aux différentes étapes de réalisation du projet, la satisfaction de leurs besoins constituent les principes fondamentaux de toute pratique « développementale ». Le but ultime des ONG est de favoriser auprès des populations défavorisées, les conditions d'accès à un processus de développement, et je veux dire d'auto-développement.
Les ONG interviennent dans la plupart des domaines de développement : la lutte contre la faim, l'alimentation, la santé, l'agriculture, l'approvisionnement en eau potable et l'assainissement, l'élevage, le crédit aux petites entreprises (agricoles, commerciales, artisanales, l'assistance aux groupements féminins, etc.). Certaines ONG se spécialisent dans des opérations d'urgence de tout ordre : épidémies, famines, inondations, réfugiés, etc. Monsieur de Volontaire, votre récit sur les ONG est bien beau, et il me rappelle mon enfance au village, lorsque le Vieux (c'est-à-dire mon papa) me racontait, le soir au clair de lune, les fables africaines. Dans les fables de l'Afrique noire, on trouve toujours un animal rusé (tortue, lièvre, singe, etc.) qui a le verbe facile, et palabre de façon magistrale. Ces fables cachent une face de la belle lune. Pour découvrir la face cachée de la lune, le Vieux m'a souvent dit de consulter les autres sages du village.
Dans mon rêve, je suis donc allé me nourrir des enseignements des hommes et des femmes âgés du village. Dans le langage du lecteur, je dirais les bénéficiaires des projets réalisés grâce à l'aide des ONG. Dans le langage du lecteur, le fait d'aller consulter les bénéficiaires signifierait faire de la recherche ou étudier scientifiquement la réalité. Comme les populations de l'enquête sont des tribus, la méthode la plus appropriée est l'ethnométhodologie.
LA FACE VISIBLE DE LA LUNE
Dans un premier temps, j'ai rencontré les bénéficiaires d'Akono et de Minta, deux petits villages du Cameroun. Voici ce qui se dégage de leurs récits. La population d'Akono, petite localité au sud de Yaounde (la capitale camerounaise), a bénéficié dans les années 70 d'un projet d'éducation à la santé grâce à l'assistance d'une ONG appelée Développement et Paix. Les objectifs du projet sont de faire l'animation sanitaire à l'école et dans [43] les familles, ainsi que l'animation familiale (budget, soins à domicile, hygiène domestique, etc.), et de construire des puits.
L'idée du projet vient de trois fonctionnaires du Bureau des activités socio-économiques de Yaoundé, qui ont demandé l'assistance de l'ONG pour répondre aux besoins de santé de la population d'Akono. Le projet a été placé sous la responsabilité d'un personnel qualifié : un médecin, une animatrice sanitaire et un directeur. Il a duré trois ans (de 1974 à 1977), soit le temps qu'a duré l'aide de l'ONG. L'animatrice et le directeur ont quitté le village parce qu'il n'y avait plus d'argent « pour les payer à la fin des mois ». Il y a eu des conflits entre les responsables du projet et les autorités locales. Quelques années plus tard, un projet similaire a été repris grâce à l'aide d'une ONG française et aux services d'un nouveau médecin, d'une nouvelle animatrice et d'un nouveau directeur. Mais hélas !, le scénario est toujours le môme et les conditions de santé et d'hygiène d'Akono ne sont guère améliorées. Akono n'est qu'un exemple parmi d'autres. Les habitants de Minta, petite localité enclavée située dans la Haute-Sanaga au Cameroun, ont connu la même expérience (Assogba, 1984).
Dans un second temps, j'ai écouté religieusement les histoires de projets des populations Koulango de Saye, en Haute-Côte-d'Ivoire, et de Koni, au Mali. D'abord les habitants de Saye. Nous manquons d'eau. Tout le village en souffre. Les marigots tarissent très vite. Nos femmes passent beaucoup de temps à s'approvisionner. Nos enfants manquent de soins matériels, ils vivent dans des conditions d'hygiène mauvaises et sont souvent atteints de maladies. Un jour, notre chef avait délégué l'instituteur du village pour contacter les pères de la mission catholique afin de voir si on pouvait faire quelque chose pour nous. Des réunions et palabres est née l'idée de construction d'un puits au village. Les pères catholiques de France avaient alors demandé l'assistance d'une ONG française et un puits équipé d'une pompe manuelle fut installé dans le village. Tous les villageois ont beaucoup apprécié le projet. Mais paradoxalement, nos femmes n'ont pas été heureuses de la réalisation : nous nous sommes rendu compte que lorsque la pompe est tombée en panne, elles ont eu l'air d'apprécier ce bris mécanique !
En bon chercheur, j'ai mis en doute cette information provenant probablement d'un « parti pris » masculin peu sensible à la peine des femmes. J'ai demandé alors à une spécialiste - une consultante française - d'élucider cette « histoire à dormir debout » par une étude sur le terrain. La consultante, Savonnet-Guyot, a donc fait sa recherche et a rapporté les résultats [44] suivants. La « bonne raison » des réticences des femmes face au puits peut s'expliquer ainsi :
- Ce puits, qui était placé au centre du village, à la vue de tous, les privait de ces précieux instants de liberté où, loin des regards des hommes, elles pouvaient se retrouver entre elles, procéder à leur toilette, rire et plaisanter sans contrainte, les maris étant, bien sûr, les sujets favoris de ces plaisanteries (Savonnet-Guyot, 1985 : 200).
Et la consultante de conclure :
- Au fond, je l'ai compris ce jour-là, la pénible corvée d'eau avait sa compensation : le marigot était le lieu où pouvait se constituer, à bonne distance du village et de ses conflits latents, une contre-société féminine libérée des regards masculins (1985 : 201).
Lors d'une seconde enquête, le chef du village a informé la consultante que ce puits n'a jamais été remis en état de marche. Par contre, un deuxième puits construit à mi-chemin entre le village Koulango de Saye et le village Lobi de Tonkadoua (en pleine brousse) a été très bien accueilli par les villageois et surtout les villageoises. Ce second puits, qui est bien entretenu par les populations, est l'œuvre d'une ONG également française, c'est-à-dire « les Frères des hommes », qui habite la région depuis 20 ans.
C'est maintenant le tour des populations rurales de Koni de prendre la parole. Pour assurer le développement de notre région, une communauté de pères français a créé, en 1970, un organisme local appelé Centre familial d'animateurs ruraux (CFAR). Le CFAR a été dirigé tour à tour par des missionnaires français, belges et canadiens (les frères du Sacré-Cœur). Ces missionnaires vivent parmi nous : ils connaissent nos valeurs, nos coutumes, nos pratiques agricoles et pastorales ; ils parlent nos langues. Ils nous font confiance. Nous identifions nous-mêmes nos besoins ; nous élaborons ensemble les projets de développement ; nous participons à toutes les étapes de réalisation de ces projets. Ils forment nos jeunes. Ils nous aident à améliorer progressivement nos pratiques d'élevage et d'agriculture, à construire des puits et à améliorer nos conditions d'hygiène. Le CFAR a pour devise : Développer sans abîmer.
Quels ont été les projets réalisés par le CFAR ? Le chef de Koni m'a répondu en citant deux exemples. L'ONG canadienne Développement et Paix a apporté l'assistance financière au Centre familial d'animateurs ruraux de Koni de 1973 à 1981. Ce financement a permis au CFAR de construire une porcherie et une bouverie, d'assurer des services vétérinaires pour le CFAR et d'assurer la formation agricole des jeunes ménages paysans. L'élevage des bovins avait un double but : les bœufs fournissent la force de traction pour le labour ; les vaches assurent la relève [45] des bœufs de labour. La vente des porcelets dans les villages et des porcs dans la capitale Bamako avait assuré, pendant une dizaine d'années, l'autofinancement du Centre. Les objectifs du projet ont donc été atteints dans une large mesure.
Des jeunes paysans ont reçu une formation sur l'élevage plus moderne et plus rationnel des porcs et des bœufs. L'introduction de la culture attelée avec bœufs est une innovation technique dans la région de Koni. De toutes les activités financées par Développement et Paix, seul l'élevage des porcs a été interrompu pour des raisons de maladie. Le CFAR continue d'assurer l'autodéveloppement de la région de Koni grâce à l'autofinancement et à l'aide des ONG du Canada, de la Hollande, de la Belgique, de la France et de la Grande-Bretagne. Cependant, la bonne volonté des populations de Koni et leur détermination pour le développement de leur région n'ont pas résisté à l'épreuve de la terrible sécheresse qui a frappé tout le Mali en 1983-1984.
Le second exemple : la construction d'un barrage à Bé, petit village sur les rives de la rivière Koni. En 1980, les paysans ont commencé la construction du barrage de Bé sous l'encadrement technique d'un missionnaire des frères du Sacré-Cœur, alors directeur du CFAR. La même année, Oxfam-Québec et Développement et Paix ont apporté leur aide financière au projet. Ce barrage, construit selon les principes de la technologie appropriée, a permis aux paysans de Bé d'améliorer leurs activités de pêche, d'agriculture et d'élevage. Projet peu coûteux et facile à entretenir, le barrage de Bé continue à répondre aux besoins des populations, tant et aussi longtemps que la pluviométrie sera bonne et régulière.
LA FACE CACHÉE DE LA LUNE
Mon rêve se poursuivant, je me suis retrouvé dans un colloque sur les ONG où j'ai rencontré des spécialistes qui ont discuté haut et fort. Les exemples comme ceux de Koni et de Bé, a déclaré un des participants, sont tellement rares en Afrique sud-saharienne qu'ils constituent quasiment des miracles. Cependant, les cas d'Akono, de Minta et de Saye sont plus fréquents. C'est malheureux mais c'est ainsi. À propos du principe qui veut que les ONG répondent à une demande locale et suscitent la participation des populations bénéficiaires aux décisions des projets, un des spécialistes a dit textuellement ceci :
- Quand on s'attache à l'historique des décisions et des actions des ONG, on s'aperçoit que celles-ci n'accompagnent que très rarement un projet [46] préexistant lancé par les populations. Bien au contraire, l'ONG crée son projet, l'élabore, suit ses propres étapes, et une connaissance insuffisante du milieu d'intervention peut empêcher que l'action bénéficie aux plus défavorisés (paysans sans terre, groupes socialement marginaux, femmes...), dont on ignore la représentation et le poids dans les processus de décision de la collectivité. Par contre, l'investissement en travail de cette dernière est généreusement sollicité (Freud, 1988 : 59).
Il ajoute :
- Tout cela contribue à rendre délicate la prise en charge de l'action par la communauté une fois l'ONG partie. [...] Trop souvent, l'arrêt de l'intervention signifie l'arrêt de l'action. Même quand la question de la formation est réglée, il reste celle de la capacité des villageois à entretenir et à renouveler tous les équipements qui ont été mis en place : c'est tout le problème de l'héritage des charges récurrentes (Freud, 1988 : 60).
L'économiste dont j'ai parlé au début de mon récit abonde dans le même sens que Freud :
- Les ONG ont des coûts de fonctionnement extrêmement bas, sont très proches des paysans et de la réalité du « terrain ». Mais parmi l'action des ONG, il y a eu aussi beaucoup de déconvenues, voire d'échecs. Cela provient de plusieurs facteurs, mais il en est un, et non des moindres, qui est d'ordre culturel : beaucoup d'ONG sont arrivées dans un pays en disant « on va aider les populations démunies ». Mais cet objectif, tout à fait louable à priori, s'est traduit dans la pratique par des « on fait des actions à votre place en vous transférant des technologies appropriées, de l'aide alimentaire contre du travail, du savoir-faire, du matériel agricole, des mobylettes » (Gabas, 1989b : 37).
J'ai alors posé la question suivante à Gabas. Est-ce à dire, en d'autres mots, que malgré leurs discours, la pratique des ONG ne favorise pas le développement des villages africains à partir de leur propre dynamisme, des logiques et des stratégies des populations ? Si. « Bref, beaucoup d'ONG se sont substituées aux acteurs, en assistant les populations rurales. Il faut changer cette mentalité d'assistance, et cela prendra beaucoup de temps : au projet de développement devra être substitué l'esprit d'entreprise » (Gabas, 1989b : 37). À cet égard, précise-t-il, on parle maintenant de partenariat entre les ONG des pays développés et les ONG des pays en développement d'une part, puis entre les ONG de ces derniers pays d'autre part.
Je vois, dis-je. On s'est rendu compte que les organismes de base dans les villages (coopératives, associations paysannes, comités de santé, groupes d'usagers des pompes, etc.) offrent le meilleur potentiel de dynamisme de développement. Ces organisations, encadrées par des ONG [47] nationales ou non, jouent un rôle critique dans les stratégies de développement rural. Elles constituent en fait des ONG d'autodéveloppement des communautés rurales. On a constaté que ces associations locales rurales s'organisent de manière efficace, qu'elles sont autonomes dans leur fonctionnement, leur encadrement et leur gestion. Les ONG des pays du Nord, les ONG des pays du Sud et les gouvernements nationaux doivent les considérer désormais comme les premiers responsables et acteurs du développement. Car pour qu'il y ait un réel développement, il faut que la paysannerie africaine elle-même travaille sur le terrain et élabore ses stratégies selon ses logiques propres. Les organismes d'aide au développement peuvent apporter les moyens financiers et technologiques mais adaptés au milieu. Les uns et les autres sont désormais des partenaires dans le développement.
Dans mon rêve, je me suis souvenu de quelques exemples d'organisations locales qui ont fait leurs preuves en Afrique de l'Ouest.
D'abord le groupe local du village de Wuro-Sogi au nord-est de la région du fleuve Sénégal, dans le département de Matam. Ce village qui compte 10 000 habitants a connu une forte migration de sa population vers Dakar ou la France au début des années 60. Les migrants ont constitué très tôt une « caisse d'entraide ». Après la sécheresse de 1973, les villageois qui ont souffert du manque de ressources d'eau décidèrent de mettre en commun leurs maigres économies pour acheter une motopompe. Les gens du village assurent l'entretien et l'achat de carburant (50 litres de mazout par jour). Les ressortissants de Wuro-Sogi, les migrants et les villageois restés sur place, ont constitué par la suite une association de développement de trois sections, jouant chacune un rôle précis mais complémentaire. Celles de Dakar se chargent des démarches auprès de l'administration centrale, tandis que celle de Paris se consacre à la collecte de fonds et à l'établissement de contacts avec les Français intéressés par cette initiative, notamment dans les milieux agricoles (OCDE, 1988 : 52).
Les modestes cotisations versées par les membres tous les mois ont permis de financer de petits projets : une mosquée, des classes, un silo à céréales, etc. Mais une étude de l'OCDE a montré que : « Le groupe a négocié longtemps avec des ONG avant d'en trouver une qui accepte de soutenir les projets voulus par les villageois : un moulin à mil pour les femmes, l'ouverture d'un dépôt pharmaceutique » (OCDE, 1988 : 53).
Aujourd'hui, une ONG française apporte son assistance pour la réalisation d'un projet d'aménagement de périmètres d'irrigation pour l'accroissement de la production vivrière. L'Association de développement du village Wuro-Sogi est membre de la Fédération des associations [48] paysannes sénégalaises (FONGS) et du Conseil sénégalais des ONG d'appui (CONGAD).
Je citerais également le mouvement Naam relancé par un sociologue burkinabé dans les années 60 chez les Mossi de la région de Yatenga, au Burkina-Faso. Le mot naam désigne la pratique sociale traditionnelle qui consiste au partage occasionnel de tâches entre les jeunes pour des activités d'intérêt collectif comme, par exemple, l'organisation des fêtes. Sous sa forme renouvelée, le Naam est un « mouvement précoopératif » qui concilie subtilement les valeurs traditionnelles en mutation et les valeurs modernes. Le Naam moderne vise à permettre à ses adhérents d'accumuler une plus-value pour l'investissement dans des activités de développement. Le Naam s'est initialement adressé aux jeunes villageois des deux sexes. Les membres se consacrent principalement aux cultures communales de mil, de coton, de sésame et d'arachides, durant la saison pluvieuse. En saison sèche, des activités communautaires comme la construction de fossés, de petits barrages, de puits, le reboisement, la fabrication de foyers améliorés, etc. sont réalisées. C'est ainsi que jeunes et adultes de la région de Yatenga ne connaissent plus les migrations saisonnières massives d'antan. D'une centaine qu'ils étaient en 1973, les groupements Naam masculins, féminins ou mixtes ont passé à plus de 2 500 en 1987.
Je pourrais citer d'autres associations locales ailleurs en Afrique, comme les Caisses populaires pour le développement et l'entraide socio-sanitaire (CPDE) dans la région de Niamtougou au nord du Togo, ou des ONG nationales comme l'Association pour le développement des peuples (ADEP) créée en 1967 par des Togolais, par suite de l'encyclique Populorum Progressio, ou encore des regroupements d'ONG nationales comme la Fédération des ONG togolaises (FONGTO), ou la Fédération des ONG du Sénégal (FONGS) ou enfin le regroupement régional des fédérations d'ONG nationales comme la Fédération des organismes volontaires africains de développement (FOVAD), dont le siège est à Dakar au Sénégal [2].
UN RÊVE INACHEVÉ
Toutes ces associations et fédérations d'ONG sont nées du dynamisme interne des réalités africaines. Elles constituent potentiellement les leviers les plus efficaces d'un réel développement des sociétés paysannes africalnes ; [49]en effet, elles indiquent la voix nouvelle qui mène au développement des peuples par eux-mêmes, grâce à l'appui d'autres peuples plus développés.
- L'expérience des groupements ou associations des paysans en Afrique de l'Ouest, écrit un père blanc des Sociétés des missionnaires d'Afrique, est assez concluante pour affirmer qu'elle constitue un germe qui porte un espoir de développement dans cette région du continent noir. Si, précise-t-il, cet espoir devenait réalité, il ne s'agirait de toutes façons que d'un décollage. Celui-ci appellerait d'autres développements ultérieurs exigeant d'autres mises en oeuvre [...] et d'autres analyses (Buijsrogge, 1989 : 211).
L'appui que les ONG du Nord et du Sud (d'Afrique notamment) donneront au mouvement associatif paysan se fera dans le respect, la dignité et la coopération avec la paysannerie. Cela s'appelle le partenariat pour le développement.
Déjà, des prises de position me donnent espoir... Le temps passe. J'entends une voix qui me dit : « Maintenant va commencer l'histoire. » Vous pensez si je suis heureux ! Je vais assister enfin à l'histoire du développement de l'Afrique sud-saharienne. Mais manque de chance, je me suis réveillé en sursaut. Ça n'a été qu'un rêve, mais un rêve tout de même porteur d'un espoir !
Bibliographie
Agence canadienne de développement international (ACDI) (1990). Mini-dictionnaire du développement international, Hull, Approvisionnements et Services Canada.
Assogba, Yao (1984). Rapport d'évaluation globale du programme des ONG : Mali et Cameroun, Hull, Mission d'évaluation, miméo.
Buijsrogge, Piet (1989). Initiatives paysannes en Afrique de l'Ouest, Paris, L'Harmattan.
Freud, Claude (1988). Quelle coopération ? Un bilan de l'aide au développement, Paris, Karthala.
Gabas, Jean-Jacques (1989a). L'aide contre le développement ? L'exemple du Sahel, Paris, Economica.
Gabas, Jean-Jacques (1989b). « L'aide en question », Futuribles, n° 138, décembre, 29-41.
Husson, Bernard (1988). « Si Albert Schweitzer revenait... », Histoire de développement, n° 3, septembre, 17-21.
Organisation de coopération et de développement (OCDE) (1988). Des partenaires dans l'action pour le développement : les organisations non gouvernementales, Paris, OCDE.
Savonnet-Guyot, Claude (1985). « Un développement ou péril du paysan ? », dans Conac, Gérard et al. (1985). Les politiques de l'eau en Afrique, Paris, Economica, 195-204.
* Le genre littéraire utilisé délibérément par l'auteur dans ce texte pourrait laisser croire au lecteur que l'article n'est pas le résultat de recherches. Mais bien au contraire, l'auteur s'est basé sur les recherches théoriques et empiriques qu'il a menées depuis plus de cinq ans pour raconter son rêve. Le recours au conte comme genre littéraire pour aborder un sujet qui a fait l'objet de nombreuses études témoigne d'une connaissance à la fois théorique et concrète de ce sujet.
[1] En 1985, le Comité d'aide au développement (CAD) de l'Organisation de coopération et de développement (OCDE) a estimé à 2,9 milliards $ les dons accordés par les ONG aux pays en développement (OCDE, 1988).
[2] Entrevue avec M. Georges Dossey, président fondateur de l'Association pour le développement des peuples (ADEP) et ancien président de la FONGTO. J'ai réalisé cette entrevue à Lomé (Togo) durant l'été 1990. Cf. le Verbatim, miméo, département des sciences humaines, Université du Québec à Hull. 15 pp.
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