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LA SOCIOLOGIE
EST-ELLE UNE SCIENCE ?
Préface
Raymond Boudon, sociologue
Par Simon Langlois
Université Laval (Québec)
Depuis le début de sa carrière, Raymond Boudon œuvre à construire une sociologie à visée scientifique, à élaborer un savoir solide dans la grande tradition des auteurs classiques de la discipline. Rien ne l'horripile plus qu'une sociologie qui « joue le rôle de la cantatrice chauve » [1], avance-t-il dans un texte où il présente une synthèse de son cheminement intellectuel. Il croit au potentiel de sa discipline et prend ses distances avec toute forme de scepticisme sur la sociologie, qu'elle soit nostalgique (P. Berger : la sociologie est épuisée), modérée (D. Bell : la sociologie est un art imparfait) ou utopiste (H. White : la sociologie sera un jour vraiment scientifique), car il estime que cette discipline peut apporter des explications valables aux phénomènes sociaux et qu'elle produit du savoir.
Raymond Boudon a les idées claires sur ce qui fonde la sociologie comme science et il a beaucoup réfléchi tout au long de sa carrière sur l'état de la sociologie contemporaine, et en particulier sur les raisons d'être du scepticisme ambiant. Pour lui, la sociologie est une discipline polymorphe ; elle n'a pas d'identité claire - il le reconnaît - mais elle a une existence bien réelle. Autrement dit, il n'existe pas une mais bien plusieurs sociologies produites par les membres de cette « excentrique famille que composent les sociologues » selon le mot de Bernard Valade - ce qui contribue à donner une impression de flou et alimente les doutes de certains. L'intitulé de la collection qu'il dirige aux Presses Universitaires de France (Sociologies) reflète bien ce caractère pluriel.
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Grand amateur de musique classique, Raymond Boudon estime que l'histoire de la sociologie rappelle bien davantage l'histoire de la musique que celle de la physique. La sociologie a produit un authentique savoir, mais il faut l'extraire du magma de la production publiée, un peu à la manière du manœuvre poudreux qu'évoque Diderot et « qui apporte tôt ou tard, des souterrains où il creuse, le morceau fatal à cette architecture élevée à force de tête » (De l'interprétation de la nature).
Dans la vaste production disciplinaire, Raymond Boudon distingue quatre types idéaux de production sociologique, les qualifiant de cognitif, d'esthétique, de descriptif et de critique. Cette typologie des savoirs sociologiques permet de dépasser l'opposition classique entre description et explication, si populaire dans les écrits des années 1960. Son entreprise sociologique se rattache au genre cognitif - une perspective que présente clairement le présent ouvrage préparé par Yao Assogba à l'intention d'un public cultivé et des étudiants en sciences sociales.
Pourquoi Raymond Boudon a-t-il choisi d'orienter son œuvre dans le champ de la sociologie cognitive ? Pourquoi avoir travaillé à élaborer une sociologie de l'action dans cette perspective ? « [...] la sociologie n'est faite ni pour séduire ni pour influencer, mais pour éclairer », avait-il précisé ailleurs [2]. Il donne des réponses encore plus précises à ces questions dans l'entretien publié en première partie de cet ouvrage qui complète bien une autre longue entrevue aussi accordée à l'auteur qui a déjà publié un premier ouvrage d'introduction générale à la pensée de Raymond Boudon [3]. M. Assogba s'attarde cette fois à cerner les contours de sa sociologie cognitive et il en dégage les orientations de même que les principes sur lesquels elle repose. L'auteur synthétise les relectures par Boudon de certains auteurs classiques afin d'introduire les lecteurs à la perspective mise de l'avant par ce dernier, dans une langue simple et accessible qui ne cède cependant rien à la rigueur. L'exposé en fin d'ouvrage de huit exemples d'analyses de divers phénomènes sociaux allant du [xi] suicide à la sélection des employés, de l'hostilité des intellectuels envers le capitalisme aux sentiments de justice - clairement formulés par l'auteur du présent livre - illustre la pertinence de l'approche des phénomènes sociaux qui est privilégiée par Raymond Boudon.
Pour l'auteur de L’art de se persuader des idées douteuses, fragiles ou fausses.... la théorie se trouve au cœur de toute visée scientifique, sans laquelle point d'explication possible. Au fil des ans, Raymond Boudon a beaucoup écrit sur la manière proprement sociologique de construire des théories et il a proposé une distinction claire entre quatre types de théorisation en distinguant les grandes théories à portée générale, les modèles à portée plus limitée, les paradigmes et, enfin, la construction de typologies. Cette distinction me paraît plus riche, plus complète que la célèbre notion de middle range theory de Robert K Merton qu'elle prolonge dans une perspective plus large. Le lecteur trouvera dans le présent ouvrage une présentation claire et synthétique de ces formes de théorisation telles que distinguées par Boudon.
Je soulignerai au passage la contribution remarquable de Raymond Boudon à l'élargissement de la notion de rationalité, en continuité avec les perspectives ouvertes par Max Weber qu'il a prolongées dans des voies nouvelles. Ses travaux s'inscrivent dans une tradition individualiste en sociologie en proposant de comprendre la finalité de l'action du point de vue de l'acteur. Mais d'un autre côté, il a clairement montré les limites de la théorie de la rationalité instrumentale (rational choice theory), car réduire la rationalité au fait que l'acteur poursuit son intérêt s'avère nettement insuffisant et conduit même à une impasse. Tocqueville l'avait déjà noté dans De la démocratie en Amérique : « Mais outre les intérêts matériels, l'homme a encore des idées et des sentiments ». L'auteur du livre Le juste et le vrai propose de revenir à la conception élargie de la rationalité qui caractérise les classiques et il s'est donné pour but d'élaborer une théorie plus large de la rationalité cognitive, dont il explicite les contours dans l'entrevue publiée dans ce livre.
Raymond Boudon est souvent allé à contre-courant des idées dominantes ou des perspectives à la mode. N'a-t-il pas le premier proposé une critique articulée du structuralisme à une époque où ce paradigme exerçait un grand attrait ? Ou encore, l'explication [xii] qu'il a livrée des inégalités devant l'éducation n'avait certes pas le caractère séducteur des théories de la reproduction sociale mais elle a l'avantage d'avoir résisté au temps et d'expliquer de manière plus satisfaisante le phénomène.
Raymond Boudon pratique avec une habileté peu commune l'art de l'analyse critique de textes. Il ne se limite pas à l'exégèse de la pensée des classiques, mais il propose plutôt de dégager ce que Fernand Dumont appelait les intentions de l'auteur, et surtout, il entend prolonger leur pensée dans des directions nouvelles en la réactualisant. Ainsi, la relecture du gros ouvrage de Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, est-elle un bijou du genre au point où il en fait « une théorie toujours vivante », parfaitement acceptable à condition de la reformuler en termes plus satisfaisants pour les lecteurs d'aujourd'hui [4]. Bien que l'information ethnographique sur laquelle se base Durkheim soit datée et critiquable, l'intérêt théorique du livre est resté intact, comme on le verra plus loin à la lumière des remarques de Yao Assogba.
« Il n'y a pas d'idées mortes, il n'y a que des lecteurs fatigués », avançait l'intellectuel canadien Northrop Frye. S'il arrivait justement à certains lecteurs d'être fatigués de lire les sociologues classiques, je leur recommande de pratiquer l'analyse critique de textes à la Boudon, ou encore de parcourir les relectures de plusieurs sociologues classiques qu'il a lui-même publiées ces dernières années. M. Assogba donne par ailleurs dans son livre un bon avant-goût de l'intérêt de telles relectures.
L'auteur de L'inégalité des chances continue de travailler à produire une œuvre exigeante qui sera difficile à lire dans le métro certes, mais dont il faut souligner la clarté d'exposition, car il n'aime pas les sociologues à la Diaphoirus, ce personnage de Molière (un de ses auteurs favoris, soit dit en passant) qui jargonne et complique tout pour faire savant.
Raymond Boudon reste optimiste sur l'avenir de la sociologie, comme en témoigne la réponse apportée à la dernière question de l'entretien publié dans les pages qui suivent. Mais son optimisme est prudent. « La chute du mur de Berlin a laissé [xiii] intacts toutes sortes de petits murets » écrit-il ailleurs [5]. Ses analyses critiques - il faut le souhaiter - en auront fait tomber quelques uns et sa pensée mérite d'être mieux connue du grand public. Cet ouvrage devrait y contribuer de belle façon.
Simon Langlois
Université Laval (Québec)
[1] Raymond Boudon, « Pourquoi devenir sociologue ? Réflexions et évocations » Revue française de science politique, vol. 46, no 1, février 1996, p. 52-79. Raymond Boudon dresse lui-même le bilan provisoire de ses intentions d'auteur dans ce long article à caractère bio-bibliographique.
[3] Yao Assogba, La sociologie de Raymond Boudon. Essai de synthèse et applications de l'individualisme méthodologique, Sainte-Foy et Paris, Les Presses de l'Université Laval et L'Harmattan, 1999.
[4] Raymond Boudon, « Les formes élémentaires de la vie religieuse : une théorie toujours vivante », L’Année sociologique, numéro spécial, Lire Durkheim aujourd'hui, vol. 49, no 1, 1999, p. 149-198.
[5] Raymond Boudon, « Pourquoi devenir sociologue », op. cit.
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