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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

“ Familles du capitalisme et production des êtres humains ” (1981)
Introduction


Une édition numérique réalisée à partir du texte de madame Renée B.-Dandurand, anthropologue, chercheure, INRS urbanisation-culture-société, “ Familles du capitalisme et production des êtres humains ” . Un article publié dans la revue Sociologie et sociétés, vol. XIII, no 2, octobre 1981, pp. 95 à 111. Montréal: Les Presses de l'Université de Montréal. [Autorisation accordée le 9 janvier 2004].

Introduction


Le traitement théorique de la famille du capitalisme en sciences sociales, bien que relativement peu élaboré par rapport à d'autres secteurs d'analyse, s'est fait surtout à l'intérieur de problématiques qu'on a largement critiquées ces dernières années. Qu'il s'agisse de la famille nucléaire des structuro-fonctionnalistes (1), avec son cortège de fonctions: sexualité-socialisation-procréation-consommation économique; qu'il s'agisse de l'unité familiale des interactionnistes (2), qui s'attachent à l'étude des relations conjugales et parentales mais qui isolent souvent l'objet d'analyse de son contexte sociétal; ou encore qu'il s'agisse de la famille des marxistes (3), rarement érigée en objet d'analyse
et souvent entièrement déterminée par la production économique: chacun de ces courants théoriques laisse inexpliqués de larges pans de la réalité observée.

En effet, la famille des structuro-fonctionnalistes, et celle des interactionnistes présentent les rapports entre les sexes comme «complémentaires» et occultent ainsi la contradiction des sexes au sein de l'unité familiale. De plus, le référent concret de leurs études, soit les familles de «classe moyenne» des pays occidentaux, les incite à généraliser à partir d'une famille de classe, considérant souvent comme des variantes culturelles, sinon pathologiques (4), les familles qui ne se conforment pas au modèle théorique qu'ils en ont tracé: les contradictions entre familles de classes sont ainsi occultées et l'articulation spécifique des familles à la production sociale du capitalisme n'est pas dégagée. Quant aux marxistes, la centralité qu'ils donnent à la production économique et aux rapports antagonistes de classe qui en découlent, les amènent à envisager les contradictions de sexe comme secondaires et partant, à considérer comme «hors champ» des institutions, telle la famille, où s'expriment une bonne partie de ces contradictions. Henri Lefebvre expose bien une telle lacune:


L'idéologie marxiste et le marxisme idéologisé (réduit à l'économique) n'ont-ils pas négligé la nature et les bases biologiques de l'activité sociale? Ce qui relevait du sexe et de la sexualité, de la reproduction (biologique) était ou bien laissé dans l'ombre ou bien accepté tel quel [...] À part la nutrition au sens large (besoins alimentaires, sécurité, confort) et l'apologie du travail productif, la propagande marxiste restait abstraite; elle retenait beaucoup d'éléments technologiques en tant que distincts du biologique au sein de l'économisme dominant (5).


On pourrait schématiser le traitement théorique de ces trois approches de la façon suivante: la famille-essentialiste des structuro-fonctionnalistes, la famille-cellule fermée des interactionnistes et la famille-orbite des marxistes.

Au cours de la dernière décennie, dans le sillage d'un mouvement des femmes qui s'est affirmé vigoureusement, mais plus ou moins en marge de la production académique des connaissances, une abondante littérature qu'on peut qualifier de féministe, parce qu'à la recherche des sources de l'oppression des femmes dans nos sociétés, a considérablement éclairé les débats théoriques sur la famille du capitalisme. Ces femmes, intellectuelles et/ou militantes, ont construit leur problématique à l'aide de leurs expériences et de leurs observations, souvent à l'aide des outils conceptuels de leurs disciplines mais qu'elles soumettaient toujours à une critique plus ou moins sévère. Cette recherche féministe de la dernière décennie peut être résumée en quatre courants principaux. Persuadées que la capacité d'enfanter des femmes est l'une des sources de leur oppression, certaines d'entre elles ont tenté de définir les frontières du social et du biologique et d'articuler celui-ci aux schémas conceptuels du matérialisme historique (6). D'autres ont cherché à comprendre les liens entre la situation faite aux femmes dans la famille et celle que leur réserve le monde du travail rémunéré (7). D'autres ont décrit les méca
nismes qui assurent une « socialisation » différentielle des sexes et elles ont laissé voir l'ampleur de la violence symbolique déployée pour maintenir le modèle de la féminité (8). Enfin plusieurs ont fait valoir que, bien que ne recevant pas de salaire pour leurs activités au sein de la famille, les femmes y font un travail encore considérable, et pourtant méconnu : c'est le travail ménager (9). Toute cette littérature démontre que l'importance du rôle des femmes dans les sociétés capitalistes (comme dans la plupart des sociétés humaines) est largement masqué et soumis à des contrôles réels quoique plus ou moins diffus, et partant, qu'elles sont maintenues dans une position d'infériorité sociale.

Le propos de cet article est de mettre en évidence l'apport des travaux des féministes, surtout ceux d'anthropologues, historiennes et sociologues, à la compréhension de la famille du capitalisme avancé dans un contexte historique précis, celui de la famille québécoise contemporaine. La perspective théorique choisie suit la piste d'une affirmation d'Engels, controversée par le marxisme orthodoxe mais reprise récemment par quelques auteurs (10) qui s'intéressent à la famille ou aux femmes dans une problématique inspirée du matérialisme historique. Voici en quels termes Engels s'est exprimé :

Selon la conception matérialiste, le facteur déterminant en dernier ressort, dans l'histoire, c'est la production et la reproduction de la vie immédiate. Mais à son tour, cette production a une double nature. D'une part, la production des moyens d'existence, d'objets servant à la nourriture, à l'habillement, au logement et des outils qu'ils nécessitent; d'autre part, la production des hommes mêmes, la production de l'espèce. Les institutions sociales sous lesquelles vivent les hommes d'une certaine époque historique et d'un certain pays sont déterminées par ces deux sortes de production - par le stade de développement où se trouvent d'une part le travail, et d'autre part, la famille (11).

Ainsi la famille sera théoriquement considérée comme lieu désigné de production et de reproduction des êtres humains. Dans les sociétés du capitalisme avancé, on s'entend pour dire que la famille est l'un des lieux d'une telle production, l'État ayant pris en charge, au sein de ses appareils, une partie assez importante des activités consacrées à la production et à la reproduction des êtres humains. Nous espérons arriver à démontrer, quant à nous, que la famille du capitalisme est encore le lieu principal d'une production et d'une reproduction spécifiques, celles des êtres humains et que, pour les fins d'une analyse adéquate, il est nécessaire d'en poser l'autonomie théorique dans la production sociale du capitalisme. Avant d'aborder le «cœur du sujet» il nous apparaît
utile de présenter une réflexion théorique préalable qui pose les termes de la production et de la reproduction des êtres humains dans les sociétés humaines (12).

Notes:

1. Voir notamment Talcott Parsons, «
The Kinship System of the Contemporary United States », dans Essays in Sociological Theory, New York, Free Press, 1954 ; Talcott Parsons et R. F. Bales, Family Socialization and Interaction Process, London, Routledge & Kegan Paul, 1955 ; Claude Lévi-Strauss, « The Family », dans H. Shapiro, édit., Man, Culture and Society, New York, Oxford University Press, 1960.

2. Voir notamment E. Bott,
Family and Social Network, London, Tavistock Publications, 1957; M. Young et P. Willmott, Family and Kinship in East London, London, Routledge & Kegan Paul, 1957; E. W. Burgess, H. J. Locke et M. M. Thomes, The Family : From Institution to Companionship, New York, American Book Company, 1963 ; A. Michel, Sociologie de la famille et du mariage, Paris, P.U.F., 1978.

3. Voir notamment B. Lautier, la Reproduction de la force de travail, thèse de doctorat d'État, Université de Grenoble II, 1974 ; B. Bernier,
Les Femmes dans la lutte des classes, Montréal, texte inédit, 1975 : D. Bertaux, Destins personnels et structures de classes, Paris, P.U.F., 1977; et quelques références passagères à la famille dans Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La Reproduction, Paris, Minuit, 1970 et Christian Baudelot et Roger Establet, L'École capitaliste en France, Paris, Maspero, 1971.

4. Voir par exemple, D. P. Moynihan,
The Negro Family : The Case for National Action, Washington, Office of Policy Planning and Research, U.S. Dept. of Labor, 1965.

5.
De l'État, tome 2, Paris, Union générale d'éditions, 1976, pp. 22-23. Voir aussi M. A. Macciocchi, Les Femmes et leurs maîtres, Paris, Christian Bourgeois, 1978, pp. 428-432.

6. G. Rubin, «
The Traffic in Women : Notes on the Political Economy of Sex », dans R. R. Reiter, édit., Toward an Anthropology of Women, New York, Monthly Review Press, 1975, pp. 157-210 ; L. Gordon, Woman's Body, Woman's Right, New York, Penguin, 1975 ; S. Firestone, la Dialectique du sexe, Paris, Stock, 1972 ; A. Rich, Of Woman Born: Motherhood as Experience and Institution, New York, Norton and Co., 1976 ; C. Kirsch, « Forces productives, rapports de production et inégalités entre hommes et femmes », Anthropologie et sociétés, vol. 1, no 3, 1977, pp. 15-42 ; J. Mitchell, l'Âge de femme, Paris, Éditions des Femmes, 1974.

7. M. Benston, «
Pour une économie politique de la libération des femmes », Partisans, nos 54-55, 1970; H. Saffiotti, Women in Class Society, New York, Monthly Review Press, 1978 ; A. Vanderhaegue, Travail féminin et minorisation, Bruxelles, Contradictions, 1975 ; P. Connelly, Last Hired, First Fired, Toronto, Women's Press, 1978 ; V. Beechy, « Women and Production : A Critical Analysis of Some Sociological Theories of Women's Work », dans A. Kuhn et A. M. Wolpe, édit., Feminism and Materialism, Boston & London, Routledge & Kegan Paul, 1978, pp. 155-197 ; Z. Eisenstein, « The State, the Patriarchal Family and Working Mothers », Kapitalistate, no 8, 1980, pp. 43-66.

8. Kate Millett,
La Politique du mâle, Paris, Stock, 1971; B. Friedan, La Femme mystifiée, Paris, Gonthier, 1965; Andrée Michel, Femmes, sexisme et sociétés, Paris, P.U.F. 1977; M. Eichler, The Double Standard, New York St. Martin's Press, 1980 ; N. Chodorow, The Reproduction of Mothering : Psychoanalysis and the Sociology of Gender, Berkeley, University of California Press, 1978 ; C. Guillaumin, « Pratique du pouvoir et idée de Nature (1) L'appropriation des femmes », Questions féministes, février 1978, pp. 5-29 ; « Pratique du pouvoir et idée de Nature (2) Le discours de la Nature », Questions féministes, mai 1978, pp. 5-28.

9. A. Oakley,
The Sociology of Housework, New York, Pantheon Books, 1974; Collectif l'Insoumise, Le Foyer de l'insurrection, Genève, 1977; Andrée Michel, Les Femmes dans la société marchande, Paris, P.U.F., 1978; C. Delphy, «L'ennemi principal», Partisans, nos 54-55, 1970 et «Travail ménager ou travail domestique?», dans A. Michel, 1978, op. cit.; M. R. Dalla Costa et S. James, Le Pouvoir des femmes et la subversion sociale, Genève, L'Adversaire, 1974; P. Morton, «A Woman's Work is Never Done», Leviathan, vol. II, no 1, 1973; M. Luxton, More than a Labour of Love, Toronto, The Women's Press, 1980.

10. Ces auteurs ont commenté ou tenté de suivre la «piste» d'Engels: C. Meillassoux,
Femmes, greniers et capitaux, Paris, Maspero, 1975; A. Kuhn, A. M. Wolpe, Feminism and Materialism, op. cit., ch. 1; W. Seccombe, «Domestic Labour and the Working Class Household», dans B. Fox, édit., Hidden in the Household, Toronto, Women's Press, 1980, pp. 25-99 ; D. Bertaux, op. cit. ; M. R. Dalla Costa et S. James, op. cit. ; G. Rubin, op. cit. ; Nicole Laurin-Frenette, « Féminisme et anarchisme : quelques éléments théoriques et historiques pour une analyse de la relation entre le mouvement des femmes et l'État », dans Femmes et politique, Montréal, Les éditions du jour, 1981 pp. 147-191 ; ces deux derniers auteurs, ainsi que Kirsch, op. cit., Eisenstein, op. cit. et Mitchell, op. cit. ont surtout inspiré notre démarche.

11. Friedrich Engels,
L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'État, Moscou, Éditions du Progrès, 1976 ; extrait de la préface de 1884, p. 12. [Édition numérique disponible, en version intégrale, dans Les Classiques des sciences sociale -JMT]

Retour au texte de l'auteure: Renée B.-Dandurand, anthropologue INRS-culture Dernière mise à jour de cette page le dimanche 21 janvier 2007 16:35
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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