Renée B.-Dandurand (anthropologue) “Marcel Rioux et Fernand Dumont: deux penseurs québécois de la culture (1965-1985)

“ Marcel Rioux et Fernand Dumont: deux penseurs québécois de la culture (1965-1985)” (1992)
Épilogue

Une édition numérique réalisée à partir du texte de Madame Renée B.-Dandurand, [anthropologue, INRS], “ Marcel Rioux et Fernand Dumont: deux penseurs québécois de la culture (1965-1985) ”. Un article publié dans l'ouvrage collectif Hommage à Marcel Rioux. Sociologie critique, création artistique et société contemporaine, pp. 39-76. Montréal: Les Éditions Albert Saint-Martin, 1992, 228 pp. [Autorisation accordée par l’auteure le 11 décembre 2004]

Épilogue

« Le deux février 1988, à la Chandeleur, j'ai pris conscience, et d'une fa-çon qui m'a presque terrassé, que j'étais devenu un vieil homme que l'espé-rance avait quitté. Non pas à cause de mon âge ni de quelque malheur subit, mais parce que les deux causes auxquelles j'ai consacré une bonne partie de ma vie me sont soudain apparues irrémédiablement perdues.»

Ce paragraphe d'introduction du livre que Marcel Rioux publie à Montréal en 1990, Un peuple dans le siècle, traduit une transformation soudaine de la pensée de son auteur, dès lors teintée de « mélancolie et de cynisme » (p. 14). Pourquoi ce projet d'un Québec indépendant et socialiste s'est-il évanoui ? Pourquoi la sociologie critique n'a-t-elle « même plus de légitimité théorique » (p. 114) ? Pourquoi les Québécois, de plus en plus tournés vers l'économie, ont-ils donné si largement leur adhésion au libre-échange avec les États-Unis ? Pouvions-nous « résister au mal américain », nous moderniser sans aller jusqu'à nous américaniser (p. 53, 76) ? Les réponses à ces questions apportent peu de développements nouveaux à la pensée de Rioux. La seule différence avec les écrits du passé, c'est le mea culpa : « la gauche nationale et sociale [dont j'étais, précise-t-il] a fait preuve de provincialisme, [...] d'étroitesse de vue » (p. 78) ; « la naïveté, l'innocence » seuls expliquent cette « utopie », cet « optimisme [maintenant] défunt » (p. 160, 168) ; mais également, la société a changé et « le possible s'est rapetissé comme une peau de chagrin » (p. 222).

Les années qui se sont écoulées depuis l'achèvement du présent article ont vu se poursuivre un certain chassé-croisé de la pensée de Fernand Dumont et de Marcel Rioux : si Rioux partage maintenant avec Dumont une vue pessimiste du sort de la société québécoise et une mise en question de la Révolution tranquille, de son côté, Dumont s'est intéressé aux jeunes et aux rapports de génération. Pour lui, la société québécoise actuelle est « en panne d'inter-prétation » et, outre une « société éthique », il préconise de se mettre « à la tâche de s'interpréter à nouveau et de se redonner des projets d'avenir ». Nous attendons maintenant de lui un ouvrage majeur, annoncé il y a déjà une quin-zaine d'années, « le projet d'une histoire de la pensée québécoise ».

Après avoir commenté et analysé pendant plus de 30 ans notre vie collec-tive, s'efforçant de lui donner sens aussi bien par la relecture du passé que par l'observation du présent et le décodage de l'avenir, ces deux penseurs arrivent-ils encore à lire la société québécoise et sa culture dans sa réalité actuelle et future ? Peut-on penser que l'impasse de l'espoir traduit chez eux l'impasse de l'interprétation ? Ou est-ce plutôt l'inverse ? À n'en pas douter, au Québec comme ailleurs en Occident, cette fin de siècle apparaît aux intellectuels, dé-concertés, de plus en plus comme une époque de grands bouleversements, comme celles qui ont marqué, dans le passé, la transition vers un type inédit de société.