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TRAITÉ DE SCIENCE POLITIQUE.
Tome I. La science politique, science sociale. L’ordre politique
DEUXIÈME PARTIE
Chapitre V
“Le politique
des anthropologues.”
Par Georges BALANDIER
1. Une anthropologie du politique [309]
2. Le repérage du politique [312]
3. Les formes politiques [317]
4. Les nouvelles explorations du politique [322]
- A. Corps et pouvoir [322]
- B. Sexualité et pouvoir [325]
- C. Symbolique et théâtrocratie [327]
- D. Ordre et désordre [329]
5. L’anthropologie et la connaissance du politique [331]
Bibliographie [333]
1. Une anthropologie du politique
L’anthropologie politique est de constitution relativement tardive dans le champ des spécialisations anthropologiques, bien qu’elle réponde à un projet fort ancien : rechercher les propriétés communes à toutes les formes politiques reconnues dans leur diversité historique et géographique. L’exigence est présente dans la Politique d’Aristote, elle stimule régulièrement la pensée philosophique. Les deux références les plus fréquentes sont Montesquieu et Rousseau. Le premier parce qu’il a tenté l’inventaire de la diversité des sociétés humaines, parce qu’il a proposé une classification morphologique et historique qui considère surtout celles-ci en tant que sociétés politiques. Le second dans la mesure où il affirme le nécessaire recours à la méthode comparative, où il élabore une interprétation en termes de genèse considérant les formes de la production et la dynamique de l’inégalité.
Dans le domaine anthropologique, les pionniers restent Henry Maine pour son étude comparée des institutions indo-européennes, et surtout L. H. Morgan, auteur de Ancient Society (1877), qui établit une coupure significative de l’évolution en longue durée entre sociétés « fondées sur les personnes et sur les relations purement personnelles » et sociétés « fondées sur le territoire et sur la propriété ». Une première définition, discutable et ultérieurement mise en cause, est ainsi proposée : « La société politique est organisée sur des structures territoriales, elle tient compte des rapports de propriété aussi bien que des relations que le territoire établit entre les personnes. »
En fait, la question de l’État prévaut et continuera un temps à prévaloir. C’est aux environs de 1920 que commence à se constituer une anthropologie politique différenciée, explicite et non plus implicite, en exploitant les matériaux neufs qui résultent de la recherche ethnographique. À quelques années d’intervalle, deux études de même préoccupation sont publiées. Celle de W. C. Mac Leod qui reconsidère le problème de l’origine de l’État « à la lumière des données [relatives] aux aborigènes nord-américains ». Celle de R. H. Lowie qui tente de déterminer le rôle respectif [310] des facteurs internes (agents de différenciation sociale) et des facteurs externes (générateurs de conquête et de domination) dans la formation des États « primitifs ».
Le problème des origines est aussi celui dont traite James G. Frazer dans une œuvre foisonnante. Il fait apparaître les figures du « roi magicien » (souverain primitif, au sens de premier ou originaire), du« roi prêtre » et du« roi dieu » qui correspondent selon lui à des formes plus évoluées de la civilisation. Plus importante est sa théorie de la souveraineté, des sources de la puissance et de la légitimité. L’idéologie de la souveraineté est conçue comme un système global de représentations, un système qui associe l’ordre des hommes le monde social et l’ordre des choses le monde naturel dans une même visée, à la fois symbolique et politique. Cette liaison ne peut être établie que par la magie (royauté magique) ou par la religion (royauté sacrée ou divine). Ce qui importe, plus que la visée évolutionniste, c’est la mise en évidence de la composante symbolique et de la sacralité du pouvoir par essence.
Malgré la place reconnue aux études pionnières, les premiers traités d’anthropologie ne consacrent qu’une section fort réduite aux faits politiques et aux problèmes du gouvernement. Le moment décisif correspond aux années 30 ; alors se multiplient les recherches de terrain et les élaborations théoriques ou méthodologiques en résultant ; celles relatives aux sociétés segmentaires dites « sans État », aux structures de la parenté et aux modèles de relations qui les régissent, conduisent à une meilleure délimitation du champ politique et à une meilleure appréhension de la diversité de ses aspects. Dans le domaine africaniste, E. E. Evans-Pritchard ouvre la voie avec ses publications cumulées de l’année 1940. The Nuer, ouvrage présentant les traits généraux d’une société nilotique en termes structuraux, révèle en même temps les relations et les institutions assurant la présence du politique chez un peuple en apparence dépourvu de gouvernement ; il démontre par cette illustration la possibilité d’existence d’une « anarchie ordonnée » (Evans-Pritchard, 1968). African Political Systems, recueil collectif dirigé par Evans-Pritchard et Fortes, propose une synthèse théorique, des études de cas associant formes étatiques et non étatiques et une typologie sommaire. L’exigence de description, d’interprétation et de comparaison marque la distance à l’égard des « philosophes du politique » (Evans-Pritchard et Fortes, 1964). Cette contribution est vite reconnue comme l’une des premières visant à doter l’anthropologie politique d’un statut scientifique.
Sur un tout autre terrain, et plus tardivement, l’étude de Leach consacrée aux Kachin de Birmanie sous le titre Political Systems of Highland Burma (1954), envisage les structures et rapports sociaux par référence « aux idées concernant la distribution du pouvoir entre les personnes et les groupes de personnes ». Elle manifeste l’instabilité relative des équilibres socio-politiques (ce sont des « équilibres mouvants », au sens de Pareto), l’effet des « contradictions », le décalage entre le système des relations sociales et politiques et le système d’idées qui leur est associé. E. R. Leach tente une approche structurale, dynamiste et critique du politique. Il dénonce les « préjugés académiques » et l’ethnocentrisme de nombre des anthropologues qui ont fait éliminer certaines des données factuelles pour ne traiter que de sociétés stables, non menacées par les contradictions internes et isolées à l’intérieur de leurs frontières (Leach, 1972).
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Le mouvement est lancé qui provoque la multiplication des travaux, mais aussi les réactions et les résistances. Les anthropologies d’inspiration fonctionnaliste (accentuant les équilibres structurels et les rapports de solidarité), et surtout structuraliste (privilégiant la logique des relations, ignorant la dynamique et l’histoire) contrarient l’interprétation politiste. L. Dumont, dans sa préface à l’édition française des Nuer, exprime sa surprise du succès que la considération politique trouve auprès « de tant d’anthropologues ». Selon lui, défenseur de l’intégrisme structuraliste, « la perspective véritablement structurale n’a que faire d’une surestimation du politique ». La mise en garde n’est pas entendue. Les années 60 et 70 se caractérisent par une expansion rapide de l’anthropologie politique. Dès 1959, D. Easton lui a consacré un article bilan et évaluation dans la Biennal Review of Anthropology ; en 1969, dans cette même revue, E. A. Winckler actualise l’inventaire, montre la multiplication et l’éclatement géographique des recherches, rend compte des principales tendances qui caractérisent une discipline désormais établie. Des ouvrages précisent ses fondements, définissent sa spécificité, soulignent en quoi elle enrichit la connaissance du politique dans toutes les sociétés et non seulement dans celles de la tradition : M. J. Swartz et al., Political Anthropology (1966), et G. Balandier, Anthropologie politique (1967). Durant cette même période, l’étude des faits politiques « exotiques » n’est plus un monopole des anthropologues ; des historiens et des politistes commencent à les considérer, des chercheurs nationaux s’y consacrent. Il en résulte un élargissement des domaines de recherche. Un intérêt croissant se porte sur les changements politiques en général (notamment sur l’État moderne et ses effets), sur la montée des élites du pouvoir, sur la vie politique locale et ses formes dans les régions à urbanisation rapide (Balandier, 1967, 1978).
L’anthropologie politique en fut d’autant incitée à rappeler ses exigences premières et ce qu’elle apporte en propre. Il convient donc de préciser ses objectifs principaux :
- 1. Provoquer une étude comparative appréhendant les différentes manifestations de la réalité politique, non plus dans les limites d’un univers particulier : l’Occident, mais dans son entière diversité. En ce sens, l’anthropologie politique se veut anthropologie dans la pleine acception du terme. Elle doit contribuer ainsi à réduire le« provincialisme » des politistes dénoncé naguère par R. Aron, à construire « l’histoire mondiale de la pensée politique » souhaitée par C. N. Parkinson.
- 2. Contribuer, en conséquence, à une détermination du politique qui ne l’associe ni aux seules sociétés « historiques » (toutes le sont selon des cheminements particuliers), ni à la présence d’un appareil étatique bien différencié. Ce qui s’impose désormais, c’est la reconnaissance du fait que « les sociétés humaines produisent toutes du politique et sont toutes perméables au fluide historique, pour les mêmes raisons » (Balandier, 1967).
- 3. Saisir le politique non seulement par la considération des institutions et actions qui en sont spécifiques, mais de toutes ses composantes et notamment les plus mésestimées : symboliques et rituelles, verbales et imaginaires, psychologiques et « théâtrocratiques ». La puissance, la domination, le pouvoir requièrent une mise en œuvre totale.
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- 4. Permettre une connaissance plus complète de la dynamique du politique, des processus de formation et de transformation, par une information de large extension (de la bande à l’Empire) et une prise en compte des transitions récentes effectuant le passage du gouvernement traditionnel à l’État moderne, du mythe à l’idéologie et à la doctrine politiques.
2. Le repérage du politique
L’apport anthropologique manifeste la grande diversité des formes politiques dites primitives ou traditionnelles. Si cette variété appelle les classements et les typologies, elle impose préalablement la question du repérage et de la délimitation du champ politique. Deux camps se sont opposés, les maximalistes et les minimalistes. Les premiers pourraient avoir pour devise l’affirmation de Bonald : il n’y a pas de société sans gouvernement. Ce mode d’interprétation aboutit, chez certains anthropologues modernes, à assimiler l’unité politique à la société globale. Ce que fait S. F. Nadel dans son traité consacré aux fondements de l’anthropologie sociale : « Lorsqu’on envisage une société, on trouve l’unité politique, et lorsqu’on parle de la première on considère en fait cette dernière », si bien que les institutions politiques sont celles qui assurent la direction et le maintien « du plus étendu des groupes en corps [corporate groups], c’est-à-dire la société » (Nadel, 1951). L’unité politique est définie par sa capacité maximale d’inclusion, ce qui rappelle la manière dont Aristote a envisagé l’État groupement social qui, embrassant tous les autres et les surpassant en capacité, peut en définitive exister par lui-même.
Les minimalistes affirment l’existence de sociétés sans gouvernement, sans groupes à fonctions politiques. Cette constatation simplement négative a engendré le rejet d’une dichotomie opposant les sociétés « tribales » aux sociétés où le politique est nettement différencié et doté de moyens propres (d’« appareils »). Le cas des sociétés segmentaires régies par la parenté, l’alliance et l’échange est à cet égard décisif. M. G. Smith, dans un long texte traitant des systèmes segmentaires lignagers, critique radicalement la thèse minimaliste. Il conclut en définissant la vie politique comme un aspect de toute vie sociale, non comme le produit d’unités ou de structures spécifiques, et il refuse toute pertinence à la distinction rigide établie entre « sociétés à État » et « sociétés sans État » (Smith, 1956). Mais cette interprétation est elle-même contestée, notamment par D. Easton, qui lui reproche de se situer à un niveau si élevé qu’elle ne permet de saisir par quoi les systèmes politiques se ressemblent que parce qu’elle néglige l’examen de ce qui les fait différer.
Il convient donc de recenser les divers modes de repérage du politique conçus par les anthropologues, utilisés séparément ou conjointement. Le plus ancien, dans la ligne des théories de Henry Maine et Lewis Morgan, porte l’accent sur le critère territorial, sur les formes de l’organisation spatiale. L’unité politique est définie par des limites (frontières), par le territoire qu’elle contrôle et défend contre les menaces externes. Ce qui recoupe la double caractéristique attribuée par Max Weber au politique : usage légitime de la force au-dedans de frontières qui établissent une [313] stricte séparation de l’ « intérieur » et de l’« extérieur ». Le second mode de repérage identifie les fonctions dont le politique est investi. Dans leur plus grande généralité, celles-ci sont reconnues comme assurant la coopération interne et la défense de l’intégrité de la société contre les agressions du dehors. Elles contribuent à la « survie physique » de cette dernière, selon la formule de Nadel, et elles permettent la régulation ou la résolution des conflits. La double délimitation du politique par le territoire sur lequel il s’impose et les fonctions principales qu’il assume est la plus commune. Son dépassement a été recherché dans un déplacement du point d’application théorique : des fonctions vers les aspects de l’action politique. Selon M. G. Smith, l’action sociale est politique quand elle cherche à contrôler ou influencer les décisions concernant les affaires publiques ; ce qui reporte au registre de la compétition entre les individus et entre les groupes. Par ailleurs, l’action politique est opposée à l’action administrative malgré leur étroite liaison. La première opère au niveau de la décision et des « programmes » plus ou moins explicitement formulés, la seconde au niveau de l’organisation et de l’exécution ; l’une se définit par le pouvoir, l’autre par l’autorité. C’est en raison de leurs degrés de différenciation et de leurs modes d’association que les systèmes politiques se distinguent et peuvent se répartir à l’intérieur d’une typologie sans discontinuité. Ce centrage sur la décision et l’exécution se retrouve dans les textes anciens de D. Easton, théoricien des systèmes politiques d’abord considérés comme l’ensemble des « activités qui impliquent la prise de décisions intéressant la société globale et ses subdivisions majeures » (Easton, 1959).
L’apport de l’anthropologie politique apparaît moins dans ces entreprises qui rencontrent d’ailleurs celles des sociologues, puis des politistes que dans sa contribution au renouvellement de la connaissance du pouvoir. L’ouvrage de J.-W. Lapierre, Essai sur le fondement du pouvoir politique, comporte une large section rendant compte de celle-ci et en tirant profit théorique (Lapierre, 1968, 1977).
Dans l’acception la plus large et la plus généralement reçue, le pouvoir est identifié par sa capacité à produire des effets, par lui-même, sur les personnes et sur les choses. C’est donc sous cet aspect qu’il convient d’abord de l’envisager. Il est toujours au service d’une structure sociale qui ne peut se maintenir par la seule intervention de la « coutume » ou de la loi, par une conformité automatique aux règles. L’anthropologue britannique Lucy Mair le constate avec force : « Il n’existe aucune société où les règles soient automatiquement respectées » (Mair, 1962). De plus, toute société ne connaît que des équilibres approximatifs et donc vulnérables : le pouvoir a pour fonction de la défendre contre ses propres imperfections, de la maintenir en « état ». Dès le moment où les rapports sociaux gagnent en extension, il intervient entre les individus et entre les groupes une compétition croissante ; le pouvoir est un moyen de la contenir en fonction de l’ordre prévalant. Ces trois caractéristiques non-conformité automatique, instabilité des équilibres sociaux, contrôle de la compétition sont liées. Elles font saisir le pouvoir en tant que producteur d’effets d’ordre ; il est présent en toute société, sous des formes multiples et variables, parce qu’il résulte « de la nécessité de lutter contre l’entropie qui la menace de désordre » (Balandier, 1967).
Une autre caractéristique fondamentale des rapports sociaux est en cause. Si [314] ceux-ci s’instauraient sur la base d’une parfaite réciprocité, l’équilibre social serait en quelque sorte « mécanique » et le pouvoir n’aurait pas à être ou serait condamné à un rapide dépérissement. Il n’en est rien ; une société où les relations réciproques entre les individus et les groupes seraient parfaitement équilibrées, élimineraient toute coupure inégalitaire et tout antagonisme, paraît être une société impossible. Le pouvoir se renforce avec l’accentuation des inégalités, qui sont la condition de sa manifestation au même titre qu’il est la condition de leur maintien en état. L’exemple des sociétés estimées « primitives », qui ont pu être qualifiées d’égalitaires, révèle la généralité du fait en même temps que sa forme la plus atténuée. Selon le sexe, l’âge, la position généalogique, la spécialisation et les qualités personnelles, des prééminences et des subordinations s’y établissent. Les sociétés où les inégalités et les hiérarchies sont marquées, instituées génératrices de rangs, de castes, de protoclasses font apparaître le phénomène en toute netteté. Le pouvoir confirme et conserve les dissymétries constitutives des rapports sociaux ; il est indissociable des effets inégalitaires (Balandier, 1982).
Un troisième élément intervient. La société se donne à voir comme un ensemble unifié, où les forces de cohésion dominent les différences, les inégalités et les coupures qu’elle porte en elle. Sa réalité est d’une autre nature. Ce qui se découvre effectivement, ce sont des sociétés dans la société, inégales et concurrentes, liées par des rapports de domination-subordination, soumises chacune à leur logique propre et à la logique de leurs relations mutuelles. Le travail anthropologique a montré les difficultés opposées à toute définition de la grande unité sociale : ethnie, tribu et même communauté ; les premières comportent des divisions apparentes, des différenciations génératrices d’antagonismes, la dernière cache ses coupures sous une apparence unitaire plus fortement constituée. Toute société est « segmentée » ; les anthropologues ont mis en évidence les quasi-sociétés, définies selon le sexe, l’âge, le mode d’inégalité dominant, qui forment la société englobante. Celle-ci est le plus souvent qualifiée par le système politique qui la gouverne : démocratie villageoise, chefferie, royauté traditionnelle. Le pouvoir se saisit ainsi en tant que générateur de cohésion ; pour une part il unifie, il crée de l’unité relative au-delà des « segments » ; pour une autre part, il est un dispositif nécessaire à la production de l’effet unitaire c’est-à-dire des apparences qui font que la société s’impose comme un ensemble cohérent.
Si le pouvoir obéit à des déterminations internes, il n’en résulte pas moins de nécessités externes. Chaque société globale est en relation avec l’extérieur ; elle est, directement ou à distance, en rapport avec d’autres sociétés qu’elle considère comme « étrangères » ou hostiles, menaçantes pour sa sécurité et sa souveraineté. Ce danger du dehors la contraint non seulement à organiser sa défense et ses alliances, mais aussi à exalter sa cohésion et son unité (aspects politiques), ses traits distinctifs (aspects culturels). La relation d’extériorité provoque le renforcement des effets d’ordre interne. Dans nombre des sociétés de type clanique-lignager, où le pouvoir reste une sorte d’énergie diffuse, l’ordre des faits politiques ne peut se saisir que par la double référence : interne/externe. C’est le cas chez les Nuer du Soudan oriental déjà évoqués. Dans leur société, les différents niveaux d’expression du fait politique se définissent d’abord d’après la nature des rapports externes opposition contrôlée [315] et arbitrage entre lignages liés par le système généalogique, la parenté ou l’alliance, opposition et hostilité réglementée (ne visant que le bétail) dans le cadre des rapports entre tribus, méfiance permanente et guerre recherchant les captifs, le bétail et les stocks des greniers, au détriment des étrangers, des non-Nuer. L’illustration la plus éclairante est donnée par E. R. Leach dans son ouvrage classique consacré aux Kachin des hauts plateaux de Birmanie. Il révèle un système politique complexe en mouvement incessant sous l’effet des relations externes, oscillant entre deux types polaires (démocratique/aristocratique) et présentant une forme hybride.
Le pouvoir considéré dans ses effets doit aussi l’être dans sa nature propre. Il existe, ne peut exister, que dans l’ambiguïté. Il apparaît, à la fois, comme une nécessité et une menace ; sa capacité de coercition peut être estimée dangereuse par ceux qui la subissent. Certaines des sociétés étudiées par les anthropologues révèlent plus que d’autres la dynamique opérant « contre l’État », les fluctuations d’un pouvoir qui est, au moins symboliquement, désamorcé de ses dangers. P. Clastres, traitant de la « philosophie de la chefferie », manifeste ce désamorçage par l’analyse de l’organisation politique de plusieurs sociétés amérindiennes. Trois propositions résument leur théorie implicite : le pouvoir est, en son essence, coercition / sa transcendance constitue pour le groupe un risque mortel / le chef a donc l’obligation de prouver de manière permanente l’innocence de sa fonction. Dans cette interprétation extrême, la société oppose sa résistance au pouvoir, elle le contient, elle limite son emploi (Clastres, 1962, 1974).
Le cas est particulier, l’interprétation a été contestée (Lapierre, 1977). Il n’en reste pas moins que les sociétés de la tradition tracent nettement les limites du pouvoir. Il n’est détenu que par délégation des dieux, des ancêtres, des fondateurs. Il requiert du détenteur la soumission stricte à des règles, des contraintes, des obligations. Il doit se justifier par ses effets positifs : ordre, sécurité, prospérité du pays et des hommes et, souvent, générosité. Il ne se maintient jamais sans risques ; dans la mesure où il se fonde sur une inégalité sociale plus ou moins accentuée, dans la mesure où il assure des privilèges à ses détenteurs, il est à des degrés variables soumis à contestation. Celle de l’opinion publique qui le discrédite, celle des actions insidieuses (sorcellerie) qui menacent de mort quiconque abuse de sa fonction ou de sa richesse. Le pouvoir est, en même temps, accepté ou consenti (en tant que garant de l’ordre et de la sécurité), révéré (en raison de ses implications sacrées) et contesté (parce qu’il justifie et entretient l’inégalité). L’ambiguïté est l’un de ses attributs principaux.
Sa sacralité en est un autre. Les souverains traditionnels sont les parents, les homologues ou les médiateurs des dieux. Cette relation du pouvoir au sacré s’est imposée aux anthropologues lorsqu’ils ont considéré la personne royale comme lieu d’investissement symbolique et support de pouvoirs supérieurs, les rituels et le cérémonial des funérailles et des investitures, les multiples procédures maintenant la distance entre le roi et ses sujets, les marques et les insignes de la légitimité. L’accession à la souveraineté peut être vue comme le terme d’une initiation, le moment provocateur d’une véritable transfiguration. Dans les sociétés de type clanique-lignager, le culte des ancêtres, ou celui des divinités spécifiques des clans, assure la sacralisation d’un domaine politique moins différencié. Le « chef » de clan [316]ou de lignage est le point de jonction entre le clan (ou le lignage) actuel, constitué par les vivants, et le clan (ou le lignage) idéalisé, porteur des valeurs ultimes, symbolisé par la totalité des ancêtres ; il est le médiateur, il transmet la parole des ancêtres aux vivants, celle des vivants aux ancêtres.
En ce cas, le langage du sacré et le langage du pouvoir, les stratégies du sacré et les stratégies du pouvoir restent étroitement liés. M. Fortes, à propos des Tallensi du Ghana, démontre que leur culte des ancêtres doit être interprété moins par référence à une métaphysique et à une éthique que par référence au système des rapports sociaux et au système politico-juridique. « Les Tallensi ont un culte des ancêtres non pas parce qu’ils craignent les morts en fait, ils ne les craignent pas , non parce qu’ils croient à l’immortalité de l’âme ils ne disposent pas d’une semblable notion , mais parce que leur structure sociale l’exige » (Fortes, 1959). Cette nécessité se manifeste sous la forme d’une relation privilégiée établie entre les ancêtres reconnus comme tels, investis d’un pouvoir symbolique et mystique, bénéficiaires d’un culte, et les vivants disposant d’un statut social supérieur et d’une part du pouvoir politique. Une solidarité allie totalement les défunts éminents, qui ont reçu le statut d’ancêtre, aux vivants éminents, qui détiennent les offices et le prestige. Les premiers fondent le pouvoir de ceux qui sont leurs dépositaires au sein de la société, et tout pouvoir nouveau ne peut s’établir qu’en relation avec eux.
Il n’y a pas de pouvoir sans appropriation de symboles et de signes, il n’en est pas davantage sans contrôle d’un langage et d’un « savoir ». L’anthropologie politique a mis en évidence certaines caractéristiques du langage du pouvoir, indépendamment de la rhétorique qui le spécifie selon les régimes politiques. Il est d’abord reconnu en tant que validé hors de la vie sociale immédiate, banalement quotidienne. Il reporte à un au-delà de cette dernière. Il réfère à la parole des ancêtres ou aux événements et aux actes des figures placées à l’origine de l’État traditionnel et des dynasties. Il tire sa validation et son efficace de sa relation au « temps des commencements » (Rousseau), à l’originaire, à l’arkhè (Heidegger). Dans le cas des sociétés qui nous sont plus contemporaines par leur modernité, le fait reste présent sous d’autres formes ; la référence devient la nation, ou le peuple exprimant sa volonté, ou les événements ayant conduit à l’indépendance nationale ; la parole politique renvoie à la transposition symbolique d’un passé plus proche.
J.-F. Baré, traitant de la royauté et des hiérarchies sakalave (Madagascar) précise que le « pouvoir des vivants » tient sa force du « langage des morts ». D’une part, le souverain est dans un rapport direct avec ses ancêtres, d’autre part, les « possédés royaux » établissent pour le compte du monarque une relation inspirée (du type transe) avec les personnalités disparues. On ne peut mieux montrer que la source du langage royal se situe hors de la société actuelle. C’est la manifestation particulière d’une caractéristique plus générale : le pouvoir parle toujours d’« ailleurs », l’imaginaire contribue à donner forme et crédibilité au gouvernement du réel (Balandier, 1980 ; Baré, 1977).
Le langage du pouvoir recourt à un lexique, obéit à des règles et use d’une rhétorique qui lui sont propres. C’est un langage qui différencie et qui sépare à la manière dont le sacré sépare et relie. Son « économie » est distincte, les mots du pouvoir ne circulent pas selon le mode des autres ; jusqu’au point, en plusieurs des royautés [317] traditionnelles, où la parole du roi ne peut être transmise que par un intermédiaire (un porte-parole) comme ce fut le cas dans les sociétés du Bénin, en Afrique occidentale. À cette propriété, une seconde est associée. Celle qui fait du langage politique un langage que l’on peut dire retenu. Il établit par nécessité une communication calculée, il implique le secret, il utilise le silence. Les descriptions anciennes, qui présentent l’Oba (souverain) du Bénin sous l’aspect d’un personnage immobile et ne parlant pas, manifestent cette caractéristique poussée à l’extrême. Plus discrète, elle n’en est pas moins reconnue dans les sociétés d’un tout autre type, à pouvoir clanique ou à chefferie. J. Jamin, rapportant les résultats d’enquêtes conduites chez les Senoufo de Côte d’Ivoire, a publié des essais ayant pour titre commun : Les lois du silence. Il y constate avec insistance : « Le chef… est certes le maître des mots, mais il est en même temps celui des silences et des secrets » (Jamin, 1977).
L’essentiel est bien là, le langage politique vise d’abord à produire des effets, il informe ensuite. Il ne dévoile qu’une part de la réalité, car le pouvoir doit aussi son existence à son appropriation de l’information, des connaissances requises afin de gouverner et d’administrer, d’exercer une domination. Les gouvernants sont donc gens du secret, parfois justifié par la raison d’État, et les gouvernés savent que « des choses leur sont cachées ».
3. Les formes politiques
Les essais qui cherchent à isoler, puis définir, un ordre des relations politiques « pures » trouvent rapidement leurs limites. Max Weber part bien d’une relation fondamentale celle de commandement/obéissance mais il construit sa sociologie politique en recensant les façons possibles de la concevoir et de l’organiser. Pour ne pas laisser à cette relation un contenu pauvre, il l’inscrit dans un champ plus vaste : celui des diverses formes d’organisation et de justification de la « domination légitime ». Les anthropologues modernes ont buté sur les mêmes obstacles. Ils ont considéré des systèmes et des organisations politiques, des aspects, des modes d’action et des processus qualifiés de politiques ; ils n’ont pu séparer, par une démarche analytique, des relations exclusivement politiques. L’un d’entre eux, M. G. Smith, en conclut que la notion est de caractère substantif, plus que de caractère formel.
Le politique est de nature synthétique. C’est donc dans ses formes générales qu’il sera d’abord considéré, le plus souvent en fonction des critères de différenciation et de concentration du pouvoir. Lucy Mair, dans son ouvrage traitant du « gouvernement primitif », retient trois formes. Celle du gouvernement minimal, ainsi définie parce qu’elle réfère à une communauté politique étroite (critère de taille), à un nombre restreint de détenteurs du pouvoir et de l’autorité (critère de complexité) et à un pouvoir et à une autorité maintenus à un niveau bas (critère d’intensité). Celle du gouvernement diffus, ainsi désignée parce que l’ensemble de la population mâle adulte est en principe politiquement actif, mais certains groupements (comme les associations de classes d’âge) et certains détenteurs de charges (disposant d’une autorité circonstancielle) assurent, en droit et en fait, la direction et le contrôle des [318] affaires publiques. Celle du gouvernement étatique, la plus nettement définissable parce que le pouvoir est différencié, centralisé à des degrés variables, doté d’appareils spécialisés dont une bureaucratie ; les degrés et modes de centralisation permettent de déterminer les variantes de cette forme (Mair, 1962).
Cette répartition est pour une part trompeuse. Les deux premiers types classent des sociétés où le politique n’est pas facilement localisable. Les mêmes partenaires et les mêmes groupes y ont des fonctions multiples, dont les fonctions politiques, changeant selon les situations. Chez les Tonga de l’Afrique orientale, J. Van Velsen observe que le pouvoir n’est lié ni à des positions structurelles ni à des groupes spécialisés ; les comportements proprement politiques n’apparaissent que dans un certain nombre de situations (Van Velsen, 1964). On peut dire que le politique n’existe qu’à l’état intermittent. Lorsque ce n’est pas le cas, d’autres difficultés apparaissent. Un même ensemble ethnique, à identité bien marquée, peut comporter des sous-ensembles qui recourent à des modes différents de l’organisation politique ; ainsi, chez les Ibo de la Nigéria méridionale. Ce qui suggère une corrélation entre système de pouvoir et système culturel : plus l’intégration culturelle est poussée, moins l’intégration politique est prévalente par imposition d’un seul mode d’action politique. Un même ensemble ethnique et culturel peut être associé à des formes politiques instables. Les Kachin de Birmanie, déjà évoqués, oscillent entre deux états politiques et ne semblent présenter que des formes de transition.
La difficulté ne disparaît pas entièrement avec les sociétés à pouvoir centralisé. La frontière entre les systèmes politiques à chefferie et les systèmes monarchiques n’est pas nettement tracée. La taille de l’unité politique ne suffit pas à établir la séparation ; il existe des chefferies de grandes dimensions, par exemple au Cameroun en pays bamiléké. La coïncidence de l’espace politique et de l’espace culturel c’est-à-dire l’existence conjointe des deux dispositifs unitaires ne constitue pas davantage un critère distinctif ; elle est exceptionnelle aussi bien dans les sociétés à chefferies que dans les royautés traditionnelles, dans la mesure même où la prévalence de l’un des systèmes réduit l’importance de l’autre. La même incertitude se retrouve en examinant la complexité des appareils politico-administratifs : ceux des chefferies bamiléké ne sont pas moins complexes que ceux sur lesquels s’appuient les souverains traditionnels de l’Afrique centrale et orientale. Les éléments de différenciation sont autres.
Le chef et le roi ne diffèrent pas seulement par l’extension, l’intensité et les supports du pouvoir qu’ils exercent, mais surtout par la nature de ce pouvoir. R. H. Lowie l’a suggéré dans son étude comparative de l’organisation politique des Amérindiens. Il oppose le« chef titulaire » au« chef fort » dont l’empereur inca est la figure la plus achevée. Le premier ne détient pas pleinement l’usage de la force (sa fonction est souvent distincte de celle du chef de guerre), il ne légifère pas (mais a la charge de maintenir la coutume) et il n’a pas le monopole du pouvoir exécutif. Le second type de chef, par contre, dispose de la pleine autorité coercitive et de l’entière souveraineté ; il est souverain dans la plénitude du terme (Lowie, 1927). D’autre part, le critère de la stratification sociale est pertinent quant à la distinction des sociétés à chefferies et des sociétés monarchiques. Au sein de ces dernières, les systèmes de rangs, d’ordres, de castes (ou pseudo-castes) et de classes (ou proto-classes) [319] forment l’armature principale de la société et l’inégalité y régit toutes les relations sociales prédominantes.
L’identification des formes dans lesquelles se réalise l’État traditionnel reste inachevée. Des procédés très différents ont été utilisés. Le moins formalisé conduit à définir des ensembles « liés » par une même histoire et constituant pour cette raison une famille de formes politiques : ainsi, les États de la région interlacustre en Afrique orientale qui réfèrent aux mythes de peuples anciens originaires les Cwezi et les Bito (Lloyd, 1965). Le second procédé conduit à déterminer des « types » selon le degré du pouvoir souverain. En parallèle au despotisme oriental, G. P. Murdock a ainsi proposé un « despotisme africain ». Il le qualifie par dix-huit caractéristiques qu’il estime présentes dans la plupart des royaumes traditionnels ; soit, principalement, celles-ci : le souverain est un roi « divin » tenu dans un état de quasi-isolement ; son « despotisme » est manifesté par l’appropriation du territoire et du peuple, par le cérémonial de soumission imposé aux sujets ; un corps de notables titrés détient les fonctions de conseil et d’administration ; la succession au trône s’effectue rarement par primogéniture, le plus souvent par rivalité et affrontement des prétendants ; la capitale se distingue par son extension et son relatif développement, bien qu’elle puisse être déplacée lors des changements de règne (Murdock, 1959).
Cet essai de définition d’une forme de la royauté traditionnelle importe surtout par les limites qu’on ne peut manquer de lui reconnaître. Il réunit des caractéristiques connues, mais en les tirant de cas dispersés et en les simplifiant. Il ne prend pas en considération des aspects du fonctionnement des États africains anciens qui sont significatifs. Le pouvoir du souverain n’est pas aussi absolu que Murdock l’a affirmé : il n’apparaît jamais total et son accentuation peut être symbolico-rituelle, il n’est pas sans partage (avec les notables à charges et notamment les dignitaires militaires), il est inégal selon les régions du royaume (faiblissant à mesure de l’éloignement du centre). Surtout, le pouvoir tient le souverain. L’accession à la souveraineté impose, en même temps que la modification de « personne » du détenteur, des interdits, des obligations, des contraintes et des risques notamment rituels qui manifestent la soumission du roi au pouvoir dont il est dépositaire. Le souverain est moins lié par une constitution implicite que par le dispositif symbolique et rituel qui engage sa responsabilité à l’égard de la société tout entière et du « monde » qui l’environne. Il peut être mis en cause pour défaillance rituelle, indépendamment de l’insuffisance fonctionnelle (profane) entraînant sa déposition ou son bannissement. Il doit être infaillible il prend toutes les décisions majeures, il ne peut engendrer aucun mal , mais il ne l’est pas constamment. Il est faillible et vulnérable : l’assassinat politique (violence des princes) le menace ; la réticence des subordonnés se traduit parfois en une grève rituelle fatale ou en une sanction économique ou en une rupture de relation exprimant publiquement le désaveu ; la rébellion ruine le pouvoir lorsqu’elle dure ou le corrode lorsqu’elle s’exprime sur le registre imaginaire par des cultes nouveaux de caractère contestataire. Mais ce qui prévaut, c’est la fonction double de la symbolique du pouvoir : par elle, le pouvoir « tient » le souverain et celui-ci « tient » les sujets. D’autres protections peuvent opérer : celle du double qui a la charge des affaires publiques courantes et protège la figure souveraine contre les aléas ; celle de la victime émissaire (équivalent du pharmakos antique) qui [320] porte la charge de tous les maux dont souffre la collectivité ainsi, la défaillance est transférée (Balandier, 1980).
Un troisième procédé de différenciation des formes de l’État traditionnel est le recours au degré de centralisation, à la capacité d’unification. L’État est estimé « logiquement centralisateur » et la capitale, centre du pouvoir dans l’espace, exprime cette suprématie à l’égard des pouvoirs particuliers ou locaux, de ce qui est de nature segmentaire. Il apparaît cependant que les structures étatiques et les structures claniques-lignagères coexistent souvent dans un rapport d’incompatibilité relative et, selon les circonstances, d’opposition. Plusieurs des anthropologues politistes en ont fait la preuve à la faveur des recherches de terrain, notamment les africanistes. L. Fallers, à propos des Soga de l’Ouganda, retient comme hypothèse directrice de son interprétation l’existence d’un « antagonisme structurel » entre l’État hiérarchique et les organisations lignagères (Fallers, 1956). D. Apter, dans le cas de l’ancien royaume de Buganda, également en Ouganda, repère un « clivage fondamental » entre ces deux systèmes d’autorité et les deux séries de valeurs qu’ils impliquent. La coupure cependant n’est jamais totale : en dominant l’ordre clanique ancien, l’ordre étatique assure son intégration partielle ; en imposant sa domination, le souverain peut se situer au point de rencontre de l’un et de l’autre, occuper la position de roi et tête des clans comme cela apparaît au Buganda (Apter, 1961, 1965).
Dans les sociétés où l’État parvint difficilement à s’établir, et a résulté parfois d’interventions extérieures (par exemple, à Tahiti et à Hawaï), la confrontation des deux systèmes et leur ajustement précaire apparaissent en toute netteté. À Tonga, qui connut « mille ans de monarchie absolue de droit divin », et fut ainsi une exception en Polynésie, la dispersion insulaire a néanmoins favorisé le maintien des groupements lignagers sur lesquels repose l’organisation politique ; c’est en eux que le système aristocratique tongien trouve son assise, c’est en fonction d’eux que se constituent les relations entre les îles et que s’élaborent les stratégies politiques (Guiart, 1963). À Samoa, la division territoriale en districts coexiste avec la répartition résultant des appartenances claniques et sert de support à des chefferies contrôlées par une assemblée. Un « chef suprême » cumulant des titres relevant de plusieurs districts figure l’unité politique de l’ensemble des îles. L’équilibre ajustant à son pouvoir les pouvoirs locaux et les pouvoirs claniques est vulnérable, changeant selon les conjonctures. La position de puissance permet à un groupe, ou à un district, de se subordonner les autres jusqu’au moment où un conflit provoque un changement des« rôles ». L’histoire de Samoa, jusqu’au début du xxe siècle, est faite de ces luttes de puissance et non des progrès d’un État toujours faible.
Cette permanence des aspects segmentaires, largement représentée, a incité A. Southall à opposer l’État unitaire « complètement développé » à l’État segmentaire. La première de ces deux formes s’est rarement réalisée : « Dans la plupart des régions du monde et la plupart du temps, le degré de spécialisation politique atteint a plus été du type segmentaire que du type unitaire. » La structure du pouvoir principal critère retenu est dite « pyramidale » pour celui-là, « hiérarchique » pour celui-ci. Dans le premier cas, des pouvoirs homologues se répètent aux divers niveaux, les unités constitutives disposent d’une relative autonomie, d’un territoire n’étant pas [321] une simple division administrative et de moyens d’administration propres, les relations entre unités restent semblables à celles qui lient les segments entre eux au sein d’une société clanique ; enfin, la centralisation apparaît souvent plus effective au plan de l’action rituelle qu’au plan de l’action politique. Dans le second cas, la structure de pouvoir est hiérarchique, en ce sens que les pouvoirs et l’autorité se différencient selon le niveau où ils opèrent, et que le pouvoir situé au sommet est unique (sans homologues) et exerce sa domination sur l’ensemble (Southall, 1954). En fait, la segmentarité n’est jamais entièrement résorbable, ni dans les États traditionnels ni dans les États modernes. Elle est de la nature de la société, et le politique a déjà été montré en tant que générateur d’effet unitaire ; elle est aussi de la nature de l’action politique, dans la mesure où celle-ci implique la compétition et la dynamique conflictuelle. Le groupe dirigeant n’a pas plus que l’État un caractère parfaitement unitaire. Les éléments qui le composent rivalisent pour accéder au pouvoir, à la puissance matérielle, au prestige, et ils luttent afin de les conserver ; cette rivalité nourrit les stratégies qui utilisent, au moins conjoncturellement, les divisions de la société globale. Le jeu des coalitions peut contrarier le développement de l’État (exemples polynésiens), ou engendrer des guerres de succession qui ouvrent une période de vacance du pouvoir ou provoquent son éclatement (exemples africains). Il en est de même des compétitions pour les charges qui requièrent un appui parmi les membres de l’élite politique, et une force personnelle (un « parti ») constituée à l’aide de parents, d’alliés et de dépendants (Balandier, 1967). L’essentiel n’en reste pas moins l’affrontement constant et général de l’unitaire et du segmentaire, des forces du « centre » et des forces qui lui sont extérieures.
La forme féodale peut alors sembler celle qui concède la plus large place à la segmentarité. Les études des anthropologues consacrées aux sociétés « féodales » d’Asie et d’Afrique révèlent l’articulation d’un système d’inégalités et d’un régime politique. Mais elles font apparaître une non-conformité au « modèle féodal » élaboré par les historiens européens, et notamment par Marc Bloch (Bloch, 1939). Dans une acception large, le terme féodalité désigne les formes dominantes de l’organisation politique et sociale durant plusieurs siècles du Moyen Âge européen ; dans une acception plus stricte, il se définit par deux critères nécessairement associés : le lien de dépendance personnelle et le fief, support de cette relation. Sous ce dernier aspect, les sociétés « féodales » étudiées par les anthropologues sont surtout caractérisées par le second de ces critères. L’exemple du Ruanda monarchique le montre entre autres exemples. La stratification sociale, les hiérarchies de pouvoir et d’autorité, les liens interpersonnels y sont en corrélation avec un complexe de droits et de privilèges fondé sur la possession de la terre et du bétail. La vie politique locale prend appui sur trois « institutions » majeures : le lignage, la chefferie et le groupe de fidélité constitué autour d’un « patron ». Elle fait apparaître la faible unification d’une société qui amalgame des rapports sociaux et politiques de nature différente. Les relations estimées féodales ne sont que l’un de ces ensembles constitutifs ; elles servent de support à une organisation politique qui reste menacée par la vigueur des pouvoirs et droits lignagers (Maquet, 1970). Au Burundi, pays voisin du Ruanda et à structures sociales parentes, le rapport dit « féodal » intervient en tant que moyen mis au service des stratégies visant la conservation, par une aristocratie réduite et [322] ses dépendants, du pouvoir et de l’avoir (Trouwborst, 1961). Tout l’accent est porté sur les relations de dépendance personnelle, les réseaux qui en résultent, constitués à partir d’un « seigneur » (au niveau supérieur de la stratification sociale) et d’un « patron » (d’un niveau supérieur à un niveau inférieur de la stratification). J. Maquet a trouvé là le « contenu universel » de l’idée de féodalité, ce qui la qualifie en tant que « régime » politique. Mais, outre qu’un seul élément ne peut suffire à définir une telle forme, il importe de rappeler que les réseaux de dépendances personnelles sous l’aspect du clientélisme ont constitué l’armature politique de sociétés à État faible, jusqu’à une date proche, en plusieurs parties de l’Europe. Ce qui a conduit, par exemple, à considérer la situation italienne selon la logique de l’État clientélaire.
4. Les nouvelles explorations du politique
Au cours des vingt dernières années, l’anthropologie politique a progressé non seulement par la multiplication des recherches de terrain (en particulier en Afrique qui apparaît maintenant comme un gigantesque laboratoire politique, actif durant toute l’histoire du continent), mais aussi par la diversification des positions théoriques qui ont incité à considérer autrement le politique et le pouvoir, à renouveler leur interprétation en les plaçant l’un et l’autre sous l’éclairage anthropologique (Balandier, 1983). Il me paraît utile de présenter ici quatre de ces« explorations » nouvelles auxquelles mes travaux récents ont été consacrés :
- A. CORPS ET POUVOIR
La métaphore corporelle est de large emploi dans les langages traitant de la société, de son ordre et de son pouvoir. Le vocabulaire le montre et davantage encore une longue tradition. Depuis Platon qui, dans La République (liv. II), compare le corps politique au corps humain, jusqu’aux formulations des juristes de la Renaissance. L’analogie permet, à la fois, de proposer une « description » de la société en termes d’organes et de fonctions et de définir le rapport du Prince à l’ensemble de ses sujets. Elle n’est cependant pas utilisée de manière neutre. Elle exprime, selon le traitement qui lui est donné, une option politique : soit une interprétation « libérale » (tous les organes sont destinés à coopérer), soit une version « absolutiste » (la tête commande et les autres organes sont soumis) du régime de pouvoir, et notamment de la monarchie.
L’anthropologie donne la possibilité de considérer la métaphore corporelle dans la diversité de ses expressions, selon les modes de la formation sociale et de la culture. Elle permet davantage, elle révèle que le corps est un véritable opérateur politique et social, qu’il est partie constituante du pouvoir. Dans les royautés africaines définies par la tradition, celui-ci fait corps avec le corps du souverain. Le roi est séparé, établi dans la singularité, sa différence crée la distance qui permet la domination. Son corps exprime cette altérité. Il peut porter des marques de naissance, des « signes », des anomalies qui le situent au voisinage de l’anormal et du monstrueux. Il est toujours soumis à des servitudes, obligations et interdictions qui le [323] différencient : poids, lenteur ou immobilité relative, postures, évitement des contacts néfastes parce que dé-forçants, secret dans l’accomplissement des fonctions vitales, etc. Il se transforme également en support signifiant : il est associé aux regalia ; il porte les insignes et les parures (colliers, bracelets, anneaux, bagues) qui expriment pour une part la symbolique du pouvoir ; il est revêtu de manière distinctive, changeant selon les circonstances de sa manifestation publique ; et un masque parfois fait écran afin de cacher aux sujets la face humaine du pouvoir, puisque le roi est divinisé dans certaines des civilisations noires, en particulier au Bénin (partie de l’actuelle Nigéria) (Balandier, 1978).
Le corps du souverain africain traditionnel est aussi le lieu d’une puissance ; la force du pouvoir s’y fixe. C’est elle que la procédure rituelle transmet durant la phase de l’intronisation et cette incorporation transforme la personne qui accède à la royauté : le roi est littéralement fait. Au moment de la mort, celui-ci est banalisé : la force du pouvoir peut être extraite du cadavre par violence symbolique comme c’était le cas dans les petits royaumes édifiés par les Anyi de Côte d’Ivoire (Perrot, 1982). La mort réduit le cadavre royal à l’état de corps« nul », voire de chose à jeter. Chez les Moundang du Tchad, la tête du roi défunt est séparée car son crâne devient un autel auprès de ceux de ses prédécesseurs réunis dans un mausolée éloigné et secret, mais le corps lui-même est abandonné à la nature sauvage. Privé de la force du pouvoir, il n’est plus rien (Adler, 1982).
Le souverain est en rapport d’analogie avec le monde et son ordre, avec la société et son ordre. Il est identifié au territoire qui définit l’extension de son gouvernement, ainsi qu’à l’ensemble des sujets auxquels sa loi s’impose. Corps du roi, corps du pays et corps du peuple ne font qu’un. Les dispositifs symboliques et rituels établissent la relation du souverain à l’espace politique et à la terre lieu du sacré par excellence. En Haute-Volta, en pays mossi (royaume du Yatênga), la dernière séquence de l’investiture impose un parcours initiatique de longue durée, à l’occasion duquel le souverain « incorpore » en même temps que l’histoire du royaume l’espace le plus marqué symboliquement ; il les « mange » disent les mots employés en la circonstance cependant qu’il reçoit le sacre de la terre (Izard, 1980). Le corps du roi, foyer des forces d’ordre et de fécondité, est solidaire des grands cycles naturels : être souverain, c’est en être comptable au profit du pays, et donc des sujets. Les saisons, les travaux agricoles, les grandes manifestations politiques centrées sur la personne du roi s’accomplissent d’un même mouvement. Dans l’univers des Akan (Ghana et Côte d’Ivoire), la fête des ignames est l’une des plus importantes festivités nationales. Elle est celle des prémices, de la nourriture produite par une nature fécondée, et celle du roi. Il en sort purifié, renforcé, confirmé dans sa puissance (Perrot, 1982).
Le corps du souverain traditionnel est le corps politique. Toutes les pratiques accomplissant l’investiture ont pour fonction de faire prévaloir le second de ces aspects, d’effectuer les transformations et les « inscriptions » génératrices d’un véritable changement d’état. L’accession à la souveraineté apparaît comme la forme suprême de l’initiation ; celle qui permet d’accéder totalement aux connaissances et aux secrets, au contrôle des forces et des puissances ; celle qui n’est pas destinée à un groupe, à une classe d’âge ou à une promotion, mais à un seul à celui par qui [324] l’unité de la société est manifestée et en qui se concentre toute l’énergie sociale passée et actuelle. Le roi neuf naît en cette qualité après avoir été « tué » dans sa condition antérieure. À la manière même de l’initié. Et dans cette métamorphose, le corps entre nécessairement en jeu puisqu’il est l’objet et le moyen de l’opération symbolique.
Il n’est pas d’intronisation qui n’impose séparation, retraite et purification, qui ne comporte des épreuves et l’apprentissage des contrôles corporels, des codes et des contraintes façonnant l’image du souverain. Non seulement le corps royal est marqué, jusque dans la sexualité, non seulement il est le support des attributs matériels du pouvoir, mais il est aussi le point focal des forces provocatrices d’ordre et de fécondité. Les Suku du Zaïre différencient nettement ce que l’on peut qualifier d’établissement « mystique » et d’établissement « constitutionnel » du nouveau souverain ; deux termes distincts désignent ces deux moments de l’investiture. Le second établit la légitimité de la succession, effectue la transmission des regalia et des insignes spécifiques de la charge, délimite les fonctions de souveraineté. Le premier est de caractère initiatique, il instaure la liaison essentielle aux forces de l’univers, aux puissances fondatrices de la royauté, aux ancêtres ; il transforme la personne du roi désigné pour faire de celui-ci un souverain plénier. À l’inverse, le roi proche de la mort, dé-forcé, sera littéralement dépouillé de son être symbolique. Une séquence rituelle de forte intensité dramatique détermine les phases de ce retrait. Toute vie de pouvoir réglée par une tradition impérative chemine ainsi de l’investissement symbolique intensif vers le désinvestissement total.
Du point de vue des sujets, c’est au moment de la répression que le corps se trouve le plus complètement soumis au pouvoir. La formule « contrainte par corps » désigne, dans son acception littérale et non seulement juridique, cette appropriation collective et entière de qui transgresse les lois fondamentales. La sanction d’enfermement sépare, isole, prive d’autonomie, impose un dressage corporel pénible et une soumission mentale au moins feinte ; elle affirme la volonté de « rectifier ». Déjà, la métaphore corporelle dans sa formulation médiévale conduisait à assimiler la sanction à un acte médical traitant le membre ou l’organe malade, ou à une opération chirurgicale séparant la partie « inguérissable » du reste du corps. La peine de mort devient ainsi la forme extrême de la thérapie sociale et politique. Elle existe dans les sociétés traditionnelles alors que l’enfermement est rare ; la mise en esclavage est le substitut de celui-ci, elle dé-socialise, elle dé-personnalise pour réduire à l’état de corps (force de reproduction et de production), de chose (marchandise) ou d’instrument.
Dans ces mêmes sociétés, l’atteinte insidieuse au bon ordre des êtres et des choses est généralement qualifiée de sorcellerie. Elle importe moins par ses propres effets que par les réactions collectives qu’elle provoque. Elle engendre un processus ouvert par le soupçon, entretenu par l’identification du coupable et la vérification de culpabilité, clos par l’élimination du sorcier. Celui-ci devient la victime émissaire chargée des maux de la collectivité et sacrifiée. La mise à mort était souvent le terme, et le corps « coupable » pouvait être humilié, dégradé, réduit à l’état de déchet social polluant comme il advenait chez les Kongo anciens. Les équivalents contemporains existent. Dans les sociétés modernes totalitaires, l’opposant, le dissident, le rebelle sont condamnés à l’effacement physique (la« disparition »), à l’avilissement [325] concentrationnaire (la dégradation méthodique du corps), ou à l’enfermement spécial comportant humiliations corporelles et verbales, tortures, soumission « scientifique » de la personne, ou à la marginalisation totale par exclusion économique et sociale (Balandier, à paraître).
- B. SEXUALITÉ ET POUVOIR
Les catégories sexuelles (masculin/féminin) ont constitué les premiers éléments logiques utilisés afin d’expliquer le monde et la société dans leurs commencements et leur ordre. Les cosmologies et les mythologies recourent souvent au dualisme sexualisé : tout résulte des relations multiples établies entre éléments marqués du signe masculin et éléments marqués du signe féminin ; l’union des deux principes est source de vie, clef de la logique du vivant, mais elle est vulnérable elle lie en opposant, ce qui la fonde est en même temps ce qui la menace, son ordre est porteur de désordre.
Le pouvoir surtout dans ses formes traditionnelles est impensable sans référence à la sexualité. Il faut partir des considérations anthropologiques relatives à la prohibition de l’inceste, forme première de la règle, de la Loi, et à l’inverse par rupture forme première de la transgression. Cette réglementation trace des séparations à l’intérieur du groupe social ; elle instaure des relations d’inclusion et d’exclusion : unités ouvertes et unités fermées à l’échange des femmes, femmes « interdites » et femmes « permises ». Ces qualifications départagent ce qui est conformité et ce qui est transgression, et la première est reconnue à la fois comme sociale et naturelle, donc doublement impérative. Cette réglementation est constitutive de domination, puis de pouvoir. Ce sont les hommes qui échangent et non l’inverse. Ils imposent ensemble leur domination à toutes les femmes, et parmi eux les détenteurs du pouvoir ont un accès privilégié à celles-ci Les femmes deviennent très tôt de véritables opérateurs sociaux par lesquels se définissent la Loi (prohibition de l’inceste), les relations sociales fondamentales (parenté et alliance) et le pouvoir (contrôle de la répartition des épouses). Sous ce dernier aspect, le pouvoir, la capitalisation de femmes et de droits matrimoniaux se montrent étroitement liés.
La domination mâle peut, pour une part, être interprétée comme une« réponse » au pouvoir naturel que détient la femme : celui de faire naître, de créer des êtres et ainsi d’être origine en transmettant la vie. Ce pouvoir (de nature), les hommes tentent de se l’approprier soit effectivement, soit métaphoriquement. Une étude d’inspiration psychanalytique a mis en évidence cette tentative : « C’est le pouvoir de fécondité des femmes, bien plus que le désir érotique, qui sous-tend l’exogamie et la capitalisation des femmes… Ce n’est pas la sexualité qui est première, mais bien le pouvoir dans son rapport à l’apparente victoire sur la mort individuelle que représente la fécondité féminine » (Bereaud, 1980). Produire une descendance, être situé dans une généalogie et la maintenir, se placer dans une continuité dont l’origine est l’Ancêtre (son nom étant l’homologue du « Nom-du-Père » de la théorie psychanalytique), ce sont les moyens auxquels la femme est subordonnée de la lutte contre la disparition, de l’affirmation de la pérennité du groupe malgré la mort des individus.
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Plus apparent est le « détournement » de ce pouvoir de faire naître que détiennent les femmes, par substitution d’un engendrement masculin que l’on peut dire métaphorique à l’engendrement féminin naturel. Toute initiation masculine doit être considérée sous cet aspect. Elle est généralement conçue comme une mort suivie d’une naissance : mort à l’enfance, séparation de la mère et de la société féminine, naissance à l’état adulte, intégration à la société masculine rendue équivalente à la société tout entière. Il y a dévalorisation, la négation étant impossible, de la première naissance (naturelle/féminine) et valorisation de la seconde (sociale, culturelle/masculine). La naissance initiatique est présentée comme supérieure à l’enfantement par la mère ; non-initié le petit d’homme est peu, initié il est devenu un être social reconnu et capable de développement. Cette thématique contribue à justifier la dépossession effectuée au détriment des femmes.
Ce qui est mis en cause par la prohibition de l’inceste se manifeste en toute netteté lorsque l’interdit est transgressé. Cette rupture est bien davantage qu’une infraction individuelle, elle est d’une autre nature, singulière, à part et redoutée. Au-delà du couple incestueux se trouvent progressivement touchés : les groupes d’appartenance des transgresseurs, la collectivité en son entier et le monde environnant. La rupture de l’interdit devient, selon le système de représentations dominant, génératrice de contamination généralisée, de dégradation et de désordre. Ce qui est une démonstration a contrario de la relation établie entre prohibition de l’inceste et ordre dans la société et son environnement. Chez les Fang gabonais, l’inceste est situé dans la classe des impuretés rituelles et souillures morales. Il engendre non pas un simple désordre dans la société ce qui est l’effet de l’adultère mais un bouleversement des lois de la vie se traduisant par la maladie et, à terme, par la stérilisation généralisée. Sa cure relève des moyens symbolico-rituels qui prévalent sur la sanction et la réprobation collective.
La considération proprement politique reporte elle aussi à la sexualité et à la prohibition de l’inceste. Sous ce double aspect, le souverain ne relève pas de l’ordre commun. La procédure d’investiture, qui effectue sa métamorphose en provoquant le changement qui le fait personne unique (séparée et au-dessus), comporte un marquage sexuel (pouvant être une mutilation non infirmante), requiert parfois une union exceptionnelle consacrant sa vigueur, impose en certains cas un inceste réel ou symbolique avec une « sœur ». La symbolique des royautés africaines de la tradition renvoie toujours aux signifiants de la puissance, dont celle du sexe. L’équivalent du roi est alors l’Étalon, le Taureau, le Lion, le Bélier, etc. Le corpus mythique, dans la partie consacrée à l’origine de la royauté ou aux changements dynastiques, peut comporter une séquence relative à une prouesse ou à une défaillance sexuelles un exploit à accomplir avec la verge ayant valeur qualifiante ou disqualifiante en cas d’échec. La métaphore du mariage au pouvoir, à la chefferie, à la royauté est fréquente. Elle est parfois poussée, comme chez les Mandénka du Sénégal méridional, jusqu’à l’enlèvement rituel de l’ « épouse-pouvoir » ; en ce cas, il faut s’emparer du tambour figurant le pouvoir, caché sous un voile blanc à la manière de l’épousée (Gatheron, 1981). Chez les Baruya de la Nouvelle-Guinée, la sexualité apparaît comme le moyen exprimant et légitimant par le langage du corps et des « humeurs » (notamment le sang et le sperme) toutes les formes de la domination : [327] des hommes sur les femmes, de certains hommes (les « Grands ») sur les autres (Godelier, 1982).
Le roi africain de la tradition se situe, dans sa relation à la femme, d’une manière singulière. Ce que montre le rapport à sa mère, à ses « sœurs », à ses épouses. La première est honorée, elle est à la fois une figure idéalisée (la Mère) et une figure féminine du pouvoir ; mais elle est généralement séparée de son fils dès que celui-ci accède à la charge suprême ; elle est alors éloignée, mise en situation d’incommunication. Les secondes sont liées au souverain dans l’ambiguïté puisque l’une d’entre elles pourra éventuellement lui être unie dans l’exception, la transgression. Les dernières sont bien davantage que les objets du désir, ainsi qu’il l’a été indiqué, les moyens d’une capitalisation sociale hors du commun. Celle des descendants, par le fait d’une appropriation éminente de la fécondité féminine. Celle des rapports sociaux nécessaires à l’entretien et au renforcement du pouvoir, par la multiplication des « alliés » ainsi que des dépendants et des obligés auxquels le roi attribue des épouses en utilisant son capital de droits matrimoniaux. Le fait exigeant d’être souligné est la relation établie entre le pouvoir et l’inceste, non pas en tant qu’union royale (comme dans l’ancienne Égypte) mais moyen d’accomplir le passage au pouvoir souverain et le changement de personnalité corrélatif. La transgression de la loi fondamentale, considérée principalement dans les États interlacustres de l’Afrique orientale, a été interprétée comme un acte de rupture, de séparation (roi-État/sujets-société) et de sacralisation ; elle fait le pouvoir, elle sacralise « toute vie sexuelle normale [et] toute fertilité dans le royaume » (Heusch, 1958), elle devient pleinement positive. Selon cette interprétation, la prohibition de l’inceste forme première de la Loi constitue le social, sa transgression permise à un seul fonde le pouvoir, la domination légitime.
- C. SYMBOLIQUE ET THÉÂTROCRATIE
Le pouvoir doit aussi être envisagé sous l’aspect de la mise en scène sociale, car la société n’est pas seulement vécue (relations) et exprimée (symbolisations, représentations explicitées et idéologies), elle est aussi exposée. Certaines pratiques collectives sont l’équivalent d’une théorie sociale agencée à la manière d’un drame et montrée, elles réalisent une présentation spectaculaire de la vie sociale. J’ai naguère manifesté cette caractéristique en interprétant une institution des Kongo (république du Congo), le malaki (Balandier, 1971). La forme initiale était celle d’une fête annuelle exaltant la force des lignages et ravivant les alliances, réglant la succession des hommes prééminents par la dévolution de leurs charges et la transmission de leurs biens, donnant l’occasion d’une manifestation des rapports de puissance. Le malaki faisait apparaître sur la scène villageoise les personnages, les biens, les symboles, les figures imaginaires porteuses de valeurs et leurs relations mutuelles. C’était un sociodrame au sens le plus direct du terme, un moyen de « remise à neuf » des rapports sociaux en même temps qu’une « théorie » de la société kongo exprimée par une action dramatique mettant tous et tout en mouvement. Toutes les sociétés extérieures à l’écriture sont contraintes de recourir à ce procédé, elles le rendent particulièrement remarquable. Mais aucune société ne peut échapper à la nécessité [328] de sa propre théâtralisation. Le fait redevient manifeste dans celles qui sont soumises au gouvernement absolu des médias, elles ont provoqué le nouvel avènement de la « politique-spectacle » (Balandier, 1980 ; Schwartzenberg, 1977).
Les systèmes politiques et les mises en scène du pouvoir étudiés par les anthropologues sont désormais une référence indispensable en raison de l’éclairage porté sur des aspects jusqu’alors méconnus. Ce qui s’impose d’abord, c’est le fait que la présentation spectaculaire de la vie sociale ne se sépare pas d’une représentation du monde, d’une cosmologie traduite en œuvres et en pratiques. La Chine impériale, univers par excellence des signes et des ritualisations, en reste la plus raffinée des manifestations ; ce que révèle M. Granet dans son ouvrage consacré à La pensée chinoise, en considérant la symbolique associée à l’empereur et au palais (Granet, 1934). Les Aztèques, fondateurs de Mexico lorsque les Capétiens régnent en France, créateurs d’un empire, ont, à l’inverse, porté la théâtralisation sociale et politique à un degré extrême du tragique. C. Duverger a bien mis en évidence la liaison indissociable de l’économie du politique et de l’économie du cosmos. Dans le Mexique ancien, toutes les gestions celle de la cité, celle de l’empire et celle du « monde » se tiennent ; elles ne font qu’un. Mais elles sont associées sous la menace permanente de l’entropie, de la déperdition, de la fin de l’avenir. Cette physique et cette métaphysique tragiques ont pour compagne une sociologie qui ne l’est pas moins : la société aussi subit la loi de l’usure, les forces sociales s’épuisent. La réponse doit être permanente, totale, sans négligence ni défaillance, et donc programmée au détriment de l’individu que le collectif se subordonne totalement. Ce qui se traduit en une complète planification de toutes les conduites ; mais cette « bonne » gestion ne suffit pas, il faut apporter de l’énergie nouvelle, recharger l’univers et avec lui la société. Les sacrifices humains sont la technologie employée à cette fin, ils captent rituellement des forces vitales qui seraient destinées à la dissipation sans leur fréquent accomplissement. La société aztèque est ainsi dramatisée en son entier ; les scènes sacrificielles y sont dressées pour les manifestations cérémonielles et les solennités publiques. Tout le système de pouvoir, dans un foisonnement symbolique et rituel, dans une dramatisation intense, est au service d’un ordre dévorant qui allie l’univers et le monde des hommes (Duverger, 1979).
Dans les sociétés de la tradition, où le symbolisme abonde, la transfiguration que provoque le pouvoir et la mise en scène de la hiérarchie deviennent en quelque sorte évidentes. Tout se rapporte au souverain, se symbolise et se dramatise par lui ; relations à l’univers, au monde extérieur, à l’espace politique, au passé et donc à l’histoire, à la société et à ses œuvres. Il est au cœur de la représentation : palais, entourage, déploiement de force, cérémonial et fête, marques de différenciation et comportements codés. Il est lui-même, par son corps, lieu de représentation, par le fait de ses postures, de son costume, de son revêtement symbolique. Tout concourt à entretenir la certitude que la personne des dominants est autre que la personne des sujets. Elle s’inscrit sur un registre de différences multiples qui fonde le pouvoir autant que les forces dont il a le contrôle ; il ne se fait et ne se conserve que par la transposition, la production d’images, la manipulation de symboles et leur organisation dans un cadre dramatique. Il dépend en permanence de la « théâtrocratie ».
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- D. ORDRE ET DÉSORDRE
L’anthropologie politique éclaire un débat redevenu actuel dans un large champ de disciplines : celui qui traite de la relation ordre/désordre (Dupuy, 1982). Ces deux aspects sont indissolublement liés, ils sont ensemble caractéristiques de toute réalité saisie dans son dynamisme, dans son mouvement propre. La démarche anthropologique en apporte, sur le terrain qui est le sien, la démonstration : les sociétés dont elle traite ont conçu des dispositifs capables de faire de l’ordre avec du désordre, de même que le sacrifice fait de la vie avec de la mort, de la loi avec la violence apaisée par l’opération symbolique. Deux procédés paraissent d’une grande généralité : la transgression et l’inversion provoquées et contrôlées, « instituées ».
Les sociétés de la tradition ne correspondent guère à l’image qui en fut longtemps donnée ; leur logique ne va pas sans contradictions, leur fonctionnement sans aléas, leurs pouvoirs sans ratés ; ainsi que toutes les sociétés, elles existent « au conditionnel ». Elles portent l’obsession du désordre, comme celle de l’immobilisme (qui signifierait leur mort) et du mouvement sans contrôle (qui provoquerait leur dégradation). À chacune de ces menaces fatales, elles opposent des réponses.
Dans le premier des cas, apparaît la reconnaissance d’une fonction du désordre au sein même de l’ordre. Il faut en quelque sorte faire la part du feu en le libérant afin de mieux le soumettre, d’opérer sa transformation positive. L’illustration parfaite est donnée par les anthropologues ayant étudié le personnage et les fonctions du Bouffon cérémoniel chez les Indiens américains. L’ironie, la parodie, l’irrévérence, la transgression définissent la position de cette figure à part et son emploi. Son« travail » s’effectue principalement sur trois niveaux. Celui du sacré : la communication établie avec certains dieux est banalisée, voire trivialisée à l’extrême. Celui de la malchance individuelle : les infirmes de la naissance et de la vie deviennent des objets d’impitoyables moqueries, leurs infirmités ou leurs disgrâces sont mises en scène au cours de pantomimes cérémonielles. Celui de la sexualité et de l’obscénité : l’exhibitionnisme sexuel, les comportements et les formulations obscènes, l’outrance poussée s’exprimant par la consommation de déchets et de petits animaux vivants donnent à la transgression son intensité dramatique. Ce qui est traité hors normes, dans l’excès de la dérision, est le système des coordonnées qui définissent le cours des vies individuelles et collectives : le Sacré, la Fortune et le Sexe. En ce jeu théâtral conduit sous contrôle social rigoureux, le Bouffon rituel est, à la fois, celui qui « libère » par délégation sans que la société ait à réprimer les transgressions et celui qui contribue à l’entretien de l’ordre existant, par un effet en retour. Il montre qu’il n’est d’autre alternative que la confusion et la dé-civilisation, en rendant visible la dégradation sociale et individuelle résultant de l’effacement des normes, des codes et des interdits.
Avec le Fou de cour paraît, au cours de l’histoire européenne, le partenaire direct du pouvoir (Balandier, 1980). Lui aussi transgresse, mais dans la proximité et à l’usage du Prince. Il trace les limites du pouvoir et du rang sur les lieux mêmes où celui-là s’exerce et où celui-ci se montre. C’est par lui que le décorum, l’apparat, le cérémonial sont présentés à la fois dans leur nécessité et leur fragilité. Il suffit de faire apparaître le grotesque pour qu’ils soient mis sens dessus dessous, mais en même [330] temps désirés en raison de la dérision qui leur est substituée. La fonction du Fou révèle davantage. En premier lieu, les pièges qui menacent tout pouvoir : ceux des mots, ceux des calculs et des manipulations impliqués dans la dynamique politique, ceux de l’enfermement du puissant qui peuvent le conduire à l’exercice d’un pouvoir fou ou à la fuite dans la folie dont le répertoire shakespearien a fait un mouvement essentiellement dramatique. En second lieu, les limites que le pouvoir et son ordre imposent à la vérité : le Fou brise les apparences, mais seulement au contact des puissants et par le jeu de la dérision et de la transgression ; il rappelle ainsi que chaque société définit, selon sa logique de maintien en état, les vérités qu’elle tolère.
L’information anthropologique a accordé une attention toute particulière au procédé de l’inversion. Il intervient dans la définition des catégories sociales, dans leur répartition en supérieures et inférieures, en « bonnes » et « mauvaises ». Le dominé, le sujet occupent alors dans le système des représentations collectives traditionnelles la position inverse (et dévalorisée) de celle du dominant et du maître. C’est le cas, fréquent en Afrique noire, dans le système de justification du partage inégal instauré selon les critères de sexe et de génération à un moindre degré.
L’inversion se manifeste dans la logique traitant de la relation ordre/désordre. La sorcellerie, selon les interprétations de la tradition, en relève. Le sorcier occupe l’univers du caché, manipule le désordre, inverse les conventions sociales et les conduites. Son travail est négatif : il est l’agent de la mise à l’envers de la société ; il provoque les actions non conformes à la coutume ; il ravage les personnes en les « mangeant » du dedans, les relations sociales en les perturbant, la nature en la stérilisant ; il prête sa figure à tout ce qui affaiblit la communauté de manière insidieuse, à ce qui, en elle, se retourne contre elle.
L’arme est dangereuse, il faut la retourner. Le pouvoir a la capacité de manipuler à son profit, et directement, le procès d’inversion. Il le fait d’autant plus qu’il est soumis à des menaces constantes : celle de la vérité qui brise l’écran de ses apparences ; celle de la suspicion qui le contraint à manifester son« innocence » ; celle de l’usure qui l’oblige à se revigorer périodiquement. La parade est la dramatisation génératrice du désir d’ordre. Elle intervient principalement durant les périodes de vacance du pouvoir, durant les interrègnes, dans les royautés traditionnelles considérées par les anthropologues. La mort du roi paraît rétablir le désordre initial ; elle fait surgir les peurs et les colères, les violences. Dans les royaumes du Bénin, en Afrique occidentale, la nouvelle de la mort du roi ouvrait une période de troubles. Les premiers observateurs ont alors constaté le dérèglement des mœurs, la multiplication des vols et les brigandages de toutes sortes en toute impunité provisoire, les épidémies de vengeance et de meurtre. Il est observé que tout se passe « comme si la justice mourait avec le roi » ; elle reparaît, plus lourde, avec l’établissement du nouveau souverain (Mercier, 1962). En Côte d’Ivoire, au sein des petits royaumes des Agni, la séquence désordre → inversion → ordre était encore plus apparente. Une fois la « force du pouvoir » retirée du souverain mort, le désordre se manifestait d’une manière dramatique (première phase) : les paysans représentés par leurs chefs ont un droit à perturber la capitale ; les « grands » jouent la fureur, rendent les sujets responsables de la disparition du roi, se livrent à des représailles dans les villages ; les hiérarchies sont bousculées et le règne des abus violents semble ouvert. [331] Dans une seconde phase, il s’établissait jusqu’à l’avènement du nouveau roi un pouvoir parodique et outrancier à la charge des captifs de cour. Le pouvoir était moqué par retournement au moment de sa plus grande faiblesse, mais en même temps il était rendu manifeste que son rétablissement, et donc son renforcement par remise à neuf et attente des sujets, restait la seule alternative possible. La troisième phase se caractérise par l’élimination du pouvoir de dérision, le retour à l’ordre« normal » des choses ; à l’arrière de la scène parodique s’était effectué le travail proprement politique réglant la succession. Hors du pouvoir établi, il n’avait été donné à voir qu’une royauté de moquerie, sans règles (sauf celle de la mise à l’envers), entretenant l’arbitraire, l’excès et le désordre. Le cas agni n’est que l’une des illustrations africaines de l’alternative politique bien connue :« la continuité ou le chaos ». Ainsi, la leçon a-t-elle plus qu’une valeur exotique (Perrot, 1982).
Les « prêtrises » et les rites effectuant la transformation du désordre en ordre opèrent toujours à l’intérieur de limites très contraignantes, dont le tracé varie selon les types de sociétés. Au-delà de ces frontières se situe l’espace des résistances, des rébellions et, plus avant, des révolutions en devenir. Celles-ci visent l’établissement d’un autre ordre. Celles-là défient de manière spectaculaire celui qui existe leur premier objectif est la provocation et la démonstration de la vulnérabilité des pouvoirs en place, de l’impuissance relative des puissants.
- 5. L’anthropologie et la connaissance du politique
L’anthropologie politique, comme toute démarche anthropologique, conduit à placer les phénomènes sous l’éclairage de la différence, à les connaître par comparaison. La première conséquence en est la découverte du politique dans l’extrême diversité de ses réalisations. L’échantillonnage est largement ouvert : depuis les sociétés à « gouvernement diffus », puis « minimal », jusqu’aux sociétés à chefferie, à État, puis à vocation impériale. Cette constatation a un effet théorique déjà mentionné : la forme étatique ne reste plus la référence exclusive, la coupure séparant les sociétés à État des autres est effacée, la pensée du politique ne se réduit plus à penser l’État et la sorte de transcendance qu’il établit dans sa relation aux sujets.
Dans ce même mouvement, le politique apparaît moins défini par des institutions (aspects formels) que par des propriétés (aspects substantiels), qui paraissent d’une grande généralité dès l’instant où l’on peut effectuer la traduction culturelle des formules les exprimant. Le politique est montré non seulement en tant que « régisseur d’ordre », assurant la mise en œuvre de forces économiques, sociales, culturelles, mais aussi en tant que producteur d’effets, dont principalement l’effet unitaire. Il est manifesté dans la relation nécessaire à son fonctionnement qu’il établit avec le symbolique, l’imaginaire, la « dramatisation ». Marx, traitant de l’État, a mis en évidence cette liaison ; il reconnaît au politique et au religieux une identité d’essence ; il note que« l’homme se comporte à l’égard de la politique située au-delà de son individualité réelle comme si elle constituait sa propre vie » politique et religion instaurent en quelque sorte « une vie en double », réelle et imaginaire.
L’anthropologie a pu, durant une phase de son développement, donner la [332] certitude que certaines sociétés de la tradition restaient extérieures au politique et à l’histoire, qu’elles avaient la capacité d’exister « contre l’État ». Cette dépolitisation, qui leur a été infligée à distance, n’est ni sans conséquences théoriques ni sans implications idéologiques. Les premières sont corrigées par l’apport neuf des anthropologues politistes. Les secondes se maintiennent en affirmant la possibilité d’une fin du politique, l’interprétation de la modernité la plus avancée trouvant en partie sa validation dans la « preuve » apportée par les anthropologues de l’existence de sociétés estimées a-politisées ou « non politifiées ». Dans un cas, les effets des rapports de pouvoir sont convertis en problèmes relevant de solutions purement techniques. Dans l’autre, ces mêmes rapports sont masqués par des relations formelles (de réciprocité, notamment), des relations autres (de parenté et affiliation, le plus généralement), et des dispositifs symbolico-rituels. L’inflation de la rationalité technocratique et celle du logico-symbolique conduisent au même résultat.
Si l’anthropologie politique ne permet pas de fonder la thèse de l’effacement du politique dans les sociétés de la modernité, elle rend cependant possible une vision décentrée de ces dernières. Sans que le recours se réduise à un emploi analogique ou métaphorique, mais renforce au contraire la capacité de déchiffrement. Trois aspects, parmi d’autres, sont les plus propices à cette démonstration.
L’« éclatement » du politique, commenté par L. Sfez (Sfez, 1978), désigné par la formule banalisée : « Tout est politique », manifesté par les délocalisations de pouvoir et l’affaiblissement des systèmes représentatifs, peut être rapporté aux situations que considèrent les anthropologues dans les sociétés à gouvernement « diffus ». Ce qui permettrait de mieux comprendre des phénomènes tels que le développement des liens personnels et des réseaux, la multiplication des modes d’association, les changements faisant de la culture un espace de pouvoir. Un deuxième aspect défini par les nouvelles formes de la contestation rendue indépendante de l’action des grandes organisations, et notamment des partis, serait éclairé par l’effet de la référence anthropologique. La violence des « terroristes » se voulant fondatrice et « commençant là où les autres politiciens finissent » (selon Moravia), la sacralisation et l’organisation en sectes des petits groupes révolutionnaires, les démonstrations spectaculaires des nouveaux mouvements sociaux, les résistances et les « révolutions minuscules » relèvent de cette démarche. Il apparaîtrait que nombre des sociétés de la modernité avancée deviennent génératrices d’un désordre qu’elles maîtrisent de moins en moins ; elles savent mal comment le convertir en ordre et abandonnent ainsi une place croissante au risque totalitaire. Enfin, un troisième aspect reporte aux figures actuelles de la « théâtrocratie », au gouvernement des images et des apparences. Certains anthropologues ont montré la dimension spectaculaire du social, la forme « dramatique » inhérente au politique (Balandier, 1980 ; Duvignaud, 1965). Certains politistes ont décrit et dénoncé l’avènement de l’ « État-spectacle » (Schwartzenberg, 1977). Les premiers permettent de mieux interpréter les manifestations contemporaines, de mieux les rapporter aux conditions générales de fonctionnement des sociétés. Il convient de redire que tout espace politique est aussi un lieu dramatique où sont produits des effets. Ce qui a changé depuis quelques décennies ce sont les techniques, les moyens de créer des « images », utilisables à cette fin.
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Ces trois illustrations ont permis de désigner des points de rencontre de l’anthropologie et de la science politique, de manifester à quel degré la connaissance en profondeur du politique relève de l’approche multiple. Dans cette nouvelle entreprise de déchiffrement, ce qui se donne à voir, c’est l’essai de parvenir à ce que l’on pourrait désigner du terme politanalyse.
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