Georges BALANDIER
“Contribution à une sociologie
de la dépendance”.
Un article publié dans les Cahiers internationaux de sociologie, vol. 12, 1952, pp. 47-69. Paris : Les Presses universitaires de France.
Jamais l'actualité quotidienne n'a autant attiré notre attention sur les situations de dépendance. La notion de dépendance, qui était d'un usage fréquent en économie politique et en psychanalyse, s'est vulgarisée jusqu'à devenir un instrument d'explication auquel recourent les journalistes. Notre époque est, en effet, caractérisée par l'urgence et l'acuité de deux types de problèmes qui s'imposent aux nations capitalistes et coloniales : ceux qui sont liés aux pressions exercées par les, prolétariats ; ceux qui naissent de la « montée » des peuples colonisés ou dépendants (rising nations, dit un auteur [1]. Nous pourrions d'ailleurs relier ces deux types en parlant, retenant l'expression de l'historien A.-J. Toynbee, des problèmes que créent les prolétariats « intérieur » et « extérieur » par leurs réactions à la domination subie, par leurs luttes « pour la reconnaissance ». Cette liaison n'étant pas une simple commodité de vocabulaire : ce sont non seulement les théoriciens marxistes qui ont, par la doctrine et la pratique politique, montré les rapports dialectiques existant entre capitalisme et impérialisme colonial, mais encore des auteurs non suspects de marxisme qui ont insisté sur la parenté existant entre les rapports métropole-colonie et capital-travail [2]. Mais dans le même temps où s'affirme la poussée des mouvements dits de libération ou d'indépendance, en partie à cause des contradictions qu'ils révèlent et des conflits qu'ils provoquent, les relations entre nations se transforment profondément ; les rapports de puissance qui déterminent en premier lieu les relations internationales imposent par leurs disproportions actuelles, au sein de certaines nations, des influences étrangères qui constituent, selon l'expression d'un journaliste, une sorte d'extension du « fait colonial ». A tel point que cet auteur pense « qu'on pourrait en somme, décrire la période présente de l'histoire de l'humanité comme une période de colonialisme généralisé [3] ».
Nous n'avons pas à discuter ici de cette analyse de l'actualité, mais à constater combien les notions de dépendance, de domination et de soumission sont au centre de nombreuses tentatives d'interprétation ou d'explication des événements contemporains.
Pour être devenues d'un usage commun de telles notions n'en sont pas moins imprécises, chargées d'un potentiel émotionnel qui tient, en partie, à l'emploi polémique qui en est fait. D'entrée, deux questions se posent : Comment définir une situation de dépendance, comment la caractériser objectivement ? À partir de quel moment cette situation est-elle saisie comme telle par les individus ou les groupes qui la subissent, au point d'orienter les comportements et les réactions de ceux-ci ? Car, s'il est vrai que toute liberté humaine « est une liberté située, liberté encadrée dans le réel », « liberté sous condition », « liberté relative [4] », on doit penser qu'un certain degré d'obéissance aux déterminismes sociaux, qu'une certaine forme de dépendance est le propre de toute réalité sociale. C'est ainsi que les psychanalystes et les anthropologues -analystes ont pu étudier les modalités de la dépendance exprimées par les relations entre enfants et parents selon les différents types d'éducation. Les derniers ont montré (nous songeons, par exemple, à l'oeuvre de Margaret Mead) combien les réactions à cette dépendance primaire varient selon les ensembles culturels. Cette dernière peut être non seulement acceptée, mais désirée parce que créatrice de sécurité : 0. Mannoni a donné, au cours de son analyse psychologique du Malgache, une position-clé à l'observation que ce dernier ne se sent « en infériorité que lorsque les liaisons de dépendance sont d'une façon ou d'une autre compromises » ; ailleurs, tel autre auteur a fait de cette acceptation de la dépendance primaire une caractéristique du « Chinois du Sud [5] ». Ces quelques indications rapides montrent combien le contexte culturel est important en ce domaine ; surtout, elles suggèrent qu'il conviendrait de distinguer une dépendance négative (ou passive) - qui est acceptée ou recherchée en raison des avantages psychologiques qu'elle apporte, qui est éprouvée comme « naturelle » pourrait-on dire - et une dépendance positive (ou active) qui apparaît comme liée à une certaine situation sociale, éprouvée comme créatrice de désavantages, et provoque des réactions de dérobade, de refus ou de révolte. Sans cette distinction, qui révèle deux catégories très différentes, on comprendrait mal que le Malgache et le Chinois du Sud, dépendants et passifs par rapport à leurs organisations socio-culturelles traditionnelles, aient été capables de la révolte malgache et de la révolution chinoise.
Alors que la première est saisie comme un manque à l'occasion des transformations de la situation sociale qui tendent à l'éliminer et à actualiser l'insécurité [6], la seconde est saisie à l'occasion d'une situation sociale qui se développe en accusant les relations de dominant à dominé, les antagonismes entre ces deux termes - elle conduit à une prise de conscience qui aspire à une transformation radicale de la situation, à un progrès. Cela, Hegel l'exprima en affirmant que la servitude laborieuse est la source de tout progrès humain, social, historique. Et Marx à sa suite en annonçant le rôle historique du prolétariat ; rôle qui dépend non seulement de l'évolution des forces productives matérielles et des rapports de production, mais encore d'une « prise de conscience » qui permet de « constituer » le prolétariat en classe. Ce qui est donner une place importante à la notion de « conscience dépendante ».
De telles observations suggèrent la manière dont la dépendance pourrait être définie objectivement : en la caractérisant par un certain type de rapports sociaux, de relations humaines ; et la manière dont elle pourrait être analysée subjectivement : en évoquant le rôle de la conscience et des réactions conséquentes. Elles sont fondées exclusivement sur une étude de l'esclavage antique, et du rapport capital-travail dans les sociétés modernes. Mais, depuis quelques années, sous l'impulsion de la crise des colonisations,. le champ d'investigation s'est élargi jusqu'aux peuples dits colonisés ou dépendants ; les mouvements nationaux qui se sont affirmés sitôt après la dernière Guerre Mondiale ont manifesté l'urgence d'une sociologie réalisant l'étude de ces peuples en fonction de leur dépendance à l'égard des nations coloniales. Et l'on commence à percevoir que ce point de vue est le seul pouvant permettre une analyse compréhensive de leur situation actuelle. C'est ainsi que J. Obrebski s'efforce de préciser les caractères d'une sociologie des « nations montantes » (rising nations), ces « nouvelles structures nationales libérées des clivages et contradictions anciennes » que les peuples dépendants ont tenté de constituer « par opposition au groupe dominant [7] ». Cependant que les premières études réalisées ont montré que de tels phénomènes, provoqués par la réaction à la dépendance (dont l'étude précise relève de la sociologie et de la psychologie sociale), varient considérablement dans leurs aspects en fonction de l'arrière-plan socioculturel (relevant de l'observation anthropologique). Un des meilleurs connaisseurs de l'Orient actuel, Tibor Mende, insiste justement sur le fait que la « réaction asiatique » « a été conditionnée par l'histoire des relations entre l'Asie et l'Occident » et qu'elle « a été différente selon la texture idéologique et sociologique de chaque région [8] ». C'est en recourant à cette double perspective, utilisant souvent les faits négro-africains recueillis lors de nos enquêtes et recherches théoriques, que nous voudrions apporter notre contribution à une sociologie de la dépendance.
Nous avons, dans une précédente étude, tenté de définir les principes et les exigences de toute analyse de situation coloniale [9] ; il ne s'agit donc pas d'en reprendre ici les termes. Rappelons qu'une telle situation naît de la conquête, qu'elle se développe à partir de « la mise en rapport de deux êtres sociaux, par laquelle viennent aux prises deux civilisations [10] » ; et qu'elle a manifesté, au cours de son développement, une série de temps forts et faibles dans la pression exercée par le groupe dominant : phases dites « de conquête », « d'apprivoisement », « d'administration et mise en valeur » et, actuellement, « d'acheminement vers l'autonomie ». Processus qui n'a pas moins accusé, jusqu'à ces dernières années, l'emprise matérielle (sur la terre et le mode de peuplement des pays colonisés, sur les économies locales soumises à celles des métropoles), l'emprise politique et administrative (contrôle des autorités locales ou mise en place d'autorités de « remplacement », contrôle de la justice, opposition aux initiatives politiques des autochtones même lorsqu'elles s'expriment de manière confuse et sont rudimentaires), l'emprise culturelle (tentatives de dépossession religieuse devant permettre l'évangélisation, action directe d'enseignement, transmission de « modèles » culturels en fonction du prestige développé par le groupe dominant) établies par la société coloniale aux dépens de la société colonisée. C'est ainsi que cette dernière perd non seulement la possibilité d'avoir une action réelle sur sa propre histoire, mais que, se trouvant de plus en plus dépossédée, elle se trouve de plus en plus dépendante de la société coloniale qui contrôle les sources de revenus et de biens de consommation en même temps que la vie politique. Le plus fréquemment, les colonisés éprouvent la situation coloniale comme une entreprise de dépossession matérielle et spirituelle ; citons à ce sujet M. Nkwame Nkrumah, actuel Président du Conseil Exécutif de la Gold-Coast, qui écrivait en 1947 : « Le scénario commence par l'apparition de missionnaires et d'ethnologues, de commerçants, de concessionnaires et d'administrateurs. Pendant que les missionnaires, avec leur « christianisme » déformé, demandent au sujet colonial d'amasser « ses trésors au ciel où ni la mite, ni la rouille ne les détruisent », les commerçants, les concessionnaires et les administrateurs disposent de ses ressources minérales et agricoles, détruisent ses arts, ses métiers et ses industries locales [11] » ; c'est encore cela qu'exprime une formule souvent employée par les Noirs de l'Afrique du Sud ; « Maintenant, nous avons la Bible, mais vous, les Blancs, vous avez la terre. »
La société colonisée peut donc être considérée comme une société globalement aliénée, qui est atteinte dans son organisation socio-culturelle propre (plus ou moins, selon la capacité de résistance de cette dernière) et d'autant plus soumise à la pression de la société dominante et étrangère qu'elle est plus dégradée. Le fait de la domination étrangère (parlant des peuples coloniaux, une personnalité pakistanaise insistait justement sur ce fait de leur subordination à une alien domination [12]) est important ; il s'exprime de manière visible par les différences radicales de race et de culture que renforce une ségrégation plus ou moins directe. Ces différences jouent un rôle d'autant plus considérable qu'elles sont utilisées pour justifier la domination des uns et la soumission des autres ; elles expliquent les caractéristiques raciales et culturelles des réactions à la dépendance coloniale. Mais elles jouent aussi dans un autre sens : le caractère radicalement différent des structures socio-culturelles a imposé, à des degrés divers, un frein à la domination de la société coloniale ; par ailleurs, la dépendance est d'autant plus facilement repérée que le groupement dominant est absolument étranger, la « prise de conscience » y est plus rapide que lorsqu'elle doit s'effectuer à propos de rapports semblables existant entre les classes d'un même ensemble national. Ajoutons, enfin, que la disproportion de puissance matérielle et technique existant entre société coloniale et société colonisée rend impossible, ou très difficile, toute opposition directe, toute révolte : L. Wirth pense que le déséquilibre est tel qu'il suffit au groupe dominant de « faire fonctionner l'appareil administratif et militaire » pour assurer le maintien de sa supériorité [13]. Nombre de réactions sont foncièrement ambiguës ou clandestines, la résistance à la situation coloniale est d'abord d'ordre psychologique et culturel ; et le caractère étranger de la culture dominée joue ici comme un écran en faveur de la société colonisée. A tel point que la société coloniale est sur ses gardes dès que paraît une innovation culturelle au sein des peuples qu'elle contrôle : nous songeons, ici, aux nombreux rapports administratifs, lus à l'occasion de nos recherches sur le terrain, qui accordent la plus sérieuse (ou inquiète) attention à toute diffusion de « fétiche »ou association nouveaux. Cette première analyse nous montre comment, en un tel domaine, les ressources de la socio-psychologie et de l'anthropologie doivent être alliées.
Nous avons maintenant à rechercher comment la dépendance coloniale est éprouvée par ceux qui la subissent, à définir certains processus de prise de conscience.
1˚ Le plus souvent, il s'agit de réactions confuses, d'un comportement à base de ressentiment qui tend à rapporter toute perturbation, toute calamité, à la présence du colonisateur. Celles qui sont évoquées sommairement, par exemple, par l'auteur des Études Bakongo (Congo Belge) parlant des « sentiments amers » que « la crainte » seule peut refouler [14]. On s'aperçoit, à l'occasion de l'enquête, qu'elles sont provoquées périodiquement par les exigences et les contraintes administratives (l'impôt, notamment, qui est non seulement lourd mais symbolise, par excellence, la dépendance subie) et liées aux crises économiques (toujours durement éprouvées par les économies locales devenues dépendantes) et aux crises internes qui marquent des phases de la dégradation (ou, transformation) sociale. C'est ainsi que nous avons pu montrer comment les réactions xénophobes des Bakongo du Congo Français ont coïncidé, dans leurs phases d'acuité, avec les périodes de crise économique [15], durant lesquelles le dénuement est accentue sans qu'il y ait la possibilité de recourir aux anciens systèmes de protection (magiques et religieux).
2˚ La prise de conscience qui s'effectue à partir d'un certain degré d'altération ou de destruction d'un ensemble d'institutions fondamentales ; on pourrait parler d'un véritable seuil de tolérance à la dénaturation culturelle. La dépendance du monde arabe à l'égard de l'Occident a finalement amené une décadence de l'Islam ; mais, depuis quelques années, les éléments les plus occidentalisés des pays arabes sont « dépassés » par certaines réactions populaires marquées de purisme musulman, violentes et passionnelles - elles expliquent, en partie, les antagonismes qui divisent les nationalistes arabes [16]. Au niveau de l'Afrique Centrale, la multiplication des cultes nouveaux depuis une vingtaine d'années - ainsi le Bwiti des Fang du Gabon, dont nous avons ailleurs évoqué les caractéristiques [17] - représente une réaction conséquente à la période de dépossession religieuse et de christianisation active qui a marqué ces régions. Tous les exemples de cette nature montrent un retour (ou une tentative de retour) aux valeurs et aux institutions anciennes - phénomène étudié par les anthropologues sous le nom de contre-acculturation. Mais ce mouvement n'est pas une simple régression, il est chargé d'un sens que ne possèdent pas toujours les anciennes valeurs et institutions : le plus souvent, il impose un regroupement en face du groupe dominant et s'oppose à celui-ci en tant qu'exerçant une domination étrangère. Il correspond, dans sa forme aiguë à ces « fanatismes xénophobes » signalés par la presse ou les administrations qui contrôlent les pays dépendants et colonisés.
3˚ Nous avons rappelé combien les différences radicales de race et de culture servent à justifier l'état de soumission ou de « tutelle » - à tel point que le sociologue R. Kennedy fait de la color line « le fondement du système colonial tout entier ». Dans la mesure où cette « ligne » marque une coupure, créée par une législation sévère, ainsi qu'il en est en Afrique du Sud avec la politique dite d'apartheïd, la prise de conscience est facilitée, - le caractère simpliste des rapports entre groupe dominant et groupes dominés la provoquant. Seulement, elle s'effectue essentiellement sur une base raciale : quelques études de personnalités réalisées auprès de Noirs sud-africains ont révélé l'opposition totale au « Monde Blanc » et, à la faveur de la dernière guerre, l'espoir d'un secours ne pouvant venir que des Noirs américains [18]. Il s'agit donc d'une réaction globale, mais qui trouve difficilement à s'actualiser et ne dépasse pas, le plus souvent, le niveau psychologique.
4˚ Enfin, la prise de conscience qui se réalise à la faveur des nouveaux rapports économiques et culturels, de l'évolution qui ne peut s'accomplir que dans le cadre de la situation de dépendance, conduit à des réactions ayant un sens directement politique. Elle est celle qui a retenu l'attention des observateurs politiques ; celle qui conditionne directement, et informe, les « mouvements nationaux ». M. Kwame Nkrumah a signalé comme « résultats inévitables » de cette évolution : « a) l'apparition d'une intelligentsia ; b) l'éveil d'une conscience nationale parmi les peuples colonisés ; c) l'apparition d'un mouvement de la classe laborieuse, d) le développement d'un mouvement de libération nationale [19] ». La réaction vient des catégories sociales qui subissent la situation coloniale comme une limite à leur développement, ou de celles qui sont, en raison de cette situation, particulièrement dépossédées. Les bourgeoisies indigènes dont l'essor est limité par le caractère strictement dépendant des économies locales, les « planteurs »indigènes qui ont à lutter pour la défense de leurs terres ou la valorisation de leurs produits (indiquons, à titre d'exemple, que les Farmers' Unions ont un important rôle d'opposition dans l'Est Africain Britannique et que c'est à partir d'un syndicat de planteurs de cacao, lancé en Côte d'Ivoire, que s'établit le Rassemblement Démocratique Africain en A.O.F.), les minorités « éduquées » qui Manquent de débouchés en raison d'une législation ou de pratiques discriminatoires et qui aspirent a un rôle politique réel, correspondent en gros aux premières de ces catégories. Les prolétariats coloniaux représentent les secondes, qui se multiplient en raison des progrès de l'urbanisation et de la mise en valeur ; ils sont constitués d'éléments que l'on a pu dire « doublement prolétaires », parce que dépossédés de leur milieu socio-culturel (dans les « villes indigènes » et les camps ou villages de travailleurs, ils sont des détribalisés) et parce que constituant un prolétariat médiocrement qualifié (des « prolétaires-manceuvres ») aux conditions d'existence très précaires.
Il est certain qu'il s'agit là de quatre séries de processus isolés de manière théorique ; ces derniers peuvent jouer ensemble mais l'un ou l'autre domine, variant selon les catégories sociales, les situations, l'organisation socio-culturelle. Elles représentent cependant des degrés croissants de la prise de conscience, de la connaissance réelle des rapports de dépendance. Par ailleurs, la nature même des réactions à ces rapports est précisément informée par le processus dominant : ici, les problèmes essentiels paraîtront d'ordre culturel (en Afrique Centrale, par exemple) et retiendront d'une manière quasi exclusive l'attention des anthropologues- (études de culture contact) ; là, ce seront les tensions manifestées par les relations raciales (ainsi, en Afrique du Sud, où les études de race relations occupent une place importante) ; là, ce seront les problèmes directement politiques que révèlent les nationalismes asiatiques et africains. À ces manifestations repérables, il convient d'ajouter tout un ensemble de réactions relevant de la sociabilité spontanée qui souvent ne parviennent pas à s'exprimer en raison de la transcendance des structures assurant la domination [20].
Il conviendrait d'analyser comment les individus tentent (ou sont contraints) de réagir au type de dépendance que crée-la situation coloniale ; et quelle marque impose cette situation si l'on peut parler, comme l'ont fait certains auteurs, d'une psychologie particulière au « colonisé ».
O. Mannoni, après avoir rappelé la dépendance qui lie le Malgache typique (et, pense-t-il, tout « non-civilisé ») aux aînés et aux ancêtres, et le souci qu'a ce dernier « de ne pas se sentir abandonné », souligne le fait que cette dépendance (que nous avons nommée négative ou passive) a facilité les « premiers contacts » entre colonisés et coloniaux ; par une sorte de substitution le « paternalisme » a pu s'établir et être accepté -la colonisation a bénéficié de « l'existence du besoin de dépendance [21] ». Il est important de rechercher par quel processus se fait le passage de la soumission au désir d'« indépendance nationale », la distinction entre une dépendance « confortable » (obéissant aux modèles traditionnels) et une dépendance créatrice de désavantages et d'infériorité, celle que construit la situation coloniale ; de rechercher les conditions qui ont permis la prise de conscience évoquée à l'instant, et le refus de la soumission. La société coloniale constitue> comme on a pu le dire, une « minorité déformante ». Dans les cas les plus extrêmes - celui des peuples présentant une moindre résistance socio-culturelle, ce qui est dans une grande partie de l'Afrique Noire - les bouleversements ont été profonds, l'équilibre traditionnel a été radicalement atteint. La conséquence de ces transformations, et des politiques coloniales qui ont cherché à remplacer, limiter ou « séduire » les autorités traditionnelles, a été la rupture des anciens rapports de dépendance et de soumission. C'est ainsi que le colonisateur a effectivement provoqué un mouvement de libération des esclaves par rapport aux hommes libres, des femmes par rapport aux hommes, des jeunes générations par rapport aux « aînés » et même, pourrait-on dire, des vivants par rapport aux morts dans la mesure où la christianisation a détaché ceux-là des cultes traditionnels. Ce faisant, l'origine de l'autorité et de la puissance. a été déplacée, rendue étrangère ; la dépendance n'est plus apparue comme inscrite dans la tradition (« voulue par les Ancêtres », diraient les Noirs), comme un fait de quasi-nature, elle a été vécue comme imposée par une société absolument étrangère. Si l'on veut, elle a été « désacralisée » ; par là même, elle devenait contestable en fonction des désavantages et de l'exploitation subis. Dans le cas des minorités dites « progressistes », c'est toute forme de dépendance qui se trouve, en conséquence, rejetée ; elles affirment leur volonté d'établir une organisation démocratique qui rejette les autorités autochtones (compromises) et la domination coloniale. Dans le cas des masses dites « traditionalistes », c'est le seul refus de cette dernière, qui s'exprime parfois avec violence et s'accompagne, comme l'a signalé Mannoni à propos du mouvement national malgache, d'« un besoin de renouer les dépendances sur les types anciens ». Cette ambivalence - retour au passé et contre-acculturation, ou acculturation développée jusqu'à son extrême conséquence, l'assimilation des valeurs démocratiques dont se réclament la quasi-totalité des nations coloniales - caractérise toutes les réactions actuelles aux situations coloniales ou para-coloniales. Nous l'avons retrouvée, avec des aspects plus rudimentaires, en étudiant certaines manifestations récentes des Fang du Gabon et Sud-Cameroun : les initiatives prises pour redonner de la vigueur aux organisations tribales, et préparer un fédéralisme tribal, manifestaient à la fois le désir de limiter le plus possible le contrôle administratif, de refondre les institutions en les modernisant, et le désir (impossible) de recréer des prééminences de type traditionnel, de rétablir l'autorité sur les femmes et les jeunes générations, d'en revenir à l'ancien culte des ancêtres (Biéri).
Nous venons d'évoquer les modalités d'ordre politique qui conduisent à la remise en discussion de la dépendance, il en est d'autres qui sont directement liées au système même des économies coloniales, à la dépendance technique. Lorsque les nations européennes se sont imposées aux peuples « attardés », elles ont étonné par leur puissance technique et leur richesse ; certains de ces peuples ont rapidement développé une sorte de complexe d'infériorité technique : des légendes propres aux Fang gabonais, à l'instant cités, montrent comment ceux-ci eurent très tôt le sentiment d'une infériorité en fait de savoir, de capacité technique, de richesses, et comment ils la rapportèrent à une décision de la divinité, à une véritable malédiction [22]. Cependant qu'en s'établissant, les économies coloniales ruinaient les industries rudimentaires existant localement (même celles d'Asie qui avaient connu une certaine prospérité) et ne laissaient subsister qu'un trafic de traite sortant les richesses naturelles et déversant les « marchandises ». Pour l'obtention de ces dernières, qui tiennent une part sans cesse croissante dans son existence, le colonisé est de plus en plus lié à la société coloniale ; elles deviennent le signe de sa dépendance et lui font évaluer son dénuement. Surtout que, depuis quelques années, l'isolement des peuples colonisés a été rompu, donnant à ceux-ci des moyens de comparaison quant à leurs niveaux de vie. Le besoin de plus en plus urgent d'un équipement économique réel et d'une élévation générale des niveaux de vie s'affirme à l'encontre des puissances coloniales (ou tutrices) qui restent réticentes. Le fait même de la vie quotidienne pousse le colonisé à réagir contre une dépendance qui ne lui apporte plus de contrepartie ; il donne un fondement réel aux réactions plus précisément culturelles ou raciales.
Nous avons indiqué rapidement les processus qui peuvent provoquer les réactions à la dépendance coloniale ; mais quelles sont alors les possibilités de l'individu ? Il faut rappeler que la société coloniale tire son pouvoir de domination des liens qui l'unissent à une puissante métropole, des moyens matériels dont elle dispose qui sont considérables comparés au potentiel technique de la société soumise. C'est dire que les antagonismes directement manifestés seront rares, voire impossibles, dans nombre de pays dépendants ; à moins de pouvoir bénéficier d'appuis extérieurs. Nous pensons cependant avoir repéré une série de comportements, conditionnés par la situation de dépendance, qui va de l'acceptation active à l'opposition active.
1˚ L'acceptation active suppose la volonté de servir les buts de la société coloniale, en raison des avantages (matériels et de prestige) accordés par cette dernière, même en desservant de manière grave les intérêts de la majeure partie de la société colonisée. Elle implique, à la limite une attitude de « collaboration » ; en donnant à ce mot le sens spécial qu'il prit lors de la dernière guerre. Très souvent, cette attitude est ambiguë, conduisant à une sorte de « double-jeu » qui s'efforce -de prendre des garanties pour l'avenir, ou de ménager l'une et l'autre société au mieux des avantages personnels [23].
2˚ L'acceptation passive correspond au comportement qui caractérise le colonisé typique ; elle facilite, selon l'expression d'un journaliste, la « dictature de l'indifférence [24] ». Ce comportement reste celui d'une personnalité qui a pu opérer le transfert de dépendance observé par O. Mannoni, qui se satisfait du paternalisme colonial et, en échange, fait preuve de loyalisme. Il n'est pas durable et ne « résiste » guère « àl'évolution », selon les termes de cet auteur. On doit rapprocher une telle observation de l'analyse hégélienne qui. montre comment, par la servitude, « l'esclave » se transforme lui-même et bénéficie de nouvelles conditions favorisant sa « lutte pour la reconnaissance » ; comment ce dernier « est prêt au changement » alors que « le maître est figé dans sa maîtrise [25] ».
3˚ L'opposition que l'on peut dire passive, dans la mesure où elle reste essentiellement défensive et indirecte, est la plus fréquente. Elle régit certains comportements que les anthropologues ont décrit, à propos des études d'acculturation, sous le signe de « l'anxiété » et du « désajustement socio-psychologique [26] », et certains des conflits internes présentés comme spécifiques de l'homme marginal. Elle peut varier depuis une sorte de refus de l'existence (comme les anthropologues l'observèrent chez divers peuples océaniens) jusqu'au refuge dans l'utopie. Quant à cette dernière modalité, l'étude des « mouvements messianiques », par exemple, révèle la croyance en un nouvel ordre qui « fera revivre l'ancien », l'annonce d'un « âge d'or » prochain [27] ; et nous avons pu, dans un travail récent élaboré à partir d'un document biographique, donner l'analyse d'une sorte de mythe exaltant la « science », la « fraternité spirituelle » et « l'harmonie des êtres supérieurs », par l'élaboration duquel un jeune Gabonais tenta d'échapper à une situation de dépendance qui lui était insupportable [28]. La résistance passive qui s'exprime souvent à l'occasion du travail accompli au compte de l'employeur colonial [29], les agressions dirigées contre des minorités servant de substituts au groupe dominant, la multiplication des innovations culturelles et le succès des « novateurs », le développement des activités semi-clandestines, représentent d'autres aspects de cette opposition passive ou indirecte. C'est à ce niveau que le caractère étranger de la culture dominée permet les dérobades, facilite et encourage un véritable « autisme collectif ».
4˚ L'opposition active s'attaque directement à la dépendance coloniale, dans certains de ses aspects ou dans sa totalité. Au niveau de ses implications politiques : action des mouvements nationaux ; au niveau de ses implications économiques : action des prolétariats et des producteurs autochtones ; au niveau de l'emprise socio-culturelle : action des mouvements religieux rigoristes, comme en a provoqués l'Islam, qui tendent non seulement à expulser le groupement dominant étranger mais a détruire toute trace d'occi
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dentalisation. Ces types de réaction qui font appel à des catégories sociales différentes - les premières à des leaders modernistes, les secondes à des masses mécontentes mais mal préparées à une action qui ne serait pas fondée traditionnellement - ne deviennent possibles que dans les pays économiquement et culturellement « évolués ». Les leaders des mouvements nationaux sont conduits, pour donner la plus large assise à ces derniers, à leur imposer un caractère unitaire (en réaction contre les « particularismes tribaux » et l'utilisation de ceux-ci par la société coloniale) et à les transformer en réaction globale, rudimentaire, capable de rallier les masses - ce qui ne peut se faire qu'en exaltant une série de valeurs anti-occidentales ; dans ce but, Azzam Pacha, avant même d'être l'animateur de la Ligue Arabe, avait affirmé sur un ton polémique la réalité de l'« unité arabe » et la supériorité de cette dernière en tant que race et civilisation [30]. Mais, en raison de cette nécessité tactique, les apports des éléments occidentalisés sont dominés et le fonds culturel indigène joue un rôle considérable ; les mouvements nationaux s'expriment au niveau de nouveaux ensembles culturels qu'ils exaltent - et l'on comprend que les nations coloniales, par leur implantation et par le découpage arbitraire qu'elles ont réalisé des territoires dépendants, paraissent dresser un double obstacle. C'est cela que J. Obrebski a bien signalé en établissant des repères pour l'étude des rising nations - en manifestant le double mouvement, de réorganisation des structures sociales « par opposition au groupement dominant », d'apparition de « nouveaux espaces sociaux » qui incorporent dans un large ensemble culturel toute folk-society [31].
Il n'a été possible que de distinguer (de schématiser) d'une manière assez théorique une série de réactions à la dépendance coloniale, mais il est certain que l'un ou l'autre de ces types s'accuse selon les variations de la conjoncture sociale. Lorsque les tensions s'affirment entre groupement dominant et groupements dépendants, chacun des deux termes tend à accentuer son « originalité », à limiter les relations et à multiplier les raisons d'opposition par un abandon facile aux stéréotypes et à l'incompréhension. Les rapports entre ces groupements sont régis par l'ambiguïté et la méfiance totale, en attendant d'être radicalement conflictuels. La société coloniale est alors rejetée globalement et refusée sous toutes les formes de sa présence ; la publication de M. Nkwame Nkrumah, que nous avons utilisée à diverses reprises, montre comment le missionnaire (accusé d'avoir organisé une christianisation qui « s'identifie avec l'exploitation politique et économique des peuples de l'Afrique Occidentale ») et l'anthropologue (jugé responsable de « l'exploitation scientifique sous les aspects de l'anthropologie appliquée ») sont rejetés aussi bien que l'administrateur et le « concessionnaire [32] ». Et, recourant à l'observation et à l'analyse des faits asiatiques, Tibor Mende a justement affirmé que « la grande révolution asiatique... a été essentiellement tournée contre l'Occident » et montré la « méfiance » actuelle des peuples de l'Asie vis-à-vis de toute collaboration avec l'Occident, par crainte de voir se maintenir les « influences coloniales [33] ». La tactique politique - quels que soient les avantages matériels destinés à la faciliter - doit tenir le plus grand compte des séquelles psychologiques de l'ancienne situation de dépendance coloniale ; du moins si. l'on en croit certaines informations de presse montrant les U.S.A. contraints, pour affirmer leur position dans le Sud-Est asiatique, de compter surtout sur la Thaïlande qui, n'ayant pas été colonisée par l'Europe, ne connaît pas le « ressentiment anti-colonialiste ». Cette sensibilité reste d'autant plus vive que les anciens pays dépendants, lorsqu'ils ont liquidé la période coloniale, n'en sont pas moins des pays techniquement « arriérés » et ne peuvent assurer leur équipement économique et qu'en recourant aux puissances industrielles.
Nous voudrions, maintenant, manifester la complexité des réactions à la dépendance de type colonial, à la faveur d'un exemple précis : nous recourrons à l'étude du mouvement dit des « églises séparatistes » qui s'est développé en Afrique du Sud à l'occasion d'une situation radicalement conflictuelle [34]. Apparu il y a une soixantaine d'années, le mouvement a pris une ampleur considérable puisqu'il s'exprime, au niveau de l'Union Sud-africaine, par plus de 800 « églises » (créées par sécession à partir des églises missionnaires ou de manière indépendante) dont huit seulement bénéficient d'une reconnaissance officielle, et qu'il s'est étendu aux territoires coloniaux voisins. Il représente, plus qu'une « protestation »contre la dépossession religieuse impliquée par l'activité des missions chrétiennes, une réaction totale des peuples bantous à la situation créée par les immigrants blancs. Celle-ci s'exprime sur le plan religieux pour diverses raisons : parce que, dans les organisations traditionnelles, les aspects politiques et religieux s'impliquent mutuellement ; parce que les réactions (d'agression ou de simple défense) ne sont possibles qu'à ce seul niveau, les organisations modernistes (syndicales, politiques, etc.) étant vouées légalement à une quasi-inexistence, alors que le « traditionalisme » est encouragé comme un barrage à l« européanisation » ; parce que les contradictions entre l'éthique enseignée par le groupement dominant et la pratique sociale sont, au niveau de l'église, absolument flagrantes. Les Bantou en sont venus à substituer des Christs Noirs au « pale White Christ », à transformer le « message » afin qu'il ne leur soit plus étranger [35]. La division des églises séparatistes en deux catégories - églises dites « éthiopiennes » et églises dites « sionistes » - révèle les deux orientations de ce type de réaction. Les premières restent encore proches des églises chrétiennes dont elles se sont séparées ; elles assurent la récupération, sur le plan religieux, des anciens principes d'organisation politique ; elles sont relativement stabilisées et servent de cadre aux nationalismes bantous - caractère qui s'est manifesté dès 1906 à l'occasion de la Révolte zouloue. Les secondes sont plus révolutionnaires et beaucoup plus instables ; elles exaltent le caractère prophétique du chef ; elles établissent un retour plus marqué à la religion traditionnelle, aux anciennes thérapeutiques sociales (en s'opposant à toutes les manifestations de l'hygiène moderne : refus des médicaments, de la vaccination, des hôpitaux) ; en elles, le mouvement de contre-acculturation est accusé, et leur caractère prophétique permet une réaction totale, aux poussées parfois violentes, à la situation de dépendance.
Ce n'est là qu'un aperçu très schématique. Il suggère cependant les différents aspects d'une réaction particulièrement complexe ; culturels : par la place faite .à l'ancien fonds religieux et à certains types d'organisation traditionnels, par l'affirmation des valeurs africaines ; sociologiques : par la re-création de centres de vie sociale que la domination européenne a détruits (en multipliant les populations urbaines, les camps de travailleurs, les « réserves ») et la tendance, bien que contrariée par les compétitions, à un regroupement des Africains ; psychologiques : par les satisfactions de prestige que connaît l'individu à la' faveur d'une expérience religieuse personnelle, par le refuge dans l'utopie permis à l'occasion des enseignements prophétiques, par l'apparition d'un racisme bantou « induit » par le racisme de la société coloniale. Un tel mouvement montre comment, dans une société où la dépendance reste maintenue avec une rigueur absolue, les réactions à cette situation ne peuvent être, pendant longtemps, qu'intériorisées (provoquant un véritable désarroi interne, lié au sentiment d'une « misère » sans secours possible [36]) ou ne peuvent s'exprimer qu'en étant incorporées - donc, « dissimulées » dans une certaine mesure - à des organisations et des modèles socio-culturels traditionnels ; mais ces derniers en prennent une signification toute nouvelle. Nous sommes ramenés, revenant à une préoccupation théorique, a une constatation faite au début de cette étude : devant de tels faits, l'observateur ne peut risquer une analyse significative en s'en tenant aux méthodes de la seule sociologie ou de la seule anthropologie ; les apports conjoints de ces deux disciplines sont indispensables.
Nous avions, dans un précédent travail, montré combien l'étude actuelle des peuples dits « dépendants » (ou colonisés) n'est justement possible, permettant une analyse compréhensive, qu'en tenant compte des caractères spécifiques de la dépendance qu'ils subissent - si évident que cela puisse paraître, par le simple jeu des mots, c'est une perspective que l'anthropologie, qui a gardé le monopole de telles recherches, a très rarement reconnue. Nous avons voulu, ici, manifester combien une étude ainsi orientée aiderait à l'analyse de ce qu'on a pu appeler « le plus grand problème politique de notre époque » (la montée des nationalismes coloniaux) ; combien elle apporterait une contribution importante à une sociologie de la dépendance et à la connaissance de la « conscience dépendante », en renouvelant des perspectives et des analyses surtout faites à partir du rapport maître-serviteur ou du rapport capital-travail dans nos sociétés industrielles ; elle aiderait à définir un des champs de la réalité sociale qui se trouve au centre de nos préoccupations les plus actuelles puisqu'il pose de manière particulièrement grave le problème de la liberté humaine.
Cette possibilité ne s'accomplira qu'à la faveur d'une ré-orientation des recherches, conditionnée par l'élaboration d'un nouvel équipement théorique. En cela, l'apport de la sociologie peut être considérable ; à la lumière, notamment, des résultats acquis dans l'étude des minorités ethniques et nationales qui révèlent des problèmes comparables à ceux évoqués ici - dans la mesure même où les sociétés dépendantes sont des minorités sociologiques, sinon statistiques, étrangères, au groupe dominant. Par ailleurs, la mise en question de la dépendance, qui s'exprime par ces manifestations complexes recevant confusément le qualificatif de « nationalistes », s'effectue par le truchement des organisations socio-culturelles dites traditionnelles ; en cela, le point de vue anthropologique est indispensable. Mais il faudrait que l'anthropologue-praticien consentît à abandonner partiellement ce que l'on a appelé son « concrétisme méthodologique » ; les observations faites sur le terrain, au sein de groupements restreints, n'apparaissant que comme les éléments d'une investigation de plus large envergure. Il y a donc à définir plus précisément cette nouvelle méthode d'approche qui enrichirait l'insuffisante connaissance que nous avons d'un domaine où les événements nous engagent chaque jour davantage.
[1] J. OBREBSKI, « The Sociology of Rising Nations », in International Social Science Bulletin, III, 2, 1951.
[2] Ainsi certains collaborateurs aux Semaines Sociales de France, session de 1948, cf. Peuples d'Outre-Mer et Civilisation Occidentale, 1948.
[3] C. BOURDET, « L'équilibre social et le fait colonial », in Les Temps Modernes, 71, septembre 1951.
[4] Georges GURVITCH, « Les Degrés de la Liberté Humaine », in Cahiers Internationaux de Sociologie, XI, 1951 ; fragment d'un important ouvrage à paraître sous le titre Déterminismes Sociaux et Liberté Humaine.
[5] O. MANNONI, Psychologie de la Colonisation, Éd. du Seuil, p. 52. L'autre exemple est donné dans l'ouvrage édité par GézA ROHEIM, Psychoanalysis and the Social Sciences ; article de WARNER MUENSTERBERGER, « Orality and Dependence. Characteristic of Southern Chinese » : « ... the adult Southern Chinese male apparently does not give up his early instinctual demands, his longing for dependence and passivity ».
[6] Nous renvoyons à l'ouvrage de O. Mannoni qui est, sur ce point, riche d'analyses très convaincantes.
[7] Op. cit., 3, « The process of rising nations ».
[8] TIBOR MENDE, La Révolte de l'Asie, P.U.F., 1951.
[10] R. MAUNIER, Sociologie Coloniale, p. 19.
[11] NKWAME NKRUMAH, Towards Colonial Freedom, 1947. Traduction (très imparfaite) établie par le « Groupement Africain de Recherches Économiques et Politiques », Paris. Dans un tel ouvrage, l'expression polémique grossit les réactions, les schématise, mais leur sens n'en est que plus apparent.
[12] SIR MOHAMMED ZAFRULLAH KHAN, « The Right, to Self-Government », New York Herald Tribune, 17 novembre 1951.
[13] L. WIRTH, « The Problem of Minority Groups », in The Science of Man in the World Crisis, R. Linton, ed.
[14] R.P. VAN WING, Études Bakongo, Histoire et Sociologie, Bruxelles, 1921. Quelques citations malheureusement très brèves, « qui montrent les sentiments dont la masse du peuple est animée à l'égard du Blanc », l'évocation fréquente de « la chose amère à savoir l'arrivée des Blancs » (p. 118-115).
[15] Georges BALANDIER, « Messianisme des Bakongo », in Ency. Coloniale et Maritime Mensuelle, I, 12, 1951.
[16] Cf. Conférence du professeur GIBB, « La réaction contre la culture occidentale dans le Proche-Orient » ; compte rendu dans Mondes d'Orient, mai 1951. Et l'article de R. MONTAGNE dans l'Afrique et l'Asie, 1er trim. 1952.
[18] Cf. la belle étude analytique du Dr. WULF SACHS, Black Anger.
[20] C'est par ce fait de la « transcendance par rapport à l'infrastructure spontanée » que G. Gurvitch caractérise la « sociabilité organisée selon le principe de domination ». Cf. La Vocation Actuelle de la Sociologie, p. 177 s.
[21] O. MANNONI, op. cit. L'auteur recourt aux exemples bien connus rassemblés par Lucien Lévy-Bruhl (La Mentalité Primitive) et par D. WEBTERMANN (Noire et Blancs en Afrique).
[22] Cf. R.P. TRILLES, Proverbes, Légendes et Contes Fang, Société Neuchatéloise de Géographie, 1905.
[23] Nous en avons donné un exemple dans un article, L'Utopie de Benoît Ogoula Iquaqua (à paraître) en citant des extraits d'une lettre qu'un jeune ambitieux gabonais, suspect à ses compatriotes, écrivait à des amis afin de se justifier : « C'est moi qui demandais aux administrateurs de faire ou de ne pas faire telle chose... Aucun d'entre vous ne pouvait me faire la moindre confidence de peur que je la rapporte aux administrateurs... On m'appelait de noms ironiques, « fils de commandant », « neveu du commandant »... Cependant, dans le plus grand secret, je travaillais silencieusement et intervenais auprès des autorités pour l'avenir de notre pays... »
[24] C. BOURDET, « La Dictature de l'Indifférence », in L'Observateur, 93, 1952.
[25] Cf. A. KOJÈVE, « Introduction à la lecture de Hegel, « Introduction ».
[26] Vue d'ensemble dans : I. HALLOWELL, « Socio-psychological Aspects of Acculturation », in The Science of Man in the World Crisis, R. Linton, éd.
[27] Cf. B. BARBER, « Acculturation and Messianic Movements », in Amer. Sociol. Review, VI, 5, 1941. Vue générale mais très sommaire.
[28] Georges BALANDIER, « L'Utopie de Benoît Ogoula Iquaqua », article à paraître.
[29] Le sujet sud-africain, étudié par WULF SACHS, avoue au cours de l'analyse, cette résistance au travail imposé par l'effort de guerre : « wellcome to work but do as little as possible » ; op. cit.
[30] ABDERRHAMAN AZZAM, Les Arabes, peuple de l'avenir. Étude brillante qui fut d'abord publiée en 1932 dans une revue palestinienne.
[32] Cf. Towards Colonial Freedom.
[33] Op. cit., VI, « Les causes profondes de la méfiance ».
[34] Cf. B.G.M. STUKLER, Bantu Prophets in South Africa, London, 1948.
[35] Excellente analyse de cet aspect dans R.G. LIENNARDT, « Some African « Christians », in Blackfriards, janvier 1952.
[36] Cf. WULF SACUS, op. cit., les sentiments exprimés àl'enquêteur lors de son départ pour les U.S.A. : « He (le sujet observé) merely asked me to tell the people in the United States, specially the Negroes, how it was with this people in Africa, how alone, how isolated they were in their misery, with no one in the world to appeal to ».
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