Georges BALANDIER
“Problématique des classes sociales
en Afrique noire”.
Un article publié dans les Cahiers internationaux de sociologie, vol. 38, 12e année, janvier-juin 1965, pp. 131-142. Numéro intitulé: Les classes sociales dans le monde d'aujourd'hui: III. - AFRIQUE NOIRE. Paris: Les Presses universitaires de France.
I. - Les modifications récentes affectant les sociétés africaines, les controverses surgies à propos des nouveaux pouvoirs instaurés au moment de la décolonisation, les « révolutions » manifestant les luttes pour la conquête de l'appareil étatique ont imposé à l'attention des spécialistes un problème négligé ou nié. Peut-on considérer les évolutions modernes comme tendant à la constitution de classes sociales -au-delà et aux dépens des rapports sociaux établis en milieu africain traditionnel - et les affrontements politiques ou idéologiques comme exprimant une opposition entre ces classes ?
La question est précise, mais les réponses sont pour la plupart ambiguës. Elles révèlent les incertitudes quant à la possibilité d'interpréter les sociétés africaines actuelles sous le seul aspect des classes sociales et de leurs dynamismes. Les responsables politiques ont généralement rejeté le principe de la lutte des classes, le considérant comme « inadéquat » aux conditions sociales existant encore en Afrique. Sekou Touré, au moment même où son option politique se voulait radicale, affirmait : il ne saurait être question de transposer, sous le couvert de telle ou telle idéologie, « les antagonismes fondamentaux opposant les classes sociales dans le domaine de nos particularités internes » [1]. Les théoriciens - y compris ceux qui sont de stricte formation marxiste - reconnaissent aux classes un caractère naissant plus qu'un caractère constitué. I. Potekhin, dans une de ses dernières publications, constate : « Dans la grande majorité des pays africains, la différenciation en classes de la paysannerie est encore insignifiante ; les ouvriers agricoles ou les prolétaires qui ont rompu tout lien avec la terre sont encore peu nombreux » [2]. R. Barbé, dans son étude des Classes sociales en Afrique noire [3], met en évidence des classes en formation, insistant principalement sur la constitution d'une bourgeoisie (et notamment d'une bourgeoisie bureaucratique), et souligne le caractère non homogène des structures sociales. Ce qui est une manière de suggérer la place encore occupée par les anciens rapports sociaux. Les anthropologues et les sociologues africanistes n'ont longtemps accordé au problème qu'une attention discrète. Lorsqu'ils ont commencé à le considérer, ce fut pour rappeler les caractères spécifiques des sociétés africaines, le poids de la tradition, l'absence d'idéologies de classe et de conscience de classe. L. Fallers a souligné les difficultés en présentant la notion de classe sociale (« distinctive » de notre histoire et de notre culture) comme inutilisable, hors des sociétés dites occidentales, sans avoir reçu « une signification d'application générale » [4].
Avant de procéder à un nouvel examen, il convient de dresser l'inventaire des obstacles qui le contrarient. Deux d'entre eux sont d'un ordre méthodologique : a) La diversité accentuée des situations qui ne peut s'expliquer à partir d'un modèle structurel unique ; elle résulte de facteurs multiples et associés : variété des sociétés traditionnelles, incidence différentielle des colonisations, divergence résultant des options faites après l'indépendance en matière de régime politique. Cette diversité n'exclut cependant pas des caractéristiques communes : large prédominance de la paysannerie, petit nombre des « entrepreneurs » autochtones, importance de la couche sociale vivant de la bureaucratie, émergence d'une « nouvelle classe » - celle des gestionnaires de l'État moderne ; b) L'hétérogénéité, également accentuée, des sociétés africaines actuelles est une autre cause de difficulté. Ces dernières portent en elles des éléments d'âges différents (illusoirement contemporains). Des systèmes de rapports sociaux plus ou moins compatibles coexistent. Les critères de différenciation sociale restent multiples, les uns sont hérités du passé, les autres sont issus de la période coloniale ou résultent des modifications survenues depuis l'indépendance. Les types de stratification sociale et les modes de contradiction Particuliers à chacune de ces trois périodes interviennent concurremment et interfèrent.
L'aspect inachevé des classes sociales, en Afrique noire, SI explique par des raisons plus essentielles. Tout d'abord par le fait que la nation, l'État et l'économie modernes y sont en cours de construction. Les particularismes internes maintiennent les classes sociales - et notamment la paysannerie - dans un état fragmentaire. L'économie moderne, toujours dépendante d'agents économiques extérieurs, n'est pas encore établie à l'échelle nationale : elle se présente par « îlots », alors que le secteur de l'autoconsommation coïncide avec des régions étendues. Dans ces conditions, les différenciations sociales exprimant les nouveaux rapports de production n'ont pu apparaître que tardivement ; elles sont en voie de se faire. L'écart entre villes et campagnes reste plus remarquable que celui qui se crée entre groupes assimilables à des classes ; les systèmes de valeurs et les idéologies spécifiques de ces derniers De s'opposent pas avec .netteté ; la conscience de classe s'éveille lentement. Sauf dans le cas des couches sociales, très minoritaires, qui sont devenues les bénéficiaires principales de l'indépendance. Il s'est établi entre elles une solidarité d'intérêts qui les unit ou leur impose une stratégie commune.
Cette analyse préliminaire est incomplète, parce qu'elle ne tient pas compte des distinctions auxquelles recourent les Africains eux-mêmes pour différencier les classes sociales ou les pseudo-classes. L'examen des vocabulaires africains manifeste une réelle indigence s'il s'agit des aspects modernes et, en contraste, une relative richesse lexicale s'il s'agit des hiérarchies traditionnelles et de la stratification sociale qu'elles régissent. La plupart des paysans se bornent, à l'image des Lugbara de l'Ouganda, à se situer par rapport aux « hommes nouveaux » (Ba-odiru, « ceux » de la nouveauté, face à « ceux » de la tradition). Ce qui implique une opposition certaine, comme le montre également la coupure établie dans la région de Stanleyville (Congo) au temps de la colonisation : d'un côté, les « civilisés » (kisungu) selon la conception des Européens, d'un autre côté les « traditionalistes » (kisendji) selon le désir des ancêtres. C'est seulement au cours des dernières années qu'il apparaît une terminologie « importée », utilisée pour justifier les options politiques ou les affrontements qu'elles provoquent ; ainsi, les termes : bourgeoisie, classe paysanne, classe « ( caste », dans le langage des opposants) dirigeante, etc.
II. - Une constatation s'impose avant toute étude nouvelle. La situation présente des sociétés africaines est le produit d'une triple histoire qui a cumulé ses apports. Aussi faut-il distinguer les éléments provenant de l'époque précoloniale, des éléments « modernistes » résultant de la colonisation et de la décolonisation. La recherche doit se situer dans une perspective historique, sinon elle laisse échapper toute possibilité d'explication des rapports sociaux actuellement établis en Afrique noire.
Cadre traditionnel. - Malgré la diversité des structures sociales anciennes, les économies qui les supportent présentent des caractères communs. Elles assurent essentiellement la subsistance, et les activités marchandes - même dans les régions où s'effectuent les échanges à longue distance -n'y occupent généralement qu'une place réduite. Elles sont associées à une forme originale de la propriété foncière ; la terre est sacralisée (elle est bien plus qu'un facteur de production) et reste un bien collectif, même dans les sociétés à État traditionnel où le souverain est (théoriquement) considéré comme le propriétaire de l'ensemble du pays. L'absence d'une véritable classe marchande et d'une aristocratie foncière a une incidence directe ; c'est l'existence ou la non-existence de l'État traditionnel, la position à l'égard du pouvoir politique qui détermine la situation respective des groupes sociaux traditionnels, leur ordre au sein de la société globale.
Dans les sociétés dites claniques, à faible différenciation du pouvoir, les incidences de l'inégalité sont amorties ; bien que l'esclavage domestique puisse y avoir une place. Certaines d'entre elles ont été présentées comme égalitaires (Fang du Gabon, Nuer du Soudan, etc.) ; toutes disposent de mécanismes opérant à l'encontre des abus de pouvoir et de richesse. Ceci ne signifie pas que ces sociétés ne présentent, en certaines circonstances, une hiérarchie de statuts sociaux (un système de rangs) et une stratification sociale attribuant « aux membres adultes de même sexe des droits d'accès différents aux ressources stratégiques » [5].
L'État traditionnel africain se manifeste sous des formes multiples et régit des hiérarchies et des stratifications sociales elles-mêmes diversifiées. Mais un fait domine au-delà des différences : l'État et la stratification sociale progressent en quelque sorte conjointement, les deux phénomènes sont en étroite corrélation. Quelques exemples, sommairement rapportés, doivent illustrer ces remarques. Certaines sociétés étatiques présentent une stratification simple et rigide qui est interprétée comme un agencement ordonné de castes ou pseudo-castes. Ainsi, dans l'ancien royaume du Rwanda où trois groupes d'origine différente et numériquement inégaux sont disposés selon ce principe, où un système mythico-idéologique justifie cette hiérarchie et cette inégalité fondamentales [6]. L'accession à l'indépendance lut accompagnée d'une véritable révolution : abolition de la monarchie et élimination de la « caste » dirigeante. Il est des sociétés étatiques à hiérarchies sociales multiples et imbriquées. Tel est le cas des États Haoussa du Nigeria septentrional. Dans un système d'une « extrême complexité » opèrent concurremment des hiérarchies ethnique, fonctionnelle, statutaire et politico-administrative, religieuse, cependant que subsistent les anciennes hiérarchies claniques. Le dualisme sommaire, qui oppose les aristocrates et les gens du commun (talakawa), ne rend pas compte de cette situation qui s'est perpétuée au-delà de l'indépendance [7]. Le cadre idéologique est fourni par l'islam ; ce dernier justifie le pouvoir établi, les inégalités en matière de prestige et les inégales réussites économiques. Enfin, dans certaines des sociétés à État traditionnel, la hiérarchie sociale exprime directement la position à l'égard du pouvoir : la proximité ou l'éloignement par rapport à ce dernier. Ainsi, au Buganda ancien (Ouganda) où l'on peut distinguer : aristocrates (à statut inné), détenteurs de charges politico-administratives (à statut acquis) et paysans ou gens du commun - les ba-kopi. Une certaine mobilité opère à l'avantage de ces derniers. Cette structure s'est modifiée avec l'intervention du colonisateur qui a bouleversé la propriété foncière ; l'aristocratie du pouvoir est alors devenue une aristocratie du pouvoir et de l'avoir.
La résistance qu'offrent des sociétés de cette nature, à toute interprétation en termes de classes sociales, est apparente. Elle se mesure mieux si l'on précise : que l'ordre social n'est pas pratiquement contesté et que les idéologies de contestation s'y manifestent avec difficulté ; que la société établie dispose de plusieurs mécanismes de défense, y compris les mécanismes de caractère rituel ; que les inégalités s'expriment plus au niveau des prestiges et des pouvoirs qu'au niveau des richesses détenues.
Cadre colonial. - La colonisation affecte les structures anciennes. Elle met en place, d'une certaine manière, les générateurs de classes sociales ; tout en freinant la formation de ces dernières. Certaines des conditions propices à l'émergence des classes sociales paraissent au premier examen : la généralisation de l'État ou de son substitut ; le développement des villes et de l'économie marchande ; la modification directe ou indirecte des régimes fonciers ; la diffusion d'un savoir nouveau qui valorise la connaissance écrite - celle du « lettré »ou du bureaucrate - aux dépens de la connaissance orale. Il s'ajoute à ces transformations un fait important : la dénaturation de la culture traditionnelle et la dissolution des systèmes religieux qui lui étaient associés. Les assises sacrées et les idéologies justificatrices de l'ordre social sont atteintes, la relation d'adhésion à la société globale est distendue.
Ces bouleversements profonds s'accompagnent d'une nouvelle différenciation sociale qui opère effectivement dans le sens de la formation des classes. D'une manière schématique, les couches sociales suivantes peuvent être distinguées et ordonnées :
- 1˚ Agents du pouvoir colonial, sous ses formes politique et économique ;
- 2˚ Agents de l'occidentalisation (membres de l'enseignement, du clergé, etc.) ;
- 3˚ Planteurs riches
- 4˚ Commerçants et petits entrepreneurs
- 5˚ Travailleurs salariés organisés (ou non) au sein de groupements professionnels.
Des intérêts communs tendent à allier certaines de ces couches sociales et à provoquer, par réaction, la prise de conscience de celle d'entre elles qui se découvre la plus démunie - la dernière. Ainsi s'ébauchent les contours d'une bourgeoisie bureaucratique, d'une bourgeoisie économique et d'un prolétariat encore peu nombreux [8].
Des conditions contraires à la formation des classes sociales freinent cependant le processus. Plusieurs d'entre elles sont connues. Le développement économique et la modernisation se maintiennent dans d'étroites limites : le colonisateur les oriente et les dose en fonction de ses propres intérêts, lis sont très soumis aux vicissitudes extérieures et il en résulte une instabilité qui affecte brutalement le marché du travail, le volume des revenus et la composition même des nouvelles couches sociales. D'autre part, la situation de dépendance contrarie la formation d'une classe sociale supérieure et l'élargissement de l'écart différentiel entre classes. Les Européens, surtout dans les colonies de peuplement, assurent un blocage de fait ; ils contiennent « le processus de formation d'une bourgeoisie nationale », selon les termes d'un rapport de l'Union soudanaise ; ils ont établi et entretiennent une véritable « albinocratie » [9]. À une époque plus récente, dès le moment où la revendication d'indépendance s'exprime et s'organise, il se crée un « front » d'opposition au colonisateur. Et cette large unité contribue à réduire (provisoirement) les antagonismes entre classes sociales naissantes. Le phénomène a été souvent constaté.
Il paraît néanmoins plus essentiel d'insister sur les incidences de la tradition et des particularismes qu'elle induit. La constitution des classes n'a pu s'effectuer d'une manière égale dans l'ensemble des groupes ethniques ; elle s'est d'abord manifestée au sein des ethnies qui ont établi des relations précoces avec l'extérieur ou se sont trouvées aux abords des foyers de modernisation : ainsi, dans la région du golfe de Guinée, celles de la zone côtière et celles de l'arrière-pays à plantations. Si bien que la répartition des classes se trouve pour une part associée, en ce cas, à la répartition des ethnies.
Lorsque les deux phénomènes sont distincts, les coupures ethniques fragmentent les classes en cours de différenciation, et le critère d'appartenance ethnique l'emporte souvent sur le critère d'appartenance à une classe, en cas de crise grave. Dans une étude consacrée à Freetown (Sierra Leone), M. Banton constate : au plan politique, « l'affiliation tribale reste beaucoup plus importante que l'appartenance à une classe ». Il tente de préciser les relations entre la « tribu » et la classe en examinant : a) Les « distinctions de classe à l'intérieur des tribus » ; b) « Le caractère de classe affectant les rapports entre tribus » ; c) L'« alignement sur une classe » résultant de choix individuels qui débordent les frontières de la solidarité tribale. L'élément important est ici la mise en évidence des relations complexes intervenant entre les deux types de structures sociales.
Cette liaison s'exprime sous une autre forme. Les rapports sociaux anciens constituent encore des champs de solidarité où se situent des individus représentant des classes différentes. La parenté (lato sensu), les économies familiales souvent maintenues, les associations d'originaires et les sociétés d'entraide nombreuses en milieu urbain, insèrent dans un même groupement des personnes que l'inégalité des conditions devrait opposer. La parenté et la « fraternité » ethnique prédominent alors sur les antagonismes de classes. Elles continuent même à fournir le cadre principal de la vie quotidienne. Et cela d'autant plus que la ségrégation de fait (ou de droit), résultant de la situation coloniale, empêche la bourgeoisie autochtone en formation de s'identifier à cette « bourgeoisie externe » que constituent la majorité des « coloniaux » européens.
Cadre postcolonial. - L'indépendance conquise impose des obligations immédiates : celle de construire la nation nouvelle, celle de provoquer le développement économique. Elle entraîne un dégel de la vie politique et permet aux compétitions pour le pouvoir de s'exprimer. Elle crée ainsi des conditions plus propices à la manifestation des classes sociales : une économie redevenue dynamique, une nation se constituant au-delà des particularismes, une libération des antagonismes à la faveur des luttes autour du pouvoir et des affrontements concernant les orientations politiques. Cette manière de poser le problème est à la fois justifiée et contestable, parce qu'elle simplifie une réalité fort complexe. J. Ziegler, qui propose, dans un ouvrage récent [10], une analyse sociologique de la « nouvelle Afrique » à partir du concept de classe sociale, reconnaît la valeur de l'instrument et ses limites dans le cadre de sociétés où prolétariat et bourgeoisie ne se trouvent qu'à l'« état embryonnaire ».
La pauvreté des informations statistiques, par ailleurs, rend malaisé le repérage des classes sociales en Afrique noire. Malgré ces incertitudes, la considération d'un cas permet de mieux mesurer les difficultés. L'exemple est celui du Sénégal, pays de trois millions d'habitants qui a conçu son développement et sa modernisation dans un sens socialiste ; l'idéologie officielle étant définie comme celle du « socialisme africain ». Le salariat n'occupe qu'une place réduite : 120 000 salariés, dont 25% sont au service de l'État ; sur les 90 000 salariés du secteur privé, 400 seulement appartiennent aux cadres supérieurs et moyens. Malgré cette faiblesse numérique, le syndicalisme est anciennement implanté et vigoureux. La bourgeoisie commerçante n'a pas d'existence autochtone, elle est constituée par des minorités étrangères. La bourgeoisie rurale est faible car il n'y a pas une économie de plantation permettant son expansion ; la propriété immobilière reste limitée à certaines ethnies (Lébou de la région du Cap-Vert), à certains notables traditionnels (notamment les chefs religieux) et à quelques personnalités de la « politique » ou de la haute administration. La masse paysanne, qui représente 75%. de la population totale, demeure largement soumise aux anciennes hiérarchies sociales, au système des « ordres » et des « castes artisanales » [11]. La différenciation de classe apparaît le mieux au niveau de l'« élite moderniste » (formule retenue par A. Hauser), constituée par les responsables politiques, les membres des professions libérales et l'aristocratie du salariat, et des travailleurs qui manifestent un fort pourcentage de participation aux activités syndicales et à la vie politique. On le constate immédiatement, cette lecture sociologique en termes de classes sociales s'applique à une minorité et surtout au milieu urbain. Et l'option socialiste des gouvernants a eu pour effet d'accroître le poids relatif de la classe dirigeante.
Des observations d'un caractère plus général, ou résultant d'une analyse de l'actualité africaine, permettent de mieux préciser cette problématique des classes sociales.
1. La vie politique actuelle n'apparaît guère comme le révélateur d'une structure de classes constituées, mais plutôt comme l'instrument d'une classe en formation. Les partis, quelles que soient leurs options, restent contrôlés par des responsables issus des mêmes couches sociales. L'observation faite par J.-L. Seurin en Afrique occidentale francophone paraît largement vérifiée : « Les mêmes couches sociales détiennent les responsabilités dans tous les partis, de façon générale, et la « classe politique » africaine tend à se recruter dans les mêmes catégories » [12].
2. Les renversements révolutionnaires, ayant opéré jusqu'à présent, atteignent plus les anciennes hiérarchies que les rapports intervenant entre classes sociales en formation. Le Rwanda rural, et faiblement développé, a été le cadre d'une élimination de la monarchie et de l'aristocratie tutsi ; la découverte inattendue de ce pouvoir de contestation a d'ailleurs incité J.-J. Maquet à substituer la notion de classe à celle de caste (qui ne joue plus qu'un rôle secondaire) dans son interprétation récente de la société rwandaise [13]. Avec les apparences du paradoxe, le Katanga minier et industriel, disposant d'une population ouvrière relativement nombreuse, n'est pas la plus révolutionnaire des provinces de l'ancien Congo belge. Bien au contraire. Les zones de « rébellion » sont ailleurs, dans des régions beaucoup plus démunies où les salariés sont vus comme des bénéficiaires enviés du progrès matériel.
3. Ces constatations expliquent la controverse maintenant ouverte à propos de l'identification de la classe sociale la plus progressiste. Est-ce la paysannerie (très majoritaire, mais mal constituée en classe) ou la classe ouvrière (minoritaire, mais mieux formée) ? F. Fanon a considéré « le prolétariat embryonnaire » des villes comme « relativement privilégié », dénoncé le « sur-développement » des capitales, et recommandé de prendre appui sur les « masses rurales » [14]. Avant lui, dans un essai remarqué, Abdoulaye Ly avait exalté la révolution figurée par la faucille, et non celle que le marteau symbolise et qui sacrifie la paysannerie [15]. Aucun essayiste politique - même F. Fanon qui prescrit pourtant de « neutraliser » la bourgeoisie montante - et aucun responsable politique ne considère la lutte des classes comme le moteur du devenir africain. Tous en appellent à la mission du peuple ou, comme Sekou Touré, au « dynamisme révolutionnaire de tout un peuple conscient » - car ce dernier coïncide avec « une seule et même classe, celle des dépossédés ».
4. Les vicissitudes politiques, depuis 1960, sont également révélatrices. Les crises survenues au cours des dernières années (troubles, complots, coups d'État) restent déterminées par deux ordres de faits. D'un côté, par la résurgence des anciens antagonismes : tribaux et religieux notamment ; la remise en mouvement de l'histoire africaine entraîne en plusieurs pays une « tribalisation » de la vie politique, plus qu'un affrontement de classes et de conceptions politiques opposées. D'un autre côté, ces crises, lorsqu'elles s'inscrivent dans un cadre politique moderne, manifestent moins la situation actuelle des classes que la compétition pour le pouvoir au sein de la « nouvelle classe » - celle des dirigeants et des bureaucrates. F. Fanon a dénoncé les contradictions, opérant au sein de la « bourgeoisie nationale », qui sont cause d'instabilité. Et J. Ziegler reconnaît, sous-jacent aux événements africains récents, un même phénomène : la compétition pour le contrôle de l'État et du pouvoir et l'action d'un groupe (celui des gestionnaires) « qui lutte pour sa survie politique » [16]. Il montre, dans le cas du Congo-Léopoldville, le rôle de la « contre-élite » - c'est-à-dire l'incidence de la contestation opérant de l'intérieur d'une même classe [17].
5. Ces observations convergentes sont confirmées par une cinquième et dernière constatation : la faiblesse des idéologies, incontestable même si quelques pays tels que le Sénégal et le Ghana apparaissent comme des producteurs de pensée politique. Une situation résultant des antagonismes de classes nettement constituées ne saurait être en corrélation avec des idéologies pauvres, et plus répétitives que contradictoires. Ces dernières deviennent d'ailleurs ambiguës : les usages et les mésusages du socialisme le montrent. Et elles cèdent de plus en plus le pas à l'empirisme. Quelques enquêtes conduites en Afrique occidentale - auprès de futurs responsables - ont manifesté l'attachement aux « techniques » de développement et le désintérêt à l'égard des doctrines.
Tels sont les faits dominants. Ils servent de révélateurs. Ils suggèrent le caractère plus potentiel qu'actuel de la structure de classes en Afrique noire. Un seul des éléments de cette structure est mieux constitué : c'est la classe dirigeante, celle des gestionnaires de l'État nouveau, de leurs dépendants et de leurs opposants.
III. - Peut-on trouver les clés nécessaires à toute sociologie des classes africaines ? La situation présente est d'une grande complexité. Elle fait intervenir des dynamismes anciens faussés par la colonisation et des dynamismes récents résultant de la décolonisation. Elle se caractérise par un retard économique et une dépendance de l'économie qui continuent à freiner la différenciation des classes sociales ; même dans les régions où le processus est le plus actif, comme au Nigeria méridional. Les rapports de production (modernes) n'ont pas acquis, en Afrique, le rôle déterminant qu'ils ont eu et ont en Europe. L'explication doit être recherchée ailleurs : au plan des relations entretenues avec le pouvoir. C'est l'accès au pouvoir et les luttes autour de celui-ci qui contribuent à la formation de la seule classe bien constituée - la classe dirigeante. C'est l'accès au pouvoir qui donne une emprise sur l'économie, beaucoup plus que l'inverse. À cet égard, l'État nouveau a des incidences comparables à celles de l'État traditionnel ; la position par rapport à l'appareil étatique peut encore conditionner le statut social, la nature de la relation avec l'économie et la puissance matérielle.
L'image des classes sociales, telle qu'elle fut construite en Europe, est aussi modifiée par d'autres facteurs différentiels. En fait, il s'agit d'options fondamentales qui tendent à réduire la fonction historique des classes. Dans certains pays, comme le Sénégal, une prépondérance de droit et de fait est donnée à la nation ; les besoins de la « construction nationale » l'emportent sur la revendication de révolution sociale. L.S. Senghor a affirmé, à plusieurs reprises, le primat de la nation sur la classe. Par ailleurs, la solidarité internationale est souvent reconnue au plan des relations entre « nations prolétaires » (et au sein du continent africain) plus que dans l'ordre des rapports entre classes dépossédées. C'est ce que rappelle L.S. Senghor en commentant sa théorie du socialisme africain : « Un socialiste d'aujourd'hui ne peut avoir comme idéal que de supprimer non pas les inégalités de classes à l'intérieur d'une nation, mais les inégalités qui résultent de la division du monde en États développés et en États sous-développés » [18]. Enfin, il faut souligner la volonté (presque générale) de conduire une entreprise de modernisation originale qui ne reproduise pas « mécaniquement » celle des sociétés industrielles et nanties - quel que soit le régime de ces dernières.
Au terme de leur analyse des classes africaines, les auteurs les plus engagés évaluent les chances des forces de progrès. Ils mesurent, à cet égard, la capacité de la classe dirigeante et de la bureaucratie. L'un de ces observateurs constate avec plus de réticence que d'originalité : « La bureaucratie ne se justifiera historiquement, comme force progressiste, que dans la mesure où elle parviendra à révolutionner les bases économiques de la société, à réaliser l'accumulation primitive. Pour ce faire, il lui faudra mobiliser activement et efficacement les masses » [19]. Au-delà, un enseignement moins pratique, mais de grande portée scientifique, s'impose. Sous l'effet de leur histoire, et d'une volonté (peut-être utopique) de donner à la société industrielle à venir une forme originale, les nouvelles nations africaines paraissent porteuses de structures inédites. Leur évolution bouleverse les fausses certitudes. Elles nous imposent de diversifier nos moyens d'analyse sociologique, d'accepter le dépaysement de nos concepts et de nos modèles théoriques -c'est-à-dire leur adaptation.
Sorbonne,
Faculté des Lettres et Sciences humaines.
[1] Voir notre analyse de la « doctrine politique guinéenne » dans G. BALANDIER, Les pays en voie de développement, Cours de Droit, 1961.
[2] I. POTEKHIN, Land Relations in African Countries, Journal of Modern African Studies, 1, 1, 1963.
[3] Numéro spécial de la revue Économie et Politique, 103, 1964.
[4] L.A FALLERS, Social Class in Modern Buganda, East African Institute, 1957.
[5] M.H. FRIED, The classification of corporate unilineal descent groups, Journal of Royal Anthropological Institute, 87, 1. 1957.
[6] J.J. MAQUET, Le système des relations sociales dans le Rwanda ancien, 1954.
[7] M.G. SMITH, Government in Zazzau, 1960.
[8] Même dans des territoires à développement retardé, voir G. BALANDIER, Sociologie des Brazzavilles noires, 1955.
[9] Terme de P.L. VAN DEN BERGHE dans son étude Caneville, 1964.
[10] J. ZIEGLER, Sociologie de la nouvelle Afrique, 1964.
[11] A. HAUSER, Les élites sénégalaises et L'émergence des cadres de base africains dans l'industrie, communications faites à Ibadan, juillet 1964.
[12] J.L. SEURIN, Élites sociales et partis politiques d'A.O.F., Annales africaines, 1958.
[13] J.-J. MAQUET, La participation de la classe paysanne au mouvement d'indépendance du Rwanda, Cahiers d'Études africaines, 16, 1964.
[14] F. FANON, Les damnés de la terre, 1961.
[15] A. Ly, Les masses africaines et l'actuelle condition humaine, 1956.
[16] Sociologie de la nouvelle Afrique, Introduction. L'ouvrage est plus utile par sa documentation (cependant vulnérable) que par son élaboration théorique, de caractère « syncrétique ».
[18] Discours publié dans Afrique-Express, 33, 1962.
[19] AFRICANUS, Le problème des classes sociales et les perspectives du socialisme en Afrique de l'Ouest, inédit.
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