Georges BALANDIER
“Le sexuel et le social.
Lecture anthropologique”.
Un article publié dans les Cahiers internationaux de sociologie, vol. 76, janvier-juin 1984, pp. 5-19. Paris : Les Presses universitaires de France.
- Résumé / Summary
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- Nature et culture
- Loi et transgression
- Sexes et pouvoir
Résumé
La sexualité humaine est un phénomène social total. Donnée de nature, la sexualité est socialisée : le partage sexuel des activités traverse tout le champ de la société, et de la culture ; la puissance et le pouvoir, les symboles et les représentations, les catégories et les valeurs se forment d'abord selon le référent sexuel. L'anthropologie moderne montre la fonction agrégative de la sexualité sous la diversité des formes sociales et culturelles.
SUMMARY
Human sexuality is a total social phenomenon. Itself a natural phenomenon, sexuality is socialised : the division of activities on the basis of sex spans the entire range of social and cultural activity ; power and strength, symbol& and representations, categories and values are all formed in the first instance in accordance with the sexual referent. Modern anthropology illustrates the aggregative function of sexuality in the face of the diversity of social and cultural forms.
NATURE ET CULTURE
La sexualité humaine est un phénomène social total : tout s'y joue, s'y exprime, s'y informe dès le commencement des sociétés. Elle est à l'évidence une donnée de nature. Les différences des corps masculins et féminins, les modifications qui les affectent durant le parcours de la vie individuelle, l'« instinct » (terme du vocabulaire commun) qui conduit à la conjugaison sexuelle, la capacité d'engendrer qui résulte de cette union, imposent la reconnaissance de ce fait. Mais il est tout autant apparent que cet aspect de la nature de l'homme est celui qui a, le plus tôt et le plus complètement, été soumis aux effets de la vie en société, Un « travail » s'y effectue en même temps que sur le corps dont il est indissociable. Le sexuel et le corporel en constituent à la fois les objets et les moyens ; ils sont produits socialement et, ils deviennent des opérateurs sociaux, les plus immédiatement utilisables. La sexualité est socialisée ; le partage sexuel des activités traverse tout le champ de la société et de la culture ; la puissance et le pouvoir, les symboles et les représentations, les catégories et les valeurs se forment d'abord selon le référent sexuel. La sexualité a ainsi une fonction agrégative, l'anthropologie moderne la manifeste sous la diversité des formes sociales et culturelles, la théorie psychanalytique la révèle par ce qui définit son appréhension propre de l'homme. Ce dernier a plus produit socialement, et maintenu en très longue durée, par le traitement de sa propre nature, qu'il n'a longtemps produit par sa relation à la nature l'environnant. La production d'hommes et ce qui en dérive paraît avoir primé la production de choses.
Ce qui a dérivé de la première, c'est une possibilité immédiate de penser le monde : son origine, son ordre, ses transformations. Les cosmologies traditionnelles et les mythologies recourent souvent au dualisme sexualisé ; tout résulte alors des relations multiples établies entre éléments marqués du signe masculin et éléments marqués du signe féminin. L'union des deux principes est source de vie, clef de la logique du vivant, mais elle est vulnérable - elle lie en opposant, ce qui la fonde est en même temps ce qui la menace, son ordre est porteur de désordre. Ce qui va être exprimé, « expliqué », par images et symboles, c'est une création, une organisation à partir de celle-ci, et un risque constant de dégradation.
Les mythologies de l'Ouest africain se situent à cet égard parmi les plus illustratives. Les Dogon du Mali ont élaboré un mode de connaissance qui fait du rapport masculin/féminin (et avec celui-ci de l'opposition complémentaire) un modèle d'application générale gouvernant tous leurs systèmes de représentations. Le corpus mythique des Bambara, toujours au Mali, fait état d'une création tentée et ratée par l'action et la discorde d'un couple initial, puis reprise et réussie par l'entreprise d'une figure androgyne qui ordonne et préserve d'une nouvelle irruption du chaos. C'est par elle que se trouve exprimée en actes la loi fondamentale de la création selon la pensée bambara ; l'association intime des éléments mâles et femelles, la dualité dans l'unité, la concordia discors de forces complémentaires et antithétiques. Mais la narration mythique exprime la nature tensionnelle de l'union. Ce n'est pas l'ordre de l'harmonie achevée qui s'établit ; le désordre résultant de l'échec de la complémentarité, et de l'opposition en conséquence, menace à tout instant de reparaître.
Dans l'univers du Bénin, chez les Fon par exemple, le modèle se complexifie pour rendre compte des créations successives. Il définit un commencement absolu imputé à une divinité androgyne, disposant de la prééminence totale sur toutes les figures divines bien qu'elle ne soit pas elle-même l'objet d'un culte. Elle est génératrice de ce par quoi le « monde » peut être fait et ordonné. Elle est révérée en tant qu'origine, elle exprime le pouvoir de l'originaire. La tâche effective de création, celle du démiurge, appartient à un couple lié engendré par la divinité primordiale, conçu sous l'aspect d'une figure double (masculine et féminine et capable d'autofécondation) ou d'un couple de jumeaux de sexe opposé. C'est à cette figure, et à ses aides, que le mythe rapporte la mise en ordre du « monde », l'engendrement des créatures vivantes, la distribution des hommes dans l'espace, les formes de la société et de la civilisation, la dynamique de la personnalité. Cette création doit être parachevée car elle est nécessairement prise dans le mouvement de la vie. C'est la charge d'une troisième figure, plus reconnue sous l'aspect de l'androgyne que sous celle de la paire de jumeaux - elle est représentée formellement par le « deux en un ». Elle n'a pas la capacité de créer par sa propre action et en ce sens elle est subordonnée, mais elle est indispensable au maintien de toute oeuvre des dieux qui lui sont supérieurs. Elle gère le mouvement dans le sens de l'ordre primordial, elle contribue à la création continue en maintenant toutes choses et tous êtres dans leur ordre.
Le principe d'existence est donc rapporté au modèle de la conjugaison sexuelle, à l'union des deux différences, à la complémentarité impliquant l'opposition. Toute organisation, naturelle ou humaine, en résulte. Les Fon ont fait de l'obligation d'association des « parts » masculine et féminine le problème dominant leur société et leur culture ; pour eux, le groupement par paires s'impose - y compris dans l'institution du politique - comme « s'il était le mode parfait d'existence ». Ce qui est donné en même temps que le principe d'existence, ce sont des catégories : différence, complémentarité, ordre. Et une « théorie » en procédant. La différence, le rapport à l'altérité, sont appréhendés comme générateurs d'union et porteurs d'opposition. L'ordre ne va pas sans désordre. La nécessité vitale est la transformation de la différence - potentiellement provocatrice de désordre - en union constitutive d'ordre et fécondante. Trois figures imaginaires expriment cette nécessité et en manifestent les risques. Les deux premières occupent, entre autres, la scène mythique fon : l'androgyne qui figure l'union idéale des différences, qui est existant dans la plénitude, qui est mainteneur d'ordre et donc garant de continuité ; les jumeaux de sexe opposé qui forment une unité par le fait de leur naissance commune, qui symbolisent la dualité maîtrisée mais néanmoins vulnérable. La troisième figure a été présentée sur la scène mythique bambara : le couple originaire qui instaure la première relation de l'homme et de la femme, en raison de leurs différences, et tend à l'unité car elle n'est pas initialement donnée [1]. Le mythe, à partir du modèle de la conjugaison du masculin et du féminin, « dit » à la fois la création et son ordre, le désordre et la menace de dégradation. Il exprime aussi une logique et ses limites : la logique binaire, dont les insuffisances sont reconnues. Les Massaï du Kenya marquent leur réserve à l'égard de l'interprétation dualiste ; selon eux, deux ou les multiples de deux mènent à l'opposition et à la dispute que seule peut résoudre l'intervention d'un troisième terme. L'amant occupe cette position dans la vie du couple [2].
En effet, l'interprétation dualiste régit non seulement des catégories, des représentations, une logique, mais aussi des pratiques et des mises en forme institutionnelle. En Afrique centrale, dans les sociétés constituant l'ensemble Fang, cette réalisation prend des aspects multiples, elle a réglé l'appartenance aux groupes et les alliances, la manifestation des pouvoirs, l'initiation et la socialisation. Les clans se répartissaient anciennement en clans de dénomination masculine et clans de dénomination féminine, qui établissaient entre eux - à l'image de la conjugaison sexuelle - une alliance préférentielle. Le même mode de liaison associe les partenaires, et les groupes auxquels ils appartiennent, qui ont formé selon une procédure instituée un rapport dit par les anthropologues de « parenté à plaisanterie ». L'échange agonistique, fonctionnant à l'identique du « potlatch »a mérindien, soumettant la puissance matérielle et le pouvoir à une épreuve publique, organisant l'affrontement de deux personnages dominants et, derrière eux, de deux « camps », recourait à des notions, des symboles et des biens opposés selon les catégories masculin/féminin. Les mêmes principes et la même logique se retrouvent dans le champ symbolique et rituel, notamment au temps des initiations. Les anciens rites consacrant la maturité, effectuant la socialisation plénière, avaient pour fin reconnue non pas de masculiniser totalement les hommes et de féminiser totalement les femmes, mais de donner à chaque sexe son « complément nécessaire » de sexe opposé. Pour les Fang, l'union est de nature, elle est nécessaire, mais elle n'est pas sans risques. Elle résulte de la conjugaison des différences et de l'antagonisme organisateur qui en est indissociable - celui-ci pouvant se dégrader en un antagonisme dé-générateur. Elle doit être constamment maîtrisée et renforcée dans les circonstances exceptionnelles qui engagent la communauté tout entière et comportent une menace ; la coopération rituelle des femmes et des hommes est alors ravivée.
Le discours masculin/féminin se situe sur un second plan. Il porte sur l'originaire et la continuité, sur la capacité de faire être et sur le « pouvoir » qu'elle donne. Il y a un pouvoir premier, celui d'être à l'origine : ce que dit l'imaginaire des Fon en situant à part, au-dessus de la communauté des dieux, la figure androgyne qui est la source de tout commencement. Ce que souligne la pensée grecque en interprétant la phusis comme ce qui donne naissance, constitue, et l'arkhè comme ce qui est indissociablement origine et pouvoir. Heidegger a commenté le second de ces termes afin d'en donner la traduction juste : « Arkhè peut être traduit par « pouvoir originaire » et « origine se déployant en pouvoir ». L'unité de ce double visage est essentielle » [3]. Dans le langage des catégories sexuelles apparaît le report à la nature créée-créatrice, à la conjugaison sexuelle comme forme première de la capacité humaine de faire être, à la femme comme lieu de la création d'hommes. Ainsi, la Mère, génitrice et agent de continuité par la reproduction des générations, peut-elle être une figure révérée et dotée de pouvoirs alors que la symbolique et l'idéologie prévalantes sont dépréciatives de la femme - la minorisant et la présentant comme un facteur de changement ou de désordre [4].
LOI ET TRANSGRESSION
L'originaire, c'est aussi le point à partir duquel s'effectue l'énonciation de la Loi. Il faut en revenir aux considérations (classiques, multiples) des anthropologues relatives à la prohibition de l'inceste, forme première de la règle et à l'inverse, par rupture, forme première de la transgression [5]. La délimitation d'un espace économique et social, d'un territoire, définit le rapport « au-dehors », la réglementation de la conjonction sexuelle définit la relation « au-dedans » ; toutes deux imposent deux images de l'Autre : celle du partenaire sexuel, celle de l'étranger ; toutes deux tracent des limites et répartissent selon les catégories d'inclusion et d'exclusion ; toutes deux conduisent à reconnaître un ordre et ce qui le menace.
La réglementation sexuelle différencie à l'intérieur du groupement social, elle sépare, elle inclut et elle exclut. Elle définit des ensembles fermés à l'échange des femmes et des ensembles ouverts à cet échange, des femmes « interdites » et des femmes « permises ». Ces distinctions délimitent ce qui relève de la conformité et ce qui, à l'inverse, provoque l'irruption de la transgression. La première est appréhendée comme fondée en nature et en culture, donc doublement impérative ; et la seconde, pour cette même raison, est reconnue doublement néfaste - ce que manifestent d'ailleurs les théories indigènes et les pratiques devant provoquer l'effacement des effets redoutés de la relation incestueuse publiquement reconnue.
La réglementation implique le pouvoir de la mettre en oeuvre. C'est l'affaire des hommes. Lévi-Strauss a donné à cette constatation sa réelle dimension ; il a souligné « le fait fondamental que ce sont les hommes qui échangent les femmes, non le contraire » : celles-ci deviennent « un des objets de l'échange matrimonial » et non « un des partenaires entre lesquels il a lieu » [6]. Il en résulte un pouvoir global des hommes sur les femmes, de quelques hommes (les répartiteurs) sur les autres. L'essentiel, c'est la transformation des femmes en véritables opérateurs sociaux par le moyen desquels se fixe la Loi (prohibition de l'inceste), se constituent des rapports sociaux primaires (parenté et alliance) et la première forme du pouvoir (capacité reconnue d'effectuer l'allocation des épouses). Sous ce dernier aspect, il apparaît que le pouvoir, la capitalisation de femmes et de droits matrimoniaux vont ensemble. Ils composent une première figure du pouvoir. Ce procès de formation du social impose la subordination des femmes, souvent exprimée par une topologie imaginaire qui les situe « aux confins de la nature et de la culture, des choses et des personnes, des signes et des personnes » [7].
Il y a pouvoir par les femmes et sur les femmes. En jeu, et tout d'abord, le contrôle et la « reprise » du pouvoir de nature que détient la femme : celui de faire naître, de créer des hommes, d'être origine d'une descendance. Celui qui est originaire, comme il a été dit, et dont le mythe peut rendre compte en évoquant une période (un temps des commencements) durant laquelle les femmes auraient été détentrices du pouvoir sur les hommes, en auraient abusé et en auraient été dépossédées [8]. Cette dépossession prend des formes multiples. Elle porte sur l'être même de la femme, faisant avec du positif (la capacité de reproduction) du négatif (l'impureté) ; le sang de la vie se transforme en sang de la souillure [9]. Au-delà, l'enjeu est l'appropriation de la fécondité de la femme, de sa productivité « naturelle » ; à tel point que la femme âgée, hors de la période reproductive, est beaucoup moins soumise au contrôle masculin et peut alors accéder à des fonctions jusqu'à ce moment interdites. Les interprétations de l'anthropologie psychanalytique accentuent cet aspect : « C'est le pouvoir de fécondité des femmes, bien plus que le désir érotique, qui sous-tend l'exogamie et la capitalisation des femmes... Ce n'est pas la sexualité qui est première, mais bien le pouvoir dans son rapport avec l'apparente victoire sur la mort individuelle que représente la fécondité féminine » [10]. Ce qui est certain, c'est que l'existence et la reconnaissance sociales dépendent de la position dans une généalogie, de la possession d'une descendance, de la place occupée dans une chaîne de continuité - de la capacité de contribuer, selon l'expression de C. Geertz à propos de Bali, à la régénération sociale. Le référent originaire qu'est l'Ancêtre renforce l'effet de durée, de pérennité, de victoire sur la mort et l'effacement ; et c'est en son nom, le « Nom-du-Père » de la théorie psychanalytique, que l'ordre est rapporté à la force de la tradition et la Loi à la parole ancestrale.
J.-P. Vernant dit des anciens Grecs que « le rêve d'une hérédité purement paternelle n'a jamais cessé de hanter [leur] imagination » [11]. L'anthropologie montre davantage : l'appropriation métaphorique de la capacité d'engendrer, de donner naissance, effectuée par les hommes. Un engendrement masculin métaphorique « efface » l'engendrement féminin biologique, et social par la charge de la première enfance. C'est ce que réalise l'initiation masculine, présentée symboliquement et rituellement comme mort et re-naissance, ou plutôt vraie naissance car l'initié naît socialement. Il meurt à l'enfance, il est séparé de la mère, retiré de la société féminine ; les Mandénka du Sénégal considèrent que la vie du garçon, jusqu'à ce moment de rupture, reste dans une phase féminine : il est physiquement « chargé d'eau » comme la femme, il est lié à la maison maternelle assimilée au ventre de la mère, il n'entre dans la « demeure du gouvernement de soi » et n'accède à la virilité donnant pouvoir sur les femmes que par la coupure et l'intégration initiatiques. Celles-ci caractérisent partout, et non seulement chez les Mandénka, la naissance à l'âge adulte et à la plénitude sociale car l'appartenance à la société masculine est appartenance à « la » société, la composante féminine se trouvant estompée. La valorisation de la seconde naissance (sociale/masculine) déprécie la première (naturelle/féminine). La naissance initiatique, entrée dans le plein de la société et de la culture, est constituée supérieure à l'enfantement par la mère ; c'est par elle que s'effectue définitivement la dépossession au détriment des femmes. L'initiation féminine, toujours de moindre amplitude, pouvant être simplifiée et réduite à un apprentissage, n'introduit pas un effet symétrique. Elle traite la nature de la femme et la relation de celle-ci aux choses de la nature : la sexualité et la reproduction, la terre et la production, les nourritures et la cuisine. Elle tient hors de ce qui importe le plus aux hommes, le contrôle des rapports sociaux et du pouvoir, la maîtrise des répartitions, la gestion de la connaissance « profonde », du capital symbolique et de l'action rituelle.
La réglementation sexuelle, la socialisation de la sexualité donnent une première forme à ce qui définit un ordre. Elles introduisent au jeu de l'ordre et du désordre, de la soumission à la contrainte sociale et de la liberté. Les sociétés les plus permissives ne peuvent jamais l'être entièrement. C'est le cas chez les Massaï du Kenya : ils disposent d'une liberté sexuelle estimée peu commune et rapportée d'une manière significative à la femme. Quelque temps avant la puberté, dès que sa poitrine commence à gonfler, la fille non excisée a des rapports sexuels complets avec des jeunes garçons non circoncis. Un peu plus tard, elle pourra inviter des jeunes hommes de la classe des « guerriers » à « boire du lait » et faire d'eux ses amants sans aucune limitation. Elle passe auprès d'eux, dans le quartier qui leur est affecté, une partie de son temps, mais sa liberté apparemment totale va de pair avec une socialisation effective. Elle est accompagnée par des femmes d'un âge certain - tantes ou grand-mères - qui lui apprennent la façon de se comporter avec les « guerriers » ainsi que le savoir-faire domestique. Ensuite viendront, à l'âge de quatorze, quinze ans, l'excision et le mariage ; elle devra résider auprès de son mari, avoir une nouvelle appartenance sociale et restreindre sa liberté : elle aura des amants, à l'exclusion des « guerriers », par qui elle a formé et socialisé sa sexualité, et seulement en certaines circonstances [12]. La fragilité des structures sociales impose de les protéger contre la puissance du désir érotique, même dans les sociétés de large tolérance.
Dans l'ensemble Fang, en Afrique centrale, les limites et les passages sont davantage marqués. La femme non mariée dispose d'une liberté sexuelle qui lui permet de « fêter la jeunesse » ; bien que celle-ci soit davantage formulée du point de vue de l'homme (« la femme est un récipient dans lequel tout le monde se désaltère », dit un proverbe parmi d'autres de même signification). La sexualité « libidineuse » semble ne connaître d'autres frontières que celles définissant l'inceste. La femme mariée change non seulement de statut, mais d'« être ». La tradition la contraint à la séparation d'avec les siens ; elle s'établit là où est son mari ; elle doit, à la manière de l'initie, « mourir » afin de « renaître » dans la communauté de l'époux dont elle est la « propriété » : elle est ségréguée durant une courte période (rupture), enseignée, purifiée et autrement nommée (agrégation). Elle acquiert une autre existence sociale, dont l'achèvement résultera de la maternité. Elle change de régime de sexualité, elle passe d'un état de large liberté à un état de total contrôle sexuel.
Les infractions à cet ordre sont non seulement différentes en degré, mais aussi et surtout en nature. L'esquive, la fuite - avec retour à la communauté d'origine - et la menace de séparation accompagnent les péripéties affectant la vie du couple. L'adultère est reconnu en tant que désordre social et atteinte à la propriété, la femme apparaissant en la circonstance à la fois volée et voleuse. Ce n'est plus une affaire individuelle, mais collective. La sanction de la communauté affecte principalement et publiquement la femme, son partenaire sexuel n'étant contraint qu'à un dédommagement. Au temps de l'ancienne coutume, la femme adultère relevait d'un véritable châtiment : elle était exposée nue, alors que la nudité féminine est scandale et malédiction [13] ; son corps nu pouvait être livré à la morsure des fourmis ; plus encore, elle pouvait être mutilée sexuellement par ablation du clitoris et exaspération de la plaie. Son corps et son sexe devenaient le « lieu » de la sanction publique. Ayant mis en jeu l'ordre social, elle en était spectaculairement retirée et soumise à une dé-socialisation dramatique, avant de lui être restituée. La loi et l'ordre se disent par le sexe.
L'inceste est situé à part, il appartient à une catégorie qui est celle des impuretés rituelles, des souillures morales, des infractions à la loi fondamentale. Il est moins défini en tant que générateur de désordre social qu'en tant que provocateur d'un bouleversement de la loi du vivant ; et, pour cette raison, ses effets seront la maladie affectant les hommes et les bêtes, la contagion étendant ses ravages et, au terme, la stérilité généralisée. Il conduit au-delà du désordre, à la mort. C'est pour empêcher l'irruption de cette dernière qu'il faut faire barrage, seuls les moyens rituels le permettent. La démonstration publique, l'expiation importent moins que le « traitement » du couple incestueux par intervention d'un groupement cultuel spécialisé. Procédure longue, effectuée en retrait de la communauté : la remise en ordre progressive, par les moyens symboliques et rituels, prévaut sur la sanction-réprobation. L'infraction a été vue comme une atteinte à la création, son enjeu est la stérilité, le tarissement des sources de la vie [14]. Le Sexe conjugué à l'inceste appelle la mort.
La logique sous-jacente se révèle en la circonstance. La prohibition de l'inceste traite, dans une autre forme, le problème de l'union des différences dont la fonction est d'engendrer de l'être et donc de l'ordre ; et dont le modèle est la « bonne » conjugaison masculin/féminin. L'inceste établit une union « entre soi », entre éléments reconnus socialement semblables. Son interdiction implique notamment l'affirmation que la conjugaison de deux éléments intimement « parents » ne peut être socialement féconde. Elle n'est capable ni de créer ni de tenir la création dans son ordre. Elle instaure une situation homo-relalionnelle incapable de fonder et de reproduire un système de relations qui ne saurait naître que de l'union des différences. C'est d'ailleurs en termes de stérilité, réelle et métaphorique, que sont interprétées les conséquences néfastes du rapport incestueux. Parce que celui-ci unit « entre soi », il provoque une fermeture, une clôture. Le groupe pratiquant l'inceste (fermé) se situerait en position inverse du groupe échangiste (ouvert) ; il confinerait le rapport social, il deviendrait - peut-on dire - un groupe opérant « contre la société ».
SEXES ET POUVOIR
Le pouvoir, surtout dans ses formes traditionnelles, est impensable sans référence à la sexualité. Il est en jeu dans les rapports entre sexes : le contrôle des forces de vie et de ces opérateurs sociaux que sont les femmes le fonde au commencement. Dans les sociétés anthropologisées, il reste associé à la capitalisation d'épouses et de droits matrimoniaux, de moyens de reproduction et de production, de moyens de multiplier les « alliés » et les dépendants. Au-delà, c'est le détenteur de souveraineté qui se trouve défini dans sa personne même par le rapport à la sexualité.
Le souverain ne relève pas de l'ordre commun, il en est séparé ; cette distance constitue et marque sa différence, celle-ci manifeste sa capacité et sa légitimité dans l'exercice du gouvernement. La procédure d'investiture provoque un véritable changement d'état. Elle est la forme suprême de l'initiation, celle qui donne l'accès total aux connaissances et aux secrets, à la maîtrise des forces et des puissances, celle qui n'est pas destinée à un groupe, à une classe d'âge ou une promotion, mais à un seul - à celui par qui l'unité de la société est « montrée » et en qui se concentre toute l'énergie sociale passée et actuelle. Le roi neuf « naît » en cette qualité après avoir été « tué » dans sa condition antérieure. À la manière même de l'initié, et dans cette métamorphose le corps entre nécessairement en jeu puisqu'il est objet et moyen de l'opération symbolique. Toute intronisation effectuée selon la tradition impose séparation, retraite et purification, comporte des épreuves et l'apprentissage des contrôles corporels, des codes et des contraintes façonnant l'image du souverain. Non seulement le corps royal est marqué, non seulement il est le support des attributs matériels du pouvoir, mais il est aussi le point focal des forces provocatrices d'ordre et de fécondité.
Dans ce façonnage du souverain, la sexualité intervient nécessairement. Elle est d'ailleurs indissociable des manifestations de pouvoir, dans les formations politiques les plus diverses. En Mélanésie, où elle apparaît comme un des moyens exprimant et légitimant par le langage du corps et des « humeurs » (le sang, le sperme) toutes les formes de la domination (des hommes sur les femmes, de quelques hommes sur tous les autres) [15], comme en Afrique. La symbolique des royautés africaines de la tradition renvoie toujours aux signifiants de la puissance, dont celle du sexe. L'équivalent du roi est alors l'Étalon, le Taureau, le Lion, le Bélier. Le corpus mythique, dans la partie consacrée à l'origine de la royauté et aux changements dynastiques, peut comporter une séquence relative à une prouesse ou à une défaillance sexuelles - un exploit à accomplir avec la verge ayant une valeur qualifiante, ou disqualifiante en cas d'échec. La tradition orale des Mandénka du Sénégal rapporte le défi lancé par un roi vieillissant : sa fille très belle serait donnée en mariage à l'homme qui parviendrait à couper avec sa verge une forêt de bambous ; un seul y parvient, par « magie » grâce à une verge extraordinaire de substitution, il ne laisse debout qu'un seul bambou en proposant au vieux roi de le trancher ; celui-ci échoue évidemment, manifestant ainsi son impuissance : il doit non seulement accorder sa fille, mais aussi s'effacer et transmettre le pouvoir [16]. La dialectique de la puissance et de l'impuissance exprime ainsi celle du pouvoir conquis et du pouvoir perdu.
La symbolique sexualisée apparaît plus nettement dans les moments cruciaux, lors de l'accession à la charge et lors du déclin acheminant à la mort, parfois provoquée afin que le pouvoir soit préservé du risque de déforcement. L'intronisation-initiation peut comporter un marquage sexuel, une mutilation non infirmante comme chez les Moba du Togo ou la castration (symbolique) comme chez les Yombé de la région congolaise. La métaphore du mariage au pouvoir, à la chefferie, à la royauté est d'usage fréquent. Elle est parfois poussée, comme chez les Mandénka, jusqu'à figurer l'enlèvement de l'épouse-pouvoir ; il faut s'emparer du tambour symbolisant le pouvoir, caché sous un voile blanc à la manière de l'épousée que le mari viendra enlever. Une union exceptionnelle, en certains cas incestueuse, peut marquer l'entrée en fonction. Le souverain des Mossi de Haute-Volta est, en la circonstance, tenu à une union unique avec une femme qui doit rester infécondée ; et, dans l'espace clos de son palais, sa masculinité, également manifestée par les chevaux étalons qui lui sont associés, s'oppose en permanence à la féminité des autres occupants - sa puissance est montrée incommensurable à toute autre [17]. Chez les Moundang du Tchad, le premier acte du nouveau roi est l'appropriation des nouvelles épousées, ses femmes antérieures restant à l'écart, au village où il a été confiné en attente d'accéder au palais. Les épouses nouvelles sont les femmes jeunes du souverain défunt, et l'accession effective au pouvoir s'ouvre par leur « transmission ». La continuité du pouvoir s'effectue par leur intermédiaire, par leur corps et la fécondité qu'il recèle. Elles sont le flux de vie épargné par la mort. Elles permettent de réitérer l'acte fondateur : le don de femmes fait au premier souverain, celui qui a instauré la royauté, qui est originaire, source première de tout ce qui constitue l'ordre moundang, naturel et humain [18].
Le déclin du souverain africain de tradition, puis sa disparition, imposent d'opérer à temps la reprise de force - la force d'ordre et de fécondité avec laquelle il « fait corps » et qui sera transmise à son successeur afin que le courant vital ne s'interrompe pas. Chez les Anyi de Côte-d'Ivoire, la force du pouvoir était retirée du roi mort, par une femme âgée chargée de fonctions rituelles, et transférée au roi nouveau ; la continuité s'affirme par la chaîne des souverains successifs et marque l'échec de la mort [19]. Dans l'univers Kongo, en pays Suku, le roi déforcé était rituellement mis à mort par deux jeunes « servants » non circoncis et donc non unis à des femmes ; il fallait contrarier le jeu de la mort naturelle qui serait cause de contamination, facteur de rupture de la force fécondante. L'implication sexuelle apparaît dans la séquence rituelle effectuant le « dépouillement » du roi qui se meurt. Il ordonne au successeur désigné d'accomplir la cérémonie de l'« enjambement des jambes ». Celui-ci « arrache » la canne de justice fichée en terre entre les jambes du mourant, puis il passe trois fois par-dessus les jambes étendues en tenant la canne et en portant deux autres insignes repris au mourant - le couteau de parade et le collier de dents de léopard. L'enjambement est généralement interprété comme une atteinte à la virilité, au pouvoir, à la vie ; dans ce rituel royal, il signifie la reprise de puissance, de force fécondante, de pouvoir, et d'autant plus clairement qu'il requiert une seconde phase durant laquelle le roi mourant transmet au successeur la Loi des ancêtres royaux et sa propre salive, support de tout pouvoir. Il est dépouillé du capital symbolique reçu au temps de son investiture [20].
Puissance et pouvoir, vie et mort, fécondité et capacité de faire naître, de faire être sont étroitement liés. La métaphore de l'enfantement peut alors signifier la naissance d'un roi neuf ; le souverain Suku, après la période de réclusion et initiation qui le transforme et le forme en pleine souveraineté lors de l'accession à la charge royale, « sort » pour être présenté au peuple à la manière dont le nouveau-né effectue sa première sortie. Cette même métaphore exprime parfois un changement d'allégeance, le passage de la « vraie » filiation à la filiation « revendiquée », selon la sociologique des sociétés claniques [21]. Chez les Tsangui du Congo, la scission de l'un des groupements et l'adoption par un autre clan (choisi) imposent que le représentant du groupement séparé fasse allégeance rituellement à l'homme gouvernant l'unité clanique de rattachement. Il s'approche de celui-ci, met un genou à terre et lui touche la tête (rituel du « toucher-tête ») en signe de soumission et en marque de fidélité. Ce notable lui donne alors publiquement acte de son serment, « en se levant et en faisant passer son « protégé » entre ses jambes, comme pour mimer l'acte de l'enfantement » [22]. L'acte originel est reproduit, le groupement affilié est métaphoriquement engendré afin d'être intégré au même titre que les autres.
L'originaire reporte à la prohibition de l'inceste. Le roi africain de la tradition se situe, dans sa relation à la femme, de manière singulière. Ce que montre le rapport à sa mère, à ses « sœurs », à ses épouses. La première est honorée, elle est à la fois une figure idéalisée (la Mère) et une figure féminine du pouvoir ; mais elle est le plus souvent séparée de son fils dès que celui-ci accède à la charge suprême elle est alors éloignée, mise en situation d'in-communication elle est « effacée » en tant qu'origine, la royauté référant à son propre et seul moment originaire. Les secondes sont liées au souverain sous le régime de l'ambiguïté puisque l'une d'entre elles - dans plusieurs royaumes - pourra lui être unie dans l'exception, la transgression. Les dernières sont bien davantage que les objets du désir, ainsi qu'il l'a été précisé, les moyens d'une capitalisation générale elle aussi exceptionnelle. Celle des descendants, par le fait d'une appropriation éminente de la fécondité féminine ; celle des rapports sociaux nécessaires à l'entretien et au renforcement du pouvoir, par la multiplication des « alliés » ainsi que des dépendants et obligés auxquels le roi attribue des épouses en utilisant son capital de droits matrimoniaux.
Il importe surtout de souligner la relation pouvant être établie entre le pouvoir et l'inceste, non pas en tant qu'union royale - comme en Égypte ancienne -, mais acte signifiant le passage au pouvoir et le changement de personnalité corrélatif, manifestant que le souverain est bien l'unique et n'a pas de « semblable ». La transgression de la loi fondamentale, considérée principalement dans les États interlacustres de l'Afrique orientale, a été interprétée comme un acte de rupture, de séparation (roi-État/sujets-société) et de sacralisation ; elle contribue à la facture symbolique du pouvoir dont le roi est porteur ; elle sacralise « toute vie sexuelle normale [et] toute fertilité dans le royaume » ; elle devient pleinement positive [23]. Selon cette interprétation, la prohibition de l'inceste - forme première de la Loi - constitue le social, sa transgression permise à un seul fonde le pouvoir en l'inscrivant dans le champ des symboles primordiaux. En positif et en négatif, conjointement, elle serait alors génératrice de formes sociales et de formes de domination légitime. Par elle, aussi, commence à se montrer un univers régi par l'ordre symbolique [24].
Sorbonne.
Université René-Descartes.
[1] Il faut se reporter notamment aux contributions de M. Griaule, G. Calame-Griaule, G. Dieterlen et, pour les Fon, P. mercier. Cf. G. Balandier, Anthropologiques, Paris, PUF, 1974, chap. 1er, « Hommes et femmes ou la moitié dangereuse ».
[2] Thèse de Marie-France Planeix consacrée aux Massaï, EHESS, 1983, non publiée.
[3] M. Heidegger, Questions Il, Paris, Gallimard, 1968.
[4] G. Balandier, Antropologiques, chap. 1er, I.
[6] C. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Paris, PUF, 1949, nouv. éd., La Haye-Paris, Mouton, 1967.
[7] G. Balandier, op. cit., p. 59-60.
[8] Ainsi, chez les Mandénka du Sénégal : cf. C. Gatheron, Essai sur la condition et le rôle de la femme mandénka du Niokolo, thèse n.p., Université René-Descartes, et les travaux et ouvrages de Sory Camara.
[9] Cf. M. Douglas, De la souillure, essai sur les notions de pollution et de tabou, trad. franç., Paris, Maspero, 1971, et R. Guidieri, L'abondance des pauvres, Paris, Ed. du Seuil, 1984.
[10] J. Béreaud, Désir et Pouvoir, thèse n.p., Rouen, 1980.
[11] J.-P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs. Études de psychologie historique, Paris, Maspero, 1965.
[12] Thèse de Marie-France Planeix, op. cit., p. 108 s.
[13] En Afrique, dans l'espace méditerranéen aussi, la femme exposant sa nudité introduit l'injure et le scandale, parfois la mort. Chez les Tsangui du Congo, la femme en âge de procréer condamne à la malédiction, et à une mort imminente, tout homme (fût-il un « aîné ») à qui elle montre publiquement son sexe. C'est un pouvoir redoutable contre lequel il n'y a pas de recours.
[14] G. Balandier, Sociologie actuelle de l'Afrique noire, Paris, PUF, 4e éd., 1982, deuxième partie.
[15] Étude de M. Godelier consacrée aux Baruya, La production des grands hommes. Pouvoir et domination masculine chez les Baruya de Nouvelle-Guinée, Paris, Fayard, 1982.
[16] C. Gatheron, op. cit.
[17] M. Izard a donné la description la plus complète, la plus éclairante, de la royauté mossi : Les archives orales d'un royaume africain. Recherche sur la formation du Yatenga, thèse Université René-Descartes, n.p., 1980.
[18] A. Adler, La mort est le masque du roi. La royauté sacrée des Moundang du Tchad, Paris, Payot, 1982.
[19] CI.-H. Perrot, Les Anyi-Ndénié et le pouvoir aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 1982.
[20] K. Weiland, Le symbolisme de l'investiture du Roi chez les Suku du Meni Kongo, thèse EHESS, n.p., 1981.
[21] Métaphore de large usage ainsi qu'il a été dit, notamment lors des initiations masculines par lesquelles les hommes s'engendrent eux-mêmes « socialement ». Dans le cas des Tsangui, le procédé est métonymique : l'initié « socialement » accouché doit se comporter comme l'accouchée, prendre les mêmes nourritures, se soumettre au repos.
[22] Thèse EHESS, n.p., 1983, de J. Boussienguet.
[23] L. de Heusch, Essais sur le symbolisme de l'inceste royal en Afrique, Bruxelles, ULB, 1958.
[24] exualité, pouvoir, ordre symbolique : cf. l'étude d'A. Grosrichard « commentant » le sérail, Structure du Sérail. La fiction du despotisme asiatique dans l'Occident classique, Paris, Éditions du Seuil, 1979.
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