“Sociologie de la colonisation
et relations entre sociétés globales”.
Un article publié dans les Cahiers internationaux de sociologie, vol. 17, juillet-décembre 1954, pp. 17-31. Paris : Les Presses universitaires de France.
I
Le fait colonial a plus retenu l'attention des historiens - sous la forme de l'impérialisme moderne - et des anthropologues - en tant que créateur de contacts et conflits culturels - que celle des sociologues. Dans le domaine des travaux de langue française, les ouvrages de R. Maunier, groupés sous le titre général : Sociologie coloniale, ont tenté de poser le problème. Ce qui ne signifie pas que cet auteur l'ait fait de manière efficace en révélant pleinement l'intérêt sociologique d'une semblable approche. On est bien au contraire frappé par la légèreté d'une telle oeuvre. Il n'est guère possible d'entreprendre, dans le cadre d'une étude préliminaire, la critique complète de ces travaux. Cependant, la mise en évidence des points les plus vulnérables reste indispensable, dans la mesure même où elle manifeste les orientations qu'il convient d'éviter.
Le premier volume de la Sociologie coloniale porte en sous-titre : « Introduction à l'étude des contacts de race. » La recherche s'est donc orientée à partir d'une notion ambiguë, hors du domaine de la biologie et de l'anthropologie physique, la notion de race - qui tend à se confondre en ce cas avec celles de sociétés différentes et inégales en puissance, de « peuples » et cultures étrangers, voire de classes sociales [1]. R. Maunier ne s'est nullement attaché à préciser quels types de sociétés et de cultures, quels types de mise-en-rapport (la notion de « contact » restant imprécise) caractérisent les diverses colonisations. Ceci nous conduit à formuler une seconde critique : une telle oeuvre manque du sens relativiste et n'accorde pas une suffisante attention aux différentes situations qui ont suscité la colonisation au cours de l'histoire ; elle s'en tient à un niveau de généralité, ne différenciant pas clairement les caractères communs et les caractères spécifiques des diverses colonisations, qui réduit sa portée. Surtout, la manière même dont l'étude est entreprise paraît singulièrement critiquable ; prétendant fonder une sociologie coloniale, cette oeuvre reste « fermée » aux enseignements de la sociologie moderne.
Elle se présente comme une classification qui esquive les problèmes : aspects du contact, avec les sous-rubriques, juxtaposition, collaboration, agrégation ; effets du contact, avec les sous-rubriques, opposition, imitation, agrégation. Elle met en évidence une dynamique simplifiée à l'extrême et dont les assises psychologiques sont fragiles, accordant une importance démesurée aux phénomènes d'imitation : imitation de « haut en bas » et de « bas en haut », imitation spontanée ou provoquée. En ce domaine, R. Maunier n'a rien retenu des travaux entrepris par les anthropologues ayant abordé les phénomènes de contacts culturels et d'acculturation. Ajoutons que cette observation en appelle immédiatement une autre ; il n'est fait aucune distinction des différents niveaux auxquels opère cette « mise en contact » qu'est la colonisation. De cette façon, des phénomènes aussi divers que les conflits culturels, les antagonismes conditionnés par des intérêts divergents, l'incompatibilité des droits propres au colonisateur et au colonisé, les faits de résistance psychologique, etc., sont envisagés sous une même rubrique. Telles sont les critiques majeures qu'il convenait de formuler : elles montrent les conditions nécessaires à toute nouvelle approche et manifestent surtout en quels termes il importe de ne pas poser le problème.
Les travaux consacrés au fait colonial se sont multipliés, sous la pression des circonstances d'ordre politique, à deux époques ; au moment où les grandes puissances se partagent le globe et où triomphe l'impérialisme (études de Leroy-Beaulieu, de Saussure, Hobson, Harrmand, Lénine) ; au moment où se développe la crise des colonisations et où s'affirme la montée des nouveaux nationalismes - cette dernière décade révèle un grand nombre d'ouvrages consacrés à ces phénomènes ou aux problèmes des sociétés dites « sous-développées » qui sont encore marquées ou liées par le système colonial. Si l'on met à part les travaux des anthropologues, centrés sur la notion de rapports culturels, ces études tendent à faire prévaloir les considérations d'ordre économique (avec justification ou critique de l'impérialisme économique) ou les considérations d'ordre psychologique (l'ouvrage le plus récent et le plus significatif à cet égard étant celui de O. Mannoni consacré à la psychologie de la colonisation).
Quelles sont les indications de caractère sociologique contenues, de manière explicite ou implicite, dans cet ensemble de recherches ? Les premières concernent la nature et l'extension du fait colonial en tant que dynamisme d'expansion et système de relations entre sociétés. Elles manifestent la durée de ce dernier à travers l'histoire. Lénine lui-même, tout en mettant en garde contre les raisonnements d'ordre général qui « relèguent à l'arrière-plan la différence essentielle des formations économiques et sociales », affirme cette durée. Il écrit : « La politique coloniale et l'impérialisme ont existé déjà avant la phase contemporaine du capitalisme, et même avant le capitalisme. Rome, fondée sur l'esclavage, faisait une politique coloniale et réalisait l'impérialisme [2]. » Il précise en même temps que son analyse concerne exclusivement « la politique coloniale du capital financier ».
Cette permanence du phénomène colonial, qui caractérise l'un des types de relations (en ce cas : domination-subordination) existant entre sociétés globales, est souvent expliquée de manière unilatérale. Les plus vulnérables de ces tentatives sont celles qui traitent le phénomène comme une manifestation des lois naturelles. J. Harmand les reprend en constatant que « le besoin d'expansion se retrouve partout dans la nature », qu'il est, pour les groupements humains, une façon de « se conserver » et de « persévérer dans leur être » [3]. Son interprétation se nuance cependant en faisant intervenir, bien que mal appliquée, la notion d'hétérogénéité (les « maux » liés à l'expansion des nations subsisteront « tant que l'humanité ne sera pas devenue sensiblement homogène ») et celle d'équilibre entre « groupements stables » [4]. Près de quarante ans plus tard, l'historien E.A. Walcker pose le problème en des termes très comparables : « Les empires coloniaux ne cesseront d'exister qu'au jour où les peuples de la terre seront, sur tous les plans de la vie, en termes d'égalité plus complète les uns par rapport aux autres. » Et cet auteur affirme que « les colonies existeront encore dans un avenir lointain et, pour un temps plus long peut-être, les communautés subordonnées à des voisins plus puissants » [5]. La question des causes de- l'inégalité existant entre sociétés globales reste aussi confuse et difficilement abordable que celles des causes de l'inégalité observée entre les groupements et les individus constituant une société donnée. Cette manière de la poser explique, par ailleurs, les tentatives faites pour assimiler les effets de domination qui apparaissent entre sociétés globales aux effets de domination que révèlent les relations entre classes sociales. Le fait de la différenciation repérée au niveau des sociétés totales, comme au niveau des groupements constituant ces dernières, occupe ainsi une position centrale dans le cadre des recherches que nous considérons.
Par un autre biais, la plupart des travaux auxquels nous nous sommes reportés retiennent au cours de leur examen les notions de frontière et d'extension des sociétés globales. Les limites physiques existant entre ces dernières paraissent singulièrement mouvantes ; elles sont le résultat d'équilibres à tout moment menacés - et cette instabilité continuelle a contribué au maintien des relations de type colonial. Lorsque Lénine manifeste le jeu de « la lutte pour le territoire économique », lorsque M. Fanno retient le concept de « puissance d'expansion » économique et démographique [6], ils attirent l'attention sur le problème de la dimension des sociétés. D'un autre côté, par une approche absolument différente, le géographe P. Gourou, spécialiste des pays tropicaux, accorde une importance particulière à la notion de « techniques d'aménagement de l'espace » [7]. Ces dernières déterminent, en même temps que le rythme des échanges, les dimensions de la société qui les a élaborées. Considéré en fonction d'un tel critère - celui de l'échelle des sociétés globales - le fait colonial manifeste l'effet de domination exercé par les sociétés de large extension sur les sociétés de dimensions restreintes ; et l'effet est d'autant plus intense et diversifié que le décalage d'échelle est plus affirmé.
Dans un ensemble d'études récemment regroupées [8], l'économiste britannique S.H. Frankel s'attache à saisir le « concept de colonisation » d'un point de vue essentiellement dynamique. Il définit « toute colonie » comme « une unité sociale en cours de transformation » et indique que « la colonisation n'est rien de plus ni de moins que le procès de développement économique et social à l'échelle du macrocosme et du microcosme ». Frankel précise sa pensée en écrivant : « Dans toute société, le procès de développement économique et social s'associe à l'émergence de nouvelles structures économiques et sociales à ; et plus loin : « La colonisation est le procès par lequel ces structures nouvelles sont appelées à l'émergence [9]. » Le fait du développement, sur lequel cet auteur insiste tant, entraîne un « élargissement du champ des relations humaines » (aspect dimentionnel à l'instant évoqué) et une mise en rapport des sociétés globales qui n'apparaît jamais comme un « mouvement de sens unique » Ainsi, la colonisation est liée au dynamisme par lequel les sociétés « croissent », mais les rapports inégaux qu'elle révèle ne peuvent être durables ; entre société dominante et société dominée, les relations ont un caractère de « réciprocité » qui explique ce fait et qui reste, selon Frankel, « l'une des caractéristiques les plus significatives » du procès de colonisation.
Ces observations, plus ou moins orientées par la nécessité d'appréhender les relations de type colonial comme un phénomène social durable - et non comme un fait particulier aux sociétés modernes capitalistes, s'inscrivent dans le cadre de théories très différentes. Elles ont néanmoins l'avantage d'attirer l'attention du sociologue sur un certain nombre de points de repères : a) Le fait de l'hétérogénéité apparente au niveau des sociétés globales entrant en contact ; b) Le rôle joué par l'écart différentiel existant entre les systèmes socio-culturels mis en rapport ; c) Le fait que les sociétés entretenant des relations de domination-subordination sont de dimensions différentes (problème d'échelle) ; d) La liaison existant entre le procès de colonisation et les divers procès par lesquels les sociétés les plus dynamiques manifestent leur « développement ».
D'autres indications sont à demander aux études ayant abordé le phénomène colonial - dans la mesure où elles envisagent non plus le procès de colonisation mais la « colonie » en tant que société. Examinant la nature des relations créées entre coloniaux (étrangers implantés de manière plus ou moins durable) et colonisés, L. Wirth insiste sur deux aspects : la disproportion numérique manifeste au niveau de ces deux groupes et l'inégalité de statuts, quant à chacun d'eux, opérant à l'inverse du rapport des nombres. Aussi, L. Wirth étudie-t-il ce problème dans le cadre de ses recherches consacrées aux « minorités », montrant à propos de ce cas la distinction entre minorité au sens statistique (le critère numérique n'est pas valable pour le sociologue bien que le volume du groupe soit à considérer en examinant les relations établies à l'intérieur de la société globale) et minorité au sens sociologique [10]. Dans ce dernier cas, les faits caractéristiques sont les différences d'ordre anthropologique ou culturel, le traitement « inégal », l'appartenance imposée aux membres du groupe minoritaire - ce qui attire l'attention sur la contrainte et la pression subies. À propos des situations coloniales, cet auteur met en valeur l'écart culturel existant entre le groupe dominant, porteur d'une « civilisation avancée » et le groupe subordonné, qui ne dispose pas de techniques modernes et reste porteur d'une folk culture. Une telle disproportion, qui explique l'intensité de la contrainte supportée, n'est atténuée que par la pression numérique et démographique que peuvent exercer les colonisés. Ces indications recoupent des notations déjà faites, elles ont par ailleurs une importance nouvelle pour le chercheur en précisant -par l'attention accordée aux aspects « subjectifs » du problème des minorités - les conditions d'une approche psycho-sociologique.
En s'efforçant de définir cette société particulière qu'est une colonie, l'historien britannique E.A. Walcker insiste sur deux points. Il s'agit, dit-il, d'une société « plurale » (et il veut, par cette qualification imprécise, mettre en évidence les profondes différences de race, de culture et de niveau technique caractérisant chacun des éléments) ou d'une société « cloisonnée » (dans les cas où une politique discriminatoire vise à ce que ces différences soient le plus possible maintenues). Il s'agit, par ailleurs, de sociétés dont les éléments sont mal intégrés et qui ne s'organisent que très difficilement à ce niveau supérieur qui est celui de la nation [11]. Certains auteurs, ainsi Sergio Bagu qui a étudié la « structure coloniale » des pays d'Amérique latine, tendent d'une manière bien significative à interpréter ce pluralisme, ce cloisonnement, et les tensions qui leur sont liées, en fonction du concept de classes sociales [12]. Mais, le fait qui nous semble maintenant le plus important, quant au progrès de notre recherche, est la difficulté qu'a la colonie à se constituer en tant que société globale organisée et dont les éléments sont intégrés. Cela tient à la nature même de la colonisation, à ses débuts, qui n'a souvent visé qu'à établir des ensembles « administratifs » et a pu, selon l'expression de J. Harmand, s'opposer « à la formation de sociétés normales et viables » [13]. Cela tient encore davantage au fait que les peuples colonisés, pour une part importante, n'avaient élaboré que des sociétés de dimensions restreintes. Et l'on doit préciser que la colonisation, à plus ou moins long terme, quelles que soient les initiatives prises pour freiner le processus, crée des conditions impliquant un véritable changement d'échelle. S.H. Frankel, dans une étude relative aux sociétés négro-africaines, et s'inspirant de certains travaux théoriques de la sociologie américaine [14], note le conflit nouveau entre les « relations de type universaliste », en cours de développement, et les « relations de type particulariste ». Il précise : « L'histoire économique et sociale de vastes régions de l'Afrique,... au cours des cinquante dernières années, peut être exprimée par l'indice précisant à quel degré les sociétés de type particulariste - européennes et non-européennes - ont été détruites ou sont, comme dans le restant de l'Afrique, en cours de désintégration [15]. » Ce problème du changement de dimension des groupements sociaux est l'un des plus actuels parmi ceux qui s'imposent à l'attention du sociologue [16] ; l'organisation de « blocs », liant entre elles des nations indépendantes jusqu'à une date récente, comme la constitution de nations nouvelles, au delà des anciens ensembles coloniaux, représentent deux aspects de ce problème.
En dehors des enseignements apportés quant à la dynamique des contacts et conflits culturels, l'étude des peuples colonisés éclaire encore divers phénomènes relevant de la recherche sociologique et psychologique. Elle manifeste le rôle des idéologies, au niveau des relations établies entre sociétés globales à la fois différentes et inégales. Les doctrines coloniales n'apparaissent guère que comme des théories justifiant la domination exercée et reportant à une époque toujours différée l'abolition des rapports de domination-subordination. Des anthropologues, comme R. Kennedy, insistent sur le rôle des « rationalisations » conditionnées par le système colonial [17] ; des psychologues, ainsi A. Ombredane qui enquête au Congo Belge, définissent la place prépondérante détenue par les stéréotypes ; et les historiens de la colonisation, tels que Ch. A. Julien et H. Brunschwig, soulignent les décalages et discordances existant « entre la doctrine et l'action » et le recours aux justifications pseudo-scientifiques [18]. Ainsi saisissons-nous, dans les rapports de type « colonial » établis entre sociétés globales, le jeu de systèmes dogmatiques utilisés (pour justifier une situation sociale particulière) à la manière dont ils le sont au niveau des relations entre classes sociales. Les doctrines constituées à partir des notions de « mission colonisatrice », influence prépondérante, fonction de tutelle ou leadership, etc., sont toutes des idéologies dans l'un des sens où l'entendait Marx - présentation fausse de la réalité ou « mystification ». Cette observation ne peut être considérée comme un argument à l'avantage des auteurs- qui assimilent la relation métropole-colonie à la relation capital-travail, mais elle révèle le rôle important que peut jouer, dans le cadre de l'une et l'autre situation, le phénomène de la prise de conscience. Nous avons tenté nous-mêmes, dans une étude intitulée Contribution à une sociologie de la dépendance [19], de préciser les caractères et les degrés de cette prise de conscience.
Cette dernière conditionne les réactions des sociétés colonisées. Les idéologies n'interviennent pas d'une manière univoque : du dominant vers le dominé. Elles servent aussi à animer les reprises d'initiative particulières à celui-ci. Ainsi pourrait-on évoquer la théorie de la supériorité arabe, développée à l'époque où les nationalismes arabes commencent à s'exprimer avec force, et la théorie de la « négritude » élaborée par l'intelligentsia africaine de langue française. En analysant le concept de négritude, J.-P. Sartre le présente comme l'exaltation « d'une certaine qualité commune aux pensées et aux conduites des nègres ». Il précise : « La négritude apparaît comme le temps fort d'une progression dialectique : l'affirmation théorique et pratique de la suprématie du blanc est la thèse ; la position de la négritude comme valeur antithétique est le moment de la négativité. Mais ce moment négatif n'a pas de suffisance par lui-même... la négritude est pour se détruire, elle est passage et non aboutissement, moyen et non fin dernière [20]. » Dans une étude consacrée à cette même théorie, nous avons de notre côté montré l'utilisation d'une telle idéologie à un certain moment des relations entre noirs colonisés et colonisateurs - à l'origine d'une période d'opposition. Nous avons montré comment une idéologie de cette nature s'use rapidement, est particulièrement sensible aux transformations de la situation qui l'a suscitée et impose la construction de théorie de remplacement [21]. Si nous insistons sur cet exemple particulier, c'est afin de mieux manifester l'intérêt de tels phénomènes dans le cadre de recherches d'ensemble concernant les relations de domination-subordination et les situations de dépendance.
À la suite de divers auteurs, nous avons au cours de cet examen préliminaire accordé une grande attention au fait du décalage, en puissance matérielle et connaissances techniques, apparaissant de la société coloniale ou dominante à la société colonisée ou dominée. Une telle disproportion explique que les réactions à l'encontre de l'infériorité subie ne puissent s'exprimer que très difficilement de manière directe et brutale. Pour une large part, ces dernières interviennent indirectement ou agissent sur le plan de la clandestinité plus ou moins manifeste. Ce n'est pas pur hasard si les récents mouvements d'émancipation se sont, en certains territoires, inspirés des techniques de résistance mises au point en pays « Occupé » lors de la dernière guerre mondiale. Mais ce n'est là qu'un des aspects extrêmes du refus de la subordination : il met en présence d'une véritable organisation de la résistance ; il révèle les éléments de la société dominée qui servent de points d'appui à la société dominante ; il manifeste le fonctionnement de processus qui, dans le champ des relations coloniales ou para-coloniales, tendent à faire coïncider les réactions à l'encontre de la société étrangère dominante avec celles opérant à l'encontre des groupements indigènes détenant le pouvoir. En ce cas, les tensions conditionnées extérieurement et celles qui naissent au sein de la société colonisée elle-même ont tendance à agir dans le même sens. Une approche sociologique, qui aurait le souci d'aborder la part « clandestine » de la vie sociale, devrait examiner avec soin les multiples réactions de refus, de dérobade - passive ou active - que révèlent les sociétés globales soumises aux effets de domination. Il apparaîtrait que ces réactions opèrent à tous les niveaux de la réalité sociale, se présentent sous une grande diversité de formes [22] et recourent à des techniques multiples - utilisant aussi bien les procédés de dérobade que permettent les modèles culturels les plus « exotiques » que les modes d'organisation révolutionnaire empruntés. Les sociétés dominées manifestent ainsi au maximum la large place que peuvent détenir, dans la vie sociale, les démarches ambiguës, les dynamismes à effet indirect, les initiatives visant à l'opposition ou à la dérobade. Cette remarque suggère l'intérêt de tels phénomènes dans le cadre de recherches attachées à l'étude dynamique des sociétés globales et des rapports qu'entretiennent entre elles ces dernières.
II
En repérant les plus importants des apports d'ordre sociologique, dus aux diverses catégories de travaux consacrés au fait colonial, nous avons voulu montrer combien nombre de ces indications tendent à se recouvrir et à mettre en valeur, par cette convergence, des problèmes sociologiques d'intérêt majeur. Nous avions, à la faveur d'une étude antérieure, indiqué combien la situation coloniale a des incidences manifestes à tous les niveaux de la réalité sociale - si bien que chaque type de colonisation, en apparaissant comme une épreuve particulière imposée à tel ou tel système socio-culturel, a les caractères d'une « expérimentation » complexe. Nous envisageons maintenant les rapports existant entre société dominante et société dominée comme une certaine modalité des rapports entre sociétés globales. C'est la permanence d'un tel type de phénomènes - la crise actuelle des colonisations n'annonce en rien la disparition des effets de domination - qui orientera nos suggestions quant au développement d'une sociologie de la colonisation (ou de la dépendance). Nous ne pouvons, dans les limites de cette étude préliminaire, que préciser les grandes lignes d'une semblable recherche et manifester la valeur de cette dernière quant aux résultats qu'elle est susceptible d'apporter.
Il semble difficile, sans recourir à des explications partiales parce que unilatérales, de s'attacher au problème des origines de la colonisation, de l'expansion visant à une domination plus ou moins directe et plus ou moins intense. Par contre, nous pouvons étudier les conditions qui sont nécessairement associées à un tel phénomène et les conséquences qui en résultent nécessairement. Le fait colonial apparaît comme lié à la mise en rapport de sociétés ayant réussi à maîtriser leurs différenciations internes, ayant la capacité de contrôler un espace étendu, et de sociétés restant divisées par les particularismes et n'ayant la possibilité de s'organiser qu'au niveau d'espaces restreints. Cette observation met en présence de deux sortes de « conditions » : les unes se réfèrent au niveau technique et à la capacité à faire circuler les produits et les hommes ; les autres se réfèrent aux dimensions de la société globale, à la capacité à faire prévaloir les tendances de type unitaire et à développer une organisation permettant le contrôle de vastes groupements sociaux.
Le fait d'un tel décalage est capital : les sociétés les plus avancées techniquement et qui sont par ailleurs organisées à l'échelon le plus élevé - au niveau des nations dans les siècles passés, des fédérations et confédérations, aujourd’hui n'entrent en rapport avec les sociétés « moins développées » que sur un pied d'inégalité. Leur « avance » leur permet de détenir une position dominante, et cette dernière tend à accroître l'écart différentiel existant entre elles et les sociétés soumises à leurs effets de domination. C'est en ce sens que M. Fanno, examinant le phénomène qu'il nomme « division internationale du travail », montre que les sociétés les plus développées ont non seulement la possibilité (pendant une certaine période) mais encore la volonté de maintenir, ou même élargir, un tel écart : « La transformation des pays agricoles en pays industriels tend à augmenter la puissance d'expansion des pays plus anciennement industrialisés [23]. » Les relations de type colonial existant entre sociétés globales sont liées au fait du décalage, que nous venons d'évoquer, et au fait de la mise en rapport. Ces relations sont d'autant plus intenses, et leur champ d'action s'élargit d'autant plus, que l'accumulation de richesses et de puissance intervient en faveur des sociétés dominantes, que le rythme des relations s'accélère. A. Sauvy, dans une étude récemment publiée, insiste sur ce dernier point. Il écrit : « Le temps du monde fini ayant commencé, la planète se rétrécit constamment par le jeu des communications. Dès lors on peut se demander comment des ensembles aussi inégaux pourront coexister, se juxtaposer, sans se superposer ; en d'autres termes, comment peut-on éviter la formation d'un monde hiérarchisé, où, sous des apparences égalitaires, s'instaureraient des servitudes nouvelles, dont l'issue est difficile à imaginer, mais ne présage rien de bon [24]. »
Que ces deux éléments - écart différentiel et intensité des relations - soient d'importance majeure, nous en avons la preuve dans la politique adoptée par certains des pays dits « sous-développés ». Ceux-ci visent, en même temps qu'à réduire leur retard technique, à limiter et sélectionner les relations nécessairement inégales qu'ils entretiennent avec les pays « développés ». Nous voudrions ajouter, à cette présentation schématique des faits, le rappel que les rapports de domination-subordination connaissent des limites dans leur expansion. En raison des rivalités qui interviennent entre sociétés dominantes et en raison des difficultés à contrôler un ensemble composite réparti sur un large espace : les zones les plus excentriques sont celles qui tendent le plus à subir l'attraction de centres de puissance plus « proches » à la fois dans l'espace et quant aux caractéristiques culturelles [25]. En raison, surtout, des changements qui s'opèrent à l'intérieur des sociétés dominées ; S.H. Frankel a parfaitement insisté sur cet aspect en montrant que le procès de colonisation ne saurait être considéré comme un mouvement opérant à sens unique. L'influence des civilisations à tendance unitaire, que véhiculent les sociétés dominantes, l'inscription dans le champ de l'économie mondiale, les progrès techniques réalisés (bien que limités dans leur développement), les réactions collectives à la domination subie (qui tendent à l'organisation de mouvements « nationaux ») sont autant de procès propres à réduire l'infériorité existant au départ. En même temps, ces transformations opérant à l'avantage des sociétés dominés permettent à ces dernières de mieux faire peser la masse de leurs populations et la masse de leurs richesses potentielles. Ainsi, en même temps que tendent à se déplacer les centres de puissance - Tibor Mende [26] les qualifie de « centres de gravité du monde » - la configuration et la structure des sociétés globales se transforment.
Nous avons esquissé une telle analyse pour manifester l'actualité des questions qu'elle pose et pour préciser surtout les problèmes d'ordre sociologique qu'elle implique. Limitons-nous, à cette phase de la recherche, à l'énumération des plus importants de ces problèmes :
1) Comment définir (à l'aide de critères qui sont nécessairement d'ordre quantitatif) l'écart différentiel existant entre sociétés globales et caractériser les relations qui ensemble contribuent à créer un « monde hiérarchisé » ?
2) Dans une seconde démarche, étroitement liée à la précédente, il conviendrait d'examiner le jeu des forces antagonistes qui tendent, d'une part, à l'unification et à l'homogénéisation (action des sociétés dominantes qui visent toutes, bien qu'à des degrés divers, à constituer un monde à leur « image ») et, d'autre part, à la sécession et à l'affirmation du pluralisme (action des sociétés dominées qui visent à l'émancipation en même temps qu'elles affirment leur spécificité culturelle).
3) Une troisième démarche exigerait de préciser les rapports existant entre les procès de développement technique et économique et les divers changements affectant les caractéristiques des sociétés globales et les relations que ces dernières entretiennent entre elles.
4) Enfin, il conviendrait de poser la question des possibilités de résorber les effets de domination existant des sociétés les plus avancées vers les sociétés les moins avancées. D'une manière concrète, une telle question se présente actuellement sous la forme suivante : dans la mesure même où l'expansion coloniale et les dominations modernes ont été liées au capitalisme, est-ce que des ensembles organisés sur des bases socialistes échappent (ou commencent à échapper) au jeu de ce dynamisme de domination-subordination qui apparaît, jusqu'alors, comme l'un des principaux types de relations entre sociétés inégales ? Les chercheurs de formation marxiste n'ont guère abordé ce problème jusqu'à une époque récente. Et lors de la constitution de l'État fédératif soviétique, de grandes difficultés sont dues à ce fait de « l'inégalité entre les nations plus cultivées et moins cultivées » et de l'existence de sociétés non encore organisées au niveau de la nation ; d'importantes controverses sont à cette époque suscitées par la « question nationale et coloniale » [27]. Est-il suffisant de substituer à la relation de maître à esclave celle de maître à élève ? [28]. Comment préserver un certain pluralisme dans l'unité, une différenciation qui est nécessaire à la coalition des efforts, sans que cette dernière ne finisse par créer un champ de rapports inégaux ?
Quant à la première de ces deux questions, les auteurs marxistes mettent en évidence le fait que le rôle de maître-pédagogue revient au prolétariat de la société la plus avancée dans le cadre d'un ensemble socialiste. Ils nous laissent ainsi en présence d'un deuxième groupe de problèmes : la nécessité d'analyser précisément la répercussion des rapports existant entre sociétés globales au sein de chacune de ces sociétés. Des indications figurent à cet égard dans les études de divers chercheurs ou observateurs. M. Fanno [29] aussi bien que A. Sauvy insistent sur le fait que toutes les classes sociales de la société dominante tirent, à des degrés divers, avantage de cette domination. A. Sauvy précise : « L'ouvrier américain... a plus à perdre dans une émancipation des dominés qu'à gagner dans un partage avec les dominants de son pays... Et de même, le syndicaliste anglais sait qu'il n'a plus grand-chose à espérer du Lord, aux trois quarts ruiné, mais que la perte des pétroles du Moyen-Orient ou du caoutchouc et de l'étain de Malaisie, mines de dollars, nuirait notablement à son niveau d'existence [30]. » Lénine lui-même, citant l'économiste anglais J.A. Hobson, affirme que l'impérialisme colonial permet de « corrompre la couche supérieure du prolétariat » [31]. Notons pour l'instant cette conséquence des effets de domination entre sociétés globales : ils tendent à réduire les tensions conséquentes aux effets de domination existant, d'une classe sociale à une autre, à l'intérieur de la société dominante.
Dans un article consacré à l'analyse du « fait colonial », le journaliste C. Bourdet souligne un autre aspect du problème que nous venons de poser. Il indique que la société coloniale appuie, en la contrôlant, la classe sociale dirigeante - ou « crée » cette dernière au sein de la société colonisée. Il considère que certaines relations internationales « constituent une sorte d'extension du fait colonial ». Tel est le cas, selon cet auteur, « si un groupe social peut utiliser à son profit la menace d'une force étrangère écrasante : il disposera d'un supplément considérable de puissance et de moyens de pression lui permettant de transformer l'équilibre politique et social au détriment des autres membres de la collectivité nationale » [32]. Sans adhérer absolument à cette « physique des sociétés »simplifiée, nous sommes amenés à tenir le plus grand compte de ce rôle des rapports de type colonial quant à la constitution des classes sociales, ou aux relations que ces dernières entretiennent entre elles, dans le cadre de la société dominée.
Nous avons, à l'occasion de nos recherches en Afrique noire, abordé ce problème. En ce cas, l'étude des classes sociales - ou groupements présumés tels - est compliquée par trois sortes de considérations : le fait que le procès d'industrialisation ne se développe que depuis une époque récente et reste conditionné par une intervention extérieure (celle des métropoles) ; le maintien de certains rapports traditionnels qui réduit le caractère d'incompatibilité apparaissant en premier lieu, comme l'a montré G. Gurvitch, parmi les « critères » spécifiques des classes sociales ; la subordination de toutes les catégories sociales, quels que soient les rapports de puissance existant entre elles, à la minorité européenne dominante. Cette dernière observation est de grande importance : elle explique que la collaboration établie entre les groupements sociaux apparaissant comme supérieurs, à l'intérieur de la société colonisée, et les colonisateurs soit précaire - ces groupements rencontrent à plus ou moins long terme une limite à leur ascension ; elle explique aussi que les tensions entre éléments inégaux, constituant ces sociétés dominées, soient d'autant plus atténuées que l'antagonisme vis-à-vis de la société coloniale est plus accusé [33]. Une semblable remarque n'est évidemment pas applicable au seul domaine colonial africain ; dans nombre de pays dépendants l'actualité politique révèle les liens existant entre ce qu'il est convenu de nommer la « question sociale » et la « question nationale ». Ajoutons à cela une notation supplémentaire : il est possible de « jouer » sur l'un de ces termes pour dériver les tensions que l'autre implique.
Nous avons tenu à apporter cet ensemble de remarques afin de manifester l'intérêt qu'il y aurait à ne pas limiter l'étude, du problème des classes sociales, aux seules sociétés hautement « développées ». La considération des relations établies entre ces dernières et les sociétés qui s'inscrivent dans leur dépendance se révèle importante dans la mesure où elle affecte la dynamique des rapports entre classes. L'histoire récente, avec le rôle que jouent les pays dits sous-développés dans le champ d'expansion du socialisme, le montre.
Dans la première partie de cet article, faisant une revue de travaux relatifs à la colonisation, nous avons insisté sur le rôle des idéologies. Nous n'avons pas ici la possibilité de développer l'analyse qu'exige un tel phénomène, mais nous voudrions préciser que c'est à ce moment de la recherche qu'il conviendrait d'envisager l'étude du racisme, qui intervient comme une démarche de justification et une tactique de protection des avantages acquis. Nous avons surtout voulu montrer la sociologie de la colonisation comme un champ de recherches qui s'impose à l'attention dès l'instant où sont abordés les problèmes de rapports entre sociétés globales. La sociologie et l'économie politique ont là d'importants enseignements à tirer de l'observation scientifique des effets de domination.
École pratique des Hautes Études (VIe Section),
Paris.
[1] Cf. Sociologie coloniale, vol. 1 : « Le contact des races suit encore ici le contact des classes... », p. 114.
[2] Cf. L'impérialisme, stade suprême du capitalisme, éd. franç. (E.S.I.), p. 74.
[3] In : Domination et colonisation, Paris, 1910, p. 29.
[5] Cf. Les colonies, passé et avenir, trad. franç., Nagel, Paris, p. 5 et 21.
[6] Dans son ouvrage, en italien, consacré à la Théorie économique de la colonisation.
[7] Cf. Les pays tropicaux, Paris, 1948.
[8] S.H. FRANKEL, The economic impact on under-developped societies., Oxford, 1953, vii-179 pages.
[9] Ibid., p. 6 et p. 11.
[10] L. WIRTH, The problem of minority groups, in R. LINTON, éd., The Science of Man in the World crisis.
[11] Cf. E.A. WALCKER, Op. cit., « L'épreuve suprême rencontrée par les Puissances coloniales, à l'intérieur de leur empire respectif, est l'intégration politique des sociétés plurales... (impossibilité) de vouloir suivre une politique nationale là où il n'y a pas encore de nation », p. 128 et 129.
[12] Cf. son ouvrage, Estructura Social de la Colonia, chap. II consacré au « procès de formation des classes ».
[14] The Structure of Society de M. J. LEVY, et The Theory of Social Action de Talcott PARSONS.
[15] S. H. FRANKEL, Op. Cit., P. 172.
[16] Précisons que le Conseil international des Sciences sociales envisage de l'aborder. Cet organisme vient d'assurer le démarrage d'une enquête examinant comment les caractéristiques des groupements sociaux sont affectées par le fait du changement d'échelle quantitative.
[17] In : The colonial crisis and the future, in The Science of man in the world crisis, R. LINTON, éd.
[18] Cf. par exemple : Ch. A. JULIEN, « Colonisation et droits de l'homme », revue Tribune des Peuples, 5, déc. 53 -janv. 54.
[19] ln Cah. intern. de Sociologie, XIII, 1952.
[20] Cf. son analyse dans Orphée noir, précédant Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache, Paris, 1948.
[21] G. BALANDIER, La théorie de la négritude : expression des rapports entre noirs et blancs (sous presse).
[22] Nous avons abordé ces problèmes dans notre livre Sociologie actuelle de l'Afrique noire (à paraître).
[24] A. SAUVY, Théorie générale de la population, vol. II : Biologie sociale, Paris, 1954, p. 207-208.
[25] Ainsi, les anciens pays dominés d'Asie vis-à-vis du Japon, au cours des décades passées, vis-à-vis de la Chine nouvelle, actuellement.
[26] Tibor MENDE, Regards sur l'histoire de demain, Paris, 1954.
[27] J. STALINE, Le marxisme et la question nationale et coloniale, trad. franç., Paris, 1949, pp. 111, 113, 119, 247, 255 et 256.
[28] Ibid. « Les nations et les peuples attardés doivent être entraînés dans la voie générale d'une culture supérieure (p. 61). » Il faut agir pour « faciliter aux masses travailleuses des peuples arriérés le progrès économique, politique et culturel, leur permettre de rattraper la Russie centrale, prolétarienne, qui a pris les devants (p. 113). »
[30] In Théorie générale de la population, vol. I : Économie et population, Paris, 1952, p. 252-253.
[31] Op. cit., p. 91 à 93.
[32] In « L'équilibre social et le fait colonial », in Les temps modernes, 71, sept. 1951.
[33] Cf. notre étude : « Changements sociaux et problèmes sociaux en Afrique noire », in Africa in the Modern World, en cours de publication sous les auspices de l'Université de Chicago.
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