« Un autre livre sur l’éducation? Une autre complainte sur l’école d’aujourd’hui? Qu’est-ce qu’il peut bien y avoir de neuf là-dedans? » Nous avons déjà entendu ces questions et elles nous paraissent pertinentes. Nous reprenons dans ce livre des constatations et des critiques que les Québécois ont souvent entendues ou lues au cours des quinze ou vingt dernières années. Des plus hautes instances responsables de l’éducation jusqu’aux plus humbles témoins de la vie scolaire, en passant par les éditorialistes et les chroniqueurs les plus écoutés, on a dit et redit cent fois qu’il fallait changer des choses dans l’école québécoise.

Ainsi, à l’automne 1977, le gouvernement a publié le Livre vert sur l’enseignement primaire et secondaire, suivi d’une vaste consultation au cours de laquelle près de cinq cents mémoires ont été présentés au ministre [1]. Deux ans plus tard, paraissait L’école québécoise - Énoncé de politique et plan d’action avec un mot de présentation du ministre de l’Éducation et on pouvait y lire : « Le gouvernement a estimé qu’il était devenu nécessaire d’exposer à larges traits dans ce plan d’action les objectifs du renouveau scolaire ainsi que les mesures connexes touchant la pédagogie et la participation des agents de l’éducation [2] ».

Ainsi, parmi d’autres observateurs s’inquiétant de l’école québécoise, la journaliste Hélène Pelletier-Baillargeon écrivait, en 1978 :

... tout le monde, au bout du compte, s’entend pour dire que ça ne peut plus continuer comme ça... « Ça », c’est l’école-usine où l’élève est devenu un matricule et l’enseignant un exécutant aligné sur sa chaîne de montage. « Ça », c’est le savoir « en conserve », chosifié en casiers étanches par un système d’options prématurées, pauvre en contenu et que ne relie ni n’anime plus la poursuite d’une culture fondamentale et collective... C’est le divorce consommé par un utilitarisme professionnel entre la formation globale de la pensée et l’acquisition nécessaire de certaines techniques spécialisées. C’est, enfin, le mythe de la facilité à tout prix, nourri par je ne sais quelle aberrante méconnaissance des attentes concrètes des jeunes en matière de liberté ou quel délire obsessionnel de la « répression » chez les faiseurs de méthodes d’apprentissage [3].

Ce qu’il y a de neuf dans ce livre-ci, c’est l’impatience de ses auteurs. Ils en ont vraiment assez d’entendre tant de témoignages converger vers les mêmes conclusions et de voir si peu de choses s’enclencher pour corriger effectivement les lacunes détectées et s’approcher des objectifs établis. Par exemple, presque tout le monde est d’accord sur la nécessité de la formation fondamentale, mais peu de personnes sont prêtes à supprimer des matières à l’école pour favoriser l’essentiel ; presque tout le monde est d’accord sur la nécessité d’améliorer la qualité de la langue écrite de nos élèves, mais bien peu de personnes sont favorables à l’ajout d’une heure ou d’une journée de travail à l’horaire ou au calendrier... C’est comme dans la chanson : « Tout le monde veut aller au ciel mais personne ne veut mourir ! » Alors, on parle beaucoup et les choses changent peu. On sait bien qu’il faut corriger des choses mais, comme on manque de courage pour s’y atteler, on se dit que ça va bientôt être fait et qu’il faut chercher encore les moyens, les techniques, les ressources pour le faire de la bonne façon. En s’affairant ainsi à en parler, on s’allège la conscience et on est peu encombrant.

Le présent livre a pris naissance dans les années pendant lesquelles nous avons siégé ensemble au Conseil supérieur de l’éducation, plus précisément lors de l’année 1983-84 au cours de laquelle nous avons travaillé à la préparation d’un rapport sur la formation fondamentale. Le texte final issu de nos travaux nous laissait plutôt déçus, car il avait dû être élagué de plusieurs de nos convictions pour satisfaire toutes les tendances représentées au Conseil. Nous nous sommes promis alors de publier un jour nos idées, carrément, par un autre canal. Ce fut le déclic des nombreux échanges qui ont suivi cette décision et qui ont donné ce qui suit.

Certains lecteurs voudront déceler dans nos propos la nostalgie du cours classique. Qu’en est-il?, Assurément, nous gardons tous deux un souvenir mémorable de nos années du cours classique, à peu près à la même époque et en deux endroits très différents du Québec, soit le Séminaire de Gaspé (1944-1952) et le Collège Sainte-Marie de Montréal (1942-1950). Nous nous sentons tous deux infiniment redevables de la formation reçue en ces temps et lieux. Nous déplorons que d’importants éléments de cette formation aient été si allègrement et si inconsidérément écartés lors de la réforme scolaire des années 60.

Cependant, nous ne proposons pas de revenir à ce système. Ce serait d’ailleurs tout à fait vain parce qu’impossible. Ce ne serait pas non plus souhaitable, car le cours classique comportait de graves lacunes.

D’abord, il n’était accessible qu’à une trop petite minorité (au plus 5%) de la population, même s’il n’était pas nécessaire d’appartenir à une famille aisée pour y accéder. À preuve, au Séminaire de Gaspé, à peu près tous les étudiants venaient de familles modestes, un grand nombre étaient fils de familles pauvres.

Ensuite, le cours classique ne s’ouvrait qu’à trop peu de femmes : le Québec comptait seulement quelques collèges classiques féminins. Sous plus d’un aspect, l’atmosphère des collèges classiques était marquée d’un certain obscurantisme : la philosophie étroitement thomiste, la littérature épurée jusqu’au puritanisme, les sciences de la nature insuffisamment encouragées, l’histoire des sciences et l’étude de la démarche scientifique absentes du curriculum, la discipline et les pratiques religieuses aux rigueurs formalistes souvent excessives, même dans le contexte de l’époque. Tout cela avait assez duré.

D’autres penseront possiblement que nous sommes atteints du virus du passéisme. Il est vrai que nous tenons à ce que l’école québécoise véhicule des attitudes et des valeurs qui étaient de rigueur hier. C’est que certaines de ces réalités ne vieillissent pas et ne pourront jamais être remplacées sans de lourds inconvénients. Quand nous insistons sur l’étude de l’histoire ou des auteurs anciens, c’est en fonction de l’avenir. Dans cinquante ans, il serait étonnant que Platon ou Shakespeare aient perdu de leur pertinence.

Passéistes, conservateurs ? Non ! Ce que nous voulons le plus pour notre jeunesse, c’est une formation qui, précisément, la rendra capable de vraiment distinguer entre ce qui doit être conservé et ce qui peut être relégué au passé révolu, entre ce qui doit durer et ce qui ne doit être qu’éphémère. Nous voulons une jeunesse à l’esprit critique, capable de remettre des choses en question, non pas des robots qui vont exécuter, à peu près automatiquement, les ordres, les diktats, les programmes conçus et mis au point par d’autres, par des tyrans, qui peuvent s’appeler mass media, modes du jour, courants « in », ou « Up », ou « pop », ou autres... Nous voulons pour notre jeunesse une meilleure formation fondamentale, une plus grande capacité de penser par elle-même. Il n’y a rien là de conservateur au sens péjoratif du terme. Au contraire, notre désir est tout à fait libéral au sens le plus noble et le plus progressiste. Nous voulons une école qui libère, une école qui réponde, étymologiquement, au terme « éduquer » : conduire hors de (l’état d’enfance éminemment dépendante) vers (l’état d’adulte vraiment autonome).

Ce livre n’a pas la prétention de présenter une étude exhaustive de la très vaste question de notre école québécoise. Il ne fait à peu près pas de place, par exemple, à l’éducation des adultes, à l’enseignement professionnel, au français oral, aux instituts de recherches, aux loisirs. Nous ne livrons pas ici les résultats d’une enquête. Nous utilisons peu de statistiques précises. Il existe sur le sujet que nous traitons de nombreuses études fort valables. Nous ne les avons pas toutes lues.

Ce livre est un essai, un ensemble de réflexions qui se veulent, en fin de compte, stimulantes et positives. Ce sont des réflexions fondées sur les quelque cent années que nous avons passées à l’école, à nous deux, d’abord comme étudiants à tous les niveaux et ensuite comme professeurs au secondaire, au collégial et à l’université. Ce sont des réflexions nourries de notre expérience commune au Conseil supérieur de l’éducation, de nos rencontres, de nos lectures et de tous les échanges que nous avons multipliés depuis qu’est né le projet de faire ce livre.

Il est possible que nous errions parfois dans notre lecture de la situation de l’école québécoise, de ce qui s’y fait et de ce qui ne s’y fait pas. Si oui, si la situation est en réalité meilleure que nous le pensons, eh bien, tant mieux ! Si certains de nos désirs sont déjà en voie de réalisation, bravo ! Nous savons pertinemment cependant que ce n’est pas le cas partout, loin de là... et nous croyons utile de publier nos réflexions.

Notre livre porte des jugements, il pose des questions, il invite au dialogue. Il est un cri du cœur, sincère et nourri de patriotisme. Nous voulons pour notre société distincte l’école dont pourra sortir un peuple plus libre, plus heureux, l’école qui fera un Québec fort.

En filigrane, on pourra lire dans ces pages notre conviction qu’une telle école ne sera possible qu’avec la réhabilitation chez nous d’un certain nombre de valeurs morales. Notre peuple a peut-être été quelque peu saturé autrefois d’appels au « sacrifice », au « dévouement », au « don de soi », mais le balancier de l’histoire a plus que tempéré ces élans d’idéal. Il les a brutalement remplacés par un individualisme égoïste qui met en danger notre existence même comme nation.

Le Québec n’est pas seul à être entraîné dans les phénomènes sociaux à la mode du jour, mais notre idolâtrie des valeurs matérielles, notre hédonisme et notre championnat de la dénatalité sont-ils davantage porteurs de bonheur et d’avenir que les soi-disant excessifs appels au « sacrifice » qu’ils ont détrônés? Nous ne le pensons pas. Il est plutôt convenu aujourd’hui de faire des gorges chaudes de l’éducateur québécois d’hier qui insistait sur l’importance de la générosité et de l’altruisme pour permettre que le message chrétien soit porté aux petits païens ; que dira-t-on demain de l’éducateur québécois d’aujourd’hui préoccupé de faire connaître les promesses de libération, de bonheur et de réalisation de soi que recèle cet objet-sauveur qu’est le condom?

Enfin, en dépit de notre jugement sévère, trop sévère diront d’aucuns, sur l’école québécoise et ses résultats médiocres, nous ne sommes pas sans connaître et reconnaître la qualité remarquable de certains de ses produits : des jeunes gens qui savent s’exprimer fort bien, oralement et par écrit, qui font preuve de jugement et de culture, il y en a. Et il y en a qui dépassent de beaucoup ceux qu’on pouvait trouver il y a vingt ans... Mais, malheureusement, il n’y en a pas assez. Pas assez pour les imposantes ressources que le Québec a investies dans la cause, pas assez pour répondre aux besoins de notre Québec d’aujourd’hui qui seront demain plus grands encore.

Nous avons voulu insister sur les aspects de l’école qu’on a trop tendance à oublier. Mais, bien sûr, il se fait beaucoup de bonnes choses. Nous sommes pleins d’admiration pour le travail obscur et assidu de ces milliers d’enseignants, nos collègues, dont nous avons le plaisir de connaître un grand nombre.

Il n’empêche que l’école, dans son ensemble, a été littéralement détournée de sa mission fondamentale, il n’empêche que l’école a été trahie.

Parce que nous tenons mordicus à ce que l’école québécoise reprenne au plus tôt la course qui lui avait été assignée, nous voulons dénoncer cette trahison, ce détournement.

Louis Balthazar

Jules Bélanger

Québec-Gaspé, mars 1989.