Claude Bariteau
“Olazabal contre Schwimmer.
Incompréhension ou malice ?”
Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 21, no 1, 1997, pp. 99-104. Numéro intitulé : Confluences. Québec : Département d'anthropologie de l'Université Laval.
Publié quelques semaines avant le référendum québécois de 1995, le livre d'Eric Schwimmer, Le syndrome des Plaines d’Abraham, fut accueilli comme une bouffée d'air frais. Les médias partisans de la cause canadienne se sont immédiatement empressés de banaliser l'auteur et son produit. Il leur importait de neutraliser la diffusion d'une réflexion savante sur la pertinence et la portée de la souveraineté du Québec. Et ce, d'autant plus que Schwimmer, à l'instar de certains intellectuels anglophones, présumait que la violence ne serait pas de la partie dans le processus conduisant à l'accession du Québec à la souveraineté.
Ignaki Olazabal, du Département d'anthropologie de l'Université de Montréal, a recensé ce livre dans la revue Anthropologie et Sociétés, 20-1. Il l'a fait, à mon avis, en franchissant avec désinvolture les règles minimales de probité intellectuelle. Aussi m'est-il apparu nécessaire de le relever, non pour prendre la défense de Schwimmer, mais pour signaler les erreurs de tir d'Olazabal et mettre en relief le caractère étriqué de ses allégations. Par ailleurs, je pense faire valoir que ce livre révèle, avec beaucoup de finesse et de doigté, le sens de pratiques, discursives et autres, dont le décodage fut facilité par un recours judicieux à des situations analogues ailleurs dans le monde (Hollande, Papouasie-Nouvelle-Guinée et Nouvelle-Zélande), ce qu'Olazabal ne semble pas avoir été en mesure d'apprécier.
1. J'ai lu Le syndrome des Plaines d’Abraham dès sa parution. Et j'ai aimé ce livre. Le contenu, la présentation des parties et le ton en font un produit original empreint de sérénité. Certes, quelques propos mériteraient de plus amples exposés. J'y reviendrai. Au total, ce livre a le grand mérite d'aborder un problème complexe avec rigueur, générosité et respect envers les principaux intéressés. On sort de cette lecture mieux informé de la question québécoise et le présent, y compris les déchirements qui le caractérisent, nous apparaît sous un autre jour. Mis en circulation en pleine campagne référendaire, ce livre invitait donc à un certain recul pour comprendre ce qui se déroulait.
De telles publications sont rares. Aussi, ai-je été plus qu'étonné de lire la recension d'Olazabal. Pour ce dernier, ce livre a un défaut, celui d'être engagé « jusqu'à un certain point », même s'il se fonde « sur un travail de terrain », ce qui est son « mérite incontestable ». Olazabal revient constamment sur ce point, faisant ainsi croire que ce qu'il avance procède du désengagement et de l'objectivité. En conclusion, avec même un peu de condescendance, il affirme qu'il « faut distinguer [...] la démarche empirique [...] et l'opinion personnelle de l'auteur ».
2. S'appuyant sur cette dichotomie, Olazabal divise, d'entrée de jeu, ce livre en trois sections : 1) une présentation d'exemples connus de l'auteur et regroupes pour dégager des cycles de tolérance et d'intolérance ; 2) des discours de Québécois francophones ; 3) une prise de position de Schwimmer, qualifiée de jugement « sur le processus de minorisation de la nation québécoise par les Canadiens anglais ».
Or, ce livre compte seulement deux parties. Une première « met le Québec en parallèle avec d'autres pays qui ont obtenu leur souveraineté, ou qui n'y sont pas parvenus (p. 7) ». Une seconde, traitant des Québécois, « mesure les valeurs fondamentales lisibles dans le choix des mots, la séquence des phrases, les gestes, la mise en scène de thèmes souvent sans liens explicites avec le référendum (p. 7-8) ». Ayant identifié une profonde ambiguïté quant à l'accueil réservé à l'Avant projet de loi sur la souveraineté, Schwimmer pousse plus à fond ses analyses « sur les minorités (au Québec) et le Québec dans le monde (p. 8) ». Il y trouve la même ambiguïté et la relie à ce qu'il identifie comme le « syndrome » des Plaines d'Abraham.
3. Il m'apparaît important de signaler que la dichotomie entre « données empiriques et opinions personnelles », qui sous-tend la lecture d'Olazabal, alimentait l'anthropologue positiviste des années 1950 et 1960. Dès 1964, Maquet ridiculisait cette conception de l'anthropologie et faisait clairement valoir que l'apport principal de cette discipline réside et résidera toujours dans la recherche du sens propre à tout phénomène social. A ses yeux, une telle recherche implique le nécessaire dépassement d'une lecture simpliste de faits dits empiriques. Depuis plus d'une quinzaine d'années, le courant postmoderne en anthropologie remet de nouveau en question les prétentions empiristes d'une certaine anthropologie sociale et culturelle. L'approche comparative des positivistes n'a pas été épargnée par ces critiques.
Avec ces remises en question, de nouvelles façons de faire ont vu le jour. L'une d'elles consiste à recourir à des comparaisons non pour identifier des lois générales, mais plutôt pour enrichir l'ethnographie, ce qu'a fait récemment Neveu (1993). C'est précisément la méthodologie utilisée par Schwimmer en vue de mieux cerner, par exemples interposés, les sens des propos de ses informateurs Québécois de la région de la Mauricie, lieu d'origine du premier ministre du Canada, Jean Chrétien. Dès lors, qualifier d'« opinion personnelle » les conclusions des analyses de Schwimmer, c'est faire montre d'une ignorance des nouveaux courants en anthropologie ou d'un parti pris en faveur d'une conception quasi obsolète de l'anthropologie.
4. Ce parti pris conduit Olazabal à déconstruire les analyses de Schwimmer. Alors que celui-ci cherche à comprendre pourquoi les Mauriciens se méfient d'une rupture brutale, ce qui se révèle dans les propos de ses informateurs, voilà qu'Olazabal en conclut que ces derniers seraient simplement partisans d'un nationalisme sectoriel parce qu'ils partagent l'idéologie de l'Alliance démocratique du Québec et de son chef, Mario Dumont, idéologie dont la particularité est de revendiquer plus de pouvoir en faveur du Québec sans pour autant envisager de quitter définitivement le Canada.
Une telle affirmation dénature le travail de Schwimmer et montre que, pour Olazabal, il importe peu de comprendre le sens des propos des Mauriciens en les situant dans l'histoire. Pour lui, le temps ne joue pas. Tout s'expliquerait au présent, à la manière des premiers fonctionnalistes. L'analyse de Schwimmer est à mille lieux d'une telle simplification. Elle cherche à identifier le construit symbolique au sein duquel les gens de la Mauricie développent leur vision du Canada. Elle tente de comprendre comment ce construit en fait des adolescents craignant de quitter le Père, rôle assumé, à leurs yeux, par le Canada. Pour Olazabal, ce ne peut surtout pas être le cas. Les Mauriciens adhèrent tout simplement à l'idéologie de l'Alliance démocratique du Québec. C'est pourquoi, selon lui, il est excessif d'avancer que les Québécois évoquent un « paternalisme insupportable » lorsqu'ils commentent les relations entre le Canada et le Québec.
5. À cause de sa position de départ, Olazabal semble incapable de comprendre la thèse de Schwimmer. Il en conclut que ce dernier est polémiste, cherchant ainsi à discréditer son approche. Mieux, il tente de modifier la portée de sa thèse en transformant en « faits » des données construites par l'auteur, pour ensuite les manipuler à sa guise au profit de sa lecture prétendument « objective » des propos des Mauriciens et de sa conception de ce que sont les Québécois.
Même l'appellation « Québécois » le dérange. Pourtant, Schwimmer la clarifie page 167 : selon lui, elle ne renvoie ni à la population du Québec ni aux Canadiens français, comme le laisse entendre Olazabal. Pourquoi ce dernier insinue-t-il alors qu'il y a un problème à définir les Québécois comme une « minorité nationale du Canada ». Cherche-t-il à nier l'existence de cette minorité, à transformer le cadre d'analyse de Schwimmer afin de lire à sa, façon les « faits » qu'il a lui-même construits ? On peut facilement le penser dans la mesure où Olazabal poursuit ensuite sur cette lancée. Il se demande, par exemple, si le souvenir de la colonisation affecte de manière égale tous les Canadiens français alors que Schwimmer signale plutôt que cette colonisation, si elle a affecté tous les Québécois, a conduit à des expressions différentes de leur malaise. D'ailleurs, ces expressions se sont manifestées lors du référendum de 1995, ce qui confirme la thèse de ce dernier.
6. On peut se demander pourquoi un recenseur se permet une telle liberté avec l'œuvre d'un auteur sérieux. En s'interrogeant pour savoir si Schwimmer attribue « un machiavélisme excessif à l'État canadien » dans sa discussion du choix des premiers ministres fédéraux originaires du Québec et de la pratique de la péréquation, Olazabal dépasse la mesure. L'approche de Schwimmer ne peut l'amener à s'intéresser aux intentions de l'État canadien. Elle vise plutôt à faire ressortir les effets structurels d'une politique ségrégationniste de gestion, celle de l'indirect rule, utilisée par les Britanniques et dont on retrouve les fondements, selon Kelley (1995), dans l'Acte de Québec de 1774. C'est d'ailleurs pour gérer la population française du Québec que cette politique fut instituée. Sa principale caractéristique est d'avoir recours à des intermédiaires issus d'une population conquise pour régner sur cette dernière. Les arrangements politiques ultérieurs (l'Acte d'union de 1840 et la Confédération de 1867) s'en inspirent. Dès lors, interpréter les choix récents des premiers ministres canadiens à la lumière d'un effet structurel de cette politique sur le Canada anglais n'a rien d'abusif. Au contraire. L'abus serait de ne pas en convenir.
Cet effet structurel est d'ailleurs bien connu. David T. Jones, conseiller supérieur à l'ambassade américaine à Ottawa de 1992 à 1996, l'a facilement repéré en analysant la pensée canadienne à l'égard du Québec. Dans un article publié en 1997 dans The Washington Quaterley, il signale que, pour les Canadiens, le fait d'avoir Jean Chrétien comme premier ministre garantirait que le Québec ne se séparera pas du Canada. Le recours à un « roi nègre » pour pacifier les indigènes a toujours donné de bons résultats. Aussi les Canadiens se confortent-ils dans cette pensée, ce qui inquiète Jones.
7. En tentant de banaliser cet effet structurel, Olazabal cherche-t-il à s'associer à ceux et celles qui en tirent avantage ? Je ne saurais le dire mais ses propos vont dans le sens de ceux qui bénéficient de cette politique canadienne. Comme eux, Olazabal a des difficultés à imaginer que le peuple québécois a connu un statut quasi colonial. Comme eux, il doute de la capacité de ce peuple à mettre au point, par l'intermédiaire du gouvernement du Québec, une stratégie distincte de celle du Canada pour intégrer ses minorités. Et ce, même si la majorité des analystes maintiennent le contraire.
En d'autres termes, pour Olazabal, Schwimmer se trompe a peu près sur tout dès qu'il s'éloigne des « faits ». En plus des glissements qu'il impute aux analyses de Schwimmer, il trouve excessif d'affirmer que l'ascendant des « Anglais » est ressenti à Montréal. Peut-être aurait-il fallu, pour s'accorder à ses vues, que l'étude de Schwimmer confirmât une certaine lecture de la réalité québécoise qui ne s'attarde qu'à dénoncer l'omniprésente de francophones racistes enclins à des comportements barbares découlant de leur approche ethnique de la question nationale ? Comme ce n'est pas le cas, il dépeint Schwimmer comme un optimiste aveugle prétendant que, dans un Québec libéré, des rapports harmonieux émergeraient entre les diverses composantes de sa population. Or, Schwimmer n'aborde pas ainsi cette question. Il affirme plutôt que le « Québec devra s'assurer la collaboration des anglophones et des Autochtones, ces deux minorités étant assez puissantes pour déstabiliser le nouvel État - voire remettre en question son territoire » (p. 183). En d'autres termes, Schwimmer dit le contraire de ce qu'Olazabal souhaiterait lire.
8. Voilà pourquoi cette recension laisse perplexe. On peut ne pas être d'accord avec un auteur et le dire en dévoilant clairement ses couleurs. Cela fait partie du débat des idées. Par contre, modifier l'argument d'un auteur pour mieux le critiquer, voilà une pratique pour le moins douteuse. Dans sa recension, Olazabal invente une section, manipule les « faits », insinue que Schwimmer ne définit pas clairement l'appellation « Québécois », fait dire à ce dernier ce qu'il n'a pas écrit et tente de discréditer sa thèse en qualifiant son analyse de polémiste et excessive.
Voulant se donner une légitimité scientifique, Olazabal invoque un texte de Derriennic (1995) qui soutiendrait, selon lui, « que le nationalisme québécois a le défaut d'être identitaire et non civique ». Or, Derriennic n'a jamais rien écrit de tel. Pour lui, c'est le nationalisme canadien-français du passé qui était identitaire. « Le nationalisme québécois d'aujourd'hui est devenu civique pour la majorité de ses adeptes. Il a pour objectif la solidarité entre citoyens sur des bases et selon des principes qui font aux Québécois leur juste place et permettent d'accueillir et d'intégrer des immigrants » (Derriennic 1995 : 22).
9. De telles dérives discréditent l'auteur de cette recension. Il me semblait important, pour des raisons d'éthique élémentaire, de relever les errements d'Olazabal, car il en va de la crédibilité des anthropologues. Et que penser d'un citoyen qui véhicule de telles inepties sur la place publique, en affirmant à qui veut l'entendre que le nationalisme québécois est ethnique. La plupart des analystes, y compris Dion (1995) et Derriennic (1995), deux ardents fédéralistes, prétendent le contraire. Ces derniers, tout comme Schwimmer, voient dans le nationalisme québécois des analogies avec le modèle républicain français, comme avec la plupart des nationalismes européens.
Olazabal, à mon avis, a de grandes difficultés à saisir le sens des concepts d'ethnie, de culture et de démocratie. Ses difficultés conduisent, par exemple, à soutenir que les Français, en prônant la culture française, véhiculent un nationalisme ethnique, ce qui est aberrant. Dès lors, pourquoi déforme-t-il le nationalisme québécois ? Veut-il contribuer à enflammer les esprits et générer des dérapages ?
Au-delà de cette recension tendancieuse, le livre de Schwimmer demeure, plus que jamais, d'actualité. Ni Schwimmer, ni son livre n'ont besoin de moi pour se défendre. En m'attaquant à la recension d'Olazabal, je ne cherchais pas à faire valoir les idées de Schwimmer mais bien à dénoncer une façon de faire qui me parait inacceptable.
En terminant, je voudrais signaler que je ne partage pas en totalité les propos et les analyses de Schwimmer. Si j'applaudis la méthode qu'il utilise et si je souscris à la plupart de ses interprétations, il y a, à mon avis, un certain nombre de points qui auraient pu être approfondis différemment. Je pense au recours abusif à la défaite des Plaines d'Abraham par rapport à l'échec des Rébellions de 1837 et de 1838 dans la constitution de la vision ethnique des Canadiens français et de la crainte actuelle que suscite l'idée d'une rupture brutale. Je pense surtout à la notion de citoyen abordée principalement dans la première partie du livre. J'aurais aimé que Schwimmer y accorde plus d'importance dans ses entrevues et dans ses comparaisons dans la mesure où cette notion est au cœur des options politiques quant au traitement des immigrants ou des minorités nationales. J'ose espérer qu'il s'y consacrera d'ici le prochain référendum.
Références
DERRIENNIC J.-P., 1995, Nationalisme et démocratie. Réflexion sur les illusions des indépendantistes québécois. Montréal, Boréal.
DION S., 1995, « Antinationalisme et obsession constitutionnelle dans le débat référendaire », Cité libre, XXIII, 2 : 9-13.
JONES D. T., 1997, « An Independent Quebec : Lookink into the Abyss », The Washington Quaterley, 20, 2 : 21-36.
KELLY S., 1995, « Penser la faillite de 1867 », Le Devoir, 21-9-95 : A-7 ; 22-9-95 : A-11.
MAQUET J., 1964, « Objectivity in Anthropology », Current Anthropology, 5, 1 : 47-57.
NEVEU C., 1993, Communauté, nationalité et citoyenneté. Paris, Karthala.
SCHWIMMER É., 1995, Le syndrome des Plaines d'Abraham. Montréal, Boréal.
Claude Bariteau
Département d'anthropologie
Université Laval
Sainte-Foy, Québec
GIK 7P4
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