Introduction
À Ignatius LaRusic de qui
j'ai appris le sens de l'autocritique.
Il y a environ quatorze ans, je venais de passer mon examen-synthèse de doctorat à l'Université McGill. Dans le corridor sans fenêtre du septième étage de l'édifice Stephen Leacock, j'attendais, anxieux mais surtout nerveux, le verdict final.
Après quinze minutes d'attente, le professeur R.F. Salisbury, mon directeur de thèse, sort d'une salle de réunion et s'avance vers moi. L'expression de son visage et sa démarche le trahissent. C'est positif. Il me félicite. Je suis ému. Un peu fou. Troublé. Ignatius LaRusic, un copain au doctorat, me donne l'accolade. Je suis habilité à faire mon terrain. J'en vibre. J'aurais aimé crier. Je ris par saccades. Je me sens reconnu comme futur docteur en anthropologie. Mon rêve se colore.
Les Îles... plus proches lorsqu'on s'en éloigne !
Objectivement, cette reconnaissance représente peu. Ce n'est qu'un feu vert pour passer à l'étape de la cueillette des données sur le terrain. Si j'étais si excité, si agité, c'était probablement parce que j'avais le vif sentiment de jouer mon avenir d'anthropologue par ce nouveau terrain que l'on me permettait de réaliser. Du moins, c'est la seule explication qui me vient à l'esprit après le recul du temps. Dans ce moment d'euphorie, le passé n'existait plus. Mes recherches en Guadeloupe et aux Îles-de-la-Madeleine n'avaient servi qu'à préparer celle-ci. Récemment, j'ai vécu à peu de choses près de tels moments en obtenant des fonds pour mener une recherche dans trois villes québécoises. J'étais tout aussi euphorique à l'idée de faire du terrain. Lorsque je me rappelle mes recherches antérieures, je me souviens de sentiments identiques. Le terrain a un écho magique pour l'anthropologue. Il est tellement valorisé qu'en faire donne l'impression de devenir anthropologue. Dès lors, obtenir un accord officiel ou des fonds pour une recherche équivaut à une reconnaissance de notre capacité d'être anthropologue.
En février 1971, en sortant d'un restaurant avec Ignatius LaRusic, j'étais totalement sous l'effet mystificateur du terrain et je m'apprêtais à vivre mon statut d'anthropologue en me rendant à Havre-aux-Maisons pour y amasser les informations nécessaires à la rédaction de ma thèse de doctorat. Être ainsi reconnu oblige. Je ne voulais surtout pas décevoir. Dans les jours qui suivirent, j'ai tout mis en oeuvre pour préparer mon terrain avec le plus de minutie possible. Même le moindre détail fut revu et corrigé en cherchant à tirer profit des discussions lors de mon examen. À cette époque, je ne pouvais pas savoir comment ce terrain se déroulerait, encore moins les tensions et les fréquents moments de découragement qui me traverseraient durant les phases d'analyse et de rédaction, surtout pas les événements déterminants qui me permettraient de finaliser le tout. En fait, j'abordais ce terrain avec l'assurance d'un initié et la confiance d'un novice. Je n'avais qu'une idée en tête : témoigner ma reconnaissance à mes examinateurs en réalisant un terrain de qualité afin de rédiger une thèse de qualité.
Entre ce moment et la soutenance de ma thèse, huit ans plus tard, il ne m'est jamais venu à l'esprit qu'un jour je rendrais compte de ce vécu tout en ayant le statut de professeur d'université pour lui donner plus d'importance. Le faire maintenant, c'est évoquer et dévoiler des activités passées. C'est aussi recréer ce passé pour le présent que je vis, mais c'est surtout révéler une démarche que j'ai réalisée à l'occasion de ce terrain et que j'ai fait mienne depuis, à savoir la discussion sur le terrain des hypothèses de recherche et des esquisses d'explication que l'on entend formuler à la suite des données recueillies. À vrai dire, c'est à l'occasion de telles discussions que je me suis rapproché des gens du milieu et que je suis parvenu à identifier clairement le fil conducteur de toute la démonstration de ma thèse. En la présentant, je désire inviter les anthropologues d'aujourd'hui et de demain à intégrer de tels moments d'échange dans le processus de la recherche afin que le savoir qu'ils construisent se présente davantage comme un rapport dialectique avec les populations concernées.
Selon cet objectif, ce texte s'adresse surtout à ceux et celles qui intègrent le terrain à leur démarche de recherche et qui travaillent principalement en anthropologie sociale et culturelle car, lorsque j'emploie le terme « terrain », je fais référence à un travail de recherche impliquant un contact prolongé avec des personnes dans un milieu précis pour y colliger des informations sur les activités de ces dernières. Aux yeux des anthropologues d'orientation universitaire ou de ceux qui oeuvrent dans d'autres secteurs d'activité, la réorientation que je propose peut paraître banale. À mon avis, il est fondamental pour l'avenir de la pratique du terrain en anthropologie. Pour ces raisons, il risque de paraître téméraire et utopiste pour les plus avertis. Je le livre sans prétention aucune, espérant seulement contribuer à susciter une réflexion sur la conception du terrain afin qu'il devienne autant un lieu d'échange que de cueillette, autant un moment de complicité qu'une phase de la recherche, autant une praxis sociale qu'un futur tremplin, fut-il d'ordre scientifique.
Pour convaincre de la pertinence de cette idée, je ne ferai pas écho à la problématique de l'engagement de l'anthropologue. Elle est connue et la reprendre n'apporterait rien de neuf. Je me contenterai seulement d'évoquer l'importance déterminante des discussions que j'ai eues avec des Madelinots, lors de la rédaction de ma thèse, situant toute mon argumentation au niveau des intérêts et des problèmes de l'anthropologue qui fait un terrain. Au préalable, j'indiquerai ce qui caractérise la pratique la plus courante en soulignant certaines des embûches qu'elle soulève au moment de la mise en forme du rapport de recherche. À titre d'exemple, je ferai part des difficultés que j'ai rencontrées. À la suite de ces deux parties, j'avancerai certaines suggestions pratiques pour rendre la démarche proposée opérationnelle.
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