RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

LES HAÏTIENS EN FRANCE. (1974)
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Roger Bastide, Françoise Morin et François Raveau, avec la collaboration de MM. Achard et Lerman, LES HAÏTIENS EN FRANCE. Nice: Institut d'études et de recherches ethniques et interculturelles, 1974, no 4, 230 pp. Paris: Mouton et Co., 1974.

[5]

Les Haïtiens en France

Avant-propos

Nos recherches sur « Les Hommes de Couleur en France », dont nous traçons le plan dans un premier volume [1], ont commencé par l'étude des stagiaires africains à Paris, à travers essentiellement la méthode clinique, pour s'achever par celle des Antillais des départements français d'outre-mer, en cours de réalisation, à travers essentiellement des méthodes de sociologie et de psychologie sociale. Mais avant de passer à l'enquête sur les originaires des départements d'outre-mer, nous avons décidé de consacrer deux à trois années à une étude du groupe haïtien en France. Ce sont les résultats de cette enquête que nous publions aujourd'hui. Elle a été dirigée par Françoise Morin, avec la précieuse collaboration de tous les membres du Centre, le Dr Raveau se chargeant plus particulièrement des cas d'échecs dans l'adaptation et ceci à l'aide de la méthode clinique mise au point dans ses précédentes recherches sur les déportés et sur les stagiaires africains. Nous devons remercier l'Institut d'Etudes et de Recherches Inter-Ethniques, que dirige M. Bessaignet, sans l'aide financière duquel cette enquête n'aurait pu être menée à bien, les associations d'étudiants haïtiens, et tous ceux qui ont si aimablement répondu à nos appels.

Notre premier projet était plus vaste que celui que nous avons effectivement réalisé. La République de Haïti a de nombreux citoyens en diaspora et une étude préliminaire nous a révélé trois principaux lieux de condensation : Paris, Montréal, New York. Car Haïti subit une double attraction : la France à cause de la facilité linguistique, l'Amérique du Nord à cause de plus grandes facilités économiques. Or dans ces pays d'accueil possible, deux cultures sont proposées : à Paris, celle du monde latin, plus ou moins similaire à la culture d'origine des Haïtiens ; à New York [6] celle du monde anglo-saxon, très différente. Montréal, plaque tournante entre ces deux cultures, où l'on parle français, mais qui subit cependant l'influence des États-Unis, et où se trouve aussi toute une population anglophone, présentait à nos yeux un intérêt tout particulier, les effets des barrières linguistiques et économiques pouvant y être perçus plus nettement. Nous avons alors proposé à des amis canadiens et nord-américains une recherche commune, faite en appliquant dans les trois pays d'accueil les mêmes méthodes et les mêmes techniques mises au point en commun, et qui nous aurait permis de comparer les différents modes d'adaptation des groupes haïtiens en diaspora à chacune de ces trois sociétés, française, anglo-saxonne, canadienne, de dégager les réactions spécifiques de ces groupes à des situations différentes, de mettre en relief les traits propres à chacune des cultures receveuses, de connaître enfin l'évolution des niveaux d'aspiration des Haïtiens au cours de leur séjour, suivant le monde dans lequel ils ont choisi de s'établir.

Afin de discerner les phénomènes qui appartiennent au changement de pays proprement dit de ceux qui relèvent de l'adaptation elle-même, afin de mieux approcher la culture donneuse (invitante) pour en cerner l'originalité et la culture réceptrice (invitée) pour mieux saisir ses tentatives de déstructuration et de restructuration tant à l'échelon du groupe que du sujet (processus de décompensation, processus de réinterprétation des nouveaux modèles de conduite proposés par la société donneuse), nous formulions deux problèmes à étudier en priorité :

- Les problèmes de déplacement sont-ils plus importants que les problèmes de chocs culturels ? Les trois villes retenues présentant des degrés de distance culturelle plus ou moins grands nous permettaient, en comparant les réactions des Haïtiens dans chacune d'entre elles, de mieux distinguer les effets des chocs culturels de ceux du simple changement de lieu de résidence.

- Les problèmes des chocs culturels sont-ils plus importants lorsque les cultures sont voisines que lorsqu'elles sont éloignées, et Montréal joue-t-il ce rôle de plaque tournante que nous lui avions attribué a priori en tant que linguistiquement plus proche de Haïti et cependant à la frontière des influences anglo-saxonnes ?

Malheureusement, nous ne pûmes trouver les appuis financiers nécessaires pour mettre sur pied une triple recherche qui nécessitait d'ailleurs, outre l'existence de trois équipes pluridisciplinaires de même nature dans trois villes différentes, des échanges constants et de nombreuses rencontres entre ces trois équipes. [7] Nous dûmes donc abandonner ce projet trop ambitieux pour nous cantonner aux problèmes des Haïtiens en France. Mais dès lors que la comparaison n'était plus possible, nous devions, sinon éliminer entièrement nos hypothèses de départ, du moins les mettre entre parenthèses, pour en chercher d'autres, en nous bornant à situer notre nouvelle enquête dans la dynamique de l'ensemble des recherches de notre Centre en France :

Africains   -----» Haïtiens   ----» Antillais

le groupe haïtien servant de pont entre le groupe africain et le groupe antillais, et d'introduction à l'étude de la population noire — non plus en transit, comme le sont les stagiaires africains qui restent en général, seulement de six mois à deux ans à Paris, mais maintenant en une diaspora plus ou moins longue — dans notre pays.

En somme, nous étions contraints à une tentative de reconversion analogue à celle qui s'était imposée à Redfield dans un autre domaine, celui de l'acculturation. On se souvient en effet que Redfield ne disposant pas de la documentation historique nécessaire pour étudier le processus de l'acculturation diachroniquement, eut l'idée, si l'on peut dire, d'aplatir l'histoire sur le sol, en établissant géographiquement un continuum entre les Indiens conservant leur vie tribale et la capitale du Yucatan, chacune des villes (ou villages) intermédiaires représentant en quelque sorte une étape dans le processus historique de l'acculturation. La comparaison géographique remplaçait la comparaison des moments chronologiques pour l'établissement d'un modèle des séquences acculturatives. De façon analogue (de là l'importance de cette recherche sur les Haïtiens à Paris), nous substituons à la comparaison entre Haïtiens à New York, à Montréal et à Paris, une nouvelle comparaison entre Haïtiens d'un côté, Africains et Antillais des départements français d'outre-mer de l'autre, dans une même et unique ville, Paris. Seulement, alors que dans notre premier projet, le groupe en diaspora restait le même, et c'était la culture environnante qui changeait, ici, au contraire, la culture environnante reste la même (la culture française ou latine) et ce sont les groupes receveurs qui changent : Africains, Haïtiens, Antillais. Et la comparaison s'établit désormais non plus entre les cultures d'environnement, mais dans les cultures qui réagissent à un même environnement. De toute façon, nous établissons, mais sur un tout autre plan, ce que nous recherchions dans notre premier [8] projet, un continuum de réactions, le continuum passant seulement des réactions d'un même groupe à trois sociétés — la première proche culturellement, la seconde intermédiaire et la dernière lointaine par rapport à la culture haïtienne — à un continuum de cultures différentes : éloignée (africaine), intermédiaire (haïtienne) et proche (antillaise) par rapport à la culture française.

Nous ne pouvons naturellement préjuger à l'avance des conclusions auxquelles nous arriverons, puisque nous n'avons encore parcouru qu'une partie du chemin que nous nous sommes ainsi tracé. Il est possible cependant de faire dès à présent un certain nombre de remarques générales qui situeront sans doute mieux dans l'esprit des lecteurs l'importance de la place que les Haïtiens, auxquels ce livre est consacré, occupent dans ce que nous avons appelé la dynamique des recherches du Centre, que nous pourrions résumer en disant qu'elle tourne autour de deux variables, la couleur et la culture, qui jouent simultanément ou alternativement ou séparément suivant les cas.

1°) Les stagiaires africains appartiennent au groupe des Africains qui ont été, à travers l'école, souvent aussi à travers leurs familles « évoluées », plus ou moins profondément occidentalisés ; mais cette occidentalisation (très apparente à travers les tests comme le Raven) ne les empêche pas d'être enracinés dans la culture, ou les cultures africaines. Cultures sans doute en transition elles aussi, qui ne sont déjà plus les cultures traditionnelles chères aux ethnographes, mais qui conservent pourtant beaucoup des valeurs ancestrales, l'esprit communautaire, l'esprit de lignage, le respect du passé. Les chocs que vont subir ces stagiaires, à leur arrivée en France, bien qu'amortis par l'instruction reçue, sont donc essentiellement des chocs culturels : esprit communautaire contre individualisme, esprit familial contre concurrence acharnée, respect du passé contre contestation permanente. Cependant le problème de l'opposition des couleurs, noir-blanc, nous est apparu déjà dans ce premier échantillon, soit sous la forme de discriminations raciales — en particulier dans le domaine du logement ou de la difficulté à entrer dans l'intimité des familles françaises —, soit sous la forme de rationalisations individuelles, de ruminations intérieures — en particulier dans le domaine sexuel ou dans celui des échecs scolaires. Cette opposition cependant ne joue généralement pas seule, elle est le plus souvent intégrée à l'autre opposition, celle des cultures en contact. Dans une enquête menée sur la nature du racisme français — il est vrai parmi les étudiants et non les stagiaires —, la très grosse [9] majorité des définitions obtenues l'identifiait à l'ethnocentrisme : la couleur noire serait selon eux considérée par les Français comme la marque extérieure non d'un autre type d'hommes, mais d'une « barbarie » ou d'une « sous-culture », donc d'une infériorité de civilisation (que l'occidentalisation apparente, plus simple mimétisme que conversion totale, n'arriverait pas à cacher).

2°) Les Guadeloupéens, les Martiniquais ou les Réunionnais de couleur ont à peu près complètement perdu leurs traditions africaines ; ils ont certes parfois ce que l'on a appelé « une culture de folk », mais comme il en existe dans certaines de nos régions paysannes françaises, la Bretagne ou le Massif central pour me borner à ces deux exemples. Fanon a très bien mis en lumière dans son livre célèbre Peaux noires, masques blancs la nature du choc de ces originaires des départements d'outre-mer quand ils arrivent dans la métropole : ils se considèrent comme des Français ; or voici qu'ils ne sont pas traités à leur arrivée comme des concitoyens à part entière, mais bien comme des étrangers, et ils ne sont pas traités comme des concitoyens, seulement à cause de la couleur différente de leur peau. Césaire exprime au fond la même idée sous une autre forme quand il reproche au colonialisme français son caractère assimilateur ; la colonisation des Antilles a été la pire des colonisations parce qu'elle a complètement arraché les descendants des esclaves à leur passé, à leur héritage ancestral, à leurs coutumes tribales pour leur faire subir la pire des aliénations : leur arracher leurs âmes africaines et leur substituer une âme qui ne colle plus avec leur peau, une âme française. Ainsi donc les chocs que vont subir ces originaires des départements d'outre-mer ne peuvent être des chocs culturels : ce seront des chocs raciaux. La « négritude » des Antillais n'a jamais été une négritude de maintenance (il n'y a, on le sait, pas de culture innée ; la culture est toujours apprise), mais une réaction de déracinés qui s'inventent une patrie nouvelle (en l'occurrence une Afrique mythique qui n'a pas grand-chose de commun avec l'Afrique réelle).

3°) Tels sont les deux pôles de notre continuum ; entre les deux se situent les Haïtiens. Haïti a été la première colonie française à se révolter contre ses Maîtres blancs et elle s'est révoltée en pleine période d'esclavage, c'est-à-dire à un moment où les traditions africaines étaient encore vivaces et pouvaient être maintenues. Certes, l'influence française était passée par-dessus, ce qui fait qu'il existe une culture haïtienne qui n'est ni une culture africaine à proprement parler, ni, bien entendu, la culture française, mais une culture originale qui mélange savoureusement [10] l'une et l'autre. Cependant, le cas de Haïti pose un problème, car il faut distinguer la masse paysanne et l'élite haïtienne ; elles n'ont pas réagi, l'une et l'autre, de la même façon à ce double héritage, bien que l'une et l'autre y participent. Erika Bourguignon nous paraît avoir très bien défini cette différence quand elle parle de l'opposition entre les deux concepts de syncrétisme et d'ambivalence socialisée [2]. La masse paysanne a su réaliser, en les syncrétisant en un tout organique, un amalgame à peu près parfait entre les traditions africaines et les influences françaises (en particulier catholiques), par exemple dans le culte du Vaudou, dans le carnaval ou le folklore, dans le cycle de vie, de la naissance à la mort. Par contre l'élite haïtienne reste dans l'ambivalence socialisée : l'ambivalence en premier lieu parce que les deux courants culturels ne se sont jamais amalgamés dans les membres de cette élite, qui restent partagés entre l'éducation qu'ils ont reçue, enfants, des timoun, leurs domestiques noires, et celle de leurs parents, mulâtres francisés ; ambivalence socialisée en second lieu, « parce qu'il s'agit d'un élément de personnalité commun à tous, plutôt que d'un trait idiosyncrasique ». Un intellectuel haïtien, qui n'a pas l'air de connaître le concept introduit par l'anthropologie culturelle nord-américaine, mais qui part de l'expérience vécue de son pays, Jean Casimir, aboutit à la même conclusion : « Les problèmes d'intégration dysfonctionnelle se posent au niveau des classes dominantes haïtiennes. Ces heurts sont particulièrement cuisants chez les nouvelles recrues [3], quoiqu'ils caractérisent d'une manière générale toute l'éducation bourgeoise et petite-bourgeoise... La présence constante d'une domesticité assez nombreuse et le bas niveau d'instruction des mères et autres éléments féminins de la famille imposent une note indubitablement paysanne — il faudrait dire indigène — à l'éducation des enfants. » Et un peu plus loin, J. Casimir parlera pour caractériser la mentalité ambivalente de cette classe moyenne haïtienne de « bâtards culturels » [4]. L'échantillon qui a été l'objet de notre [11] enquête (et sur lequel nous aurons à revenir dans un instant) ne comportait aucun Haïtien de la classe basse ; nous n'avions donc pas affaire à une culture syncrétique, intermédiaire entre la culture de nos Africains et l'absence ou quasi-absence de culture africaine de nos Antillais, ni à une culture en transition, comme celle de nos stagiaires, mais à une culture déchirée (l'ambivalence apparaissant à plusieurs niveaux, mais surtout dans les opinions changeantes et souvent contradictoires recueillies au sujet du Vaudou). Ceci complique sans doute le problème, mais n'enlève rien à la valeur de notre choix. Nous avons bien, avec nos Haïtiens, une culture intermédiaire, et le choc culturel va donc ici prendre des formes différentes de celles que nous avons trouvées auparavant chez nos stagiaires africains. Les chocs prendront chez eux moins une forme « réactionnelle » de « conflit » entre deux cultures que la forme « sélective » entre deux héritages, dont l'un éloigne de la France et l'autre en rapproche.

À un autre point de vue, les Haïtiens forment un groupe intermédiaire, mais qui les rend maintenant plus semblables aux Antillais qu'aux Africains. L'esclavage n'a pas empêché en effet la miscégénation, et les membres de l'élite haïtienne que l'on trouve à Paris présentent toute une gamme de couleurs qui va du blanc à peu près pur au noir foncé. Or cette variété de couleurs est un trait que l'on retrouve dans toutes les Antilles, donc entre autres chez les Guadeloupéens et les Martiniquais. La variable « couleur » qui nous était donc apparue, par-delà les chocs culturels, chez les Africains, nous allons ainsi maintenant la retrouver, mais sous des formes différentes, parallèles aux divers degrés de miscégénation, dans les réactions à la fois des Français vis-à-vis des Haïtiens et des Haïtiens vis-à-vis des Français. Si le racisme de ces derniers à l'égard des Africains nous était apparu comme une expression de notre ethnocentrisme, il apparaîtra au contraire ici comme l'expression d'un sentiment esthétique, pouvant d'ailleurs aller de la séduction exercée par la mulâtresse claire (dont notre littérature nous donne, du 18e siècle à nos jours, tant de témoignages) jusqu'à la ségrégation ou discrimination dans les rapports humains.

Bref, le choix d'une population intermédiaire entre les deux pôles de notre étude reposait sur l'hypothèse que les Haïtiens devaient nous permettre de mieux comprendre à la fois la nature des chocs culturels (puisqu'il s'agissait d'une culture mixte, qui devait donc répondre d'une façon différente qu'une culture pure, fût-elle celle de sociétés en transition) et la nature des chocs que [12] l'on dit raciaux, mais qu'il vaudrait mieux appeler de couleurs (puisque nous nous trouvons en présence de divers mélanges de sang). On verra, dans les conclusions de cet ouvrage, si nous avions ou non raison en pensant ainsi.

Cet ouvrage comprendra deux parties :

- Une première qui n'est qu'une introduction historique et qui doit servir à une meilleure compréhension du groupe interrogé.

- Une seconde plus importante qui rendra compte de l'enquête elle-même, de sa méthode, de son déroulement et des conclusions qui s'en dégagent, rédigée pour l'essentiel par Françoise Morin et pour l'interprétation psychopathologique de certains résultats par le Dr François Raveau.


[1] En cours de publication.

[2] E. Bourguignon, Syncretism and Ambivalence : an Ethnohistorical Study, thèse, Evanston, IIL, North-Western University, 1951. Le terme d'ambivalence socialisée a été inventé par Herskovits (Life in a Haitian Valley, New York - Londres, A. Knopf, 1937) pour désigner un amalgame non complètement réalisé.

[3] C'est-à-dire la nouvelle classe moyenne en formation depuis quelques décennies seulement.

[4] Rapport présenté au Colloque haïtien de Montréal en 1970.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 28 mai 2021 18:27
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref