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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Roger BASTIDE, “Les équilibres sociaux-religieux.” Mémoire destiné au Congrès de l’Institut international de sociologie, Paris, 1937. Mémoire publié dans la Revue internationale de sociologie, vol. 46, no 304, 1938, pp. 107-121. [Autorisation accordée le 13 janvier 2013.]

Roger BASTIDE [1898-1974]

sociologue et anthropologue français,
spécialiste de sociologie et de la littérature brésilienne.

Les équilibres sociaux-religieux.”

Mémoire destiné au Congrès de l’Institut international de sociologie, Paris, 1937. Mémoire publié dans la Revue internationale de sociologie, vol. 46, no 304, 1938, pp. 107-121.


Introduction
Les équilibres internes.
Passage des équilibres internes aux équilibres externes
L'équilibre externe
Conclusion


Introduction

La notion d'équilibre est empruntée par la sociologie aux sciences mécaniques. A. Comte, en opposant les périodes organiques aux périodes de crise, utilisait une autre image mais qui recouvrait à peu près les mêmes réalités concrètes. Peu nous importe en effet les images. Elles sont toutes bonnes, à la condition de les prendre pour ce qu'elles sont, non une explication positive des faits, mais un symbole, un soutien pour l'imagination.

Sous cette réserve, nous pouvons très bien accepter comme point de départ de nos recherches la définition que donne de ce mot en sociologie M. Duprat : « un rapport entre organes et fonctions de la vie sociale, tel qu'il en résulte une limitation réciproque des activités concourantes ».

Seulement, nous serons encore amené à faire en sociologie religieuse une place, à côté de cette première forme d'équilibre, pour une autre forme, dont nous emprunterons l'image (car il s'agit toujours bien entendu d'images) non plus à la mécanique, mais à l'hydrostatique, à la loi par exemple des vases communicants et que j'appellerai l'équilibre de niveau.

Deux remarques pour terminer cette introduction :

Nous devons distinguer les équilibres externes entre les divers organes de la société se limitant mutuellement de façon à réaliser un état d'harmonie et de repos (provisoire) et des équilibres stables particuliers dits internes à l'intérieur de la seule société religieuse.

Et nous devons noter en second lieu qu'il ne peut jamais y avoir d'équilibres parfaits dans la réalité, qu'il y a toujours des adaptations en train de se faire ou de se défaire, que par conséquent l'équilibre social - en contradiction avec l'équilibre mécanique - est plus ou moins mouvant et en devenir.

Les équilibres internes.

On sait qu'à l'origine la religion colore plus ou moins profondément toutes les activités humaines. Mais, peu à peu, une différenciation se produit et la société religieuse s'organise. Celle-ci cherchera naturellement à réaliser immédiatement un équilibre stable à l'intérieur d'elle-même (soit que nous en cherchions les raisons dans la psychologie : sentiment que l'on a trouvé la vérité définitive, paresse, conformisme naturel à l'homme, formation des habitudes intellectuelles ou sentimentales ; - soit que nous les cherchions dans la sociologie : la vie collective n'est possible que par l'accord des idées, des émotions et des gestes et cet accord dure tant que rien ne vient le troubler).

Il ne faudrait pas croire que cet équilibre interne soit facile à réaliser. L'histoire du christianisme primitif le montrerait aisément. Les premières communautés sont caractérisées par le déchaînement des ferveurs les plus exaltées, par le bouillonnement mystique d'âmes en quête d'union divine : ce sont les "charismes" qui pourraient amener, par leurs diversités et leurs richesses mêmes, la dissociation et la ruine de l'église naissante. Un premier travail, auquel se rattache le nom de saint Paul, consiste à rationaliser et à discipliner l'affectivité désordonnée du début. Mais si la raison est plus stable que le sentiment, il peut y avoir, échafaudés par elle, hétérogénéité des systèmes théologiques ou christologiques. L'opposition de la communauté de Jérusalem et des communautés des gentils le prouve. Il faudra donc réaliser un accord des tendances intellectuelles par limitation réciproque, sinon il y aura une nouvelle cause de dissociation pour la jeune religion. Comme d'un autre côté l'influence des philosophies païennes et des religions à mystères orientales se fait sentir, l'équilibre idéologique, base de l'équilibre social, ne sera possible que par deux méthodes : 1° le syncrétisme des idées qui peuvent s'associer et réaliser une unité de pensée ; 2° le rejet des idées qui sont en opposition trop absolue avec le fond commun déjà organisé et qui sont repoussées sous le titre d'hérésies (Harnack, Dogmengeschichte). Enfin, comme l'équilibre affectif n'est possible que par l'organisation d'un rituel unifié et l'équilibre idéologique par l'organisation d'un enseignement unifié, l'église se créera un corps de prêtres chargés de veiller à défendre l'équilibre menacé.

Au fur et à mesure que la société religieuse se développe, de nouveaux organes apparaissent, répondant à la division des besoins religieux et ecclésiastiques. Il y a en particulier : les organes de la vie contemplative (ce sont les ordres monastiques) dont le but est d'enrichir le charisme de l'église et de la maintenir, verticalement, en union avec Dieu ; - il y a les organes de la vie administrative (le clergé séculier) dont le but est de maintenir le minimum de vie religieuse chez ceux qui, par leurs occupations, ne peuvent pas se séparer du "siècle" ; - il y a les organes de la vie de conquête (les missionnaires), qui sont chargés de faire connaître et triompher l'Eglise chez les non-croyants : soit ceux de l'intérieur (missions catholiques, évangélistes protestants), soit ceux de l'extérieur (champs de missions chez les païens).

L'équilibre existe entre ces divers organes lorsqu'ils se développent en concordance, sans que l'un, par sa croissance exaspérée ou par sa diminution, nuise à la vie de l'ensemble et y entraîne des troubles graves. Aussi discerne-t-on dans la vie des églises toujours : 1° des actions inhibitrices contre le développement exagéré de certaines fonctions au détriment des autres. Par exemple, lorsque la vie monastique se développe trop et risque de faire sombrer l'église dans l'anarchie des charismes, le clergé régulier réagit immédiatement ; ainsi, pour l'Italie et la France du sud, contre le développement excessif des ordres franciscains (Gebhart, L'Italie mystique) ; pour l'Espagne, contre l'illuminisme (Baruzi, Saint Jean de la Croix) ; 2° des actions de développement. Lorsque, pour des raisons financières ou par suite de la diminution de la foi, le nombre des missionnaires diminue, l'église réagit aussitôt pour maintenir cette activité en harmonie avec les autres (Ex : le mouvement des "Volontaires du Christ" dans le protestantisme).

On le voit donc : la recherche d'un équilibre interne ne nécessite pas seulement un travail de "limitation réciproque", mais aussi un travail de re-création des activités en voie d'atrophie (cf. ce qui se passe en biologie pour les localisations cérébrales, c'est-à-dire la création de centres de remplacement).

Passage des équilibres internes
aux équilibres externes.

À côté de cette recherche d'un équilibre interne à une seule confession, il peut y avoir recherche d'un équilibre entre les diverses sociétés religieuses existant à l'intérieur d'un même pays. Cette recherche est surtout apparente après les guerres dites de religions. Mais il s'agit alors désormais de notre second type d'équilibre c'est-à-dire de l'équilibre de niveau.

La Contre-Réforme par exemple est un effort de l'église catholique pour se mettre au même niveau que les églises protestantes et cela sur trois plans : institutionnel (réforme des cadres), moral (transformation des mœurs, lutte contre les abus), religieux (substitution d'une religion humaniste à la religion transcendantale du Moyen Âge). Il y a même eu un effort qui n'a pas abouti pour réaliser un équilibre de niveau esthétique : on faillit condamner au Concile de Trente l'art religieux, voire l'emploi de la musique dans les églises. Seulement - ce qui montre le danger de prendre des images pour des réalités sociales - il y a eu alors lutte au sein du catholicisme entre "l'équilibre de niveau" et "l'équilibre par limitation réciproque", puisque le rejet de l'art aurait entraîné une atrophie, dangereuse pour certaines âmes, d'organes et de fonctions depuis longtemps en harmonie avec les autres organes et fonctions de l'Eglise romaine. Et voilà pourquoi, contrairement à ce qui se passe en hydrostatique, il y a seulement tendance vers le même niveau, mais jamais on ne l'atteint.

L'équilibre externe.

Les sociétés religieuses sont non seulement en rapport les unes avec les autres, mais aussi avec les diverses espèces de groupements profanes : groupements politique, économique, etc. En fait chacune de ces sociétés est par essence impérialiste, plus particulièrement peut-être l'Etat et la société religieuse, comme le prouvent les guerres des sacerdoces et des empires, les persécutions religieuses des divers états, la création de religions nationales. Mais les diverses fonctions, économique, politique, mystique, étant toutes absolument indispensables à la vie collective, un moment arrive forcément où un équilibre se produit entre elles par limitation réciproque. Essayons de classer les principaux types qui peuvent alors se présenter :

1° l'équilibre peut être réalisé juridiquement. Les concordats de nos nations occidentales limitent les libertés d'action de l'Eglise et de l'État, de façon à ce qu'ils ne puissent se porter un préjudice mutuel. Cet équilibre est toujours plus ou moins factice, car il résulte plus de la volonté de l'homme que de l'action des forces sociales ; chacune des deux parties conserve en effet son impérialisme natif, comme le montre le conflit en Allemagne d'Hitler et du catholicisme ;

2° l'équilibre peut être réalisé politiquement lorsqu'il existe des partis confessionnels qui représentent non seulement des intérêts économiques, mais encore l'intérêt d'une église et lorsque ces partis se trouvent, dans les parlements, en présence de partis laïques. C'est le jeu de la démocratie qui institue alors des équilibres provisoires, par concessions réciproques : formation de majorités, union avec d'autres partis, minorités dont les gouvernements doivent tenir compte... ;

3° l'équilibre peut se réaliser sociologiquement, toutes les fois qu'il y a séparation de l'Eglise et de l'Etat, par le simple jeu des lois sociales. L'Eglise est libre ; mais elle ne peut tout faire cependant, car cela entraînerait de la part de ses adversaires une réaction dont elle aurait fort à souffrir. L'Etat est libre ; mais il ne peut tout se permettre : autrement ce serait le début d'une guerre religieuse, qui aurait vite dégénéré en guerre civile. Ainsi, par limitation réciproque, un modus vivendi a vite fait de s'établir ;

4° l'équilibre peut se réaliser psychologiquement, en ce sens qu'un croyant fait toujours partie également d'une nation, d'un groupement corporatif, d'une famille, etc. Chacune de ces activités lui réclame une part de son âme ; mais, comme il ne peut tout faire en même temps, il est bien obligé de trouver un moyen de les concilier et de les hiérarchiser en lui. Tous les croyants en faisant de même, il se réalise une "moyenne" de ces diverses recherches et solutions individuelles et l'équilibre social-religieux résulte ici de l'ensemble de ces équilibres individuels ;

5° l'équilibre peut se réaliser par la ségrégation avec délimitation très nette des frontières et hiérarchie des groupements, chacun tendant à vivre d'une façon autonome : c'est le système hindou des castes. Sans doute la religion colore toute la structure sociale de l'Inde et la notion mystique de pureté est à la base du système ; mais la caste des brahmanes est séparée des autres ; et, chose curieuse, chaque fois qu'une nouvelle religion s'introduit dans l'Inde, chaque fois qu'une nouvelle secte se forme, elles prennent la forme de sous-castes (Bougie, Régime des castes... : Max Weber, Religionssoziologie).

Mais à côté de cet équilibre par limitation réciproque, il y a lieu de signaler, plus important peut-être encore, l'équilibre de niveau. Celui-ci peut se réaliser de deux façons :

1er cas : l'équilibre peut se réaliser lentement, par une adaptation progressive d'un élément aux autres, par un va et vient incessant, une action et réaction réciproques de la société civile sur la société religieuse et de la société religieuse sur la société civile. Il s'agit alors d'un phénomène analogue à celui des vases communicants, où le niveau d'eau dans les deux tubes reste toujours le même quel que soit le tube dans lequel on verse l'eau et étant bien entendu que l'eau tombe goutte à goutte. Par exemple, la mythologie devait revêtir des formes diverses, tandis que la société antique d'agraire devenait citadine, que se formait ensuite l'empire méditerranéen, que se développaient enfin la philosophie et la science.

2ème cas : l'équilibre peut se réaliser brutalement, comme lorsqu'une digue s'écroule et que l'eau, arrêtée un moment, reprend son niveau normal dans la vallée. C'est ce qui se passe lorsque la société religieuse est restée figée en elle-même, préoccupée uniquement de sauvegarder son équilibre interne, tandis qu'autour d'elle tout se transformait : structures sociales, idéologies, sentiments. Il faut alors que l'équilibre momentanément rompu se fasse de suite, où la société religieuse cessera d'être viable. D'où le phénomène des "réveils", des réformes (J. Chevalier, Réveils religieux au pays de Galles). La vie mystique prend alors la forme d'une ligne brisée avec des périodes alternées d'immobilités et de crises brutales.

De toutes façons l'équilibre entre la société religieuse et la société civile se réalise toujours ; il ne peut pas ne pas se réaliser ; mais il ressort aussi de ce qui précède qu'il ne se réalise pas n'importe comment. Sans doute les historiens seront frappés des diversités que revêt chaque cas particulier d'équilibre ; mais au-delà de ces diversités, on discerne quelques lois générales :

1° l'équilibre entre la société religieuse et la société profane peut rester longtemps incomplet, par exemple, la mythologie s'équilibrait avec les progrès accomplis par la philosophie et la science antiques au moyen de la méthode allégorique chère aux stoïciens et aux néo-platoniciens. Par ailleurs la religion de la cité restait à peu près immuable, tandis que la cité se métamorphosait profondément. Il faut cependant remarquer que ces équilibres incomplets sont généralement le prélude, pour une société, d'une période de crise, où les hommes cherchent entre leurs activités mystiques et leurs activités profanes un équilibre plus profond, plus vivace - par élimination généralement des anciennes croyances et l'adoption d'une religion nouvelle ;

2° l'équilibre n'est jamais à sens unique. Sans doute un facteur peut prédominer, la société religieuse s'adaptant plutôt à la société civile (cas du christianisme qui prend la forme diocésaine dans le continent par suite de la structure citadine de l'empire romain et la forme monastique au pays de Galles par suite de la structuré tribale de ce pays. Cf. J. Chevalier, op. cit.), ailleurs la société civile se modifiant plutôt pour réaliser son équilibre avec la société religieuse (disparition du système matrimonial des nègres christianisés). Mais, même dans ces cas extrêmes, il y a toujours un va et vient, une adaptation réciproque entre les divers éléments. Et ceci nous éloigne assez de l'image des vases communicants ;

3° par conséquent, pour qu'un équilibre social-religieux s'établisse, il faut forcément que certains éléments de la société religieuse ou civile, en antagonisme trop forcé, disparaissent et ceci encore nous éloigne d'une comparaison trop étroite avec les sciences physico-chimiques. Toul ce qui est d'un certain côté établissement d'un nouvel équilibre est d'un autre côté phénomène de dissociation, donc de crise. Par exemple le christianisme pour s'implanter dans l'Afrique noire est obligé auparavant de briser les anciens cadres sociaux, du moins ceux qui sont trop hostiles à la nouvelle religion et il y a là, avant le triomphe de l'équilibre, une crise plus ou moins grave ouverte (le bolchevisme noir). J'ai donné un autre exemple du même fait dans la Revue Internationale de Sociologie en étudiant la colonie arménienne de Valence (équilibre entre les Arméniens transplantés, ayant gardé les mœurs orientales et la société petite-bourgeoise de Valence) ;

4° l'élément de dissociation est d'autant plus fort que l'équilibre est à établir entre deux types de sociétés très éloignés. Quand l'église et la cité se sont formées en même temps, quand elles ont évolué parallèlement, qu'elles ont subi les mêmes influences, l'équilibre se fait presque automatiquement. Mais si, comme dans le cas des Missions, la société religieuse appartient à un type social complexe (christianisme) et la société civile à un type simple (clan), la crise de dissociation préliminaire est forcément intense...

5° Dans ce dernier cas les deux sociétés peuvent ne réaliser qu'un équilibre précaire, les deux sortes de groupements tendant toujours à se séparer pour vivre leur vie autonome. Il y a donc dans toute réalisation d'un équilibre une période où, pour assurer la stabilité, l'effort conscient et la volonté de l'homme jouent un rôle essentiel ; tout, par conséquent, ne peut s'expliquer par le simple jeu du déterminisme sociologique.

Ces lois sont évidemment bien générales et bien vagues. Elles le resteront tant que le mouvement des Missions n'aura pas été étudié d'un point de vue sociologique (Cf. cependant R. Allier, Conversion chez les non-civilisés, tome II), car ce mouvement présente pour notre étude un intérêt primordial, constituant une véritable expérimentation sur les conditions de création des équilibres sociaux-religieux. Mais même lorsque nous aurons des lois plus précises, ces lois, nous pouvons le deviner, seront très différentes des lois sur les équilibres politiques, financiers ou démographiques. Car la société religieuse, parce que religieuse, présente des caractéristiques d'équilibre propres. Etudions-les.

On dit parfois que les gens religieux ne sont pas sociables. Cette formule banale recouvre-t-elle une vérité sociologique ? Est-ce que l'équilibre social-religieux ne serait pas particulièrement difficile ? En effet l'homme religieux ne veut pas se centrer sur le monde, mais sur autre chose qui dépasse le monde : le surnaturel. De ce point de vue, le mysticisme n'est pas « une maladie du sentiment religieux » (Murisier), mais au contraire son idéal et son aboutissement fatal. Toutes les cérémonies rituelles depuis les rites barbares des sauvages : inti-chiuma, initiation, port de masques, etc., jusqu'aux plus raffinées : messe, méditation solitaire, etc., ont pour but de diviniser l'homme pour l'arracher au monde profane, celui donc justement des groupes sociaux ordinaires, et le faire pénétrer dans un autre monde, le monde du sacré.

Mais alors, loin d'être un facteur d'équilibre social, la religion ne serait-elle pas un facteur au contraire de déséquilibre et une perpétuelle menace pour l'ordre ? Il est difficile de répondre à cette question sans laisser percer, comme malgré soi, ses propres opinions philosophiques. La sociologie, dit justement Durkheim dans les Règles, doit éliminer toute métaphysique. Malgré tout, notre conception de la religion va ici s'introduire. En effet, si la religion, comme le veut l'école sociologique française, n'est que le reflet de la vie collective, si les objets sacrés ne sont que des symboles de celle-ci, alors la religion aura des chances pour servir de point d'appui à tout équilibre social. Si, au contraire, celle-ci est avant tout une méthode pour percevoir et nourrir en soi le divin - le numinosum des latins, le Heilige de Otto, alors elle nous fait transcender le monde et elle a des chances de devenir un facteur de déséquilibre social. Faisons cependant bien attention aux mots : nous avons écrit "religion" et non "Eglise", car l'église, elle, est une institution qui, comme nous l'avons montré, tend à s'équilibrer avec les autres institutions existantes (voir sur l'importance sociologique de cette distinction Berdiaeff, Cinq méditations sur l'existence).

C'est à cette seconde opinion que nous nous rattachons. Mais ce n'est pas chez nous un simple préjugé philosophique. Elle prend appui sur une analyse fidèle du sentiment de la Foi (étudié indépendamment des formes historiques qu'il peut revêtir).

1° C'est en effet un premier caractère du sentiment religieux que de chercher patiemment une méthode efficace pour pouvoir subsister et s'enrichir. Mais une fois cette méthode trouvée, l'homme s'attache à elle et ne veut pas en changer : autour de chaque découverte sentimentale se créeront donc une confession, une secte, un ordre monastique. Ainsi le premier caractère du sentiment religieux, c'est sa tendance au conformisme. Mais au seul conformisme interne. Autour de l'individu en communication avec le divin, la vie se modifie ; les structures sociales se transforment par suite soit de l'accroissement de la population, soit du passage de l'état nomade à l'état sédentaire, de la découverte des métaux, de la création de l'agriculture, du commerce... de la naissance du capitalisme. Il y aura donc un moment où un hiatus s'établira entre les cercles religieux centrés sur leurs dieux et les grands courants du dehors D'où le caractère explosif, l'abondance des crises, des révolutions présentés par le sentiment religieux pour mettre en harmonie ce que Marx appelait la super et l'infrastructure.

2° Le sentiment religieux donne à l'homme l'impression qu'il est en contact avec l'absolu, la vérité suprême et, pour les primitifs, l'impression en tout cas d'une initiation à une vie supérieure. Dès lors il y aura tendance, pour l'individu, à ne pas s'intéresser au reste de son existence, à faire effort seulement pour ne pas perdre le contact. Ainsi la grande loi de la religion, c'est le séparatisme, séparatisme qui peut aller très loin dans la voie de l'anti-social puisqu'il a amené chez les chrétiens modernes comme chez les Grecs antiques et les sauvages l'apparition d'un langage mystique, les phénomènes de glossolalie. D'où également chez tous les peuples la tendance à la création de ces "sociétés religieuses du second degré", comme les appelle M. R. Maunier, confessions magiques, sectes, monastères... Ici encore, la religion est facteur de déséquilibre.

3° L'homme religieux a beau accumuler les précautions, multiplier les cérémonies sacrificielles, exagérer les recherches ascétiques, se perdre dans des extases de plus en plus savantes, jamais il ne se sent assez élevé dans sa progression mystique. Il lui faut donc rechercher des loisirs, abandonner le travail quotidien, oublier de plus en plus son activité profane pour se consacrer à une tâche ardue et longue. L'équilibre de l'âme avec le divin l'emporte sur l'équilibre socio-religieux. Ici encore, la religion sépare et dissocie.

Nous ne nous faisons pas illusion : notre analyse porte surtout sur les formes modernes du sentiment religieux. Mais nous croyons, après M. Belot, qu'il faut étudier la religion sous ses formes les plus évoluées, c'est-à-dire là où elle est la plus pure si on veut bien comprendre ses caractères essentiels. Et d'ailleurs ces caractères sont déjà esquissés dès les temps anciens et chez les non-civilisés. Nous pouvons bien dire dès lors que les équilibres sociaux-religieux sont toujours difficiles et ne sont jamais que provisoires.

Est-ce à dire qu'il y ait dans le sentiment religieux une force continue de désagrégation sociale ? Même si cela était, nous ne devrions pas porter un jugement défavorable sur la religion. En effet, si Comte a d'un côté déclaré que les périodes de crises étaient, par rapport aux périodes organiques, des états pathologiques, de véritables maladies sociales, il ne pouvait cependant s'empêcher de remarquer que chacune permettait un nouveau progrès de la pensée humaine. Les déséquilibres sociaux-religieux peuvent donc avoir leurs valeurs. Mais revenons à notre question : le sentiment religieux est-il toujours un élément de désagrégation ?

Tout d'abord il peut arriver que le sentiment religieux soit le centre autour duquel se réalise l'équilibre des diverses fonctions sociales. Et cet équilibre sera considéré comme particulièrement harmonieux ; il sera même éternel : nous faisons allusion ici au problème si souvent posé de nos jours sous le nom de "sociologie chrétienne".

Le sentiment religieux n'est jamais non plus absolument pur. Il s'y mêle plus ou moins d'autres sentiments, Particulièrement des sentiments sociaux. Il peut même arriver que ces derniers prennent le pas sur le premier, que l'on confonde les uns avec les autres et que l'on croie de toute bonne foi défendre la Foi alors que l'on ne défend que son intérêt économique. La religion est alors un facteur d'équilibre et de stabilité sociale. C'est justement ce fait que l'on retrouve si souvent dans les classes possédantes qui a fait croire à Marx et Engels que la religion n'était que l'expression du capitalisme.

Il résulte de ces remarques qu'il peut s'établir des équilibres sociaux-religieux et même qu'il est parfois difficile, tant ils sont stables, de dissocier les éléments unis. Pour prendre deux exemples aussi éloignés que possible, le brahmanisme est lié au régime des castes et forme avec lui un système si cohérent que tout coup porté à l'un entraîne immédiatement des contrecoups dans l'autre (Bougie, Régime des castes dans l'Inde). Il s'est établi au cours du Moyen Âge un tel équilibre entre les corporations et le culte catholique que la Révolution française a dû pour détruire les corporations s'appuyer sur une politique anti-romaine et que l'on voit aujourd'hui les pays catholiques tendre à restaurer, par delà un siècle ou deux d'histoire, une organisation corporative de l'économie (cf. Semaine sociale d'Angers).

Il n'en reste pas moins que les éléments en équilibre peuvent très bien se séparer pour vivre d'une vie autonome, substituant, lorsque leur équilibre interne est menacé par la nécessité de se mettre au niveau d'un monde en bouleversement, au premier équilibre externe, un nouveau, en se liant à d'autres éléments.

On voit la méthode que nous proposons pour l'étude des équilibres sociaux-religieux. Elle consiste à partir de l'analyse psychologique pour essayer de comprendre les raisons de stabilité ou de non-stabilité desdits équilibres. Mais ceci dit, la méthode inverse peut, tout aussi bien, nous conduire à des résultats intéressants : passons donc maintenant de la sociologie à la psychologie et demandons-nous, pour terminer, si ce qui se passe dans l'esprit du croyant n'est pas dans une certaine mesure déterminé par les lois de création et de conservation des équilibres sociaux-religieux ; si ici aussi, comme souvent, le social ne s'inscrit pas dans l'individuel.

W. James distingue deux types de croyants : les optimistes et les pessimistes. Les premiers se caractérisent par un état d'équilibre psychologique qui se traduit chez eux par un sentiment de paix. Murisier considère cet état comme l'état religieux normal, puisque les diverses tendances individuelles, au lieu de s'opposer et de lutter, sont disciplinées, hiérarchisées, unifiées. Le pessimiste au contraire est tourmenté, inquiet ; il se cramponne à sa foi comme l'homme qui se noie à un salut dont en même temps il désespère ; il ne se sent pas sauvé ; il marche dans la nuit, avec cependant de brusques illuminations.

Eh bien ! on peut se demander si ces états qui apparaissent au premier abord comme purement psychologiques ne sont pas déterminés en partie par des conditions sociales et si ces sentiments de paix et de tourments ne sont pas le reflet, dans une âme, de faits externes d'équilibre ou de déséquilibre sociaux-religieux.

Le sentiment religieux si équilibré et pénétré d'intellectualité du confucianisme est lié à la fonctionnarisation de l'empire chinois qui a succédé à l'anarchie de l'époque féodale tandis que le prophétisme hébreu est consécutif à une double crise : pour les premiers prophètes, à la résistance de l'état tribal contre la constitution d'une monarchie du type oriental ; pour les derniers prophètes aux troubles sociaux consécutifs à l'exil (Max Weber, Religionssoziologie). La religion tourmentée d'un Savonarole est liée au déséquilibre social d'une Italie déchirée par la lutte intestine des cités et des classes dressées les unes contre les autres. La "foi du charbonnier" est peut-être le produit d'une adaptation parfaite de l'individu, de ses facultés intellectuelles et de son activité, au milieu physique et social dans lequel il vit.

Il serait facile de faire à cette thèse un certain nombre d'objections. Peut-être tomberaient-elles vite si l'on songeait qu'à côté de l'équilibre externe, il y a l'équilibre interne et que si le sentiment de paix peut être ressenti par les croyants dans les périodes les plus agitées et les plus révolutionnaires de l'histoire, c'est justement parce que l'équilibre intérieur de la société religieuse tranchait sur le désordre des autres activités collectives et que les individus, se détachant du monde, se réfugiaient dans ces asiles de tranquillité sociale, lesquelles se traduisaient ensuite psychologiquement sous le nom de joie mystique. Peut-être pourrait-on ainsi expliquer certains des sentiments étudiés par M. Delacroix dans son livre sur Le Mysticisme au XIVe siècle, l'équilibre interne étant d'autant plus ressenti qu'il tranche plus fortement sur le déséquilibre des autres activités : sociale, économique, politique.

Chose curieuse, l'Eglise catholique semble corroborer ces suggestions, quand elle nous dit qu'en dehors de l'Eglise apostolique et romaine, il ne peut y avoir que désespérance ou inquiétude, qu'on ne peut trouver la paix intérieure qu'en son sein. Ne serait-ce pas parce que cette église a su réaliser au cours des siècles un merveilleux équilibre interne, s'adaptant lentement aux diversités des conditions d'existence, alors que les autres églises apportent des équilibres plus instables et passagers ?

Il reste, nous tenons à le dire avec force, que la société n'explique pas tout, que la psychologie ne doit pas prendre ses éléments rien que dans l'examen des équilibres sociaux et que pour nous borner à un seul exemple, Luther a trouvé la paix de son âme en sortant d'un ordre - l'ordre monastique - qui réalisait l'équilibre interne, et en rentrant dans une société - celle de la Renaissance - qui était justement en pleine fermentation.

On pourrait pousser plus loin encore l'explication sociologique tout en l'unissant à la psychologie de la façon suivante. On dirait, en utilisant la méthode de Simmel, que l'homme est à l'entrecroisement de plusieurs groupements : famille, profession, cité... qui, chacun pousse l'individu dans un sens déterminé, se transformant ainsi chez lui en tendance. Ces tendances peuvent ou se heurter ou s'équilibrer. L'optimiste religieux serait celui qui réaliserait cet équilibre, le pessimiste, celui chez qui la lutte des tendances se poursuit. Donc le sentiment religieux serait bien l'intériorisation des conflits ou des équilibres sociaux. Mais l'équilibre est toujours individuel ce qui fait qu'à une même époque il ne se réalise pas uniformément : c'est à chacun de chercher "sa paix".

Conclusion.

Comme on le voit, nous avons insensiblement passé de l'équilibre par limitation réciproque à l'équilibre de niveau et de celui-ci au problème de l'adaptation des diverses forces sociales afin de former des systèmes stables et en repos. Cela provient de ce que tous ces faits sont inextricablement unis et que tous ces mots : équilibre, adaptation ne sont que des images. Ceci nous amène à la conclusion suivante :

1° M. Sorokin a raison ; la notion d'équilibre n'est pas une explication et si on la prenait pour telle, on tomberait dans des erreurs ;

2° mais M. Duprat a raison aussi, car si cette notion n'est qu'une image, celle-ci rend de grands services pour la classification et la description des faits sociaux et il serait regrettable de s'en priver, étant donné surtout que le mot d'équilibre est employé fréquemment dans le langage courant et que selon l'excellente méthode aristotélicienne, il est toujours bon de partir des "notions communes", pour les dépasser bien entendu, et reconnaître, par delà les symboles employés, l'originalité de la sociologie.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 25 septembre 2013 6:41
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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