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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Roger BASTIDE, “La nature humaine: le point de vue du sociologue et de l’ethnologue.” Un article publié dans l’ouvrage collectif intitulé: Existence et Nature, pp. 65-80. Paris: Les Presses universitaires de France, 1962. [Autorisation accordée le 13 janvier 2013.]

Roger BASTIDE [1898-1974]

sociologue et anthropologue français,
spécialiste de sociologie et de la littérature brésilienne.

La nature humaine :
le point de vue du sociologue
et de l’ethnologue
.”

Un article publié dans l’ouvrage collectif intitulé : Existence et Nature, pp. 65-80. Paris : Les Presses universitaires de France, 1962.


Je pense que si vous avez demandé à un sociologue d'intervenir dans vos débats, lorsque vous avez institué cette confrontation entre les données des plus diverses disciplines sur le problème de la nature humaine, c'est que vous songiez à la définition aristotélicienne de l'homme comme zoon politicon. Et cependant, ce n'est point de l'homme social que j'entends vous parler aujourd'hui. Car le social s'enracine dans le biologique. Il nous fait saisir l'Homme comme animal - non comme "humain". Les principaux caractères de nos sociétés en effet, la solidarité ou la cohésion, la concurrence ou la lutte, voire même la constitution des hiérarchies et des autorités, ne les trouvons-nous pas également dans les sociétés animales ? Et le fonctionnalisme de Malinowski comme la sociologie psychologique nord-américaine ne vont-ils pas chercher le point de départ des institutions sociales, familiales, économiques, politiques, religieuses, dans les besoins physiologiques ou les instincts animaux ? Ce qui fait que nous devons chercher "l'humain" à mon avis dans le culturel plus que dans le social, et que mes propos d'aujourd'hui seront des propos plus d'ethnologue que de sociologue. Dès ses débuts la sociologie nous orientait dans cette voie. A. Comte, pour distinguer les sociétés humaines des sociétés animales, ne faisait-il pas appel à la tradition ou comme on dirait aujourd'hui à la mémoire collective, c'est-à-dire à l'héritage culturel et Durkheim ne faisait-il pas de la socialisation le processus du passage de l'animalité à l'humanité, mais ce qu'il entendait par socialisation n'était pas autre chose que l'apprentissage d'une culture. Tous deux étaient donc d'accord pour faire du lien entre les générations, par conséquent de la transmission culturelle, et non du lien de simple solidarité, la caractéristique de la nature humaine.

Mais si c'est la culture qui nous distingue de l'animal, l'ethnologue dont le propos est justement d'étudier les cultures, se heurte, presque au début de sa tâche, à un obstacle qui le détourne de l'anthropologie : la diversité presqu'infinie dans l'espace comme dans le temps, des civilisations. L'ethnologie a souffert, dans sa constitution, des deux conditions qui ont présidé à sa naissance. D'abord la division entre les diverses disciplines d'enseignement qui attribuaient à la psychologie ou à la philosophie l'étude de la nature humaine dans ce qu'elle a de constant et d'immuable et à l'ethnologie (ce qui était d'ailleurs son sens étymologique), l'étude au contraire des différences de mentalités, raciales ou ethniques. La seconde, c'est que les premiers ethnologues ont été des occidentaux, partis dans les territoires d'outre-mer ou dans les profondeurs du continent asiatique avec leurs habitudes mentales et leurs préjugés, ce qui fait qu'ils étaient frappés avant tout par l'étrangeté des mœurs, le pittoresque ou l'exotique. Ce que nous cherchons dans cet exposé - une définition de la nature humaine - se trouve donc aussi bien masquée dans une ethnologie qui se perd dans le chaos et la multiplicité des cultures que dans une sociologie qui nous ramènerait au biologique.

Aujourd'hui cependant - et le changement dans les pays anglo-saxons du terme d'ethnologie en celui d'anthropologie culturelle ou celui d'anthropologie sociale en est le témoignage - l'ethnologie semble bien vouloir s'attacher à atteindre, derrière les diversités des civilisations, le proprement humain. Cette anthropologie cependant, il faut bien le dire, reste fidèle à l'esprit de l'ethnologie dont elle est née, c'est-à-dire que le problème essentiel pour elle est le problème inverse de celui qui nous préoccupe ici. Il ne s'agit pas tant en effet pour elle de remonter de l’ethos à l’anthropos que de descendre au contraire de l’anthropos vers l’ethos. De l'unité de la nature humaine à la multiplicité des cultures. Ce problème elle le résout avec une Ruth Benedict par exemple, à l'aide d'une comparaison avec les données de la phonétique. De même que notre organe vocal permet la plus grande diversité de sons et que chaque peuple choisit les sonorités de sa langue dans un continuum où il y aura ainsi des éléments communs et des éléments différentiels, de même il y a un continuum de comportements culturels possibles entre lesquels chaque ethnie choisit un tout petit secteur d'éléments compatibles. L'image donc que le culturalisme anglo-saxon nous donnera de la nature humaine sera celle de possibilité de comportements, de virtualité de cultures, d'adaptabilité aux plus simples conditions d'existence, de modificabilité. Ce qui fait que comme Protée, elle nous échappe quand nous croyons la saisir, puisqu'elle n'existe que dans sa perpétuelle métamorphose.

Notre tâche s'avérerait donc bien difficile si nous ne disposions pas en France d'une autre tentative, qui elle se place bien dans la perspective qui est la nôtre aujourd'hui, la remontée de l'ethnologique à l'anthropologique, et c'est l'anthropologie structurale de C. Lévi-Strauss. C'est donc de lui que je vais partir. Peut-être n'accepterait-il pas l'interprétation que je vais être amené à donner à sa théorie et jugerait-il que je la dévie dans un sens qui n'est pas le sien. C'est possible. Mais il est entendu que tout en me référant à ses travaux et en les utilisant largement, c'est en mon nom personnel que je parlerai toujours dans la suite de cet exposé.

Ce qui me paraît le plus grand mérite de l'ethnologie, c'est de permettre de résoudre le problème que Kant a abordé, mais où il a échoué : celui de l'établissement des formes a priori de la sensibilité et des catégories de l'entendement.

La méthode de Kant est valable et c'est bien au fond déjà la méthode de l'ethnologie. Car il se demande comment la science est possible et la science est bien un produit de la culture ; pour un philosophe du siècle des Lumières, c'en était même la forme la plus haute, la plus caractéristique par conséquent de la nature humaine. Et son analyse de la science consiste à remonter des produits de l'intelligence à la nature de l'esprit, c'est-à-dire de la culture de l'homme en postulant que la structure de l'esprit humain s'inscrit dans ses œuvres et que c'est donc seulement à travers elles qu'on peut l'atteindre, non par un recours à la subjectivité ou à l'intuition. Malheureusement cette tentative se heurtait aux difficultés suivantes.

D'abord Kant a procédé comme si la science était définitivement arrêtée sous la double forme sous laquelle elle se présentait à son époque, la géométrie euclidienne et la physique newtonienne. Alors que déjà, cependant, se faisaient entendre les premiers craquements, préludes du bouleversement que la géométrie et la physique allaient subir au cours du XIXe siècle. Ces bouleversements n'allaient-ils pas entraîner l'éboulement de l'échafaudage des catégories que Kant avait établi sur un simple moment de l'évolution de la science ? L'erreur de Kant n'était donc pas dans sa méthode, mais dans le choix, trop étroit, de l'objet culturel qui servait de base à son anthropologie culturelle et qui était propre à une aire seulement de civilisation, l'aire occidentale, et à un seul moment du temps, la fin du XVIIIe siècle. De là les tentatives de certains de ses successeurs, comme Cassirer pour incorporer la pensée des "primitifs" dans les cadres de la Raison Pure de Kant, en ne voulant voir, entre la pensée archaïque telle qu'elle se révèle dans les mythes et la pensée actuelle telle qu'elle se révèle dans la science, qu'une simple différence de "modalité" ou encore comme Brunschvicg pour dynamiser en quelque sorte (si vous me permettez ce barbarisme) la structure de l'intelligence humaine qui évolue en même temps que la science. Mais ici nous nous heurtons à la seconde difficulté de la théorie de Kant. Le produit culturel qu'il a choisi pour s'élever de lui à la découverte des catégories était sans doute le moins propre à cette découverte, puisque c'était la connaissance et que la grande loi de la connaissance, c'est sa perfectibilité. Le savoir n'étant par définition jamais achevé, quels risques de l'immobiliser dans une structure qui ne sera que la structure d'une de ses étapes. Enfin, et ce n'était pas la difficulté la moins grande, sur laquelle nous aurons certainement à revenir, en partant de la seule culture intellectuelle, on risque aussi de couper l'homme en deux, le monde de la pensée et celui de l'action, et de ne plus pouvoir par la suite recoller les morceaux que l'on a brisés. Si nous voulons découvrir les cadres structurels de la nature humaine, nous ne pouvons pas laisser de côté les autres manifestations de cette nature, les outils, les règles de la parenté, les organisations politiques et religieuses, les institutions sociales et culturelles ; outils et institutions qui peuvent bien par la suite se séparer, semble-t-il, des hommes pour vivre d'une vie quasi indépendante (ce qui permet une sociologie objectiviste), mais qui n'en portent pas moins toujours la cicatrice même de leurs arrachements à l'humain.

Il nous semble que ce que Lévi-Strauss a tenté, c'est justement de retrouver, à travers l'inventaire ethnologique, les virtualités inconscientes, les structures formelles qui définiraient la nature humaine. Sans doute trouvons-nous chez lui des formules parfois contradictoires et qui semblent trahir une certaine hésitation de sa pensée, tout au moins une certaine prudence philosophique, vis-à-vis des modèles qu'il dégage par la méthode comparative de l'étude des diverses civilisations. Il en fait parfois de simples procédés de méthode pour sortir du chaos des informations ethnologiques, par exemple quand il s'efforce de déduire, des 2 ou 300 systèmes de parenté que nous connaissons actuellement, les deux types de l'échange restreint et de l'échange généralisé. Le modèle n'a alors qu'une valeur épistémologique. Mais il apparaît le plus souvent que les modèles de Lévi-Strauss correspondent bien à quelque réalité et qu'il faut chercher cette réalité non dans la matière culturelle, mais dans la structure de l'esprit humain qui l'informe. C'est pourquoi je me suis permis d'écrire quelque part que ces modèles des comportements sociaux de Lévi-Strauss correspondaient dans son œuvre à ce qu'était le schématisme transcendantal chez Kant, le lieu du passage du structurel au matériel, le processus par lequel le monde de la culture était subsumé par et dans la structure de l'esprit humain. Car il ne s'agit encore, au point où nous en sommes arrivés, modèles de parenté ou modèles de l'organisation des mythes, que du schématisme, et non encore du tableau des catégories de l'entendement. Mais avant d'y arriver, on me permettra, pour justifier cette interprétation de l'œuvre de Lévi-Strauss, de citer quelques phrases particulièrement significatives.

« L'ensemble des coutumes d'un peuple forment des systèmes. Je suis persuadé que ces systèmes n'existent pas en nombre illimité, et que les sociétés humaines - comme les individus - dans leurs jeux, leurs rêves ou leurs délires - ne créent jamais de façon absolue, mais se bornent à choisir certaines combinaisons dans un répertoire idéal qu'il serait possible de reconstituer ». Cette première phrase ne dissipe pas encore l'équivoque, car nous ne savons si ce tableau idéal est une construction de l'esprit ou s'il correspond à une exigence structurelle de notre nature d'homme. Mais continuons nos citations : « Si l'activité inconsciente de l'esprit consiste à imposer des formes à un contenu, et si ces formes sont fondamentalement les mêmes pour tous les esprits, anciens et modernes, primitifs et civilisés... il faut et il suffit d'atteindre la structure inconsciente, sous-jacente à chaque institution et à chaque coutume ». Ou encore : « L'inconscient est toujours vide ; ou plus exactement, il est aussi étranger aux images que l'estomac aux aliments qui le traversent. Organe d'une fonction spécifique, il se borne à imposer des lois structurales, qui épuisent sa réalité, à des éléments inarticulés qui proviennent d'ailleurs : pulsions, émotions, représentations, souvenirs ». Deux réflexions me paraissent nécessaires comme commentaire à ces quelques citations, qu'il nous serait facile de multiplier. D'abord on notera la parenté de la terminologie de Lévi-Strauss avec la terminologie kantienne, ces deux dernières phrases rappellent les phrases du début de la Critique de la Raison Pure, l'opposition entre une matière aveugle et une forme vide ; la culture, comme le monde pour Kant, ou la science, n'est pour l'ethnologue que l'interpénétration d'une matière et d'une forme ; elle n'existe que par la rencontre d'une structure, celle imposée par la nature humaine, et d'une matière qui vient du dehors, mettons en général de notre nature animale.

Mais c'est ici que se place notre seconde remarque : tandis que Kant ne cherche dans la Raison constituante que les conditions d'existence de notre représentation du monde, Lévi-Strauss cherche aussi en elle les conditions de l'existence sociale par l'intermédiaire de la communication entre les esprits et, par conséquent, l'ethnologie élargit considérablement le champ des découvertes structurelles.

Mais on voit aussi pourquoi, comme nous le disions, Lévi-Strauss reste dans le domaine du schématisme transcendantal. C'est que l'ethnologie est une science et que la science marche pas à pas ; elle est obligée de sérier les problèmes et de ne les aborder que les uns après les autres. Si les cultures portent la marque de l'esprit humain, l'étude de ces cultures ne peut que nous découvrir ces marques, individualisées en quelque sorte par la matière qu'il informe ; elle ne nous mène, du moins dans une première étape, qu'au seuil de l'anthropologie. Nous n'arriverons vraiment à cette dernière que lorsque l'enquête ethnologique sera terminée, et que nous pourrons nous élever des modèles partiels, comme ceux des systèmes de la parenté ou ceux des systèmes de mythêmes, aux modèles de ce que "L'anthropologie structurale" appelle l'ordre des ordres, qui nous ferait enfin saisir les virtualités inconscientes de la Raison Constituante.

Dans sa conférence à la Société Française de Psychologie, M. Mauss disait aux psychologues à propos des symboles : vous ne pouvez en saisir que certains exemplaires au niveau de la psychiatrie ; mais l'ethnologie vous fournit une documentation massive qu'il vous reste à élaborer. L'intérêt de cette anthropologie structurale, c'est qu'elle permet la mise en marche sur le même chemin des psychiatres et des ethnologues, car ce qu'étudie la psychiatrie, c'est aussi une culture, mais une culture individuelle, déviante par rapport à la culture collective à laquelle pourtant elle se réfère, jouant à sa périphérie ; et ces cultures individuelles, c'est-à-dire les mythes et les délires des malades mentaux, doivent se ramener à quelques types simples où vient se perdre la multiplicité des cas psychiatriques et qui sont naturellement les mêmes que les types dégagés par l'ethnologue à partir des cultures collectives.

Nous ne pouvons aller plus loin pour le moment. Nous ne pouvons comme Kant proposer immédiatement une table des catégories. Même en multipliant les cartes perforées et en utilisant les machines électroniques, nous ne pouvons espérer que la constitution de ce tableau soit pour demain. Une anthropologie qui part de l'ethnologie (et de la psychiatrie) requiert beaucoup de temps, de patience et d'efforts. Tout ce que nous voulions établir, dans cette première partie de notre exposé, c'est que l'ethnologie, en tant que science des cultures, nous ouvre la voie royale qui nous permettra l'élaboration de cette anthropologie. Nous n'avons cependant jusqu'ici examiné que le premier volet de la critique kantienne, la Critique de la Raison Pure ; nous ne devons pas oublier les deux autres volets, la Critique de la Raison Pratique et celle de la Faculté de Juger. Nous le devons d'autant moins que Kant a écrit lui aussi une "Anthropologie" et que cette anthropologie repose essentiellement sur les conclusions de la Raison Pratique, comme si la liberté était pour lui le propre de l'homme ou, si l'on préfère, comme si l'homme se définissait moins par sa culture, que par la possibilité infinie du choix entre les cultures. Dans ces domaines nouveaux qu'il nous faut maintenant aborder, l'œuvre de Lévi-Strauss pourra-t-elle encore nous donner un fil conducteur et nous offrir des suggestions valables ?

On pourrait l'espérer de la lecture des premières pages des Structures élémentaires de la parenté. Lévi-Strauss voit dans l'existence des règles la différence entre la nature et la culture. La nature, c'est l'ensemble des instincts, des besoins physiologiques, qui sont identiques dans toutes les civilisations ; la culture, c'est l'ensemble des règles de comportement, qui peuvent varier d'une culture à une autre qui n'ont en commun que leur caractère de règle. Bien plus, les pages liminaires de ce livre se placent au point précis où la nature et la culture se rencontrent, où la nature (l'instinct sexuel) se dépasse elle-même pour devenir culture (avec le tabou de l'inceste). L'universalité de cette prohibition, qui tranche sur le particularisme des autres tabous, nous fait toucher du doigt la nature de l'homme qui ne se sépare de l'animal pour devenir humain qu'en se donnant une loi.

Mais réfléchissons un peu à la nature de cette loi. Nous fait-elle accéder à un monde nouveau, qui serait le monde des valeurs, et nous introduirait-elle par conséquent dans le domaine de la Raison Pratique ? Non, l'auteur des Structures élémentaires subissant peut-être ici l'influence de Marx, ne voit dans le monde des valeurs qu'une simple superstructure flottant au-dessus des structures anthropologiques et vous n'avez pas oublié certainement que le grand reproche qu'il fait à Mauss, c'est d'avoir donné dans son œuvre trop de place explicative aux idéologies des indigènes, aux notions de hau ou de mana, qui ne sont que des interprétations, des philosophies élaborées par les natifs pour justifier leur propre culture, non des facteurs du comportement humain. La prohibition de l'inceste peut bien nous apparaître comme la première démarche de la moralité (ce que confirmerait Freud quand il fait sortir la culture du premier crime) ; quand Lévi-Strauss cependant parle de loi (bien que le terme même de règle puisse prêter à confusion), il nous semble qu'il a en vue la seule loi constituante de la société. C'est ce qui me semble ressortir de la suite de son livre où les règles de la parenté, qui reposent toutes sur ce tabou de l'inceste, à travers leurs modalités historiques et géographiques, ne sont rien d'autres que les méthodes possibles pour assurer l'intégration du biologique dans le social. C'est ce qui nous semble ressortir plus encore du chapitre que Lévi-Strauss a demandé à Weill de rédiger et qui nous suggère que les lois du comportement humain s'identifient en dernière analyse avec les règles de la logique et du calcul. Ce n'est donc pas l'apparition d'une première valeur qui est l'essentiel dans le tabou de l'inceste, la valeur que l'on peut trouver sous ce tabou n'étant que superstructure et idéologie, mais qu'il nous fait saisir la genèse du social. La prohibition de l'inceste, en permettant l'établissement d'un réseau d'échanges entre hommes et femmes, rend possible la vie sociale, crée les premières solidarités et les premières cohésions.

L'œuvre de Lévi-Strauss ne nous fait donc pas sortir de la Raison constituante et de l'anthropologie structurale. Or qu'il nous faille en sortir, c'est ce que nous a appris la sociologie au début de cet exposé, lorsque nous avons vu avec Comte et Durkheim, que ce qui distingue l'homme de l'animal, c'était non seulement l'existence d'une culture, mais aussi sa transmissibilité d'une génération adulte à une génération plus jeune, c'est-à-dire qu'avec l'homme apparaît l'histoire. Nous n'aurons certes pas l'outrecuidance de faire à Lévi-Strauss le reproche que lui font certains marxistes, de négliger l'histoire. Elle occupe au contraire une grande place dans ses préoccupations. Il nous semble cependant que : ou bien l'histoire chez lui n'est pas rattachée à sa théorie générale (l'appel au calcul des probabilités au lieu de la théorie des ensembles quand il veut expliquer le progrès, est significatif de ce renversement de perspective) - elle constitue, si l'on veut, le domaine du contenu culturel, non celui des structures anthropologiques ; ou bien il y a une tentative pour découvrir des structures "diachroniques", mais on peut se demander alors si les lois de l'évolution ne se ramèneraient pas au simple dégagement au cours du temps des structures permanentes de l'esprit humain et l'historique dans ce cas se résoudrait dans l'éternel. Le problème de la liberté, qui occupe une position si importante dans la sociologie de G. Gurvitch, justement parce que sa sociologie est une méditation sur l'histoire - ou, pour prendre un exemple plus proche des données de l'ethnologie, dans la sociologie religieuse de Cazeneuve, qui voit dans les tabous et dans les rites l'effort de l'homme pour écarter de lui tout ce qui lui donne le sentiment angoissant d'être voué à la liberté - ne semble pas intéresser pour le moment Lévi-Strauss.

Nous devons donc désormais laisser de côté l'anthropologie structurale pour passer à l'anthropologie historique. Une culture nous apparaît comme présentant un double aspect. D'une part, elle porte toujours, à tous moments et en tous lieux, la cicatrice de son arrachement aux structures inconscientes de l'esprit humain ; mais elle est d'autre part système en mouvement, perpétuel dépassement des formes dans lesquelles elle se fige un instant ; et cette inquiétude permanente devant le cristallisé est le signe d'une autre faculté qui distingue aussi l'homme de l'animal, enfermé à tout jamais dans l'instinct : la liberté. Et certes cette liberté, qui est le moteur de l'homme, est bien, comme le dit Cazeneuve, source d'angoisses, ce qui fait qu'elle n'agit que pour enfanter de nouvelles règles qui la limitent ; et certes aussi, comme nous l'avons établi dans la première partie ces règles étant l'œuvre de l'esprit humain se font toujours, malgré leurs diversités, selon les catégories intemporelles de l'esprit humain - il n'en reste pas moins qu'aucun de ces systèmes culturels ne calme l'inquiétude humaine, la culture se transforme en quête et cette quête prend la forme d'inventions de nouvelles valeurs.

Et sans doute chacun de ces systèmes de valeurs peut être considéré comme un ensemble idéologique ou le devenir. Acceptons-le, pour ne pas compliquer notre schéma. Et sans doute aussi le marxiste pourra prétendre que l'évolution de ces idéologies ou de ces systèmes de valeurs n'est pas le produit de la liberté humaine, mais qu'elle obéit à des lois, qu'elle suit les transformations des régimes de production. Acceptons-le aussi. Nous devons remarquer que le marxisme, avec cette prétention, ne fait que donner l'orientation du changement et délimiter, après coup, les bornes qui jalonnent le chemin. Il y a forcément un moment où un hiatus se produit entre le régime de la production, qui est changé, et les idéologies, en retard sur les transformations des infrastructures économiques, le changement des valeurs peut être bien conditionné par des facteurs étrangers, il n'en reste pas moins qu'il est le fait de l'homme. Le marxisme reste dans la sociologie ; nous, nous nous sommes placés dès le début dans l'anthropologie et anthropologiquement, ce qui nous intéresse, c'est cette prise de conscience, plus ou moins confuse d'ailleurs, et qui se traduit par des tensions, des inquiétudes ou des troubles collectifs, de l'écart entre le régime de production et les idéologies, prise de conscience qui suscite l'élaboration d'une nouvelle table des valeurs. Bref, les deux affirmations de Lévi-Strauss et de Marx, que les valeurs sont des idéologies, laissent intacte notre position, car les deux ont en vue le contenu en quelque sorte matériel des cultures alors que nous restons au contraire toujours dans le formel.

Il convient d'insister un peu sur ce point. Et de préciser notre position. Premier point : nous restons fidèles au schéma kantien ; la réflexion kantienne se faisait à partir des deux produits de la culture occidentale, la science de la fin du XVIIIe siècle et la moralité chrétienne telle que venait de la façonner le piétisme protestant de l'Allemagne. L'ethnologie nous permet d'élargir cette réflexion à l'ensemble de tous les produits culturels et de lui donner ainsi une base plus solide. Deuxième point : la liberté ne se révèle à Kant que comme un postulat de la moralité ou de la raison pratique ; de la même façon, l'ethnologue ne saisit jamais la liberté, puisqu'il n'atteint que des objets culturels et que la liberté s'est épuisée en eux. Ce que nous avons dit pour la raison pure vaut donc également pour la raison pratique : l'ethnologue ne saisit pas directement dans la culture les virtualités inconscientes de l'esprit, il doit remonter par la "critique" des coutumes et des institutions aux catégories de la Raison constituante ; de la même façon, tout ce que l'ethnologie peut nous offrir dans le domaine de la raison pratique, ce sont des ensembles plus ou moins organisés de valeurs et il faut ici une "critique" pour passer de ces valeurs collectives au processus de la valorisation. Enfin, troisième et dernier point : en parlant de la valorisation, nous ne passons pas du formel au matériel, ce qui nous ferait tomber sous les coups des objections des marxistes ou de Lévi-Strauss, nous restons toujours dans le formel. Ce que nous établissons, ce n'est pas le contenu de l'histoire, ni non plus son sens, la direction de ses démarches ; c'est seulement la possibilité même d'une histoire. Ce ne sont pas les divers systèmes de valeurs qui nous intéressent, ni leur succession chronologique ; la critique ne se confond pas avec l'ethnologie ou l'histoire ; ce qui nous intéresse, c'est que ethnologie et histoire nous mettent en présence du phénomène de la valorisation comme distinctif de l'homme, comme caractéristique de sa nature propre.

Ce qui définit la valorisation en effet, c'est le mouvement de perpétuelle transcendance, qui fait que l'histoire se distingue du temps, qu'elle n'est pas simplement un écoulement de la durée, mais que la volonté de l'homme y intervient pour se donner des buts et qu'aucun de ces buts ne réussit à épuiser complètement les exigences de cette volonté. Je sais bien que l'on a dit des peuples primitifs qu'ils ignoraient l'histoire ; disons plutôt que nous ignorons leur histoire. Tout ce que l'on peut affirmer, c'est avec Gurvitch la multiplicité des temps et que le temps des peuples primitifs est un temps ralenti alors que le nôtre est un temps accéléré. Mais l'ethnologie nous montre dans tout peuple des tensions à l'intérieur de leurs structures sociales, des inquiétudes par conséquent, qui se manifestent par des changements de valeurs et on ne peut sous-estimer aussi la leçon qui se dégage de l'examen de leurs mythologies : les mythes ont un caractère génétique ou dialectique ; ils décrivent les étapes de la création, avec les Démiurges, et celles de l'élaboration des civilisations, avec les héros culturels, qui viennent après, voire le passage de l'animalité à l'humanité, avec les dieux bouffons. Il me suffit de rappeler ici la cosmogonie dogon et bambara en Afrique ou le cycle du Vieil Homme comme du Coyote en Amérique du Nord.

L'homme est donc à la fois raison qui est structurante, ce qui fait que toute culture constitue une combinaison d'éléments soumise à des règles constitutives, qui ne sont pas en nombre illimité, car elles expriment les catégories de l'entendement humain - et volonté de dépassement, espèce de pulsion à la transcendance, ce qui fait qu'aucune culture ne s'épuise dans une quelconque de ces combinaisons, mais qu'elle a une histoire. Et, réciproquement, toute culture se présente sous deux aspects complémentaires bien que différents, comme un système de règles, expression des virtualités inconscientes de l'esprit, et un système de valeurs, par le moyen desquelles l'individu transcende la nature pour bâtir un monde humain. Nous tenons donc les deux bouts de la chaîne, qui correspondent aux deux Critiques, de la Raison pure et de la Raison pratique. Le problème se pose, pour terminer, de savoir s'il s'agit de deux usages de la même Raison, l'usage théorique et l'usage pratique, ou non. Et si l'anthropologie fondée sur l'ethnologie sera celle de l'unité humaine ou de l'homme dichotomisé. Nous sommes donc arrivé au point précis où en était Kant quand il abordait la rédaction de la Critique de la Faculté de Juger.

Ce problème qui se pose maintenant est un problème difficile. Et cette difficulté, nous la saisissons bien dans certains textes de Lévi-Strauss, celui par exemple dans lequel, après avoir défini la constitution du lien par l'échange, il compare les trois formes d'échange, des mots par les règles linguistiques, des biens par les règles économiques, et des femmes par les règles du mariage. La découverte d'un ordre des ordres pourra bien réduire un jour ces règles à un même modèle structurel, il n'en reste pas moins comme le reconnaît Lévi-Strauss, que les femmes ne sont pas des objets d'échange comme les autres, car elles ont une valeur affective pour leurs partenaires. C'est pourquoi les systèmes de parenté se compliquent d'un système d'attitudes, où se jouent, suivant les partenaires, l'amour et la jalousie, le respect et la plaisanterie. Quels sont donc les rapports entre le système de parenté, dans lequel s'exprime la Raison structurante, et le système d'attitudes, dans lequel s'exprime l'exigence de la valorisation ? Il y a là un problème que l'on ne peut éluder. Peut-être pourrions chercher dans cette valorisation, selon notre suggestion antérieure, le point de départ de l'instabilité des formes du mariage, la découverte du prix de la fiancée, puis de la dot, instabilité qui crée l'histoire de la famille, et qui ne peut pas s'expliquer que par la fonction du mariage, qui est de lier les groupes, mais par la valeur "morale" attribuée aux êtres échangés. Il y a mieux encore : le passage de l'échange restreint à l'échange généralisé ne suppose-t-il pas l'insatisfaction du petit groupe replié sur lui-même et l'exigence humaine de se transcender sans cesse qui aboutit à élargir chaque fois un peu plus le cercle des solidarités ? Non, nous ne pouvons définir les civilisations seulement par les règles immuables de la Raison constituante puisqu'elles superposent toujours aux choses un monde d'idées et de valeurs. Et nous ne pouvons pas non plus de gaîté de cœur accepter de couper l'homme en deux morceaux qui ne se rejoindraient pas. Voire même, plus simplement, de dichotomiser les cultures, qui sont le produit de l'activité humaine, en une forme (qui serait le lieu de la raison constitutive des choses) et une matière (qui serait le domaine des valorisations). Il nous faut chercher dans l'homme la racine de ce double mouvement, de constitution et de valorisation.

Certes, nous ne pouvons nier que ces deux mouvements ne puissent entrer en conflit. Le tabou, dit Lévi-Strauss, est un abus du langage, dû à une valorisation de nature affective ; l'inceste est un abus de la femme dû, ajouterions-nous, à une valorisation erotique. Dans les deux cas, on ne donne pas, aux hommes ou aux femmes, l'emploi réservé aux signes qui est d'être communiqués. L'excès de valorisation peut donc gêner ou arrêter le mouvement qui, de l'entendement, conduit à l'organisation du réel pour transformer la nature en culture, c'est-à-dire pour la rendre "humaine". Un ethnologue qui voudrait calquer son anthropologie exactement sur le moule de la Critique kantienne verrait peut-être dans ces conflits l'équivalent de ce que sont les antinomies chez Kant. Mais nous ne pouvons nous arrêter à cet aspect du problème.

Un des caractères de la Raison constituante, une de ses exigences structurantes, c'est d'être significative, c'est de donner un sens aux choses. Toute la sociologie française, à partir de Durkheim, et toute l'ethnologie française, à partir de Mauss, ont mis en relief cet aspect de l'activité proprement humaine, d'être symbolique. Et, plus récemment les travaux de Leenhardt ou de Griaule, pour ne parler que des morts, ont confirmé cette interprétation. Or, G. Gurvitch nous a donné une excellente définition du symbole quand il nous a dit que le symbole révèle en cachant et cache en révélant. Comment comprendre ce mixte de caché et de révélé, sinon par l'adéquation foncière de la chose et du sens qu'on lui donne ? La psychanalyse freudienne a insisté, pour le cas particulier du symbolisme onirique, mythique ou esthétique, sur cette inadéquation, en montrant dans ces symboles une expression de l'inconscient, qui le déguisait au moment même où il le révélait. Mais cette inadéquation existe dans toute symbolisation, quelle qu'elle soit. Parce que nous pouvons faire dire aux choses beaucoup plus qu'elles ne disent à un moment donné de leur appréhension dans les rets de notre langage.

Nous avions défini la raison pure par les virtualités inconscientes de l'esprit humain qui s'inscrivent, comme des cicatrices, dans toutes les cultures passées, présentes ou futures ; mais ces virtualités inconscientes, pour devenir cultures, c'est-à-dire pour pouvoir s'exprimer en dehors de l'esprit, objectivement, ont besoin de passer de l'inconscient au conscient (exactement comme le refoulé de Freud pour se faire jour) et elles ne peuvent le faire qu'en se traduisant par un système d'images c'est-à-dire en passant par l'activité symbolique de l'esprit. Non qu'elles deviennent conscientes pour cela : le caractère propre au formel, c'est d'être insaisissable - mais ce que nous avons appelé les cicatrices de l'arrachement des cultures à l'esprit sont justement ces ensembles d'images, de symboles, de significations qui forment le pont entre la forme de et ce qui est informé par elle. On comprend dès lors pourquoi à un système de catégories relativement simple peuvent correspondre tant de civilisations différentes, c'est qu'aucun de ces ensembles d'images ou de sens ne peuvent épuiser les virtualités inconscientes de l'esprit , qu'ils n'en sont que des traductions toujours inadéquates, tout comme chez les malades mentaux les mêmes exigences libidineuses profondes et cachées peuvent donner naissance aux plus multiples et aux plus inattendus des délires...

Pour montrer ce passage des virtualités inconscientes (ou, pour employer le langage kantien, des catégories de l'esprit) aux cultures étudiées par l'ethnologie, par l'intermédiaire du symbolisme, il nous faudrait - nous en avons bien le sentiment - multiplier les exemples concrets. Nous ne le pouvons dans un exposé qui, vu le temps dont nous disposons, ne peut être que rapide et doit s'en tenir aux grandes lignes. On nous permettra de nous borner à un seul exemple, que nous prendrons dans recherches actuelles dans le domaine de la mythologie. Il nous est apparu, en étudiant ce que nous avons appelé le "dieu intermédiaire" que ce Dieu était le produit, sous la forme d'une image, de la réaction de l'homme devant l'activité de son intelligence, une symbolisation de certains aspects de sa raison constituante. Dumézil et Jung l'avaient bien pressenti, mais Dumézil n'y voit que l'expression de l'aspect critique de l'intelligence et Jung, de l'étonnement de l'homme devant une raison qui le sépare de l'animal. Nous avons tenté de montrer, dans notre livre sur Le candomblé de Bahia que le dieu intermédiaire était l'image de l'activité dialectique de l'esprit qui est obligé, pour penser le réel, de surmonter les coupures conceptuelles et les classifications rigides des choses ; c'est-à-dire si nous passons du cosmologique à l'anthropologique, ce qui est facile puisque l'organisation du cosmos reflète celle de l'esprit, pour faire communiquer les catégories entre elles. La formation d'un cosmos intelligible obéit aux mêmes lois que celles, étudiées par Lévi-Strauss, de la cohésion sociale ; elle exprime les mêmes virtualités inconscientes de l'esprit, qui coupe et qui lie ; qui classe d'un côté les choses en concepts et puis pense en allant d'un concept à l'autre ; qui fait de la même façon du social une juxtaposition de secteurs ou de groupes et puis, établit des règles de communication entre eux. Le dieu intermédiaire est la prise de conscience, sous une forme symbolique, et par conséquent sous la forme d'une image, de la loi organisatrice, unificatrice, mais qui reste toujours inconsciente en elle-même, de la raison dans son usage théorique.

Mais, et nous en revenons après ce rapide exemple, à nos idées générales, une idée n'exprime jamais complètement, n'arrive jamais à épuiser la réalité de ce dont elle veut être le symbole, puisque nous avons été amené à définir le symbole par son inadéquation. De cette faille de toute imagerie découle son instabilité. L'éducation, étant entre les mains des Anciens, peut bien par sa puissance contraignante, arrêter, retarder ou freiner cette instabilité - immobiliser ou ralentir l'évolution des cultures, ce ne sera que pour un moment. Car il y a, indépendamment des facteurs externes de changement, phénomènes de diffusion, modifications du milieu écologique, etc., une poussée interne à chaque culture qui vient de cette inadéquation de l'image à ce qu'elle veut exprimer. Or ce mouvement propre à la loi de signification, qui est une des exigences de la Raison théorique, c'est celui-là même que nous avons déjà rencontré dans la Raison pratique, en examinant le processus de valorisation. Le mouvement d'une perpétuelle transcendance.

Il n'y a donc point opposition entre le structurel et l'historique, entre le monde de la raison constituante et celui de la volonté. Dans les deux, nous saisissons la même nature humaine, qui est sans doute un ensemble de règles et qui les impose à tous ses produits, c'est-à-dire à toutes les cultures qui en sortent - mais qui est travaillée aussi, dans ce passage du virtuel au culturel, du formel au matériel, qui est également le passage de l'anthropologique à l'ethnologique, par une insatisfaction permanente, due à la distance impossible à combler entre les virtualités inconscientes et leurs produits. C'est cette insatisfaction qui est le moteur de l'histoire, cette histoire qui distingue l'homme toujours tendu vers l'avenir de l'animal enfermé dans la rigidité de l'instinct.

Il nous est permis maintenant de conclure. Nous avons accepté la méthode de Kant pour découvrir ce qu'est la nature humaine ; il faut partir des produits de cette nature pour remonter vers elle. Mais nous n'avons pu accepter les résultats de la Critique, car la limitation de l'objet culturel dont elle partait, la science et la moralité d'une certaine aire culturelle et d'une certaine époque, en limitaient aussi les conclusions. L'ethnologie nous est apparue comme la seule science qui puisse nous permettre de reprendre sur une base plus solide la Critique kantienne. Mais il est évident dès lors que nous ne pouvons avoir la prétention d'aboutir, en l'état actuel des études ethnologiques, à autre chose que de tracer les grandes lignes de la recherche, laissant à d'autres le soin de la continuer. Ces grandes lignes, nous pouvons les résumer ainsi : ce qui est le propre de l'homme, c'est la superposition d'un monde de la culture au monde de la nature. Cette culture révèle à la fois les formes ou catégories de l'esprit humain et leur explicitation sous la forme de systèmes d'images et de valeurs qui les expriment d'une façon consciente. L'inadéquation permanente entre ces deux éléments de la culture, les virtualités cachées et leurs produits, crée le mouvement de transcendance qui nous fait passer du structurel à l'historique.

bastidiana, 47-48, juil.-déc. 2004.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 25 septembre 2013 8:07
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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