Roger BASTIDE [1898-1974]
sociologue et anthropologue français,
spécialiste de sociologie et de la littérature brésilienne.
“Le principe de coupure
et le comportement afro-brésilien.”
Un article publié dans la revue Anais do 31e Congresso Internacional de Americanistas, Anhembi, São Paulo, vol. 1, 1955, pp. 493-503.
Nous avons essayé, dans toute une série de travaux antérieurs, de dégager à l'intérieur de la mentalité dite, faute d'un terme meilleur, "primitive", un principe de coupure, à côté du principe de participation - et d'en montrer l'importance [1]. Nous voudrions aujourd'hui en souligner un aspect nouveau.
Dans le débat qui mit aux prises Lévy-Bruhl et Durkheim, tous les deux avaient raison. Lévy-Bruhl avait raison de définir par la participation mystique la pensée religieuse ; son erreur consistait à s'imaginer que cette pensée religieuse était d'une autre nature que la pensée logique. On sait qu'à la fin de sa vie, il a désavoué lui-même sa théorie de "la pensée pré-logique", mais cela ne veut pas dire que la loi de participation n'existe pas, seulement qu'il en avait donné une interprétation erronée. De nos jours, un Leenhardt ou un Van der Leeuw ont continué à montrer toute la richesse de la pensée de Lévy-Bruhl pour mieux comprendre les non-civilisés. Mais de son côté, Durkheim avait raison de répondre que la logique des primitifs était identique à la nôtre, puisqu'ils ont des classifications, et certes ces classifications sont différentes des nôtres, mais elles divisent comme les nôtres le réel en un certain nombre de compartiments [2]. Nous avons essayé de concilier ces deux conceptions opposées en montrant que les Africains connaissent bien la participation mystique, mais que tout ne participe pas à tout ; les chaînes de participations s'arrêtent à un moment donné ; c'est quand on passe d'un secteur de la réalité à un autre. Bref, les participations jouent à l'intérieur d'un système classificatoire du cosmos. C'est ce que nous avons appelé le principe de coupure.
M. Piaget a, plus récemment, réfléchi à son tour sur les classifications des "primitifs" et les a comparées à nos classifications. Il note que si les faits présentés par Durkheim sont justes, ils ne résolvent pas cependant le problème posé par Lévy-Briihl, qui est celui de la structure de la mentalité. Car la question qui se pose, c'est de savoir si ces schèmes intellectuels primitifs constituent, ou non, déjà des classifications et des systématisations logiques. En fait, non. Car ce ne sont pas, comme dans notre pensée occidentale, des classes disjointes et emboîtables les unes dans les autres et par conséquent ils ne constituent pas de véritables groupements et la preuve en est qu'ils ne permettent pas des opérations formelles ou concrètes de mécanismes opératoires [3]. Cette remarque de M. Piaget est très importante. C'est justement parce que les compartiments du réel ne sont pas emboîtables les uns dans les autres que nous avions parlé, non pas comme Durkheim de classifications, mais d'un principe de coupure. Il nous semble que notre expression est beaucoup plus adéquate que celle de Durkheim. Mais alors, quelles sont les relations qui s'établissent entre ces schèmes mentaux irréductibles aux opérations logiques formelles ? Je crois qu'ici, et c'est ce que nous devons retenir de l'oeuvre de Griaule, il nous faudra ajouter aux deux principes déjà indiqués, un troisième principe, celui des correspondances. Il n'y a pas de participation d'un domaine de la nature à l'autre, mais il y a analogies, analogie par exemple entre le plan ergologique, le plan social, le plan mythique [4].
Ainsi les trois grandes interprétations que l'on ait données de la cosmologie "primitive", celle de Lévy-Bruhl, celle de Durkheim, celle de Griaule, loin de s'opposer, constituent des points de vue complémentaires et ne sont chacune, qu'un des aspects de la façon dont le réel est pensé. Nous croyons que nos trois principes constituent par conséquent la meilleure image que l'on puisse se faire, à la fois la plus complète et la plus organique, de cette cosmologie.
Comme on le voit, de ces trois principes, le plus important est celui de coupure, car il est en quelque sorte la charnière entre les deux autres : c'est au dedans des coupures que jouent les participations mystiques et c'est entre ces coupures que jouent les correspondances mystiques.
Mais les recherches que nous avions faites jusqu'à présent se cantonnaient dans le domaine de la mentalité à travers son expression dans le langage. Nous voudrions aujourd'hui étudier le comportement non-vocal en prenant nos exemples de préférence chez les Afro-brésiliens. Peut-être ce travail jettera-t-il quelques clartés neuves sur certains problèmes qui préoccupent tant l'Anthropologie culturelle ou la Sociologie des Interpénétrations des Civilisations comme celui de l'acculturation ou du syncrétisme religieux ?
Notre point de départ, ce sera le collier de perles, aux couleurs des dieux africains, que les fils ou filles de santo portent sur eux. Ce collier a été mis, par certaines cérémonies, en participation mystique à la fois avec le dieu et avec la tête du fidèle. Dès lors il "agit" tant qu'il est avec son véritable possesseur, mais s'il était perdu ou volé et porté par un autre, il n'a plus aucune valeur ; il est un simple collier "profane". Il faut dès lors bien réfléchir quand on entre dans un candomblé. Car entrer dans un candomblé, c'est pratiquer certains rituels qui vous font entrer ipso facto dans un ensemble de participations. Nous passons d'un compartiment du réel à un autre, du monde profane au monde religieux. Faisons bien attention que cette coupure du réel ne s'identifie pas avec une coupure raciale au Brésil. Un Blanc qui a accepté certains rituels est pris par le filet des liaisons mystiques africaines et un Noir qui est en dehors du candomblé n'est plus "un Africain", il est religieusement un Blanc. Or cela est d'une très grande importance sur le comportement de ces deux classes d'individus. En effet, pour la religion afro-brésilienne, tout homme, quel qu'il soit, (vous, moi, les gens qui habitent n'importe où dans le vaste monde), a un dieu de "tête", un Orischa, mais la plupart des gens ne le savent pas. Chaque Orischa commande un certain nombre de tabous alimentaires ou sexuels ; tant que nous ne connaissons pas nos orischa, nous pouvons violer impunément ces tabous, sans crainte d'une punition. Mais si l'on a été initié, on a établi la liaison entre le dieu, la personne, l'aliment, et le courant mystique, désormais, passe d'un objet à l'autre. Dans ce cas, la violation du tabou, l’eho comme l'appellent les membres des sectes nagô, le quizilla comme l'appellent les membres des sectes bantoues, se traduit aussitôt pour l'individu par la maladie, l'infortune ou la mort. Dans notre civilisation occidentale "nul n'est censé ignorer la loi" ; ici, c'est le contraire qui est vrai : l'ignorance de la loi fait que la loi ne joue plus et la connaissance de la loi s'identifie avec son action. De la même façon, le mariage dans les candomblés est exogamique, dans ce sens qu'un fils d'un dieu ne peut se marier qu'avec la fille d'un autre dieu ; l'union de deux enfants appartenant à une même divinité est considérée comme un inceste ; puisque fils de la même divinité, ils sont naturellement frères. Mais si l'on n'a pas consulté les cauris pour connaître son Orischa et l’Orischa du conjoint, on peut sans le savoir tomber dans cet inceste mystique, ce n'est pas alors un inceste, et l'on n'en supporte pas les conséquences. C'est que l'inceste n'existe qu'à partir du moment où l'on est passé du monde brésilien au monde africain. Sans doute un de mes informateurs me faisait remarquer qu'il y avait aujourd'hui beaucoup de mariages malheureux, et il l'expliquait par une baisse de la foi, par le fait qu'on ne consultait plus les babalaô avant de se marier ; mais cette remarque ne traduisait que la nostalgie du passé disparu et ne m'a été confirmé par aucun autre informateur. En réalité, l'inceste non connu n'est plus inceste, avec toutes les conséquences redoutables que cela implique, parce que nous sommes dans un autre compartiment du réel.
Le comportement afro-brésilien changera donc selon que l'individu sera dans un monde ou dans l'autre, puisqu'il appartient aux deux. De ce point de vue, peut-être faudrait-il réviser la théorie célèbre de l'homme "marginal", de l'homme divisé en deux tronçons contradictoires qui se battent au dedans de lui. Si nous ne craignions pas de vouloir faire un paradoxe, nous dirions que la psychologie de la marginalité ne commence que lorsque la marginalité disparaît. La marginalité, avec tout ce qu'elle présente de pathologique, ou tout au moins de déplaisant, sourd lorsque l'individu a déjà accepté de changer totalement de monde et c'est le sentiment de la distance entre le réel et l'idéal qui trouble son âme. La marginalité est plus prise de conscience de "résidus" que de déchirement entre deux cultures antagonistes. Allons plus loin, souvent la "distance" perçue est plus imaginaire que réelle. C'est parce que l'homme marginal assume les stéréotypes que l'on se fait autour de lui d'une des deux cultures en conflit qu'il recrée cette culture en lui. Mais l'Afro-brésilien échappe par le principe de coupure à la disgrâce de la marginalité. Ce que l'on dénonce parfois comme la duplicité du Noir est le signe de sa plus grande sincérité : s'il joue sur deux tableaux, c'est qu'il y a bien deux tableaux. Ainsi la fidélité de l'Afro-brésilien à la religion de ses pères ne l'empêche nullement d'être occidental dans le domaine économico-professionnel, ni d'être ardemment patriote dans le domaine politique ; au contraire, il est d'autant plus nationaliste brésilien qu'il est mystiquement un Africain.
Et il ne s'agit pas là de quelque chose de purement brésilien. En Afrique, on entend souvent cette expression : "C'est vrai pour les Noirs". Le Noir trouve tout naturel qu'un sortilège, une magie, un rite agissent quand il s'agit des Africains, mais qu'ils n'aient aucune efficacité appliqués à des Blancs. C'est que la coupure fait que les participations sont différentes dans les deux domaines. Nous avons trouvé chez des étudiants africains ce que j'appellerai "l'acculturation provisoire" ou "l'acculturation momentanée". Par exemple à propos des rapports entre les classes d'âges. Dans leurs relations, à Paris, ces classes d'âges ne jouent pas, parce qu'à Paris la "démocratie" ne permet pas le cérémonial qu'elles comportent, mais les étudiants nous disent qu'au retour en Afrique, ils reprendront la coutume abandonnée en Europe. La classe d'âge est en quelque sorte "mise entre parenthèses" pour être retrouvée lorsque l'on passera d'un compartiment géographique du réel à un autre. Le nouveau converti ne niera pas en territoire de missions les "superstitions" de ses compatriotes restés païens, il établit simplement, lui aussi, une coupure. On n'a qu'à relire les autobiographies, recueillies par Westermann, d'Africains chrétiens pour voir nettement que les deux mondes ne luttent pas, mais qu'ils se juxtaposent seulement.
Quand un membre des candomblés affirme son catholicisme, il ne ment pas, il est à la fois catholique et "fétichiste". Les deux choses ne sont pas opposées, mais séparées. Et certes la loi des analogies qui joue, comme nous l'avons dit, entre les compartiments du réel facilite cette dualité sans marginalité : de même que les catholiques n'atteignent Dieu que par une série d'intermédiaires, le Christ, la Vierge, les Saints, de même la religion africaine n'atteint Olorum qu'à travers des intermédiaires, les Orischa, Eschou, les tambours. De même qu'il y a plusieurs Vierges, celle de la Piété, celle de Conception, celle des Douleurs, de même il y a plusieurs Orischa féminins. Le lavage de l'Eglise de Bomfim est d'origine portugaise, mais les Noirs ont tout de suite noté l'analogie de ce lavage avec celui des pierres du pegi à la fête d'Ochala. Enfin, pour ne pas abuser des exemples, chaque famille a son saint de prédilection qui a sa chapelle votive dans un coin du salon ; ainsi chaque individu noir a son Orischa pour le protéger. Mais les analogies ne jouent pas toujours. Le catholicisme établit une hiérarchie des intermédiaires, le Christ, la Vierge, les saints. Leurs analogues africains, Ochala (le Christ), les divinités féminines (la Vierge) et les autres Orischa (Saints) sont mis sur la même ligne, ce sont également des Orischa, Ochala n'étant que le premier d'entre eux. Eschou qui est le Mercure afro-brésilien, le messager des hommes auprès des Dieux et réciproquement, est parfois identifié avec le Diable, surtout chez les Bantous ; or le Diable n'est pas un intermédiaire, mais un "réfractaire". Ce que l'on a appelle le "syncrétisme catholico-africain" n'est donc pas une identification pure et simple, mais le catholicisme est accepté comme faisant partie de la réalité brésilienne, il n'est pas jugé contradictoire à la religion africaine, parce qu'il y a coupure entre les deux domaines ; l'un et l'autre sont vrais dans leurs mondes respectifs, qui n'ont entre eux que des "correspondances". Cette "coupure", il nous est facile de la révéler : dans le temple, il y a un autel catholique et un pegi africain, ils peuvent se correspondre, ils ne s'identifient pas et ils jouent des "rôles" différents ; le rituel catholique et le rituel africain peuvent avoir une place dans la vie du terreiro, par exemple on célèbre le mois de Mai en récitant les litanies devant l'autel catholique, mais alors, comme me le disait un de mes informateurs "on n'y mélange rien d'africain" et à d'autres moments, on célèbre les grandes fêtes africaines, mais on n'y mêle rien de catholique. Dans les cérémonies de l'initiation, il y a des stades africains et des stades catholiques, comme la messe terminale ; mais ces moments ne s'interfèrent pas. Ils se suivent. Le terme de "syncrétisme" est juste, mais sans explication, il risque de prêter à confusion. Il ne s'agit pas de mélange, il s'agit comme dans le "role playing" de substitution de rôles, selon que l'on participe d'un compartiment du réel ou de l'autre.
Mais, bien entendu, le principe de coupure ne joue pas seulement entre le monde africain et le monde non africain, permettant la simultanéité de comportements différents sans conflit intérieur, il joue aussi à l'intérieur du monde de pensée africain, puisque nous avons justement défini ce monde comme un monde compartimenté et dont les compartiments, au contraire de notre pensée logique, ne sont pas emboîtables les uns dans les autres.
Des comportements comme la transe mystique sont liés à certaines classes de rituels, mais pas à toutes. Ce qui fait que les mêmes cantiques, accompagnés des mêmes rythmes de tambours, peuvent ou non provoquer la descente des dieux sur leurs fidèles. Par exemple, certains Shangôs de Recife ou certains candomblés de Bahia descendent, le jour du Carnaval, pour se mêler aux réjouissances, sous le nom de Maracatu dans le premier cas, d'Afoché dans le second. Or, avant cette descente, il y a une première cérémonie préparatoire qui se déroule dans le terreiro et qui n'est autre que la cérémonie religieuse traditionnelle. Cependant, elle se fait sans transe mystique. C'est que le jour du Carnaval, les tambours utilisés sont des tambours qui ne sont pas "baptisés" et qui ne "mangent" pas, c'est-à-dire qui ne reçoivent pas de sacrifices. De la même façon, les pêcheurs des plages environnantes de Bahia s'amusent parfois à danser le candomblé, mais c'est selon leur expression, un candomblé "pour rire" (por brincadeira). Inutile de dire qu'il ne s'accompagne pas de crises extatiques. Les cantiques sont pourtant identiques. Mais c'est qu'on se trouve, le jour du Carnaval ou chez ces pêcheurs, dans un autre domaine du réel, celui du jeu. Mais il y a plus, les Africains se distinguent par "Nations" ; lorsqu'un membre d'une Nation, par exemple quetu, entre comme visiteur dans une autre Nation, par exemple gege, en hommage, on joue des musiques de la Nation de l'hôte ; cependant, l'hôte ne tombe pas en transe, ce serait mal vu, ce serait une grosse impolitesse. Puisqu'on n'a pas été initié à l'intérieur de cette secte. Ainsi le domaine mystique est partagé entre un certain nombre de compartiments, qui s'inscrivent sociologiquement dans des groupes différenciés. La transe appartient à un de ces compartiments et ne peut se produire dans les autres.
Ceci nous force également à réviser la notion que l'on se fait de la transe mystique. Ce contrôle d'un unique groupe sur ce comportement extatique nous empêche d'en chercher l'explication dans la constitution psychopathologique des individus et encore moins dans la contagion de la frénésie collective. Herskovits l'a bien vu, mais il ne va pas assez loin, à notre avis, en interprétant ces transes par des réflexes conditionnels. En réalité, ce n'est pas un stimulus (la musique) qui détermine la transe, parce qu'au cours des rites d'initiation on a associé dramatiquement ce stimulus et cette réponse. C'est la situation totale qui agit, le fait d'être dans tel ou tel terreiro, le fait d'être ou de ne pas être "limpo de corpo" (avoir eu ou non des relations sexuelles avant d'entrer dans le candomblé), d'avoir ses règles pour une femme, ou d'avoir eu un décès récent dans sa famille. C'est la globalité de cette situation qui fait que la musique se réalise en transe ou au contraire ne détermine pas de crises. Bref, l'extase est fonction du principe de coupure. La musique des tambours non baptisés n'a pas le même effet que celle des tambours baptisés, la musique de tel terreiro n'a son effet que sur les enfants de ce terreiro, et ainsi de suite. En changeant de compartiment, un comportement normal en d'autres occasions, à première vue identiques, cesse pourtant de se produire.
L'extase est également impossible pour certains membres de la hiérarchie sacerdotale, pour le Babalaô par exemple ou pour le Babalosain, en haut de cette hiérarchie, comme pour l’ogan et l’ekedy en bas de cette hiérarchie. Et nous retrouvons ici de nouvelles coupures du réel religieux. Chaque membre de ce clergé africain entre, de par sa fonction, dans un ensemble de participations, dans une chaîne déterminée de liaisons mystiques, et la transe fait partie de certaines de ces chaînes, mais pas de toutes, le babalaô est chargé de consulter l'avenir et de travailler avec les cauries ou le collier d'Ifa. Le Babalosain est chargé de cueillir les plantes sacrées nécessaires, soit pour les bains d'initiation, soit pour guérir plus simplement les malades. Mais ni Ifa, le Dieu du Destin, ni Osain, le Dieu des feuilles, ne sont liés à la possession divine ; dès lors, les prêtres qui leur sont consacrés ne pourront, en aucun cas, tomber en transes, et cela quelle que soit leur constitution psychique ou quelle que soit la force contagieuse de la multitude excitée par les tambours. Pour des raisons différentes, l’ogan et l’ekedy appartiennent aussi à des catégories religieuses d'où la transe est exclue. Les différences de comportement s'expliquent donc bien par des coupures entre des compartiments internes de la religion, le monde du Destin, le monde des Feuilles, le monde des Orischa. Et dans ce dernier, la coupure sociologique entre les divers degrés de participation à la vie divine, depuis celle des filles jusqu'à celle des servantes (ekedy). Nous avons montré ailleurs que chaque Orischa dirige un certain secteur de la nature et est ainsi lié à des catégories spéciales d'animaux, de plantes, de couleurs, etc.. Eh bien, nous pouvons dire que dans la trame de ces participations entrent aussi des comportements différentiels. Il y a, par exemple, incompatibilité entre le fait d'être un fils de Shangô et être homosexuel, surtout passif. On trouve des faits analogues à Cuba, où l'homosexualité semble se lier à Obatala, comme l'amour lesbien à Orunmile. Je pense qu'une connaissance plus approfondie des individus nous permettrait de pousser plus loin ces remarques.
En résumé :
- 1°) L'Afro-brésilien pense par catégories ou concepts comme nous, et les participations mystiques jouent seulement à l'intérieur d'une de ces catégories ; chaque fois que l'on passe de l'une dans l'autre, on passe d'un certain ensemble de participations à un autre ensemble. C'est le principe de coupure. Dans la mesure où le comportement est pris dans un de ces réseaux de liaisons, il changera donc lui aussi en passant d'une catégorie à l'autre.
- 2°) Il nous a semblé que cette généralisation du principe de coupure aux comportements afro-brésiliens nous permet de réviser, de corriger ou tout au moins de nuancer un certain nombre de théories déjà émises sur les problèmes de la marginalité, du syncrétisme, de la nature de la transe mystique, et de jeter une lumière neuve sur certains de leurs aspects.
[1] Estudos afro-brasileiros, lere Série, São Paulo, 1947 et 3eme Série, São Paulo, 1953 ; Introduction à la recherche sur les interpénétrations de civilisations, Paris, 1950 ; "Contribution à l'étude de la participation", in Cahiers Internationaux de Sociologie, XIV, 1953. Mais nous avions tendance à ne distinguer que les deux principes de participation et de coupure, à mêler le principe d'analogie avec celui de participation. Nous pensons aujourd'hui qu'il est nécessaire de compter trois et non deux principes.
[2] Toute l'œuvre de Lévy-Bruhl serait ici à citer depuis Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, Paris, 1910. Pour Durkheim voir Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, 1912, et surtout l'article écrit en collaboration avec M. Mauss : "De quelques formes primitives de classification", L'Année Sociologique, II, 1903.
[3] J. PIAGET : L'Épistémologie génétique, Paris, 1950. Tome III, p. 261.
[4] M. GRIAULE : Dieu d'Eau, Paris, 1948. Cf., aussi dans la même orientation, G. DIETERLEN : Essai sur la religion bambara, Paris, 1951.
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