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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du livre de Roger BASTIDE “Les relations raciales en Amérique latine.” Un article publié dans la revue Droit et liberté, no 236, 1964, pp. 10-11. [Autorisation accordée le 13 janvier 2013.]

Roger BASTIDE [1898-1974]

sociologue et anthropologue français,
spécialiste de sociologie et de la littérature brésilienne.

Les relations raciales
en Amérique latine
.”

Un article publié dans la revue Droit et liberté, no 236, 1964, pp. 10-11.


En terme d’Amérique Latine est-il bien valable et ne devrait-on pas parler plutôt d'une Amérique métisse ? Car les conquérants blancs, espagnols ou portugais, se sont mêlés avec les Indiennes d'abord, puis avec les Africaines amenées comme esclaves dans le nouveau monde, et se sont multipliés en petits métis, mulâtres, ou sambos.

Certes, en gros, on peut distinguer une Amérique blanche, celle qui comprend l'Argentine, l'Uruguay et le Chili (encore le Chili a-t-il 10% d'Indiens et 60% de métis) - une Amérique indienne, avec la Bolivie où dominent les descendants des Aymara et Quechua, l'Equateur qui a 45% d'Indiens, le Pérou qui en a 40%, la Colombie, le Paraguay, ou même chez les métis, la culture guarani reste très forte - une Amérique noire enfin, qui comprend la plupart des Antilles et une partie du Brésil. Mais il ne s'agit que d'une tendance générale ; en fait, dans presque tous ces pays, à de rares exceptions près, ce sont les métis des trois races, blanche, noire et "rouge" qui dominent.

Il faut ajouter qu'après la suppression du travail servile, on a fait appel, pour remplacer les noirs dans les plantations qu'ils avaient désertées, à des "jaunes", paysans de l'Inde, coolies chinois, indonésiens, japonais. Mais alors que les Indiens et les Africains se sont unis aux Européens et à leurs descendants, les Asiatiques forment en général des kystes ethniques, aussi bien à la Martinique qu'au Brésil, et là où ils sont particulièrement nombreux, comme dans la Guyane anglaise, où ils sont 170.000 contre 100.000 noirs, une véritable guerre de races s'est déclarée, dont les journaux nous apportent de temps en temps les rumeurs dramatiques. Le métissage au contraire, en créant entre les races pures comme une espèce de tampon, toute une classe intermédiaire, a empêché les frictions de prendre des formes trop violentes et c'est pourquoi on a pu si souvent dire de l'Amérique latine qu'elle était la terre de "la démocratie raciale".

Mais il faut s'entendre sur le sens de ce terme. Il n'a de valeur que par opposition à l'Amérique anglo-saxonne. Il signifie qu'il n'y a pas de barrière de couleur, de ségrégation institutionnalisée, que tous les citoyens de ces pays métis, quelle que soit la couleur de leur peau, ont les mêmes droits théoriques ; enfin, alors qu'il n'existe pas de miscégénation entre les races aux États-Unis, le processus du métissage se continue en Amérique latine. Le système des "castes" fermées et séparées cesse à partir du Mexique et nous avons alors des sociétés de classes multiraciales ; ce qui ne veut malheureusement pas dire que, dans les faits, chaque classe comprend des représentants des trois races constitutives selon leur pourcentage dans la population globale. Ce serait possible en droit ; un proverbe brésilien dit : « Un nègre riche est un blanc, un blanc pauvre est un nègre ». Mais tandis qu'aux États-Unis, chaque caste, blanche ou noire, est divisée elle-même en trois classes, haute, moyenne et basse (avec un décalage des revenus en allant des blancs aux noirs), ici au contraire la division des races coïncide avec celle des classes.

Nous avons au bas de la hiérarchie sociale une classe basse, misérable, analphabète, composée presque uniquement d'Indiens ou de noirs foncés, travaillant dans les campagnes la terre de leurs maîtres blancs en échange d'un morceau de terrain qu'ils cultivent pour vivre, mais qui ne leur appartient pas, et qui, dans les villes, constituent un sous-prolétariat de demi-chômeurs, - puis une classe moyenne, composée surtout de métis, - et enfin une très petite classe haute, qui tient les leviers de commande posée de blancs purs. Ainsi la lutte des races se transforme en lutte des classes, ce qui enlève à sa gravité, mais comme les classes s'identifient aux races, les préjugés de couleur, hérités du temps de la conquête ou du temps de l'esclavage, se maintiennent. Il n'y a pas, croyons-nous, de véritable démocratie raciale sans une authentique démocratique politique.

Le problème numéro 1 de l'Amérique latine est celui de son développement, économique et social, qui permettra d'arracher les masses indiennes ou noires à leur misère, de les alphabétiser, et de leur rendre possible une mobilité verticale ascendante qui leur est actuellement refusée.

Mais ce développement est commencé dans bien des pays et on s'aperçoit alors qu'il soulève des questions du point de vue de la coexistence pacifique entre les races. On a pu distinguer deux grands types de relations inter-raciales, le type concurrentiel, dans les pays urbanisés et industrialisés - le type paternaliste dans les pays ruraux, latins et catholiques.

Si les relations sont plus douces en Amérique latine, c'est que l'Indien ou le Noir n'est, nulle part, un concurrent dangereux pour le blanc, "il reste à sa place", qui est la plus basse ; le paternalisme, en intensifiant les relations affectives, par exemple entre maîtres blancs et "clients" noirs, loin d'aider les noirs à monter, les a encouragés à rester dans leur infériorité, à s'en contenter, à la trouver "bonne" pour eux.

Mais dans les grandes cités, où l'industrie se développe, où la possibilité de s'instruire présente plus de facilités aux classes basses, alors le Noir commence à devenir un concurrent sur le marché du travail, en attendant le jour, plus lointain, où il le deviendra aussi sur le marché des professions libérales. Le blanc est dans ce cas amené à défendre sa position, désormais menacée. La ségrégation apparaît alors sous une forme hypocrite et les relations raciales s'enveniment. Un exemple célèbre est celui de la création du "Front Nègre" dans l'État le plus industrialisé du Brésil, celui de Sao Paulo, pour réagir contre les préjugés et les obstacles semés sur la voie du progrès pour les Noirs.

Le métissage cependant continue, mais il évolue. On a souvent fait du métissage un des arguments fondamentaux de l'existence en Amérique latine d'une démocratie raciale. Il ne le serait que si ce métissage s'était fait dans les cadres du mariage ; or il s'est fait dans le cadre du concubinage ou de la polygamie du blanc, marié avec une femme blanche destinée à lui donner ses enfants légitimes, et ayant une multiplicité de maîtresses de couleur, uniquement pour le plaisir des sens. L'Indienne ou la Noire ont été des instruments de plaisir, donc ravalées au rang des objets, que l'on possède et sur lesquels, en tant que "maîtres" on a tous les droits. Mais comme les métis, plus clairs, plus européanisés, jouissaient dans la société d'une position plus élevée, la femme de couleur acceptant l'étreinte du blanc pour, suivant sa propre expression, "se purifier le sang".

Ainsi le métissage, s'il avait ses bons côtés, en créant des liens affectifs entre des êtres de races différentes (aspect qui est à la base de l'œuvre de Gilberto Freyre), développait dans les races de couleur un complexe d'infériorité, la volonté de se blanchir. Le métissage a donc finalement contribué à développer une idéologie, qui est celle de "l'aryanisation progressive de la race" et il suffit de parier d'aryanisation pour constater que, actuellement, derrière le métissage, subsiste et s'intensifie un racisme blanc.

Bien entendu, l'Amérique latine est trop vaste et trop hétérogène pour que le problème des relations raciales ne prenne pas des aspects différents suivant les régions.

Dans les pays à prépondérance indienne, il prend souvent des formes assez proches de celles que nous connaissons en Europe avec le colonialisme, mais avec cette différence qu'ici la colonie est au dedans de la métropole.

En Amazonie, où les Indiens sont restés "sauvages", suivant l'expression consacrée, le progrès de vastes territoires n'est actuellement possible que par le bras des blancs ou des métis. Mais l'avance pionnière de ces blancs plus ou moins purs dans des régions que les Indiens considéraient traditionnellement comme leurs, ne se fait que par un double processus, d'abord celui de l'expropriation de l'Indien de ses terres, sous le prétexte qu'il ne les cultive pas - et en second lieu, quand l'Indien se trouve dans ses territoires de chasse ou de cueillette, il se voit contraint de travailler pour le blanc, et c'est l'apparition de la forme moderne du servage.

Dans les pays où une culture métisse s'est développée, comme au Mexique ou en Bolivie, le développement économique et social du pays ne pourra se faire que par l'intégration des masses indiennes à la civilisation occidentale. On avait pu penser que les communautés indiennes ignoranty la propriété individuelle, se transformeraient aisément en coopératives de production et qu'à travers un régime plus ou moins socialisant, elles se fondraient dans la Nation. Mais les Indiens refusent de perdre leurs âmes en s'assimilant à un autre monde que le leur. Les communautés de Bolivie font la grève des coopératives. Et celles du Mexique, au lieu d'accepter de se transformer en "ejidos" ont préféré monter plus haut dans la montagne inhospitalière, c'est-à-dire vers plus de misère. Comme nos anciens "colonisés" d'Europe, les Indiens se refusent à s'incorporer dans les cadres sociaux et culturels de leurs anciens colonisateurs espagnols.

On voit que le problème des relations raciales en Amérique latine ne se présente pas toujours sous un jour aussi favorable que ne permettrait de le penser l'expression consacrée de "terre de la démocratie raciale". Expression inventée par les blancs ou les métis assimilés aux blancs et formant avec eux le groupe des "ladinos". Mais on est en droit d'espérer que ces pays sauront trouver une solution au dilemme dans lequel ils se débattent : conserver les sentiments d'amitié entre blanc et gens de couleur caractéristiques de l'époque paternaliste et développer les masses exploitées des Indiens ou des Noirs, de façon à ce que le monde qu'est entrain de créer ce développement, celui de la concurrence, ne fasse pas disparaître les éléments positifs de l'ancien paternalisme, n'en détruisant que les éléments négatifs, ceux qui empêchaient la montée des miséreux à plus de justice et de bien-être.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 25 septembre 2013 8:28
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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