Roger BASTIDE [1898-1974]
sociologue et anthropologue français,
spécialiste de sociologie et de la littérature brésilienne.
“Le syncrétisme
en Amérique latine.”
Un article publié dans la revue Bulletin Saint-Jean-Baptiste, no 5, 4/2, 1965, pp. 166-171.
Le terme de syncrétisme a peut-être tort de cacher, en les dissimulant sous l'identité d'un même terme, toute une série de phénomènes ou de processus extrêmement différents. Sans doute il s'agit toujours d'un mélange entre plusieurs civilisations qui, au lieu de s'affronter, se marient ; au Mexique, au Guatemala, au Pérou entre la civilisation chrétienne et les civilisations indiennes - à Cuba, à Haïti, au Brésil entre le catholicisme et les traditions africaines. Mais le syncrétisme magique obéit à d'autres lois que le syncrétisme religieux ; il est essentiellement accumulation de formules et des gestes, addition pure et simple des magies médiévales aux magies indigènes, afin d'en augmenter la force efficace, alors que le syncrétisme religieux est sélectif. Le syncrétisme dans le domaine des gestes ou des cérémonies n'est pas le même que dans celui des croyances ou des représentations collectives ; dans le premier cas, il y a plutôt juxtaposition (par exemple on "ajoute" aux rituels de l'initiation une messe d'action de grâces à Dieu dans les candomblés du Brésil ; on ajoute au Guatemala aux prières dites aux saints dans l'Eglise la longue marche en montagne pour offrir un sacrifice aux Esprits de la nature) ; dans le second, il y a recherche d'identifications, ou tout au moins de correspondances mystiques (les Vodouns sont identifiés aux saints ; les paroles de Dieu sont "réinterprétées" à travers les croyances animistes). C'est sans doute qu'il faut distinguer entre les structures linéaires et les structures rayonnantes.
Les structures linéaires forment des séquences de mots ou de gestes, qui viennent les uns après les autres dans un ordre fixe, en suivant bien entendu un certain nombre de règles, données par la grammaire ou la syntaxe propre à la catégorie envisagée, orale ou motrice. Dès lors, à l'intérieur d'une de ces séquences, un "paquet de relations" (pour employer l'expres-sion de Lévi-Strauss) peut sombrer dans l'oubli et on le remplace, alors, par un autre paquet de relations, emprunté à la nouvelle civilisation triomphante, afin qu'il n'y ait pas de "trous" dans la suite. C'est ainsi que certaines cérémonies afro-américaines comblent les pertes que le temps a ouvertes dans la trame des gestes par les emprunts aux cérémonies luso ou hipano-américaines ; c'est une espèce de rapiéçage d'un tissu usé avec des morceaux d'autres tissus. Ou bien encore on prolonge une séquence toute faite en y raccrochant d'autres rituels pour former un nouvel ensemble ; on comprend que si on peut, dans un ordre linéaire, substituer des paquets de relations ou les ajouter, chaque paquet en lui-même forme une "unité" indécomposable. Il y a donc alors toujours addition et non identification.
Les structures rayonnantes sont celles qui, à partir d'un centre ébranlent, dans la conscience ou dans l'inconscient des esprits, tout un ensemble complexe de sentiments, de tendances, ou d'attirances mentales, qui vont former comme un halo autour du foyer central. La loi du syncrétisme alors sera celle de l'identification. Lorsque les esclaves africains par exemple ont voulu cacher leurs divinités noires en leur collant un masque blanc, de façon à tromper leurs Maîtres, ils ont choisi des saints dont la vie ou le symbolisme rappelait les mythes ou les symboles de leurs Orisha ; ainsi Shango, le dieu du tonnerre, a été identifié à sainte Barbe, qui protège de la foudre ; mais la représentation de sainte Barbe fera surgir dans l'âme des croyances de couleurs, les complexes affectifs et mentaux qui étaient liés au culte de Shango. Réciproquement, au fur et à mesure que sous l'influence subie du milieu, ou sous la pression de l'environnement, les Noirs se christianiseront plus ou moins profondément, on verra la figure de Shango se métamorphose, parce qu'elle évoquera désormais de nouveaux complexes affectifs et mentaux : désir de justice, volonté de voir triompher le bien sur le mal. Le syncrétisme, dans le domaine des croyances, est donc le reflet des structures d'hommes "marginaux", c'est-à-dire en voie d'assimilation, exprimant l'alchimie mystérieuse des transformations psychiques, ré-interprétation des valeurs catholiques en valeurs païennes ou des valeurs païennes en valeurs chrétiennes.
Que va-t-il se passer maintenant et quelles formes nouvelles pourra prendre le syncrétisme quand on aborde le domaine des mythes ? Le mythe, en premier lieu, se présente comme un récit, il est constitué par une suite de mots et de paquets de relations, il appartient donc à l'ordre linéaire. Cet ordre linéaire est d'ailleurs lié à l'ordre des gestes, en ce sens que très souvent, sinon toujours, le récit mythique explique, à un autre niveau, le niveau verbal, l'ordre des paquets de relations moteurs d'une cérémonie. Mais d'un autre côté, le mythe est objet de croyances, il ne reste jamais emprisonné dans le récit, il s'étale dans l'ensemble des comportements ou des attitudes, il apparaît en filigrane, dans les gestes du paysan, dans les songes du dormeur, dans les soins donnés aux malades, comme dans les sentiments que suscite la pluie, ou la sécheresse, l'agonie d'un être cher, la courtisation des amoureux. Ce qui fait qu'en même temps qu'il a une structure linéaire, en tant que récit, il a une structure rayonnante, en tant qu'ensemble de représentations collectives. Le syncrétisme va donc se compliquer étrangement. Nous ne pouvons dans cette note, dont la brièveté nous empêche d'analyser minutieusement des exemples précis de mythes, aller plus loin que l'exposé d'idées générales. Il serait certes intéressant dans la perspective de l'ordre linéaire de suivre les effets des lois de transformation qui nous feraient passer de l'hagiographie de la vie des saints aux mythes des Indiens ou des Afro-américains, mais il faudrait tout un livre...
Certains africanistes, comme Arthur Ramos au Brésil, ont cherché les racines des identifications dans la permanence des complexes mis en lumière par la psychanalyse ; ainsi la correspondance chez les Noirs du Brésil entre Yemanja et la Vierge n'aurait d'autre cause que la possibilité, pour l'une comme pour l'autre, d'exprimer extérieurement l'image maternelle ; tandis que celle établie entre les divinité phalliques d'Afrique et saint Georges serait la projection de la même imago paternelle. On pourrait, dans une perspective analogue, mais en se fondant cette fois sur la phénoménologie, enraciner les identifications dans la permanence des "archétypes" ou, comme dit M. Eliade, des hiérophantes : le culte si populaire de saint Côme et de saint Damien, à Haïti, à Cuba, à Bahia, maintient les représentations de la gémelléité primitives (si bien analysées, pour l'Afrique, par l'école française de Griaule). Dans la mesure où les hymnes appartiennent aux structures rayonnantes, il y a une part de vérité dans ses interprétations. Et, sociologiquement l'Église l'a bien compris, car elle a cherché à sublimer et spiritualiser les croyances des Noirs esclavagisés en partant de leur animisme, pour trouver des substituts, qui permettraient l'éducation du sentiment religieux, sans un viol des âmes.
Mais il nous semble aussi que, par delà les structures affectives, il faut faire appel aux structures intellectuelles. La pensée mythique, en effet, obéit à la loi des correspondances, ce qui est réalité à certain niveau devenant symbole de ce qui existe à d'autres niveaux du réel. Les classifications primitives lient, dans une même catégorie, des animaux, des plantes, des astres des phénomènes naturels, des manifestations sociales. Mis en face d'une autre civilisation que la sienne, comment le Noir va-t-il réagir ? sauf pour les "artifacts" trop éloignés de sa pensée et qu'il ne peut faire rentrer dans le cadre de ses correspondances, il va tenter d'insérer le "nouveau" tableau dans ses catégories superposées, et se symbolisant mutuellement. C'est ainsi que les saints du catholicisme, grâce aux associations verbales (l'histoire de leurs vies racontées par les prêtres) ou visuelles (les lithographies religieuses vendues dans les marchés villageois) vont être pris dans le "système" et constitueront, au niveau du catholicisme, la répétition symbolique des croyances animistes ou politiques.
On nous excusera d'avoir peut-être trop insisté sur les syncrétisme afro-américain. C'est qu'il a été, depuis de nombreuses années, l'objet de nos recherches, cependant ce syncrétisme n'est qu'un cas particulier d'un phénomène très général et que l'on retrouve dans toute l'Amérique latine, indienne aussi bien qu'africaine. Malheureusement, les anthropologues nord-américains qui nous ont donné d'excellentes descriptions de la religion syncrétique indienne, ne se sont pas intéressés aux mécanismes psychologiques qui l'expliquent ; ils se bornent à ce qui est "visible" ou "audible" (cérémonies ou interviews) sans rechercher par delà les informations, visuelles ou orales, le "caché". Or, comme le dit Bachelard, il n'y a de science que du caché. Les rares explorations, à travers les biographies de certains Indiens, du monde "intérieur", comme celle de G. Guiteras-Holmes, Perils of the soul, the world view ofa Tzotzil Indian, s'arrêtent en chemin. Elles nous donnent bien la totalité d'un monde mythique, où les dieux ont à la fois des noms indigènes et des noms bibliques, où s'entremêlent des récits de la Genèse à l'histoire de Ghoroxtotil ou de la Terre-Mère mais sans nous en proposer aucune interprétation. Si on nous permet de faire, à partir de ces données, quelques hypothèses, nous dirions :
1/ Que du point de vue des structures linéaires, nous entrevoyons, derrière les "confusions" signalées par l'auteur, des lois de transformation au contraire très nettes, qui permettent de jouer entre les séquences par exemple des "journées" de la création dans la Genèse et celles des créations successives du monde des Indiens. Certes il y a opposition entre les deux récits, où la création est d'un côté accumulation et progrès, de l'autre destruction et recommencement ; mais l'histoire du déluge et de la récréation de l'humanité à partir de Noé permet des ponts et d'établir des correspondances ; le syncrétisme consiste alors à unir des morceaux d'histoire mythique, de deux traditions différentes, en un tout qui reste ordonné par un même "modèle" significatif.
2/ Cependant, à côté des correspondances saisies en quelque sorte sur un plan horizontal, vient s'ajouter, pour compliquer les processus syncrétiques, la hiérarchisation des religions antagonistes, hiérarchisation qui n'est que le reflet de la situation sociologique d'infériorité de l'Indien dans un monde dominé par les Blancs. L'enseignement missionnaire ancien reposait sur une conception bipolaire qui faisait du christianisme l'expression du divin - et croyances indigènes, non pas un produit de l'imaginaire, mais une expression, aussi très réelle, mais cette fois du démoniaque. Dans une certaine mesure l'Indien a subi cette bipolarisation : les esprits de ses ancêtres constituent des êtres dangereux, des "périls pour l'âme" ou pour le corps (maladie). Mais il a réagi tout de même, en transformant l'opposition en stratification. Dès lors nous aurons, dans la structure linéaire, à distinguer les "positions" des paquets de relations dans une séquence globale, où en haut, nous trouverons des Êtres plus ou plus ou moins christianisés, en bas des Êtres plus ou moins diaboliques et au centre des Êtres ambigus (les anciens "sauveurs" des mythes archaïques, mais qui on été touchés par l'obscurcissement de tout ce qui est traditionnel, sous l'influence des Missions). Or, ici encore, on pourrait trouver les lois de transformation qui permettraient de passer des mythes du trickster des Indiens dits "sauvages" aux mythes actuels des Indiens dits "civilisés".
3/ Ce qui nous frappe surtout dans les données recueillies par Guiteras-Holmes, d'abord parce qu'elles recoupent ce que nous avons nous-même trouvé dans une forme syncrétique de religion afro-brésilienne, le Spiritisme de Umbanda, et ce qui nous est apparu aussi chez les Indiens du Brésil (notamment chez les Guarani étudiés par Baldus pour expliquer leur échec à atteindre "la Terre-sans-Mal"), c'est le passage du mythe à l'idéologie, sous l'effet des frustrations imposées par l'existence sociale et l'exploitation économique d'une ethnie par une autre. Nous passons alors des structures linéaires aux structures rayonnantes. L'Indien établit une sélection dans l'acceptation des données chrétiennes et il choisit justement celles qui lui permettent d'expliquer son échec sociologique : en particulier la notion du péché ; il intériorise aussi sa dévaluation en termes catholiques. Mais cette notion du péché va restructurer peu à peu toute sa mythologie en la transformant en une image pessimiste du monde, en faisant des récits qui avaient primitivement d'autres sens, des "étiologies" de la condamnation, de la décomposition et de la mort. Seulement, justement parce qu'ici nous avons atteint les structures rayonnantes, ce sentiment de l'Indien d'être l'enfant du péché s'irradie en de multiples directions, spirituelles, médicales, psychiatriques, sociologiques, qu'une analyse un peu plus poussée permettrait facilement de séparer (le "linéaire" ici, à partir du foyer affectif, se faisant sous la forme de récits en "rayons").
bastidiana, 43-44, juil.-déc. 2003.
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