Anthropologue, professeur au département d’anthropologie,
Université de Montréal.
“Donner et prendre.
Garifunas [1] et Yanomamis”.
Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 19, no 1-2, 1995, pp. 95-117. Numéro intitulé : “Retour sur le don”. Québec : Département d'anthropologie, Université Laval.
- Table des matières
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- Introduction
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- Les Garifunas du nord-est hondurien : une économie du don ?
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- Yanomamis : lesquels ? Une économie de la prédation : Chagnon à Bisaasi-teri
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- L'échange bien tempéré : les aimables Sauvages de Lizot
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- Conclusion
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- Références
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- Résumé
Introduction
- Je me méfie des Grecs même quand ils apportent des présents.
Le renouveau récent d'intérêt pour les récits et chroniques concernant l'arrivée des Européens en Amérique aura permis, entre autres, de dégager les racines anciennes de métaphores qui sous-tendent encore nos représentations littéraires, historiques et ethnologiques des autochtones ; représentations que l'histoire de l'anthropologie situe généralement dans un « avant », extérieur au champ propre de la discipline. Si l'on envisage les productions idéologiques occidentales sous l'angle de la continuité, plutôt que de la rupture, le texte fondateur de la construction de l'indianité est sans contredit le Journal de bord de Colomb. Deux types de discours s'y entremêlent. D'un côté, le célèbre navigateur, pour asseoir sa crédibilité, doit reconnaître les paysages, les animaux, les gens décrits dans les textes sacrés du christianisme et les cosmographies du Moyen-Âge finissant (comme celle de Pierre d'Ailly, 1480). En même temps, il produit une nouvelle connaissance empirique, qui laisse transparaître les objectifs pragmatiques de sa mission (Gómez-Moriana 1993 : 22) : l'information sur les opérations maritimes et l'aspect physique des lieux renvoient à une évaluation des possibilités économiques du Nouveau Monde.
Sa description des autochtones relève des deux discours. Imprégné des textes sacrés, il retrouve chez les Amérindiens de Guanahani les caractères des habitants du paradis terrestre : nus « comme leur mère les a enfantés », « prodigieusement craintifs » (Colomb 1979, Il : 47) comme il sied à une humanité encore dans l'enfance, et « sans secte » (1 : 61) (c'est-à-dire faciles à convertir, contrairement aux Musulmans et aux Juifs). En bon commerçant, il est aussi frappé par les objets d'or qu'ils possèdent, et il essaie par tous les moyens de se faire indiquer d'où cet or provient. Il est aussi fasciné par leur générosité, qui confine à la sottise [2].
Plus tard, le même Journal nous parle d'êtres diamétralement opposés, de Sauvages féroces et cannibales : il s'agit des ennemis des Arawaks, les Caraïbes des Petites Antilles :
- [...] une île Quaris, peuplée de gens que l'on tient dans toutes les îles comme très féroces et qui mangent de la chair humaine. Ceux-ci ont beaucoup de canoas sur lesquels ils courent toutes les îles de l'Inde, pillant et emportant tout ce qu'ils peuvent.
Colomb produit donc déjà l'image contradictoire des autochtones qui aura longue vie en Occident : d'un côté, le Bon Sauvage (repris par une longue suite d'auteurs, de Las Casas à Castañeda, en passant par Chateaubriand), de l'autre, la brute sanguinaire (de Sepúlveda à l'Indien des westerns). L'attitude face aux échanges joue un rôle important pour départager les bons des mauvais : les bons donnent ; les mauvais pillent. Les premiers sont donc de précieux partenaires commerciaux, les seconds ne peuvent qu'être soumis ou éliminés. Notons que lors de ses voyages ultérieurs, Colomb fera basculer du côté des mauvais ses anciens alliés de l'île d'Hispaniola (ibid. : 108-109).
Je propose ici que l'ethnologie, et tout particulièrement l'anthropologie économique, a hérité de ces stéréotypes, qui viendront orienter sa théorie et ses descriptions, aux différentes époques. L'évolutionnisme qui naît au XVIIIe siècle pour s'épanouir au XIXe, situera le « primitif » près du pôle négatif, en substituant un discours naturaliste au discours moralisateur des découvreurs et conquistadors : « Paresseux et accoutumés à la plus grande indépendance » (Buffon 1971 : 300), les Sauvages ne produisent que pour leur fruste subsistance. L'état de guerre permanent, s'il encourage la solidarité interne (Darwin 1871, 1 : 161) limite beaucoup les échanges entre les groupes. Comme les hommes ne connaissent pas encore la monnaie, les transactions prennent la forme grossière du troc, prélude caricatural au commerce (voir Gras 1930). Si Marx et Engels revalorisent le « communisme primitif » (fondé, comme celui de demain, sur le principe « chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins »), ils partagent avec leurs opposants bourgeois la conviction que c'est l'échange marchand qui marque le début de la Civilisation (Engels 1971 : 151-152).
Avec Malinowski, le vent tourne et la métaphore du Sauvage généreux s'impose à nouveau en anthropologie [3]. Quelques années plus tard, dans son célèbre « Essai sur le don », Mauss prend aussi le contre-pied de l'image du « Sauvage-qui-troque » : partout et toujours, dit-il, les humains ont donné et rendu les dons. Le lien entre la situation troublée de l'après-guerre et ses préoccupations pour le don apparaît dans deux de ses conclusions « de morale [4] » (Mauss 1960 : 258-265, 273-279). En anthropologie économique, la thèse du don, longtemps éclipsée par l'approche formaliste, refait surface avec l'ouvrage collectif dirigé par l'historien Polanyi (1957). Dans la typologie générale des économies et des sociétés qu'il propose, le critère fondamental est la forme que prend la circulation des biens : la réciprocité (très proche du « don » maussien) caractérise les sociétés primitives, alors que la redistribution est le propre des sociétés médiévale et antique, et l'échange (marchand), de la société moderne. Les ethnologues étaient d'autant plus prêts à accueillir cette théorie qu'une décennie plus tôt Lévi-Strauss avait énoncé sa thèse fondamentale selon laquelle l'échange des femmes était le principe sous-jacent à l'ensemble des systèmes de parenté et d'organisation sociale (Lévi-Strauss 1967) ; la guerre et la violence étant le résultat d'un « échange qui a raté » (Lévi-Strauss 1962 : 268-271). Enfin, depuis 1968, sous l'influence de l'éthologie puis de la sociobiologie, le paradigme de l'agression a tenté de remplacer celui de l'échange comme fondement des structures sociales.
Dans les pages qui suivent, j'essaierai de montrer comment le fait de considérer le « don » ou la « réciprocité » comme des principes universels qui sous-tendent le fonctionnement des sociétés traditionnelles, s'il permet de rendre compte de certains ensembles de nonnes qu'on y rencontre, laisse de côté une bonne part des comportements observés ; la même chose se produit si l'on remplace le don par le principe contraire, l'agression. J'illustrerai ma thèse en comparant le système d'échange des Garifunas du Honduras à celui des Yanomamis de la forêt sud-américaine, sur lesquels nous disposons d'une ethnographie aussi riche que contradictoire. La comparaison présente un double intérêt. D'abord, les Garifunas, originaires des Petites Antilles, sont les principaux descendants des Indiens caraïbes (Callipona ou Callinago) qui peuplaient ces îles à l'arrivée des Européens, les « gens très féroces et qui mangent de la chair humaine » mentionnés par Colomb dans le passage cité plus haut. Cette vision persistera dans l'imagination européenne des XVIIe et XVIIIe siècles, en même temps qu'une image romantique se fera jour (Boucher 1992 : 108 sq.). Quant à l'ethnographie contemporaine (Taylor 1951 ; González 1969), elle les décrit comme des modèles de sociabilité. En second lieu, les Yanomamis se rattachent à la même aire culturelle (Antilles-Orénoque) et font l'objet de théorisations contradictoires. Dans les deux cas, le critère de l'échange joue un rôle important, sinon central.
Les Garifunas du nord-est hondurien :
une économie du don ?
À l'arrivée des Européens aux Petites Antilles, ils trouvèrent un peuple dont la subsistance reposait sur la culture du manioc et la pêche (Rochefort 1665 : 492 sq.), et il semble que toute leur organisation sociale était liée à la guerre contre leurs ennemis, les Arawaks (Dreyfus 1982). Fortement ritualisée, cette activité ne visait pas l'obtention de terres ni de richesses : il s'agissait de venger des offenses antérieures en tuant et en détruisant et les captifs, leur seul butin, étaient mis à mort au cours de festins cannibales (Beaucage 1982 : 186-188) qui avaient lieu avant les expéditions et pour célébrer les retours victorieux. Les plus vaillants guerriers se voyaient alors octroyer des épouses par les aînés ; ils les installaient dans des « carbets » dispersés sur le pourtour des îles. Le mari pouvait mettre à mort son épouse en cas d'infidélité (constatée ou supposée), le beau-père étant alors tenu de fournir une remplaçante (Rochefort 1665 : 493). De prime abord, on aurait donc ici une « société de prédation » aux antipodes du modèle maussien, mais assez proche de la description des Yanomamis faite par N. Chagnon (1976).
La colonisation des Antilles bouleversa cette société autochtone : à la fin du XVIIe siècle, ils furent éliminés de la plupart des îles par les Anglais et les Français, une économie de traite remplaça la guerre, un métissage important eut lieu avec des Noirs et, en 1796, les Britanniques déportaient environ quatre mille Garifunas sur la côte de l'Amérique centrale, après un soulèvement raté (Beaucage 1966 ; González 1988). Les Garifunas d'aujourd'hui, au nombre d'environ soixante mille, habitent un chapelet de villages côtiers, du Belize au Nicaragua, où ils s'adonnent toujours à la pêche et à l'agriculture sur brûlis. Ils forment également des minorités importantes dans les villes portuaires et les plantations, où les hommes ont une longue expérience de travail salarié migratoire. De la société de prédation insulaire, il ne reste plus guère de traces. Les « carbets » dispersés ont cédé la place à des villages denses et les autochtones d'aujourd'hui opposent souvent leurs moeurs pacifiques à la violence endémique qui sévit chez leurs voisins ladinos (Métis hispanophones).
L'étranger séjournant dans un village garifuna est frappé par l'importance de la circulation des biens et des services, plus évidente encore dans les plus grosses communautés. Les prises des pêcheurs sont réparties entre un grand nombre de maisonnées ; il en va de même des bananes qu'on ramène de la brousse et des galettes chaudes de manioc dont la ménagère régale parentes et voisines. De même, la coopération dans le travail est fréquente : pêche, semailles, couvrage des maisons, transformation du manioc, autant d'activités où l'on voit collaborer hommes ou femmes (rarement les deux sexes, vu la division stricte du travail). La perception garifuna de l'échange est ambiguë. Interrogés, ils cherchent souvent à en minimiser la portée, insistant sur l'idéal d'autarcie de chaque maisonnée, fondée sur la division sexuelle du travail : outre la cuisine et le soin des enfants, la femme doit cultiver le manioc, le préparer pour nourrir sa famille, participer à la culture du riz et du cocotier, ramener l'eau et le bois de feu et cueillir des noix de corozo (Attalea cohune) pour la vente ; l'homme doit défricher, planter le bananier, le riz et le cocotier, pêcher pour la consommation familiale, construire la maison et creuser la pirogue, et obtenir, souvent par le salariat migratoire, l'argent pour acheter les biens manufacturés (sel, outils, vêtements) (Beaucage 1989a : 113 sq.).
En dehors de la maisonnée, un principe très simple est censé régir les transferts : Une main lave l'autre et les deux lavent le visage, c'est-à-dire que les frères et sœurs s'entraident et soutiennent leurs parents. Ces deux modalités idéales, on l'aura remarqué, correspondent assez exactement au « don/contre-don » et au « don pur » discutés par Mauss, et que j'appellerai respectivement « réciprocité équilibrée » et « réciprocité diffuse » (en reprenant la typologie de Sahlins, 1965). La première comprend les transferts dont on attend une contrepartie équivalente, selon des normes fixées par la coutume ; la seconde, les transferts pour lesquels aucune contre-prestation précise n'est attendue, autre que la reconnaissance sociale pour un comportement culturellement valorisé.
Un examen plus poussé révèle cependant que a) le réseau des échanges est beaucoup plus vaste que le groupe des germains et b) les modalités sont multiples, en fonction de la distance sociale, d'une part, et selon qu'il s'agit de produits du travail (nourriture, matériaux de construction) ou des facteurs de production (terre, travail), d'autre part.
Si nous considérons d'abord les produits du travail, il apparaît que c'est la distance sociale qui est le principal déterminant. On peut en effet distinguer six grands niveaux, situés selon un axe qui va de la « réciprocité diffuse » au marchandage, en passant par la « réciprocité stricte ». Le premier niveau est constitué par le groupe domestique, lieu d'échanges constants suivant les règles de la division du travail exposées plus haut. Le second niveau est représenté par les parents, à qui les enfants adultes donnent régulièrement selon le principe exposé plus haut : surtout des biens liés aux activités masculines comme le poisson et les bananes - car les aînés pêchent peu ou pas, et beaucoup de femmes âgées sont seules et ne cultivent qu'un peu de manioc. Cependant, les transferts sont loin d'être unilatéraux et le modèle peut s'inverser complètement : lorsque le grand-père est vivant, c'est souvent lui qui fournit gratuitement les « produits masculins » aux maisonnées de ses filles, dont les maris sont fréquemment absents.
Le niveau suivant n'est pas constitué par les « frères et soeurs », mais bien par le groupe des « sœurs » (incluant les cousines parallèles), pour les femmes, et par les amis (-umada), pour les hommes : la résidence uxorilocale rapproche les premières et disperse les « frères ». Les réseaux assez denses d'interaction donnent lieu à des visites fréquentes, à des cadeaux, spontanés ou sollicités (de nourriture préparée, de fruits mûrs et d'alcool) ainsi qu'à la formation de groupes pour le travail agricole, la pêche, et de menus travaux (ravauder les filets ou râper le manioc) [5]. Le réseau d'amis d'un homme compte souvent son (ou ses) beau(x)-frère(s) (-ibamu) ; avec ses frères, même lorsqu'ils habitent le même village, les rapports sont souvent tendus, et marqués de froids prolongés autour de questions d'héritages ou de services non rendus. Il est important de noter que les « cadeaux » sont souvent sollicités : le pêcheur chanceux, l'agriculteur qui rapporte des bananes plantains ou de la canne, la ménagère qui vient de cuire des galettes verront arriver chez eux des visiteurs et visiteuses qui comptent bien ne pas s'en retourner les mains vides. Il faut noter que ces transferts concernent de petites quantités de denrées : une « main » de bananes, un morceau de galette. À ces trois niveaux (maisonnée, parents, proches) il ne saurait être question du prix des choses. Les biens échangés ne constituent qu'une facette d'une relation plus large et polyvalente que j'appelle la « solidarité diffuse » : « Je l'aide aujourd'hui, peut-être que demain, c'est lui qui m'aidera ».
En dehors de ces réseaux restreints, on vend et on achète, beaucoup plus que le modèle d'autarcie ne veut l'admettre mais selon des modalités qui ne se réduisent pas à la catégorie abstraite d'« échange marchand ». D'abord, il existe à l'intérieur de la communauté villageoise un système de prix coutumiers pour les produits locaux (bananes, manioc, poisson frais, objets de vannerie et de boissellerie). Ces prix ne varient pas malgré les pénuries périodiques et les engorgements (beaucoup moins fréquents) du minuscule marché villageois ; car c'est le juste prix et seul un scélérat tentera de profiter de la rareté ou de l'abondance relative pour le modifier. Ces échanges marchands d'un type particulier se déroulent soit sur la place publique (la plage pour le poisson, l'embarcadère pour les produits agricoles), soit, plus tard, au domicile du producteur (toujours, dans le cas des femmes [6]). L'homme qui revient au village avec du poisson ou des bananes met d'abord de côté ce qu'il destine à sa consommation domestique et satisfait les demandes de ses proches (qui s'assurent d'être présents à son arrivée ou envoient des enfants chercher leur dû). Puis il s'efforce de vendre quelque chose. L'observateur a tôt fait de remarquer que plusieurs « acheteurs » ne donnent qu'une partie du prix convenu... ou rien du tout, le paiement étant remis à plus tard ! Le vendeur a peu de recours pour soustraire son produit, même au mauvais payeur. Il en va de même plus tard, dans sa maison, à cette différence près que les acquéreurs éventuels viennent parfois y proposer le troc : du poisson pour des galettes de manioc, du rhum pour des bananes. De temps à autre, un enfant viendra apporter quelques sous, des fruits, ou du menu fretin, en signe de bonne foi du débiteur, sans liquider la dette. Frères et sœurs, voisins et amis sont inclus dans ce système de crédit généralisé. Outre la présence du crédit entre maisonnées, les prix pratiqués dans les villages sont généralement considérés comme « bas ». Ce qui fait que le vendeur est placé, par rapport à l'acheteur, dans une position similaire à celle du donneur dans les échanges rituels étudiés par Mauss : celui qui a un surplus est moralement obligé de vendre, mais vendant, au comptant ou à crédit, il « aide » les autres, il les oblige envers lui à son tour [7].
C'est le même système de prix fixes qui prévaut dans les échanges entre les Garifunas et les paysans ladinos de l'arrière-pays immédiat : ces derniers cherchent un débouché pour leurs produits agricoles, tandis que les premiers, artisans, marins et pêcheurs, disposent d'un peu de numéraire. Parfois, ce sont les Ladinos qui descendent à la côte avec des pirogues chargées de bananes, ou donnent rendez-vous aux acheteurs en un point mitoyen ; plus souvent, des Garifunas remontent les rivières, avec de l'huile de coco, du rhum, de la cassave et du poisson séché. Ici, on ne fait pas de crédit. La perception mutuelle favorise les transactions immédiates : les Garifunas louent l'ardeur au travail des Ladinos, mais craignent leur violence, tandis que ces derniers considèrent leurs voisins comme d'habiles artisans et navigateurs, mais des partenaires peu fiables... et de dangereux sorciers !
Le dernier niveau concerne les rapports avec les commerçants et les étrangers en général. À la différence des transactions antérieures, qui mettent en présence des maisonnées paysannes disposant du même type de ressources, ici, quelques individus disposent du capital marchand et des moyens de transport (les goélettes). Les boutiquiers distribuent dans les villages des biens manufacturés (vêtements, outils d'acier, savon, allumettes) et des denrées non disponibles sur place (sel, sucre, farine de blé et bière) ; en retour, ils achètent noix de coco, noix de corozo et riz qu'ils expédient en ville. Des négociants ambulants viennent acheter les porcs et de rares têtes de bétail. Les commerçants s'établissent dans les villages garifunas surtout pour des raisons de sécurité, mais affirment traiter principalement avec les Ladinos de l'intérieur ; ils définissent les Garifunas comme des paresseux. Ces derniers les voient comme des exploiteurs : « Ils s'enrichissent sans travailler, en nous volant, nous, les pauvres ». Plus concrètement, ils accusent les boutiquiers de profiter de leur quasi-monopole des contacts avec le monde extérieur pour surévaluer leurs produits et sous-payer la production paysanne. Entre paysans et commerçants, le marchandage a lieu chaque fois qu'il est possible et la fraude est considérée de bonne guerre, de part et d'autre [8].
Considérant les normes de circulation des produits, on passe donc du don/réciprocité diffuse à la réciprocité stricte puis au marchandage à mesure qu'on s'éloigne des réseaux sociaux primaires. La circulation des facteurs de production révèle un tout autre tableau. Le principal facteur de production en agriculture, la terre, n'est pas, chez les Garifunas, propriété privée : sous sa forme naturelle, c'est-à-dire couverte de forêts, la terre est abondante et appartient à tous les villageois. C'est le travail de défrichage et de plantation qui fonde la possession individuelle, cette dernière demeurant aussi longtemps que subsistent des effets du travail : jusqu'à la récolte, pour les champs de riz et de mais, tant qu'il reste des boutures de manioc ou des surgeons de bananiers, pour les plantations. Après quoi quiconque est libre de défricher à nouveau la terre pour la cultiver. Le cas limite, où ce principe débouche sur une appropriation permanente, est celui de la bande côtière, plantée de cocotiers dont la durée de vie est indéfinie.
Les outils agricoles sont simples et peu coûteux : la hache, la machette et la houe suffisent à l'écobuage. Un jeune couple peut obtenir aisément des boutures de manioc, les surgeons de bananier et les noix de coco germées dont il a besoin, en aidant un aîné au débroussaillage annuel : cette opération en produit en surnombre. Le riz de semence, quant à lui, est prêté : pour chaque gerbe empruntée, il faudra en rendre deux au moment de la récolte.
C'est le travail qui constitue le facteur critique pour la production agricole, particulièrement pendant la courte saison sèche où il faut faire le brûlis, ainsi que lors des semailles et de la récolte des céréales. Le groupe domestique fournit l'essentiel de la force de travail requise pour sa subsistance, complétée par l'échange de journées de travail entre les maisonnées (wadágamanu damúrigura, « travail en groupe »). Bien que la plupart des participants aux groupes de travail soient choisis parmi les proches (voir note 5), les règles de circulation de la force de travail obéissent à une réciprocité stricte : chaque journée de travail fournie donne droit à une journée en retour, d'une personne du même sexe, indépendamment de la proximité sociale. Pour la culture du riz (qui emploie beaucoup de main-d'œuvre féminine), une journée de semailles autorise une femme à une journée de récolte, mais dans le cas du mais, à un sac d'épis, seulement : « C'est trop facile à récolter ! » expliquent les paysans. Celui qui ne peut ou ne veut retourner les journées peut embaucher des ouvriers, là encore, à taux fixe : en 1967, le salaire quotidien s'établissait à 1$ US pour les hommes et à 0,25$ pour les femmes. Les hommes expliquaient l'écart par le fait que ces dernières arrêtaient le travail des champs vers midi (plutôt qu'à trois heures, comme eux) « pour causer et ramasser du bois » (en fait, elles rentraient préparer le repas familial).
En ce qui concerne la pêche, les techniques et les agrès sont variés : la ligne et l'hameçon, le harpon, l'épervier et la seine. Les trois premières techniques sont à la portée de toutes les maisonnées mais la dernière, la plus productive, exige un investissement initial considérable et doit être constamment réparée [9]. Et elle ne peut être utilisée qu'à partir d'une grande pirogue de mer, manoeuvrée par sept pêcheurs. L'emprunt des trois premiers engins donne lieu à une réciprocité diffuse (« On donne quelques poissons, comme un tiers [de la prise], à celui qui nous l'a prêté ») ; par contre, la participation à la pêche à la seine met en oeuvre des normes strictes de répartition : dès le retour, sur la plage, les prises sont partagées en quatorze tas équivalents ; chaque pêcheur a droit au quatorzième des prises, le propriétaire du filet à la moitié ; s'il pêche aussi, il prend un autre septième ; s'il embauche pour cela un « capitaine » il lui verse en supplément un autre septième, à même sa moitié, ainsi qu'au propriétaire de la pirogue, s'il doit l'emprunter.
À partir des normes concernant la division du travail, la propriété et la distribution, on peut construire de l'économie villageoise garifuna un modèle remarquablement cohérent, bien que différent de la représentation indigène d'autarcie domestique. Dans ce système d'écobuage en milieu forestier, la propriété collective du sol assure à chaque maisonnée l'accès à la terre ; en même temps qu'elle limite l'appropriation à ce qu'une famille paysanne peut mettre en valeur. Personne n'a intérêt à défricher beaucoup plus que ce dont il a besoin et la rétention de droits sur les parcelles des années précédentes permet d'y poursuivre une exploitation résiduelle en conservant une réserve de plants. L'« intérêt » sur le riz de semence peut être vu comme une façon de décourager les resquilleurs, qui consommeraient toute leur récolte, en se fiant aux autres pour la semence. De même pour la pêche, la part du propriétaire de seine assure que cet engin coûteux et productif sera construit et entretenu ; il existe aussi des techniques de production plus simples, accessibles à tous. Dans le même sens, si les réseaux sociaux primaires pratiquent la réciprocité diffuse, c'est la réciprocité stricte qui règle les rapports avec l'ensemble des maisonnées garifunas : le « crédit » permet de resquiller un temps mais une famille donnée ne peut en dépendre indéfiniment. Par ailleurs, l'existence de tels réseaux dans les villages, combinée à la division sexuelle du travail, « libère »des tâches de subsistance beaucoup de jeunes hommes qui, par le travail salarié migratoire, rapportent les biens manufacturés désormais incorpores a la culture villageoise : outils de fer, tissus, vaisselle, radios à transistors, etc. Si l'on ne considère que ces nonnes et la part de l'expérience quotidienne qui y correspond, l'économie et la société garifunas semblent avoir été conçues pour illustrer le cas « réciprocité » de la typologie polanyenne [10]. Cette importance du don, de l'entraide et de la coopération fut d'ailleurs à la base d'un projet de développement de coopératives agricoles dans des villages garifunas du nord-est hondurien (Beaucage 1989 : 66 sq.).
Et pourtant... quiconque a séjourné quelques mois dans un village a tôt fait de noter des éléments qui ne cadrent pas tout à fait avec ce modèle. En ce qui me concerne, je tardai à réaliser l'importance de ces éléments et à entreprendre de les interpréter ; ma formation d'ethnologue m'amenait à étudier des normes sociales et j'adhérais spontanément à la métaphore de la réciprocité et de l'équilibre. En outre, j'étais constamment en garde contre les stéréotypes racistes que véhiculaient les Ladinos, commerçants et fonctionnaires. À mon arrivée, l'un d'eux, reprenant l'éternelle rengaine de la « paresse » des Garifunas, ajoutait : « S'ils possèdent quelque chose, c'est qu'ils vont travailler à l'extérieur et qu'ils sont avares (miserables). Quand ils gagnent dix pesos, ils en rapportent onze : l'autre, ils l'ont volé ! » Avares ? Voler ? Je rejetai immédiatement l'idée devant la générosité et la solidarité manifeste du groupe.
Car ma compagne et moi avons vécu « sur le don » pendant les mois qui suivirent notre installation à Bataya : la bourse du CRSH (Conseil de recherches en sciences humaines) se faisait attendre, et nos voisins et amis garifunas nous fournissaient les vivres et le bois de feu et même un chat et une poule pondeuse. Comme je collaborais à la mise sur pied de la coopérative locale de producteurs de riz et qu'Elena dispensait les premiers soins dans le village, nous mettions ces contributions sur le compte de la réciprocité diffuse. À l'arrivée du mandat, cependant, comme nous partions l'échanger dans la ville voisine, les « donateurs » défilèrent pour nous demander de leur rapporter divers effets (bottes, machettes, tissus) dont le prix correspondait, en gros, aux biens apportés. Qu'en penser ? Peut-être nous étions-nous trompés de degré et s'agissait-il de « réciprocité stricte » ?
Je remarquai par ailleurs que le travail collectif, si attrayant avec son atmosphère de fête, était lui-même l'objet de commentaires sévères. Un paysan réparait le toit de sa maison en maugréant, après le passage des couvreurs : « Ils ne pensent qu'à plaisanter et à bâcler le travail. Les Ladinos, au moins, font leur boulot comme il faut ! » Lors de l'assemblée pour organiser le sarclage et la récolte de la rizière coopérative, un ancien proposa de rétribuer les travailleurs « à la pièce et non à la journée, car sinon il n'y aura pas assez de riz pour payer tout le monde ». Le salaire à la journée, malgré la présence de numéraire, implique une confiance « diffuse » envers les ouvriers agricoles, qui établissent chacun leur rythme de travail. Le passage à une réciprocité plus stricte souleva des objections, mais la majorité convint du manque d'ardeur à la tâche de certains lors du défrichage et des semailles et l'accepta. Les femmes appuyèrent fortement la proposition, mais pour une toute autre raison : le niveau de leur rétribution devenait le même que celui des hommes. Une fois dans la rizière, cependant, chaque sexe opta pour une modalité distincte de travail : tandis que les hommes sarclaient chacun la parcelle qui lui était assignée, les femmes préférèrent se regrouper, prendre moins de parcelles et effectuer le travail comme avant, en causant, en plaisantant et en quittant au milieu du jour. La présence de choix et de stratégies, individuelles et collectives, donnait une toute autre résonance aux normes de réciprocité.
Au fur et à mesure de notre insertion dans la vie villageoise, nous n'avons pas tardé à faire face à une autre dimension du don, celle des demandes quotidiennes d'« emprunts » : quelques centavos pour du sel ou du savon, une poignée de diachylons « en cas », etc. En même temps, il nous était malaisé de nous procurer le poisson, les oeufs, le bois..., biens que détenaient souvent nos « emprunteurs » mais qu'ils ne semblaient pas disposés à vendre, encore moins à donner ! Une telle établissait même un petit commerce de médicaments à même notre pharmacie de campagne ! Il fallut changer de tactique : on ne prête plus, on vend. Certains visiteurs ne revinrent plus, mais notre ordinaire s'améliora [11]. Nous apprîmes aussi à cacher les bananes mûrissantes dans la chambre, faute de quoi un régime disparaissait en un clin d'œil. Longtemps avant notre départ, les divers objets usuels que nous n'entendions pas rapporter avec nous firent l'objet de sollicitations nombreuses, qu'il fallut gérer délicatement, pour n'indisposer personne. La présence de normes de réciprocité nous obligeait, comme les villageois, à des stratégies pour les contourner face a ceux qui se plaçaient trop souvent en position de bénéficiaires.
Deux autres phénomènes firent également surface, que nous aurions cru impensables, vu notre perception première de la communauté. D'abord, le vol. Comme je marchais sur la plage, en bordure des cocoteraies, je levai les yeux et j'aperçus un couvercle de cercueil accroché au stipe le plus haut. Au retour, on m'expliqua : « C'est G., il espère faire peur aux voleurs avec ça. Il dit qu'il sait comment leur jeter un sort ». Et les paysans d'ajouter ironiquement : « Il y a toujours plus de monde pour récolter que pour semer. C'est la même chose pour les bananes ! » Je compris alors pourquoi on rapportait souvent de la brousse des fruits qui n'avaient pas encore atteint leur taille optimale. « Les jeunes ne plantent pas assez de bananiers : quand les grosses pluies commencent [juillet], ils n'ont plus rien. Alors... ». Le don de boutures, de surgeons et de noix de coco germées prenait tout à coup une autre signification : en encourageant les autres à planter, on tendait à réduire les prélèvements sur les plantations existantes. Le vol suscitait certes un agacement chez les agriculteurs, mais comme il ne s'accompagnait jamais de violence et ne portait jamais sur des biens essentiels et difficilement reproductibles, telle une pirogue ou une seine, les voleurs (souvent identifiés par leurs empreintes de pieds) s'en tiraient le plus souvent avec une rupture temporaire des relations, voire l'humiliation publique à cause de plaisanteries blessantes. Personne n'entreprenait de leur faire rendre le « bien mal acquis »... qu'ils avaient déjà consommé.
Après plusieurs mois de séjour, on accéda à un autre niveau de phénomènes, encore plus étonnants pour nous : la sorcellerie. Toute maladie grave, tout décès était vus comme l'oeuvre d'un sorcier. Et derrière la sorcellerie, il y avait immanquablement l'« envie ». Bientôt les récits se multiplièrent : on enviait une femme ou un enfant pour son apparence physique, on enviait un homme pour ses biens. Un tel qui s'était fait construire une maison, sur pilotis, à toit de zinc, succomba un peu plus tard à un mal mystérieux. Le devin révéla deux coupables : son voisin, qui enviait sa maison, et un autre homme, qui désirait sa femme. Le lien entre la sorcellerie et la richesse est double. Celui qui manifeste une aisance supérieure à la moyenne sera envié, donc objet de sorcellerie ; mais celui qui accumule de l'argent sera aussi soupçonné d'être sorcier. Deux commerçants garifunas prospères furent accusés de sorcellerie, respectivement lorsque la filleule du premier mourut et lorsqu'un petit-fils de l'autre perdit la raison. Dans les deux cas, les gens commentaient que les riches vendent au diable l'âme des enfants. D'après les récits, le procédé d'envoûtement le plus typique ressemble à un « échange pervers » : soit qu'on fasse cadeau d'un aliment trafiqué (sucrerie, pain, alcool), soit qu'on vole un objet de peu de valeur (peigne, mouchoir) grâce auquel on jettera un sort au propriétaire. Les soupçons de sorcellerie ont comme conséquence principale la rupture des relations entre les familles en cause : il n'existe aucun mécanisme formel de mise en accusation ni de châtiment, sauf le recours à des charmes encore plus puissants contre le sorcier.
À côté de comportements conformes aux normes de réciprocité, on découvrait donc des rapports économiques et sociaux marqués de contradictions, dont les accusations de vol et de sorcellerie étaient l'expression. Cette société du don était aussi hantée par la passion de l'avoir. Comment concilier les deux, le Bon et le Mauvais Sauvage, la solidarité exprimée et le conflit larvé, les normes et les pratiques non conformes ? La réciprocité n'était-elle qu'un masque ? Non, même si nous observions constamment des comportements qui s'en écartaient peu ou prou, les normes fonctionnaient, elles influençaient vraiment le comportement : au cours de mes déplacements, combien de fois m'a-t-on offert le gîte et le couvert sans rien attendre ni accepter en retour ? La tentation était grande alors de voir dans les écarts un effet de l'acculturation, du conflit de valeurs des sociétés en transition (approche fonctionnaliste), ou de la pénétration de l'individualisme capitaliste dans les sociétés autrefois véritablement communautaires (approche marxiste). Après tout, les Garifunas sont en contact avec l'Occident depuis quatre siècles, et les hommes connaissent le salariat migratoire depuis le début du XIXe siècle. D'où l'intérêt de comparer cette situation avec celle d'un autre groupe autochtone, dont les contacts directs avec l'extérieur sont récents et qui a suscité d'âpres débats précisément sur le thème qui nous intéresse : les Yanomamis.
Il y a vingt-cinq ans, la première monographie sur ce peuple, qui habite la forêt sud-américaine, à la frontière du Venezuela et du Brésil, soulevait la controverse. Le livre de N. Chagnon (1976 [1re éd. 1968]) présentait l'image d'une société qui semblait traversée par d'incessants conflits, entre les communautés, entre les sexes, entre les individus. L'interprétation de ces conflits en termes d'« acculturation » étant exclue (ils venaient tout juste d'entrer en contact avec l'extérieur), l'auteur proposait d'y voir une adaptation réussie à un milieu naturel et social hostile. Rompant avec le style impersonnel des monographies, Chagnon se situe d'emblée au coeur de son texte. Il rapporte au tout début du livre quel choc fut pour lui son premier face à face avec des autochtones qui n'étaient pas « aussi nobles qu'on le croit au départ » (1976 : 3) :
- Je m'attendais à voir 125 faits sociaux se promenant et s'interpellant par des termes de parenté, partageant la nourriture, brûlant d'envie que je recueille leur généalogie [...] Je vis une douzaine d'hommes hirsutes, nus, sales, hideux, qui me regardaient du haut de leurs flèches tendues vers moi.
- Chagnon 1976 : 4-5 ; je souligne
Le reste de son séjour confirmera l'impression laissée par cette arrivée particulièrement déplaisante [12] : les Yanomamis n'ont absolument rien des Bons Sauvages. En plus de battre leurs épouses (ibid. : 82-83), les hommes se battent entre eux à coups de poing et de bâton pour des motifs qui vont de la jalousie à un vol de bananes (ibid. : 118-119) ! Déception supplémentaire pour l'ethnologue romantique -les Yanomamis ne donnent pas volontiers, ils mettent plutôt leur honneur et leur plaisir à recevoir ! Ils visitent surtout le riche étranger aux heures des repas ; quand il a le malheur de partager avec quelqu'un, sa hutte se remplit de pique-assiette qui en veulent aussi :
- Chaque fois que l'un d'eux me donnait quelque chose « librement », il me harcèlerait ensuite pendant des mois pour que je lui rende la pareille, non pas en nourriture, mais en outils de métal. [...] J'essayai de développer des amitiés personnelles parmi les Indiens. [...] Tous mes amis profitaient simplement de ma confiance pour avoir un accès privilégié à ma cachette d'outils et d'objets de traite, et me pillaient.
La recherche de l'intérêt personnel au détriment d'autrui ne s'exerce pas seulement face à l'étranger. Même si tout le village vit sous le même auvent circulaire, le gibier et la nourriture ne sont normalement partagés qu'à l'intérieur de la famille. À l'extérieur de ce cercle restreint de partage, c'est la loi du plus fort qui règne, selon Chagnon, et non la réciprocité, stricte ou diffuse ; chacun protège jalousement son bien [13].
De même, la complémentarité formelle des rôles masculins et féminins ne doit pas faire illusion : les hommes sont non seulement dominants, mais dominateurs, recourant à la force au moindre prétexte. Les jeunes femmes sont données en mariage au gré des calculs politiques de leurs pères et frères ; ces derniers seront par la suite leur seule protection contre la violence excessive du mari (ibid. : 69). Dans un village étranger, l'épouse n'aura qu'une possibilité : la fuite.
Sur le plan politique, chaque village yanomami est, en principe, en guerre contre tous les autres, et les raids sont fréquents, que ce soit pour enlever des femmes ou venger des injures passées. Paradoxalement, c'est la guerre qui est à la base des grands échanges cérémoniels. En effet, l'alliance politico-militaire entre deux groupes est scellée par une fête, dont le rituel implique des transferts importants de biens : le chef du village hôte régale ses invités de nourriture de choix (particulièrement du gibier), tandis que les simples villageois offrent à des partenaires choisis des objets de leur fabrication tels des pointes de flèches, des hallucinogènes, du coton filé, des hamacs... (ibid. : 100). S'établit ainsi une relation, appelée no mraiha, qui implique que le partenaire devra rendre, à une date ultérieure, un objet différent. Bien que Chagnon parle de spécialités de certains villages (comme la poterie), nous sommes loin du troc utilitaire que nous avons observé chez les Garifunas : chaque communauté étant pratiquement autosuffisante, l'échange de biens n'est que l'expression matérielle de l'alliance politique, et il disparaît dès que cette dernière est compromise.
Cette insertion de l'économique dans le social ne doit cependant pas nous inciter à croire que ces dons sont gratuits. Si un village en invite un autre à une grande fête, c'est qu'il est contraint de rechercher son appui dans une situation politique défavorable : les « dons » sont le prix payé pour « acheter » cet appui. Un groupe trop petit ou trop faible pourra chercher refuge chez son allié, mais il se verra alors contraint de donner des filles à marier à ses hôtes, le nombre augmentant avec la durée du séjour (ibid. : 98). Soulignons également que la non-gratuité n'est pas ici synonyme de l'obligation à rendre au sens où Mauss l'entendait (1960 : 205 sq.). Ceux qui sont dans une position de force en profitent pour exiger (par exemple, des épouses) sans avoir à rendre quoi que ce soit (Chagnon 1976 : 100). On entreprend un échange, que ce soit de biens ou de femmes, non pas pour amorcer des liens de réciprocité, mais parce qu'on y est obligé par la logique du pouvoir : le « donateur » est alors en position de nette infériorité. Une vraie réciprocité ne serait possible qu'entre villages en situation d'égalité, ce qui semble relativement rare. La relation de don-échange demeure toujours fragile, d'ailleurs : les visiteurs à une fête peuvent profiter de l'occasion pour massacrer leurs hôtes... ou l'inverse (ibid. : 94). Le contenu du livre est très bien résumé par l'auteur dans son avant-propos : les Yanomamis constituent une société dans laquelle « une grande capacité pour la rage, un seuil de tolérance très bas, et une volonté d'utiliser la violence pour atteindre ses buts sont considérés comme des traits désirables » (ibid. : viii).
On voit le rapport entre un tel système de valeurs et la guerre chronique entre les villages, mais comment les unités sociales n'éclatent-elles pas ? C'est qu'il y a « un système de contrôle qui freine habituellement la tendance à l'anéantissement » (ibid.). Le recours à la violence, entre hommes du même village, ne peut se faire que dans un ordre précis : duels à coups de poing, à mains ouvertes, à coups de gourdin, etc. L'agressivité des combattants est généralement épuisée avant qu'on en arrive à l'homicide (ibid. : 118-137). Sinon c'est la fission, qui surviendra d'ailleurs inévitablement, tôt ou tard.
Les Sauvages de Chagnon ne sont pas généreux, comme les premiers Indiens de Colomb, mais sont calculateurs et fréquemment de mauvaise foi [14], comme les « idolâtres » et « cannibales » que le Découvreur rencontra par la suite. Là s'arrête cependant la comparaison, car, pour l'auteur, l'agression n'est pas un facteur pathologique, contrairement à ce qu'affirme la vieille morale judéo-chrétienne... et l'anthropologie sociale classique. Correctement réglée, elle peut devenir un puissant facteur de cohésion sociale, en permettant les alliances autant que les hiérarchies entre individus et entre groupes. Chagnon étend d'ailleurs la pertinence de son analyse bien au-delà de la population étudiée. Les Yanomamis « comme tribu [?] ne sont ni une aberration ni une exception, en ce qu'ils possèdent la souveraineté et la guerre que la souveraineté implique » (1976 : 163). La convergence de l'interprétation de Chagnon avec celle de l'éthologie, courant qui était alors en pleine ascension (Lorenz 1969), explique en partie le succès immédiat du livre de Chagnon, qui dépassa de beaucoup le cercle des études amérindiennes. Il en fut de même pour le livre publié par Biocca (1968) : l'autobiographie d'Héléna Valéro, Brésilienne enlevée par des Yanomamis alors qu'elle était enfant, paraissait illustrer pleinement l'omniprésence de la violence et du conflit dans la société yanomami : rapts de femmes, razzias des villages ennemis, massacres d'enfants, violence conjugale et vengeances parfois meurtrières dans des villages menacés de fission, tel semblait être le quotidien des hommes de la forêt. On se trouvait donc là en face d'une société aux antipodes du don maussien : non seulement on ne donne rien, mais la prédation et la violence ont préséance sur toute forme d'échange.
Malgré ses prises de positions théoriques tout à fait claires, Chagnon semble avoir été quelque peu effrayé de l'ampleur de la diffusion de cette image des Yanomamis. C'est pourquoi, dans une postface à la seconde édition, il s'employa à « corriger certains malentendus et impressions fausses : [...] Même les villages les plus "guerriers" jouissent de longues périodes de paix relative, pendant lesquelles la vie quotidienne est tranquille et heureuse » [15] (1976 : 162).
Il maintint cependant la validité du portrait qu'il avait tracé : une description valable de la guerre chez les Yanomamis implique « la présentation de faits et d'informations que plusieurs d'entre nous préférerions ne pas examiner » (ibid. : 163). Le lecteur était donc convié à mettre entre parenthèses ses propres valeurs : d'ailleurs, la violence de notre propre société dépasse peut-être la leur (ibid.). Il expliqua le caractère exceptionnel de sa monographie par rapport à la production anthropologique générale par le fait que cette dernière avait connu son essor « après que la plupart des primitifs (tribesmen) aient été pacifiés » (ibid.). En réalité, les faits nouveaux qu'il rapportait le plaçaient devant l'alternative suivante : ou bien son cadre conceptuel originel était valable et alors il aurait dû également expliquer le côté paisible de la vie yanomami, ou bien la théorie de l'agression était incapable de rendre compte de tous les faits observés et il fallait en rechercher une autre. Chagnon ne fit ni l'un ni l'autre, se contentant d'atténuer ce que l'image projetée pouvait avoir d'« excessif ».
L'échange bien tempéré :
les aimables Sauvages de Lizot
À la même époque, et dans une direction radicalement opposée, l'ethnologie française découvrait dans les sociétés autochtones d'Amérique du Sud une « logique du compatible » (Jaulin 1970 : 19), des « sociétés contre l'État » (Clastres 1974) qui rejetaient instinctivement, avant même de les avoir connus, le pouvoir coercitif et les inégalités [16]. En ce qui touche plus particulièrement les Yanomamis, Jacques Lizot, au cours de longues recherches de terrain, produira une vision de cette société où la violence occupe une place secondaire (1976a, 1978, 1984a, 1984b). Il est significatif que Lizot n'attaquera jamais directement Chagnon, réservant ses flèches pour Harris (1974), dont la perspective est un économisme caricatural, et pour Biocca qu'il accusera à la fois de priver une Brésilienne pauvre de ses droits d'auteure et d'avoir trafiqué son récit pour présenter des Yanomamis une vision déformée « rendant ainsi possibles et justifiant les pratiques génocidaires et ethnocidaires » (Lizot 1976b : 179-180).
Contrairement à Chagnon, qui se mettait lui-même en scène, Lizot se fait généralement invisible ; dans Le cercle des feux, le lecteur est appelé à partager directement la vie quotidienne des Yanomamis, joie de vivre mais aussi conflits et crises, à travers leurs émotions, leurs désirs. On imagine que de telles données n'ont pu provenir que d'entrevues en profondeur avec beaucoup de gens, mais rien n'est précisé sur ce point.
Encore à l'opposé de l'analyse de Chagnon, celle de Lizot donne à l'échange et à la réciprocité une large place, tout en y restreignant, paradoxalement, le rôle de l'économie. Dans un de ses premiers articles, significativement intitulé « Économie ou société » (je souligne), Lizot développe sa conception fondamentale. Pour lui, il existe deux grands types de sociétés, qui seront toujours opposées terme à terme : les sociétés industrielles et les sociétés primitives. Les premières sont fondées sur l'artifice des besoins, la tyrannie de l'économie et du travail, et débouchent sur la crise écologique ; les secondes « ont développé modérément [ ?] leur technologie et leur économie » et les activités humaines s'y déroulent en harmonie avec le milieu naturel [17]. Dans ses travaux ultérieurs (1978, 1984a), qui veulent être la démonstration de cette thèse, Lizot privilégie deux types de phénomènes : les rapports avec la nature - prévisibles en cette ère environnementaliste - et les échanges entre les humains.
Concernant les rapports des Yanomamis à l'environnement, Lizot a fourni des descriptions fouillées de diverses techniques, ainsi que des connaissances botaniques et zoologiques des autochtones (1984a). La terre entourant chaque village est appropriée collectivement par ses habitants, qui « sont des usagers [...] pas des possédants » (1984a : 150). L'auteur a analysé quantitativement la productivité de l'écobuage forestier et l'allocation des temps de travail (1978). Il y démontre aisément qu'au prix d'une activité économique modérée (5h/jour pour les hommes, 6,8h pour les femmes) distribuée entre l'agriculture, la chasse, la pêche, la collecte, la fabrication et l'entretien, les Yanomamis s'assurent des niveaux caloriques et protidiques tout à fait acceptables (1978 : 89, 90, 101 sq.). Et ce, sans introduire de modifications majeures à long terme dans leur milieu.
Notons en premier lieu que, pour des gens qui « méprisent le travail », y consacrer de cinq à sept heures par jour, sept jours par semaine, ce n'est pas si mal ; ça nous éloigne de la journée de trois heures des « sociétés d'abondance » de Sahlins (1968) et des « 2 h 46 min 20 s » de l'exemple apporté par l'auteur dans son texte de 1971 (Lizot 1984a : 169) et où il n'avait visiblement pas tenu compte des expéditions en forêt (1984b : 216). Si le travail n'est pas déterminant dans ce type de société, c'est que « l'économique est sous l'extrême dépendance des rapports sociaux : la forme la plus remarquable de cette dépendance est la nécessité souveraine de l'échange » (1984a : 138 ; je souligne).
Et, effectivement, la vie quotidienne des Yanomamis revus par Lizot apparaît ponctuée d'échanges :
- Les aliments cuits entrent dans un cycle de dons réciproques à l'intérieur de la communauté et à l'occasion de visites. Le tabac, et surtout le coton, sont des éléments extrêmement valorisés dans le jeu des échanges. On connaît [...] le rôle spécifique de la soupe de bananes dans laquelle on mélange, à l'occasion des rituels funéraires, et pour les consommer, les os réduits en poudre des morts incinérés. L'offrande d'aliments est un indispensable préliminaire à l'échange des messages [...] Toute fête commence par l'offrande cérémonielle de viande et de bananes bouillies. Par l'aliment cuit et le tabac, on entre de plein-pied dans la culture, c'est-à-dire dans l'échange.
- Lizot 1984a : 157 ; je souligne
L'auteur nous livrera une description ethnographique détaillée d'une grande chasse, elle-même prélude à une alliance militaire. La chasse débute par un rituel nocturne « de gaspillage », une « guerre des sexes » qui semble un simulacre des échanges rituels d'aliments : après une longue danse, les jeunes gens visent les femmes endormies avec la chair mâchée de bananes mûres, après quoi les jeunes filles tentent de leur rendre la pareille. C'est le leader d'une des factions du village, qui possède un grand jardin (ibid. : 156), qui a fourni les bananes ; c'est, semble-t-il, sa femme qui cuit les galettes pour tout le groupe des chasseurs (ibid. : 159). Au retour, c'est à l'organisateur que reviendra la plus grande part du gibier ; une fois la viande cuite, il redistribue les morceaux entre les hommes du village et les hôtes. Puis c'est le festin. La nuit venue, les hommes envoient de jeunes enfants, porteurs de cadeaux : « Les jeunes visiteuses ne doivent-elles pas aux hôtes le don de leurs grâces ? Mais, pour les mieux décider, on fait envoyer, quand il le faut, des cadeaux [...] » (ibid. : 163).
La circulation des biens matériels n'est qu'une des expressions de la communication constante entre les divers membres de la société. Chaque village, relativement endogame, est composé de deux groupes qui échangent des femmes entre eux. « Cette homologie » entre les deux systèmes (échange de femmes et échange de biens) « trouverait son expression la plus vivante dans la relation qui unit deux beaux-frères, cousins croisés qui échangent des soeurs et entre lesquels la circulation de biens sous forme de dons, contre-dons et prestations est particulièrement intense » (1984b : 229). On pourrait ajouter, d'après ces données, que les rapports qui règnent entre conjoints, potentiels, officiels ou illicites, si intenses qu'ils soient, semblent particulièrement orageux (1976a).
Le don, tel qu'on nous le présente, possède donc les caractères d'un « fait social total » tel que défini par Mauss, englobant l'économique, le politique, la parenté et même le religieux. Il en possède même l'aspect contraignant, avec une différence importante, cependant : tandis que Mauss définissait les trois obligations du don (1960 : 205 sq.), Lizot parle d'une « obligation de l'échange » et dans un sens fort différent : « Un débiteur peut, quand il le veut, obliger son partenaire à se dessaisir de l'objet qu'il convoite » (1984a : 170). Plus tard il précisera :
- À l'issue d'une visite ou d'une fête, les échanges s'accompagnent de marchandages si violents, les exigences sont posées avec tant de force qu'on en retire l'impression, parfois justifiée, que les antagonistes sont sur le point d'en venir aux mains. À la nécessité d'échanger, nul n'échappe [18].
Peut-on vraiment parler d'« échange », de « réciprocité »dans ces conditions ? Ne se trouve-t-on pas plutôt en face d'un phénomène de prédation, volet économique de rapports de domination que les acteurs sociaux tentent d'établir ? À définir toute la circulation en termes d'échange réciproque (avec la nature, entre les humains), ne s'interdit-on pas d'expliquer la violence, la guerre, la « brutalité des Yanomamis, leur cruauté même [...] l'éducation que reçoivent les enfants, dressés à rendre coup pour coup » (1984a : 167 ; je souligne) ? On sent ici la contrainte que fait peser sur le riche matériel de Lizot un cadre d'analyse trop étroit, construit sur un seul concept : le don-échange défini par Mauss, puis par Lévi-Strauss comme le fondement de la vie sociale.
Conclusion
Le débat récent sur le don a fait ressortir, je crois, les insuffisances qui demeurent dans le bagage théorique des sciences humaines, et de l'anthropologie en particulier ; et ce, non pas face à un problème relativement marginal, mais face à une dimension commune des relations sociales. La gratuité, la spontanéité qu'on rattache au don existent-elles ? Le don est-il compatible avec le calcul ? La contrainte des nonnes sociales qui régissent aussi bien le potlatch que les dons-de-charité-déductibles-d'impôt supprime-t-elle l'un et l'autre ? La violence intra- et intersociétale qui vient soudain se substituer à l'échange n'est-elle, au bout du compte, qu'un accident de parcours ? Ces interrogations ne sont pas nouvelles. À chaque étape du développement de la pensée anthropologique, les sociétés non occidentales ont été invoquées/convoquées à titre d'exemples ou de preuves, plutôt qu'étudiées dans toute leur complexité. Tandis que l'anthropologie du XIXe siècle faisait du « primitif » un troqueur maladroit, pâle ébauche de l'homo economicus moderne, celle du XXe siècle en a fait à son tour le dépositaire d'une autre logique, celle du don, de la réciprocité. Ce faisant, et malgré la masse de matériaux empiriques recueillis, son Sauvage unidimensionnel rejoignait une tradition qui remonte au Premier voyage de Colomb.
Comme Lizot, je débarquai chez les Garifunas en espérant trouver un monde en tout point différent du nôtre. Mon analyse synchronique de l'économie villageoise (1970) ne me satisfit qu'à moitié, l'ethnohistoire garifuna révélant que le système actuel (malgré son apparence « primitive ») était le fruit de transformations profondes, dont je cherchai la clef du côté du marxisme. Lizot, engagé dans un long combat contre le « réductionnisme marxiste », s'en est tenu à sa position initiale, malgré les preuves de son insuffisance. Chagnon, parti des mêmes bases que nous, s'il faut l'en croire, fut traumatisé par l'accueil reçu à Bisaasi-teri et troqua Rousseau pour Hobbes : il voulait ainsi rendre compte de phénomènes souvent sous-estimés par les ethnologues, comme la violence et la guerre, mais un autre volet important de la vie sociale lui échappait, qu'il réintroduira dans ses films, sans l'expliquer.
Peut-on sortir de ce dilemme et comprendre la logique d'un système social et économique en même temps que sa dynamique ? Sans doute. À condition de cesser de croire ce à quoi nous convient les grandes théories, à savoir que les rapports sociaux sont des ensembles homogènes réductibles, en dernière analyse, à un principe simple : la réciprocité-don, ou le pouvoir-agression, ou l'expression des rapports de production. Dans un texte déjà ancien, F. Cancian, réfléchissant sur le long débat qui avait opposé « substantivistes » et « formalistes » en anthropologie économique, proposait de distinguer (à propos de la maximisation) entre la stratégie et la norme (Cancian 1968).
Si l'on part des données ethnographiques elles-mêmes, la circulation des biens (qu'il s'agisse de don, d'échange réciproque ou de prédation) s'inscrit dans un ensemble d'actions individuelles orientées qui nous fournissent le premier niveau d'analyse possible : celui des stratégies. L'objectif visé par les acteurs sociaux peut être de maximiser le gain matériel, le prestige ou le pouvoir, mais aussi satisfaire aux normes de l'hospitalité et de la générosité, ou manifester son affection à quelqu'un. À ce niveau, les sociétés humaines ne diffèrent que par les fins qu'elles assignent à leurs membres et les moyens qu'elles mettent à leur disposition. Ainsi, l'accès à la terre est chez nous soumis aux règles du marché, tandis que Garifunas et Yanomamis estiment qu'elle doit être disponible pour tous les membres du groupe local. Par contre, concernant la circulation de la nourriture entre les unités domestiques, cette réciprocité diffuse coexiste avec la prédation dans ces deux sociétés, alors que nous trouvons normal qu'opèrent ici encore les lois du marché. L'existence de stratégie, de calcul, n'est pas incompatible avec le transfert unilatéral, le don, même s'il perd alors de sa gratuité. Les petits cadeaux que les Yanomamis font apporter à l'élue de leur cœur lors des banquets de chasse sont de même nature que nos cadeaux d'anniversaire : aucun retour n'est assuré, bien que le donateur espère disposer favorablement le récipiendaire à son égard.
L'analyse de ces stratégies individuelles est donc impossible sans référence aux normes d'échange et ces dernières font partie intégrante du cadre normatif qui régit l'ensemble des rapports sociaux. Le don et la réciprocité ne sont que la dimension économique des rapports sociaux globaux dans lesquels ils sont insérés (embedded, selon l'expression de Polanyi). Ainsi, dans les rapports entre parents et enfants, la réciprocité diffuse à laquelle j'ai fait référence plus haut est étroitement liée au mode de résidence, d'apprentissage, de transmission de l'appartenance au groupe. À l'opposé, l'échange marchand entre les garifunas et les commerçants, que ces derniers veulent indépendant de tout autre lien social, s'accompagne de marchandage, de pression, voire de prédation pure et simple [19] et d'accusations de sorcellerie. Une interprétation globale de la nature et du sens des échanges non marchands se devra donc de déborder largement le cadre strictement économique.
Mais les systèmes de normes ne sont pas statiques. En trois siècles, les garifunas sont passés d'une économie de guerre et de prédation qui semble avoir été similaire à celle des Yanomamis (Beaucage 1982) à une économie villageoise de réciprocité, complétée par le salariat migratoire. Les femmes, autrefois productrices effacées, sont devenues le centre des réseaux de production, de sociabilité et d'échange. Pour comprendre la dynamique du système, il est indispensable d'aborder l'étude du contexte matériel où il s'insère : les rapports que le groupe entretient avec son environnement, à travers une technologie donnée, font peser des contraintes qui orientent les modes de production et de circulation des biens. La démographie, la technologie, l'environnement ne sont pas stables à long terme : ils se conditionnent réciproquement en même temps qu'ils obéissent à leur dynamique interne [20]. Quels rapports existent entre telle forme de production (par exemple, de petits groupes d'écobueurs, ou un empire fondé sur l'agriculture irriguée) et les modalités qui président à la circulation ? Le marxisme classique réduisait la circulation à un simple moment du procès de production social. Il établissait donc, entre une technologie fruste et des règles de partage (« communisme primitif »), une correspondance que l'analyse empirique a démentie ; ironiquement, cette conception a refait surface il y a quelques années dans un courant anthropologique (Jaulin, Clastres, Lizot) qui se voulait résolument anti-marxiste. À l'inverse, un courant minoritaire, inspiré de l'éthologie, a fait de la violence une forme d'adaptation au milieu..., ce qui, dans le cas de Chagnon, implique qu'on fasse violence aux données ethnographiques elles-mêmes. Face à ce double échec, la seule démarche féconde, si l'on veut dépasser les analyses de stratégies ponctuelles et les reconstructions évolutives à partir d'une typologie des normes d'échange, me parait être celle qui s'attachera à éclaircir les liens existant entre la dynamique des diverses formes de circulation et le changement matériel et social du groupe.
C'est l'histoire qu'il faut mobiliser avec l'ethnologie si le débat doit avancer.
Références
AILLY P. d'
1480 Imago Mundi seu ejus imaginaria descriptio. Louvain (cité dans Gómez-Moriana 1993 : 23).
BFAUCAGE Pierre
1966 « Les Caraïbes noirs : trois siècles de changement social », Anthropologica, VIII, 2 : 175-196.
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Tandis que l'anthropologie du XIXe siècle faisait du « primitif » un troqueur matérialiste mais maladroit (pâle ébauche de l'homo economicus à venir), plus tard Mauss en fit plutôt le dépositaire d'une autre logique, celle du don. En comparant son expérience chez les Garifunas du Honduras avec la production ethnographique récente sur les Yanomamis d'Amérique du Sud, l'auteur constate d'abord qu'aucun des deux modèles ne peut rendre compte des faits observés, de façon satisfaisante. Il propose de distinguer trois niveaux. Le donné ethnographique nous livre d'abord un ensemble d'actions orientées qui s'intègrent dans des stratégies. Mais l'analyse de ces dernières s'avère impossible sans référence aux normes qui assignent aux acteurs des fins culturellement souhaitables, des moyens pour les atteindre et des contraintes qui pèsent sur leurs choix. Ces normes elles-mêmes reproduisent les contradictions qui caractérisent l'ensemble des rapports sociaux : la réciprocité dans tel contexte peut fort bien coexister avec la prédation dans tel autre. Enfin, les rapports que le groupe entretient avec son environnement, à travers une technologie donnée, font eux-mêmes peser des contraintes de système qui orientent les modes de production et de circulation. Et, comme la démographie, la technologie, l'environnement ne sont pas stables à long terme, seule l'approche historique permet de réconcilier l'effet cumulé des décisions individuelles, le sens imprimé par les tensions au sein des normes culturelles et la dynamique de l'économie et de l'environnement.
Giving and Taking
Garifuna and Yanomamo
While Nineteenth-Century anthropology characterized « Primitive Man » as a materialist, although clumsy, barterer (pale prefiguration of the future Homo economicus), after Mauss he was made the depositary of a opposite logic, that of the Gift. Comparing his experience among the Garifuna of Honduras with recent ethnographic production concerning the Yanomamo of South America, the author observes that none of the two models can satisfactorily account for the observed facts. He proposes to distinguish three levels. First, ethnographic materials present us scores of oriented individual actions, integrated within strategies. However, the latter cannot be properly analysed without setting them against the norms which assign to the individual the culturally-desirable aims, the proper means to achieve them as well as the constraints which limit their choices. Norms themselves reflect the contradictions which pervade the social system ; reciprocity in a given context may coincide with predation in another. Finally, the relationships between the group and its environment, through a given technology, exerts systemic constraints on the modes of production and circulation. In the long run, neither demography, technology nor the environment are stable sub-systems : only a historical approach may reconcile the cumulative impact of individual decisions, the directions set by the tensions within cultural norms, and the global dynamics of the economic system and the environment.
Pierre Beaucage
Département d'anthropologie
Université de Montréal
C.P. 6128, succursale A
Montréal (Québec)
Canada H3C 3J7
[1] Les données de terrain concernant les Garifunas ont été recueillies, de 1963 à 1967, dans les Départements de Colón et Gracias a Dios, sur la côte nord du Honduras. Mes recherches étaient financées par la Faculté des sciences sociales de l'Université Lavai et le Conseil des arts du Canada. Us rapports établis par Elena, ma compagne, et moi-même, au cours d'une expérience de développement coopératif dans deux villages, auront été au moins aussi riches d'enseignements concernant les Garifunas que les entrevues spécifiquement consacrées à la collecte des données.
[2] « Un vieux monta dans ma chaloupe et d'autres, à haute voix, appelaient tous les hommes et toutes les femmes : "Venez voir les hommes qui viennent du ciel et apportez-leur à manger et à boire". Beaucoup d'hommes vinrent et beaucoup de femmes, chacun avec quelque chose [...] » (Colomb 1979, 1 : 64). Plus loin Colomb ajoute : « [...] ils sont à tel point dépourvus d'artifice et si généreux de ce qu'ils possèdent que nul ne le croirait à moins de l'avoir vu [...] Que ce soit une chose de valeur ou une chose de peu de prix, quel que soit l'objet qu'on leur donne en échange et quoi qu'il vaille, ils sont contents. [...] Jusqu'aux morceaux de cercle cassés des barils qu'ils prenaient en donnant ce qu'ils avaient comme des bêtes brutes » (ibid., II : 48, je souligne).
[3] Malinowski (1963) décrit la société trobriandaise comme l'antithèse d'un monde occidental dominé par la concurrence et traversé par des guerres-cataclysmes. Chez les insulaires mélanésiens, des normes de réciprocité président à la circulation des biens de subsistance (urigubu) comme à celle des biens cérémoniels (kula) : au lieu de diviser les humains en concurrents, l'économie les unit en partenaires.
[4] « Peut-être, en étudiant ces côtés obscurs de la vie sociale, arrivera-t-on à éclairer un peu la route que doivent prendre nos nations, leur morale en même temps que leur économie » (Mauss 1960 : 273).
[5] L'étude de la composition des groupes de travail dans le village de Bataya (août 1966 à juin 1967) montre que 92% des participantes à la transformation du manioc (activité collective par excellence pour les femmes) étaient de proches parentes : 47%, des soeurs, mères ou filles, 31%, des parentes parallèles matrilatérales, 12% des parentes patrilatérales ou croisées et 12% des alliées. Tandis que chez les hommes, les groupes nombreux requis par la pêche à la seine et le couvrage comprenaient une majorité de non-parents (51% et 63%, respectivement) (Beaucage 1970 : 196).
[6] Les femmes garifunas disposent comme bon leur semble des fruits de leur travail : essentiellement des galettes provenant du manioc de leurs jardins, des oeufs et de la volaille. Elles vendent aussi aux commerçants les noix de corozo et de coco qu'elles ramassent.
[7] Provenant d'une société où il est constamment harcelé par des vendeurs de tout acabit, l'ethnologue est frappé de constater l'espèce de condescendance un peu solennelle avec laquelle un paysan accepte de lui vendre (« pour l'aider ») quelques poissons ou des produits agricoles...
[8] Les commerçants de villages voisins s'entendaient généralement pour afficher le même prix, et ce, tant pour la vente au détail (généralement le double du prix pratiqué dans les villes portuaires), que pour l'achat des récoltes : le prix payé pour le riz, par exemple, s'établissait à moins de la moitié de celui payé aux ports de Trujillo et de La Ceiba. Les paysans, quant à eux, livraient leur riz encore humide et retardaient au maximum le remboursement des avances consenties. La plupart des commerçants étaient des Ladinos. Plusieurs Garifunas, au retour des plantations, ouvrirent des boutiques et, comme le veut la coutume, allouèrent un crédit généreux à tous les parents et amis.... ce qui les accula rapidement à la faillite mais leur valut l'estime de leurs concitoyens.
[9] À l'achat du filet du câble (43$ US), il fallait ajouter 60 jours de tissage, plus une semaine de travail d'une spécialiste pour assembler les pièces (25$) (données de 1967).
[10] « Plus les membres de la grande communauté [village] se sentent proches les uns des autres, et plus générale sera leur tendance à multiplier les actes de réciprocité en ce qui concerne les rapports spécifiques limités dans l'espace, le temps et autrement. [...] On peut parvenir à la réciprocité en partageant le poids du travail selon les règles de la redistribution, comme quand on fait les choses "chacun à son tour". De la même façon, la réciprocité s'obtient parfois par l'échange selon des équivalences fixées qui avantagent le partenaire se trouvant à court d'un type de produits indispensables » (Polanyi 1974 : 163-164 ; je souligne).
[11] En même temps, nos amis nous conseillaient de nous méfier... de leurs voisins miskitos : « Le gamin t'a apporté un oeuf, l'autre jour, en te disant : "C'est un cadeau" Et tu as accepté. Prends garde ! Son père va venir te demander des bottes de caoutchouc et une machette : ils sont comme ça ! ». Cette prédiction particulière ne s'est jamais réalisée, bien que certains emprunts miskitos courent toujours.
[12] Le récit de l'arrivée de l'ethnologue au village de Bisaasi-teri, placé stratégiquement au début de la monographie, constitue un procédé rhétorique très efficace : les faits rapportés en acquièrent un cachet d'authenticité. Le lecteur est en outre amené à considérer les difficultés qu'a dû surmonter l'ethnologue et à apprécier d'autant plus le résultat.
[13] « Si des voleurs ont pris les fruits des palmiers [dans les plantations abandonnées], les Yanomamis peuvent alors couper les arbres, en gardant le bois pour faire des arcs. Ils détruiront un bien plutôt que de permettre à d'autres de l'exploiter sans permission » (Chagnon 1976 : 36 ; je souligne). « Le tabac est une des plantes qu'on vole le plus fréquemment ; c'est pourquoi il est souvent entouré d'une palissade pour montrer le soin qu'en prend son propriétaire. [...] Un homme mettra une palissade entre sa parcelle de tabac et celle de son père [...] » (ibid. : 37 ; je souligne).
[14] Dans la préface à la seconde édition, Chagnon rapporte ces propos d'un ami de longue date : « Quand tu es venu vivre avec nous pour la première fois [...] on pouvait vraiment t'intimider et te tromper et te faire donner beaucoup de biens de valeur pour presque rien et te convaincre que c'était une bonne affaire. Ce temps-là est fini [...] » (1976 : xii).
[15] On retrouve la même intention dans plusieurs des films qu'il réalisa par la suite chez les Yanomamis avec Timothy Asch : Weeding the Garden, A Father Washes His Children, A Man and His Wife Make a Hammock nous présentent des Yanomamis détendus, simples et affectueux ; The Feast et Magical Death, cependant, font revivre l'atmosphère belliqueuse du livre.
[16] « Les sociétés, injustement qualifiées d'archaïques, ont comme pressenti qu'un développement excessif de l'infrastructure était un péril à l'intégrité du jeu social, et qu'il fallait nécessairement réduire les besoins superfétatoires pour que puisse s'épanouir la société et s'établir le privilège de l'oisiveté » (Lizot 1984a : 171).
[17] « Les sociétés industrielles sont animées par l'idéologie du développement [...] les personnes y travaillent pour un salaire destiné à satisfaire un nombre sans cesse croissant de besoins artificiellement créés et entretenus ; l'économie et le travail y ont une telle importance qu'ils dominent l'ensemble des autres activités et que l'existence des personnes y est tout entière assujettie ; la population, en constante augmentation, soumet le milieu naturel à une exploitation toujours plus intense. Les sociétés non industrielles, dites "primitives" ont, au contraire, développé modérément leur technologie et leur économie ; les besoins matériels des personnes y sont peu nombreux, le travail est méprisé ; la vie familiale et sociale s'y développe avec un minimum de limitations. L'augmentation de la population est freinée par l'infanticide et la guerre, et les activités humaines sont en harmonie avec les possibilités du milieu naturel » (Lizot 1984a : 137-138 ; je souligne).
[18] Après que des contacts réguliers seront établis avec les Occidentaux, cette obligation deviendra, selon lui, « facteur de déséquilibre et d'aliénation » (Lizot 1984b : 228) en permettant à certaines communautés, qui ont un meilleur accès aux nouveaux biens, de dominer les réseaux d'alliance.
[19] Sahlins avait suggéré de tenir compte de tels rapports (mal nommés par lui « solidarité négative ») dans une typologie générale des échanges (1965).
[20] Dynamique que Godelier a appelée « les résultats inintentionnels de l'activité sociale [des humains] » (Godelier 1968 : 291).
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