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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Claude Beauchamp, “Milieu rural et agriculture entre le rose et le noir.” In ouvrage sous la direction de Fernand DUMONT et Yves MARTIN, IMAGINAIRE SOCIAL ET REPRÉSENTATIONS COLLECTIVES. Mélanges offerts à Jean-Charles FALARDEAU, pp. 217-226. Quatrième partie: “Le quotidien”. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1982, 441 pp. Une édition numérique réalisée par Vicky Lapointe, historienne et responsable d'un blogue sur l'histoire et le patrimoine du Québec: Patrimoine, Histoire et Multimédia.

[217]

Imaginaire social et représentations collectives.
Mélanges offerts à Jean-Charles Falardeau.

Quatrième partie.
LE QUOTIDIEN

Milieu rural et agriculture
entre le rose et le noir
.”

Par Claude BEAUCHAMP

L’évocation du monde rural a largement fait sourire quelques générations de Québécois, en particulier depuis la Deuxième Guerre mondiale. Par contre, depuis que nous avons réglé certains problèmes avec nous-mêmes, depuis que nous assumons davantage notre passé, notre intérêt pour le milieu rural a commencé à changer de nature. Au cours de cet essai, nous retrouverons cette trajectoire en retraçant l’évolution des représentations du milieu rural et de l’agriculture.

1. Dans un ouvrage du même genre que celui-ci, Mélanges géographiques offerts à Raoul Blanchard, publié en 1959, le géographe Pierre Dagenais signait un texte intitulé « Le mythe de la vocation agricole du Québec » et montrait que ce mythe était en complet désaccord avec les faits. [1] Il n’en demeure pas moins que cette idée a occupé pendant environ un siècle une place importante dans le paysage idéologique québécois et cela mérite que nous nous y arrêtions.

Cette idée est née vers le milieu du XIXe siècle, alors que notre histoire connaissait une de ses périodes les plus sombres : difficultés dans l’agriculture, émigration de nombreux Canadiens français aux États-Unis, contraintes politiques liées aux événements de 1837-1838. Ces années connurent aussi de profonds réalignements à l’intérieur de la société canadienne-française, tant au niveau idéologique qu’au niveau des rapports de pouvoir. L’Église catholique entrait dans sa phase triomphante et nouait des alliances avec la fraction, modérée des membres des professions libérales.

Comment l’Église et ses alliés réagirent-ils à la situation pénible que connaissaient alors les Canadiens français ? Au lieu de sombrer dans le pessimisme ou au contraire de les inviter à entrer dans l’ère industrielle, ils optèrent pour une troisième voie : les Canadiens français devaient retourner à leur passé, s’en inspirer pour vaincre les difficultés du présent et se préparer ainsi un avenir reluisant. S’appuyant sur une lecture fortement idéalisée du passé, ils assignaient à la nation canadienne-française une vocation particulière. [218] Il ne s’agissait pas d’abord pour elle de rechercher le succès économique, mais d’affirmer une présence française et catholique.

Cette mission à la fois religieuse et civilisatrice fut un élément très important du nationalisme canadien-français et on proposait au plus grand nombre possible la pratique de l’agriculture comme moyen par excellence de la remplir. Les textes vantant l’agriculture et la colonisation sont innombrables. Citons-en quelques-uns, étalés dans le temps, pour illustrer la continuité de l’idée.

« Après et avec la religion, tous ceux qui se sont intéressés au bonheur vrai du peuple canadien, le prêtre avant tout, ont eu soin de favoriser chez lui par tout moyen ses dispositions vertueuses et sa vocation agricole : deux ordres de choses liés entre eux plus étroitement qu’on ne le pense généralement, et qui cependant, entretenus avec zèle et constance, assureront toujours à ce bon peuple un état moral et social digne de ces heureuses inclinations... Ajoutons que son bonheur politique est aussi lié intimement à sa vocation agricole. Livré aux travaux des champs, il saura mieux que personne défendre le sol qui le nourrit. » [2]

« Il n’est pas nécessaire que nous possédions l’industrie et l’argent. Nous ne serions plus des Canadiens français mais des Américains à peu près comme les autres. Notre mission est de posséder la terre et de semer des idées. Nous accrocher au sol, élever des familles nombreuses, entretenir des foyers de vie intellectuelle et spirituelle, tel doit être notre rôle en Amérique. » [3]

« Notre participation au commerce et à l’industrie, au grand commerce et à la grande industrie... est modeste... En revanche, nous possédons le sol... Le sol agricole c’est notre grande richesse, notre meilleure contribution à la vie économique de la Province, le fonds solide de notre fortune, le principe de notre stabilité sociale, l’explication de notre survie, le gage de notre avenir. » [4]

Selon les circonstances et les auteurs, la vocation agricole du Québec était justifiée de façons différentes. Nous pouvons retenir au moins quatre types de justification : économique, historique, morale et théologique.

Justification économique. On posait comme principe que l’agriculture est à la base de toute l’activité économique. « La sagesse des temps a donc eu raison de formuler comme premier axiome d’économie politique que l’agriculture, c’est-à-dire les produits de la terre sont bien réellement la source, la base et le fondement de la prospérité générale d’une société. » [5] Quatre-vingts ans plus tard, nous rencontrons encore la même idée s’inspirant de la doctrine des [219] physiocrates : « M. Duplessis a tenu à rappeler que l’agriculture a toujours été le fondement de la prospérité et de la stabilité de l’économie d’un pays. C’est une vérité fondamentale qu’on est porté à oublier. » [6]

Justification historique. Les peuples dont l’histoire a retenu les noms étaient avant tout des peuples d’agriculteurs. Il en serait de même pour les Canadiens français.

« Restez attachés à la terre qui a fait jusqu’ici notre force et qui demeure notre grand espoir. C’est par elle que le peuple canadien assurera son avenir. Nous sommes un peuple essentiellement agricole par vocation. Tout drainage de nos populations rurales vers les villes est un ralentissement de notre évolution naturelle. » [7]

« À notre peuple, plus qu’à tout autre, s’adresse la leçon de l’histoire : toutes les nations qui ont négligé la culture de leur sol n’ont pas tardé à déchoir ou à disparaître. » [8]


Justification morale. L’agriculture était une garantie de stabilité pour la société, elle la mettait à l’abri des troubles sociaux ; les agriculteurs étaient indifférents à « tous les ismes, qu’ils soient de communisme, de socialisme, de facisme ou autre », « en un mot, la ferme produit un meilleur citoyen ». [9] En bref, « rien comme l’agriculture pour former un peuple moral, robuste, religieux, invincible, immortel ». [10]

Justification théologique. Deux vocations découlaient directement de la volonté de Dieu, le sacerdoce et l’agriculture.

« L’agriculture, mais c’est la première vocation donnée à l’homme par le Créateur. L’agriculteur fait justement sur ce champ de labeur ce que le Créateur lui a commandé pour suivre le cours d’une vie digne et honorable. Dans la poursuite de son propre avenir, il remplit un emploi qui lui a été imposé dès le commencement, il exécute en même temps le plan divin ; voilà pourquoi son état est si noble. » [11]

« ... vous tous, courageux laboureurs de nos campagnes, heureux semeurs de blé, vous êtes les collaborateurs de Dieu. Soyez fiers de votre vocation. Dieu vous aime et vous bénit, parce que vous avez conservé, pure et vigoureuse, au milieu de nous, la foi de nos pères. » [12]

La majorité de la population était urbaine depuis un bon moment et occupait des emplois industriels et commerciaux lorsque l’Église, par exemple, [220] changea sa position quant à l’industrialisation et à l’urbanisation, non sans une certaine pointe de nostalgie d’ailleurs.

« Si la vie ouvrière des villes, dans les conditions où elle s’est développée dans le passé, s’est montrée moins saine et moins protectrice des valeurs humaines que la vie rurale, il ne faudrait pas croire qu’elle est nécessairement meurtrière des âmes. La ville et le travail industriel ne sont pas en dehors du plan de Dieu et ne conduisent pas fatalement au matérialisme et à la déchristianisation des âmes. Le milieu ouvrier et industriel peut être sanctificateur. » [13]

2. L’idée de vocation agricole du Québec ne faisait pas l’unanimité. De nombreux écrits sur le Québec laissent pourtant l’impression contraire, où on le présente comme ayant longtemps été conservateur, traditionnaliste et parfaitement homogène. En fait, cette homogénéité a toujours été davantage souhaitée que réelle, mais ce souhait a été exprimé si souvent que certains en sont venus à penser qu’il correspondait à la réalité. Il faut aussi souligner que plusieurs de ces écrits avaient autant, sinon plus, un caractère politique que scientifique, ce qui les justifiait de tracer un tableau un peu rapide et sans nuances du passé et du présent pour mieux faire sentir le besoin de changement.

Pendant la longue période au cours de laquelle elle fit partie du paysage idéologique québécois, l’idée de la vocation agricole rencontra peu d’adversaires déclarés. Le fait qu’elle était largement soutenue par l’Église lui assurait une bonne protection, compte tenu de l’influence qu’exerçait alors cette dernière. Plusieurs n’en pensaient pas moins différemment.

Déjà au XIXe siècle, plusieurs hommes politiques québécois s’intéressaient à l’industrialisation de la province. C’est ainsi que J.-A. Chapleau déclarait en 1869 :

« C’est en vain qu’on nous dira que le Bas-Canada est un pays essentiellement agricole ; c’est une erreur. Un pays qui a six ou sept mois d’hiver n’est pas, ne peut être essentiellement agricole. Ayez des manufactures, et vous utiliserez la moitié de l’année que l’agriculture perd presque complètement ; ayez des manufactures, et vous retiendrez ceux qui n’aiment pas la culture ; ayez des manufactures, et vous permettrez au jeune homme laborieux et économe de ramasser des économies pour aller ensuite affronter les misères de la forêt. » [14]

Tout autant que l’agriculture et la colonisation, l’industrialisation du Québec était perçue par certains hommes politiques, dès le début de la Confédération, comme une façon d’enrayer l’émigration. Même si l’affirmation de la vocation agricole du Québec se fit par la suite plus insistante, en particulier à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, on n’en continua pas moins de souhaiter l’industrialisation, ce que nous indiquent certains écrits de [221] l’époque comme, par exemple, L’indépendance économique du Canada français d’Errol Bouchette. Ce fut surtout le cas des libéraux qui occupèrent sans interruption le pouvoir à Québec de 1897 à 1936 ; leur orientation recevait donc un certain appui de la population. Ils sollicitaient la venue de capitaux étrangers pour développer l’industrie et à ceux qui le lui reprochaient, le premier ministre Taschereau répliquait qu’il préférait importer des capitaux qu’exporter des Canadiens français.

Même chez les nationalistes, en particulier dans les années 1920, certains étaient ébranlés dans leurs convictions, face à la situation économique difficile. D’une part, ils percevaient bien que l’agriculture ne pouvait pas régler tous les problèmes ; d’autre part, ils craignaient que l’industrialisation réalisée en grande partie par des étrangers ne vienne augmenter la dépendance des Canadiens français en plus de mettre en danger leurs caractéristiques nationales propres. L’industrialisation serait plus facilement acceptable si ces derniers y jouaient un rôle intéressant. Aussi suggérait-on le développement de petites et moyennes entreprises, davantage en accord avec les possibilités des Canadiens français. Mais quand survint la crise économique des années 1930, les nationalistes retournèrent rapidement à l’idée de la vocation agricole et prônèrent le retour à la terre. [15]

3. La vocation agricole était proposée à partir d’une lecture mythique de l’histoire selon laquelle les ancêtres seraient venus pour établir d’abord une colonie agricole. Cela était largement vrai d’une des deux visions qui inspiraient l’action de la France en Amérique, celle qui souhaitait édifier une société vouée surtout à une mission religieuse et civilisatrice et où les activités économiques auraient été subordonnées à cette fin ; les fondateurs de Montréal se situaient dans cette perspective. La seconde convoitait d’abord les immenses richesses de ce territoire neuf, était surtout intéressée par le commerce des fourrures et se souciait peu de l’établissement d’une population. Cette dernière orientation l’emporta vite sur la première.

Quant aux colons, ils appréciaient doublement la traite des fourrures, parce qu’elle était payante et aussi parce qu’elle leur permettait de vivre dans la liberté des bois une complète indépendance. Nombreux étaient d’ailleurs ceux qui la préféraient à la pratique de l’agriculture, à tel point que les autorités durent réglementer sévèrement la traite, afin de garder les hommes au travail de la terre. À mesure que les territoires de traite s’éloignèrent des régions habitées, on s’orienta davantage vers l’agriculture, beaucoup plus parce qu’il n’y avait guère d’autres possibilités que par un véritable intérêt. Il n’y a d’ailleurs là rien pour surprendre car les trois quarts des immigrants venus de France n’avaient aucune expérience agricole. [16]

[222]

Durant le Régime français, l’agriculture en fut généralement une d’autosubsistance, non pas que les colons aient choisi ce type, mais qu’est-ce qui aurait pu les inciter à agir autrement ? Comme il n’y avait à peu près pas de marchés, comment auraient-ils pu pratiquer une agriculture commerciale ? C’est l’absence de débouchés, au moins autant qu’une mentalité autarcique, qui orienta les colons vers ce type d’agriculture et qui entraîna l’autosubsistance à prendre place parmi les traits culturels des Canadiens français. Cela fut bien plus le résultat des circonstances, contre lesquelles les colons ne pouvaient rien, que la conséquence de prédispositions particulières. D’ailleurs, ils n’hésitaient pas, par exemple, à augmenter leur production de blé lorsque des possibilités de vente s’offraient à eux comme ce fut le cas au début du XVIIIe siècle, alors que la France a connu plusieurs mauvaises récoltes. [17]

L’agriculture d’autosubsistance domina aussi longtemps sous le Régime anglais, ce qui permit à de nombreuses déficiences de s’installer dans les façons culturales des Canadiens français. Une enquête menée en 1850 souligna que les deux principaux défauts de l’agriculture étaient le manque d’engrais et le manque de rotation. Elle rappela aussi les problèmes causés par les mauvaises herbes, l’insuffisance des fossés et des rigoles d’égouttement, les mauvais labours et les instruments aratoires démodés. [18] Ces remarques illustrent bien l’absence de tradition agricole chez les agriculteurs canadiens-français.

Une agriculture industrielle existait au milieu du XIXe siècle, mais elle était pratiquée par une élite, surtout canadienne-anglaise, en particulier dans la région de Montréal et dans les Cantons de l’Est.

Au lieu d’améliorer leur pratique agricole pour augmenter leurs revenus, les Canadiens français préférèrent chercher ailleurs un supplément. Ils le trouvèrent dans le travail forestier comme ils l’avaient trouvé autrefois dans la traite des fourrures. Avec le XIXe siècle, en effet, d’importants capitaux britanniques furent investis dans le domaine forestier et les Canadiens français fournirent la main-d’œuvre.

On préférait donc le travail salarié, même si le commerce du bois offrait alors de nouveaux débouchés pour les produits agricoles. Un tel fait, s’ajoutant à ce que nous avons déjà énoncé, nous indique que les Canadiens français n’avaient pas un penchant particulier pour l’agriculture et nous explique un peu comment ils cherchaient à s’en échapper à la moindre occasion.

Cela n’a pas de quoi nous surprendre, car ils ne choisirent pas l’agriculture mais, comme sous le Régime français lorsque les territoires de traites s’éloignèrent, ils y furent de nouveau poussés après la Conquête. Ils furent alors [223] « refoulés dans l’agriculture », les nouveaux maîtres anglais s’étant réservé à peu près toutes les autres activités économiques. [19]

Le travail en forêt joua un rôle particulièrement grand dans les régions ouvertes à la colonisation à partir de 1850. Souvent d’ailleurs, la colonisation suivait l’exploitation forestière. Cette dernière offrait aux colons une source de revenu que leur refusait encore le travail de la terre, mais en même temps elle les détournait de l’agriculture. Beaucoup s’y laissèrent prendre d’autant plus facilement que les véritables motivations agricoles étaient souvent faibles.

Après la Deuxième Guerre mondiale, la demande pour les produits forestiers était trop grande pour ce qui pouvait être satisfait en suivant la méthode traditionnelle : coupe du bois en automne et en hiver et selon un procédé artisanal. L’allongement de la période de coupe ne régla pas le problème car l’offre de main-d’œuvre diminua. Nous savons en effet que le travail en forêt était pour une bonne part effectué par des agriculteurs ou des fils d’agriculteurs et, en allongeant la période de coupe, on empiétait sur le temps réservé aux activités agricoles. Il fallait donc faire un choix entre l’agriculture et le travail en forêt. Dans les régions périphériques en particulier, nombreux furent ceux qui optèrent pour ce dernier, abandonnant parfois même complètement leur ferme. Ils devinrent de véritables professionnels de la forêt.

La principale façon d’échapper à l’agriculture fut l’exode rural. En effet, aux appels à se diriger vers les régions de colonisation pour solutionner le problème de l’engorgement de la zone seigneuriale, les Canadiens français répondirent surtout par l’émigration vers les villes et, en particulier, jusqu’en 1930, vers les villes américaines.

Aux raisons invoquées pour expliquer cet exode rural : pressions démographiques, manque de terre, faible rentabilité de l’agriculture ou encore peu de possibilités d’emplois à la campagne, nous ajouterions, outre le fait déjà énoncé que les Canadiens avaient davantage été choisis par l’agriculture que l’inverse, que c’était là un bon moyen pour eux d’échapper à l’influence et au contrôle des élites traditionnelles et plus particulièrement du clergé. Si la période 1850-1950 a souvent été présentée comme en ayant été une de grande homogénéité, ceux qui ont creusé un peu, recueilli par exemple des témoignages oraux auprès de personnes âgées, savent que cette homogénéité était loin d’être complète. La contestation, quoique moins apparente que durant la période précédente, n’en existait pas moins. L’exode était une contestation en soi et de plus permettait de trouver un lieu où continuer d’exprimer sa différence.

Qu’est-ce qui poussait l’élite nationaliste canadienne-française, dont une bonne partie de ses membres habitaient la ville, à retenir si fortement l’idée de la [224] vocation agricole du Québec dans son projet d’ensemble ? Marcel Rioux a parlé d’une idéologie de conservation pour caractériser le principal courant idéologique de la période 1850-1950. [20] La vie rurale était en effet présentée comme le meilleur moyen pour la nation canadienne-française non seulement de remplir sa mission, mais aussi de préserver ses traits caractéristiques. Mais n’était-ce pas aussi un bon moyen que se donnait l’élite pour conserver son pouvoir ? Si le projet se présentait sous une forme utopique, orienté vers une situation qui aurait été favorable à l’ensemble de la population, il avait au moins autant un caractère idéologique, orienté vers la protection de certains privilèges pour l’élite. Nous pouvons nous demander s’il ne renfermait pas un but non avoué : conserver à l’élite canadienne-française le pouvoir religieux, intellectuel ou politique qu’elle exerçait sur ses compatriotes. Ce pouvoir était beaucoup plus facile à conserver dans les campagnes que dans les villes, car il n’y était pas disputé par le pouvoir économique anglo-saxon, la tradition y avait encore sa force et le contrôle social y était plus agissant.

Chez ceux qui restèrent dans le milieu rural, les représentations qu’ils se faisaient de la vie urbaine étaient très différentes de celles de l’élite. Cette dernière avait souvent une vision en noir de la ville et une vision en rose de la campagne, tandis que chez les premiers c’était plutôt le contraire.

4. Les nombreux ruraux qui quittaient la campagne pour la ville espéraient y trouver mieux que ce qu’ils avaient connu et, le plus souvent, ils ne transportaient pas tellement de bons souvenirs avec eux. Étant donné l’importance de l’exode rural dans la composition de la population urbaine, cela devait marquer les représentations que les urbains se faisaient du milieu rural et de l’agriculture. Dans la plupart des cas, elles les conduisaient au mieux à l’indifférence et au pire à un certain mépris.

Non seulement le peuple des villes se désintéressait du monde rural, mais il sera largement rejoint par la classe intellectuelle, surtout après la Deuxième Guerre mondiale, à partir de la critique du nationalisme canadien-français. On lui reprochait son conservatisme, son incapacité à assurer l’avenir du Québec. Certains, par exemple à l’intérieur du groupe de Cité libre, iront même jusqu’à condamner toute forme de nationalisme.

La critique du nationalisme rejoignait les divers éléments de son contenu dont l’idée de la vocation agricole du Québec. Dans le feu de la critique, on en vint toutefois à confondre deux réalités pourtant bien distinctes, à savoir une idéologie véhiculée par une élite en grande partie urbaine et la vie quotidienne des ruraux. Ce qui conduisit non seulement au rejet de la vocation agricole, mais aussi à un désintéressement marqué pour les problèmes du milieu rural et de l’agriculture. Selon le dicton populaire, on jetait le bébé avec l’eau du bain.

[225]

Il fallait désormais penser l’avenir du Québec dans une perspective urbaine et industrielle, car là était le moderne, là était le progrès. Cette orientation urbaine se retrouva par exemple dans l’expérience du Bureau d’aménagement de l’Est du Québec qui pourtant était une expérience de développement rural et qui en vint à proposer la fermeture de nombreuses municipalités rurales et la relocalisation de leurs populations dans des centres davantage urbanisés. D’autres organismes ont proposé des solutions semblables pour des municipalités de l’Abitibi et du Lac-Saint-Jean. Mais les populations visées ont fortement réagi et pris en charge leur avenir. On y vit actuellement diverses expériences de revalorisation du milieu, en particulier de développement agroforestier, qui auraient été difficilement pensables quelques décennies plus tôt.

L’analyse de la situation sous-jacente à cette vision urbaine de l’avenir du Québec était largement teintée d’économisme et, de plus, on utilisait une science économique bien plus apte à rendre compte des problèmes industriels et urbains que des problèmes agricoles ou, plus généralement, de l’ensemble des problèmes du milieu rural. Il y a, par exemple, des contraintes propres à l’agriculture, comme le temps et l’espace, que la science économique ignore souvent. De plus, cette dernière a tendance à ne considérer que la fonction de production de biens alimentaires du monde rural, négligeant des fonctions davantage sociales, comme les loisirs ou la préservation de la nature.

Cette vision urbaine est encore assez forte pour empêcher une bonne partie de la population de constater que le milieu rural a profondément changé au cours des dernières décennies, que l’agriculture n’est plus un genre de vie mais est devenue une véritable activité économique et que le milieu rural se diversifie de plus en plus, qu’il n’est plus seulement un milieu agricole.

Depuis une vingtaine d’années, nous assistons à un renouveau du nationalisme. Au nationalisme canadien-français, surtout culturel, s’est ajouté un nationalisme québécois, beaucoup plus global, qui assume la modernité mais qui n’en renoue pas moins avec le passé. Ce nouveau nationalisme a suscité un profond courant de retour aux sources : goût plus marqué pour l’étude de l’histoire, retour à la pratique des métiers artisanaux, chasse aux vieux meubles ou encore regain d’intérêt pour le folklore.

Regain d’intérêt aussi pour l’agriculture et le milieu rural en général. Cela est d’ailleurs d’autant plus ressenti par les ruraux qu’ils connurent pendant de nombreuses années l’indifférence de la majorité de la population urbaine. Cette situation nouvelle n’est probablement pas sans relation, par exemple, avec le fait que depuis quelques années la relève agricole est assurée plus facilement. L’agriculture n’est plus perçue comme dévalorisée et dévalorisante par de nombreux jeunes ruraux.

Si ce regain d’intérêt se retrouve jusqu’à un certain point dans l’ensemble de la population, il est davantage présent au niveau de l’État. Cela n’est [226] certainement pas étranger au fait qu’un parti nationaliste occupe le pouvoir. Rappelons-nous, par exemple, l’opposition des autres partis à une loi aussi importante que la loi pour la protection du territoire agricole.

Les partis politiques ayant eu des préoccupations nationalistes, que ce soit l’Union nationale, le Parti libéral du temps de la Révolution tranquille ou le Parti québécois, ont habituellement porté une attention plus marquée au milieu rural et à l’agriculture. Cette attention a évidemment varié avec les époques. Du temps de l’Union nationale, l’agriculture était surtout perçue comme un genre de vie, d’où une politique gouvernementale qui en était plutôt une de « sécurité sociale ». Par la suite, et surtout depuis quelques années, l’agriculture est davantage perçue comme une activité économique, d’où une politique gouvernementale dans une perspective de développement économique.

6. L’intérêt nouveau pour le milieu rural et l’agriculture ne s’explique évidemment pas seulement par le nationalisme. Il faut aussi tenir compte du courant écologique et du mouvement de retour à la nature qui, eux, ne sont pas uniquement québécois mais occidentaux.

Chez certains, le goût de la nature est assez fort pour les conduire à un nouveau retour à la terre, le plus souvent comme lieu de résidence, mais parfois aussi pour y pratiquer l’agriculture. Comme les élites nationalistes d’autrefois, ils percevaient la ville en noir et la campagne en rose, mais quelle n’est pas leur surprise en arrivant à la campagne d’y découvrir, bien que ce soit moins dense, plusieurs des maux écologiques qu’ils dénonçaient à la ville, en particulier la pollution de l’air et de l’eau.

Nourris par leur vision idyllique, ils n’ont pas remarqué eux non plus que le milieu rural avait changé et que l’agriculture n’était plus un genre de vie, mais était devenue une activité industrielle et commerciale. Espérant rencontrer chez les agriculteurs des personnes aptes à partager leurs aspirations, ils font plus souvent qu’autrement naître chez eux de la suspicion quand ce n’est pas de l’aversion. L’incompréhension ville-campagne est maintenant vécue à l’intérieur même du milieu rural.

Ce texte dont on voudra bien reconnaître le caractère exploratoire ouvre au moins deux pistes de recherche. Une première qui serait une sociologie historique du Québec rural. Une seconde qui viserait à étudier les représentations que les urbains et les ruraux ont tant de leur propre milieu que de l’autre milieu. J’espère pour ma part explorer davantage ces deux voies.

Claude Beauchamp

Département de sociologie
Université Laval



[1] Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1959 : 193-201.

[2] Gazette des campagnes, 8 avril 1862. Cité par Pierre GALIPEAU, « La Gazette des campagnes », Recherches sociographiques, X, 2-3, 1969, p. 296.

[3] Extrait d’un article de Jules-Paul Tardivel dans son journal La Vérité, 1902. Cité par Michel BRUNET, La présence anglaise et les Canadiens, Montréal, Beauchemin, 1958, p. 163.

[4] Esdras MINVILLE, L’Agriculture, Montréal, Fides et Ecole des hautes études commerciales, 1943, p. 8.

[5] Nouveau Monde, 2 décembre 1868. Cité par Nadia F. EID, Le clergé et le pouvoir politique au Québec, une analyse de l'idéologie ultramontaine au milieu du XIXe siècle, Montréal, Hurtubise HMH, 1978, p. 243.

[6] Terre de chez nous, 24 octobre 1951.

[7] Extrait d’une lettre pastorale de l’archevêque de Québec, 1923. Cité par Jean HULLIGER, L'enseignement social des évêques canadiens de 1891 à 1950, Montréal, Fides, 1958, p. 16.

[8] Albert RIOUX, Le problème rural, Québec, Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels, 1955, Annexe 7, pp. 22-23.

[9] Terre de chez nous, 29 septembre 1943 et 23 janvier 1952.

[10] Bulletin des agriculteurs, 7 août 1924.

[11] Bulletin de la ferme, mars 1914.

[12] Mgr Alexis-Xyste BERNARD, évêque de Saint-Hyacinthe, dans une lettre circulaire à son clergé à l’occasion du congrès de l’Association catholique de la jeunesse canadienne-française, 1916, dans : Le problème agricole. Rapport officiel du congrès agricole tenu par l’A.C.J.C., à Saint-Hyacinthe du 30 juin au 3 juillet 1916, Montréal, Bureau de l’A.C.J.C., 1918, pp. 12-13.

[13] Extrait d’une lettre pastorale collective sur le problème ouvrier, publiée en 1950. Cité par Jean HULLIGER, op. cit., pp. 313-314.

[14] Cité par Marcel HAMELIN, Les premières années du parlementarisme québécois (1867- 1878), Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1974, p. 78.

[15] Au sujet de ces tensions idéologiques durant le premier tiers du XXe siècle, voir : Yves ROBY, Les Québécois et les investissements américains (1918-1929), Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1976, xii+250p.

[16] Marcel TRUDEL, Initiation à la Nouvelle-France, Montréal, HRW, 1971, p. 219.

[17] Histoire du Québec, sous la direction de Jean HAMELIN, Saint-Hyacinthe et Toulouse, Édisem et Privat, 1976, pp. 195ss.

[18] Marc-A. PERRON, Un grand éducateur agricole, Édouard-A. Barnard, 1835-1898, (s.l.n.é.), 1955, pp. 12-13.

[19] Maurice SÉGUIN, « La conquête et la vie économique des Canadiens français », dans : R. DUROCHER et P.-A. LINTEAU (éds). Le « retard » du Québec et l’infériorité économique des Canadiens français, Montréal, Boréal Express, 1971 : 93-111.

[20] Marcel RIOUX, « Sur l’évolution des idéologies au Québec », Revue de l'Institut de sociologie, Université Libre de Bruxelles, 1, 1968 : 95-124.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 28 juin 2017 18:23
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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