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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Conservatisme et traditionalisme dans le Québec duplessiste :
aux origines d'une confusion conceptuelle
.” (1997)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jacques Beauchemin,Conservatisme et traditionalisme dans le Québec duplessiste : aux origines d'une confusion conceptuelle.” Un article publié dans l'ouvrage sous la direction d'Alain-G. Gagnon et Michel Sarra-Bournet, Duplessis. Entre la grande noirceur et la société libérale, pp. 33-54. Montréal: Les Éditions Québec/Amérique, 1997, 397 pp. Collection: Débats. Programme d'études sur le Québec de l'Université McGill. [Autorisation accordée par M. Jacques Beauchemin le 14 juillet 2004 de diffuser toutes ses publications.]

Introduction

Du haut de la Révolution tranquille, Fernand Dumont écrit dans La vigile du Québec que « nous venions de loin à la conscience ». [1] Parlant des Semaines sociales, de l'École sociale populaire et de leurs « doctrines », il constate que : 

      C'étaient, là encore, des doctrines de pauvres. Les intellectuels autant que le peuple étaient dépourvus devant les situations nouvelles. Eux aussi ont puisé dans le vieux fond des attitudes et des pensées traditionnelles. [2] 

Vingt-deux ans plus tard, dans son admirable Genèse de la société québécoise, il revient sur cette propension canadienne-française atavique à se situer dans le présent en se tournant vers le passé. Bien qu'il se défende de soutenir la « thèse ridicule » d'une « société demeurée immobile » jusqu'à la Révolution tranquille, il écrit quand même, alors qu'il se penche à nouveau sur la question du conservatisme :  

(...) c'est la société elle-même qui était conservatrice. Elle l'était par le poids des contraintes extérieures, par sa structure, par la logique de son développement. À l'écart des grandes décisions économiques et politiques, repliée sur des coutumes qui la rassuraient sur sa différence et qui légitimaient ses élites dans leur fonction d'intermédiaires, cette société trouvait sa pérennité dans sa culture. Mais, en se délestant du politique ou en acceptant qu'on l'en prive, quitte à y garder des rôles de figurants, elle isolait la culture et la condamnait à l'anémie. Elle s'évadait dans l'imaginaire, qui devenait un prétexte pour fuir l'histoire plutôt qu'une provocation pour l'affronter. [3]  

Cette analyse du Québec est répandue au point où le traditionalisme des années 1930 et du régime duplessiste semble faire l'unanimité dans la sociographie québécoise. Conservatisme, apolitisme ou inadéquation des idéologies par rapport aux réalités sociales concrètes, ainsi que le poseront de nombreux sociologues au cours des années 1950 et 1960 [4], toujours est-il que le paysage social québécois a conduit nombre d'intellectuels à pourfendre un passéisme auquel ils attribuent les raisons de l'enlisement du Québec. Le Québec, dans ce type de problématique, apparaît comme victime de son histoire : assiégée après la Conquête et plus encore après lActe d'Union, la société québécoise s'abritera dans un frileux conservatisme et n'entrera dans la modernité qu'avec la Révolution tranquille. De manière générale, le Québec duplessiste est ainsi dépeint dans la sociographie et dans le sens commun à l'image d'une société attardée. Retard économique par rapport à l'Ontario ou à l'ensemble canadien, que l'on a vite fait d'attribuer au manque d'esprit d'entreprise des Canadiens français. [5] Retard du processus d'urbanisation des francophones [6], développement plus lent qu'ailleurs au Canada de la société de consommation [7] faiblesse de la structure industrielle, etc. Sur le plan politique, à côté des thèses portant sur l'apolitisme des Canadiens français [8], on s'est attardé à l'anti-démocratisme et à l'autoritarisme du duplessisme en mettant en exergue le patronage, les perversions du processus électoral, l'anti-syndicalisme et l'anticommunisme du régime [9]. À l'apolitisme et l'antidémocratisme correspond, sur le plan social, un conservatisme dont la critique va mobiliser une abondante littérature. Dans les années 1960 et 1970 l'analyse parfois pamphlétaire n'en finit plus de régler ses comptes avec l'obscurantisme dans lequel le Québec aurait été enfermé Jusqu'à la Révolution tranquille. Ainsi et par exemple, dans un court essai sur l'histoire des idéologies québécoises, Georges Vincenthier [10] donne libre cours à sa hargne. Retraçant les grands courants d'idées qui ont marqué le Québec depuis les rébellions, il s'acharne à dénoncer vigoureusement le conservatisme social et le cléricalisme. Sa rétrospective de l'histoire des idéologies au Québec est exemplaire. Elle traduit, jusque dans ses excès, la toile de fond de la critique du traditionalisme. Chez Vincenthier, comme chez plusieurs détracteurs du traditionalisme, la victoire de l'ultramontanisme sur les libéraux de l'Institut canadien à la fin du siècle dernier constitue la pierre de touche d'un obscurantisme dont la nuit se serait étendue jusqu'à l'aube de la Révolution tranquille [11]. Le XXe siècle, jusqu'à la Deuxième Guerre mondiale, aurait ainsi été le théâtre d'une paralysie sociale, culturelle et politique à peu près complète. « L'unanimité béate » dont Henri-Raymond Casgrain puis Louis-François Laflèche allaient être les ténors enserrerait alors toute la société canadienne- française. Fernand Dumont traduit cette vue des choses lorsqu'il écrit que la société traditionnelle était captive d'un empêchement, qu'elle reconduisait ses vieilles servitudes à mesure qu'elle croyait advenir à elle-même et se défaire de ses liens. Il écrit ainsi que Saint-Denys Garneau s'attaque à la « spiritualité frelatée » qui sert d'arrière-fond à l'existence sociale durant les années 1930, mais qu'il s'appuie inconsciemment sur une définition traditionnelle du patriotisme qui demeure alors rattaché à la religion catholique [12]. 

Sur le plan sociologique, la représentation du retard s'est traduite dans cette thèse selon laquelle le développement des idéologies au Québec, prisonnier du traditionalisme, ne se serait pas accordé au mouvement de l'industrialisation [13]. Cette thèse du décalage des superstructures a donné lieu à une périodisation de l'histoire du Québec dont s'est ensuite largement inspirée la sociographie. L'idéologie de conservation (1840-1945) aurait ainsi dominé la société québécoise de l'Acte d'Union jusqu'à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, alors que les années 1950 auraient sonné le tardif dégel du traditionalisme et posé les jalons du développement de l'idéologie de rattrapage (1945-1960). La thèse du décalage a installé pour de bon dans la sociographie québécoise la conception selon laquelle jusqu'à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le Québec serait demeuré relativement imperméable aux effets politiques et sociaux modernistes qu'implique normalement la généralisation des rapports de production capitaliste. 

C'est à partir de ce diagnostic que l'on s'est émerveillé de voir surgir comme du néant les premières lueurs de la société moderne avec l'avènement au pouvoir du Parti libéral en 1960. Pour le sens commun, le Québec duplessiste est donc passé à l'histoire emportant avec lui la « grande noirceur ». L'incriminant portrait sociologique du Québec duplessiste que je viens d'évoquer s'accompagne généralement de la désignation d'un coupable. La raison de cet enlisement de la société, de son retard, c'est la survivance sous toutes ses formes de l'Église et de son discours. L'acte d'accusation est alors complété et l'on peut maintenant voir plus précisément les raisons du fameux retard. Le retard économique s'explique alors par ses fondements structurels (la conquête, l'absence d'une bourgeoisie francophone) mais aussi par l'aiguillage, fortement encouragé par l'Église, des Canadiens français vers les professions libérales et encore par le manque d'esprit du capitalisme lui aussi imputable au cléricalisme ambiant. L'antidémocratisme et l'autoritarisme seraient le résultat de l'idéologie religieuse et traditionaliste [14]. Sur le plan social, le conservatisme s'exprimerait dans la lutte contre l'impureté, l'immoralité menée par une Église rétrograde. Bref, le retard est largement imputable à un indéracinable traditionalisme dont les effets paralysants se seraient fait sentir jusqu'aux années 1960. 

Il est de bon ton aujourd'hui de prétendre que l'interprétation du Québec duplessiste dont je viens de faire état est dépassée. Il est vrai que des travaux plus récents sont revenus sur la question de la particularité du Québec duplesssite pour la nuancer. Gérard Bouchard, dans un récent ouvrage, resitue les caractéristiques du développement de la société québécoise à la lumière de phénomènes nord-américains qui ne sont pas toujours très éloignés de ceux dont une historiographie a fait une particularité du Québec [15]. Les exemples d'une lecture presque entièrement négative associant intimement le conservatisme du régime à son traditionalisme continuent pourtant d'affluer. Dans Raisons communes, Fernand Dumont évoque encore le « long gel historique » qu'aurait été l'avant Révolution tranquille [16]. Chez d'autres, l'État provincial a été, jusqu'aux années 1960, pratiquement inféodé à l'Église et à son discours réactionnaire. C'est, en tout cas, la thèse qu'a réitéré récemment encore Fernand Ouellet dans une contribution à un ouvrage portant sur Pierre Elliott Trudeau [17]. Il est vrai qu'à côté de la rigueur des positions de Ouellet, une nouvelle perspective s'est ouverte et a permis la réinterprétation du soi-disant traditionalisme et de l'obscurantisme de la période [18]. La pierre de touche de cette approche nouvelle consiste à reconnaître, dans cette période de l'histoire du Québec, le point de passage de la tradition à la modernité, sans rompre toutefois définitivement avec le dualisme les opposant dichotomiquement l'une à l'autre. Marcel Fournier a pose le Québec duplessiste dans l'espace des « osmoses complexes » dans lequel se fondent les éléments issus de la représentation traditionaliste du monde et les traits idéologiques de la modernité [19]. Aux plans culturel et esthétique, on a vu dans le surgissement de certaines clartés modernistes tout au long du siècle, l'avènement progressif d'une modernité parvenant progressivement à s'imposer [20]. Mais de part et d'autre, on a peine à reconnaître le Québec duplessiste comme une société pleinement moderne et à abandonner de ce fait la problématique qui fait de lui une réalité sociale encore contaminée par le traditionalisme. L'historiographie québécoise a ainsi consacré trois symboles culturels et intellectuels pour les percées modernistes qu'ils représentaient. La création de la faculté des sciences sociales de l'Université Laval en 1943, le manifeste du Refus global et la mise sur pied de la revue Cité Libre constituent les figures de proue ou les avant-courriers d'une modernité dont on pouvait, à partir de ces premières lueurs, pressentir la marche conquérante. Mais, fait remarquable, ces poussées modernistes que le conservatisme québécois ambiant tenterait de réduire au silence, sont interprétées comme les manifestations isolées d'une modernité ayant déjà triomphé ailleurs. Ces relectures récentes de l'histoire du Québec représentent d'incontestables avancées dans l'analyse du soi-disant traditionalisme duplessiste, mais reconduisent quand même l'équation suivant laquelle le traditionalisme (par définition « conservateur ») s'oppose à une modernité spontanément associée à l'émancipation. Or, l'un des problèmes de fond de l'historiographie québécoise réside justement dans l'équation suivant laquelle le conservatisme équivaut au traditionalisme.


[1]     Fernand Dumont, La Vigile du Québec, Montréal, Hurtubise HMH, 1971, p. 39.

[2]     Ibid., p. 31.

[3]     Fernand Dumont, Genèse de la société québécoise, Montréal, Boréal, 1993, p. 329.

[4]     Maurice Tremblay, « Orientation de la pensée sociale », dans Jean-Charles Falardeau, Essais sur le Québec contemporain, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1953 ; Marcel Rioux, « Sur l'évolution des idéologies au Québec », Revue de l'institut de sociologie, 1968 [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT] ; Guy Rocher, Le Québec en mutation, Montréal, Hurtubise HMH, 1973. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT]

[5]     Fernand Ouellet, Histoire économique du Québec : 1760-1850, Montréal, Fides, 1971.

[6]     Fernand Ouellet, « La Révolution tranquille, tournant révolutionnaire ? » dans Thomas Axworthy et Pierre Elliott Trudeau, Les années Trudeau, Montréal, Le Jour éditeur, 1990.

[7]     Mario Désautels, « De l'univers des besoins à l'univers des aspirations : la structure budgétaire des familles montréalaises 1938-1959 » dans Pierre Lanthier et Guildo Rousseau (sous la direction de) La Culture inventée. Les stratégies culturelles aux XIXe et XXe siècles, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1992.

[8]     André-J. Bélanger, Ruptures et constantes, quatre idéologies du Québec en éclatement : La Relève, la JÉC, Cité libre et Parti pris, Montréal, Hurtubise HMH, 1977.

[9]     Pierre Elliott Trudeau, Le Fédéralisme et la société canadienne-française, Montréal, HMH, 1967.

[10]   Georges Vincenthier, Une idéologie québécoise, Montréal.

[11]   Marcel Rioux, La Question du Québec, Montréal, Parti pris, 1980.

[12]   Fernand Dumont, La Vigile du Québec, pp. 22-25.

[13]   Marcel Rioux, « Sur l'évolution des idéologies au Québec », p. 112. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT]

[14]   Pierre Elliott Trudeau, Le Fédéralisme et la société canadienne-française, p. 112.

[15]   Gérard Bouchard, Quelques arpents d’Amérique, Montréal, Boréal, 1996.

[16]   Fernand Dumont, Raisons communes, Montréal, Boréal, 1995, p. 18.

[17]   Fernand Ouellet, « La Révolution tranquille, tournant révolutionnaire ? », p. 355. Voir note 6.

[18]   Claude Couture, Le Mythe de la modernisation du Québec, Montréal, Éditions du Méridien, 1991 ; Fernande Roy, Histoire des idéologies au Québec aux XIXe et XXe siècles, Montréal, Boréal, 1993.

[19]   Marcel Fournier, L'Entrée dans la modernité, Éditions Albert Saint-Martin, Montréal, 1988. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT]

[20]   Yvan Lamonde et Esther Trépanier, L'Avènement de la modernité culturelle au Québec, Montréal, Institut québécois de recherche sur la culture, 1986.


Retour au texte de l'auteur: Jacques Beauchemin, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 23 janvier 2007 7:09
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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