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L’ère des Libéraux.
Le pouvoir fédéral de 1963 à 1984.
Présentation
Durant 21 années, les libéraux fédéraux auront dominé la scène politique canadienne. Cette performance à elle seule constitue un événement historique auquel il convenait d'accorder toute l'attention nécessaire.
Déjà, les analyses, les études et les travaux consacrés à ces deux décennies s'accumulent sans que l'on soit encore en mesure de rendre compte de la richesse de cette période, une tâche qui pourrait s'avérer vaine avant longtemps étant donné la multiplication des approches et des points de vue. Ce recueil tire donc sa raison d'être d'un besoin de synthèse.
Précisons que nous nous sommes attaqués à cet ouvrage avec l'intention de nous interroger sur la cohérence de la gestion étatique assumée par les libéraux. Nous avons repéré, bien entendu, plusieurs éléments de continuité entre les gouvernements Pearson et Trudeau. Mais nous avons également découvert d'importantes ruptures. Ainsi les réponses apportées par l'État canadien aux pressions favorables à l'intégration de l'économie continentale mettent-elles en relief des divergences d'orientations, dont l'importance est soulignée dans plusieurs textes du présent recueil. Plus concrètement, l'approche intégrationniste sélective et prudente, dont un des fruits les plus spectaculaires fut sans doute le Pacte de l'automobile a, suite à l'accession au pouvoir de Pierre Trudeau, cédé la place à une ligne de conduite dont la substance sera puisée dans la tradition nationaliste et protectionniste canadienne, à laquelle on peut rattacher le Rapport Gray et le Programme énergétique national, entre autres.
Rétrospectivement, le choix en faveur du nationalisme économique étonne un peu. À petits pas, le Canada progressait, en effet, depuis la fin de la guerre, en direction d'une association plus étroite avec les États-Unis, commandée notamment par l'effritement de ses relations avec la Grande-Bretagne, l'exiguïté de son marché national et la vitalité exceptionnelle de l'économie américaine. Puis, soudainement, la démarche s'est interrompue. Plusieurs ont, dans le passé, imputé au protectionnisme américain la responsabilité de l'émergence d'un point de vue plus nationaliste à Ottawa. Il est vrai que la [8] démarche américaine a forcé le Canada à imaginer un plan de soutien de son économie articulé de façon plus centrale aux forces nationales. La lecture des textes qui suivent permet cependant de constater que cela n'explique pas tout. La trajectoire économique du gouvernement fédéral a été également influencée par le projet constitutionnel des libéraux, ce qui nous amène à identifier un second point de rupture.
Refusant tout compromis avec les provinces, le gouvernement Trudeau a tourné le dos à l'orientation plus conciliatrice de son prédécesseur, pour lui préférer une politique intransigeante, entièrement vouée à la promotion d'un État fédéral fort. On connaît la suite de l'histoire. Après des négociations longues et peu fructueuses, Ottawa a opté pour une stratégie qui aura finalement eu le mérite de dénouer l'impasse au plus grand détriment des intérêts du gouvernement québécois. L'épisode un peu scabreux du rapatriement de la Constitution est probablement à cet égard le plus éloquent. Il permet de mettre en lumière l'intensité de l'anti-nationalisme québécois du gouvernement fédéral, dont les formes et les modalités ont sans doute été soumises aux aléas de la conjoncture, mais dont le fond trahit incontestablement la pensée de Pierre Trudeau.
Peu d'hommes politiques canadiens ont marqué avec autant de profondeur que Pierre Trudeau la philosophie gouvernementale fédérale. Pour Trudeau, l'objectif était de bloquer la voie au nationalisme québécois. Pour y parvenir, il s'est consacré pendant presque toute la durée de son règne à bâtir une alternative fédérale crédible, allant de la promotion articulée d'un nationalisme canadien à une conception multi-ethnique et bilingue du Canada. L'effort économique et politique de l'État a été canalisé dans cette direction. Des centaines de millions de dollars ont été attribués à la défense du bilinguisme et à la promotion de la culture canadienne. Le nationalisme canadien conçu et mis en application par le gouvernement Trudeau sera d'ailleurs avant toute chose un nationalisme d’État. Bien que ce nationalisme ait laissé des marques indélébiles sur de nombreux dossiers, il apparaît, avec le recul du temps, que le projet a éprouvé de nombreuses difficultés suite au départ de son artisan principal. Pierre Trudeau a néanmoins été un facteur politique qui a mené, dans plusieurs dossiers, à la remise en question des orientations traditionnelles.
Le contexte des années 1980 a donné lieu à un rajustement politique qui a remis le continentalisme à l'ordre du jour. L'heure est maintenant au libre-échange. L'exacerbation des régionalismes, imputable en bonne partie à la politique des libéraux fédéraux, a pour sa part débouché sur la négociation d'un nouveau compromis entre le gouvernement fédéral et les provinces dont la pièce maîtresse est l'Accord du lac Meech. Un accord auquel Trudeau s'est opposé à cause de son caractère décentralisateur, mais un accord qui a permis de reléguer à l'histoire les déchirements qui ont ponctué les négociations constitutionnelles au cours des trois dernières décennies.
On serait ainsi tenté de conclure que le prix qu'aura finalement eu à payer le gouvernement fédéral pour mettre fin à la crise constitutionnelle et écarter la [9] menace sécessionniste québécoise aura été celui de renoncer à une certaine vision de la centralisation au sein de l'État. Finalement, la victoire n'aura pas été totale pour Pierre Trudeau.
À la lumière de la trajectoire que nous venons de décrire, il nous apparaît difficile de prêcher en faveur d'une vision intégrée du pouvoir libéral fédéral au cours de la période étudiée. Cette trajectoire n'a pas été linéaire ; elle a été soumise à plusieurs changements d'orientation qui ont mené périodiquement à d'importantes remises en question des options fondamentales du gouvernement. Tous les collaborateurs de ce livre ont préféré une lecture de la période qui met conséquemment en évidence les points de rupture de cette démarche.
Le bilan des 21 ans du pouvoir libéral fédéral à Ottawa est néanmoins impressionnant. En six législations, plus de 1 000 lois aurons été adoptées, 130 sociétés d’État créées, 36 000 nouveaux fonctionnaires embauchés. Les structures sociales et économiques du pays ont été totalement bouleversées. La mise en place du régime d'assurance sociale, par exemple, a transformé les conditions d'existence de millions d'individus. Il en va de même de l'influence de la politique économique sur les entreprises. En fait, les libéraux ont forgé le creuset dans lequel s'est formée la nouvelle bourgeoisie canadienne. C'est à l'instigation du gouvernement fédéral que se sont constitués la plupart des mégapoles sur lesquels repose présentement la stratégie commerciale canadienne. Parallèlement, les milieux syndicaux ont dû faire face à l'effritement de leur influence sociale. Après avoir connu un sommet historique de 31% en 1978, le taux de syndicalisation a décliné à 26% en 1984. Pendant ce temps, le taux de chômage grimpait de 5% à 11% et le déficit budgétaire connaissait une escalade sans précédent. Il faut préciser que les libéraux ont dû affronter entre 1975 et 1984 une décennie entière de déboires économiques. Pendant les premières onze années de pouvoir, le PNB a connu une croissance moyenne réelle de 5,2%, mais a chuté de moitié au cours de la décennie ultérieure. C'est donc également sur la toile de fond d'une économie chancelante que se sont posés la plupart des enjeux dont nous avons précédemment fait état.
Le destin du gouvernement libéral fédéral a donc été scellé dans un environnement complexe dont le lecteur sera à même d'accumuler les indices. Entre l'émiettement actuel et les synthèses à venir, les vingt-trois collaborateurs au présent ouvrage ont accepté de soumettre dix-sept dossiers dans leur domaine d'expertise afin de procéder à un premier rassemblement de nos connaissances de ces années de gouverne. À leur tour, ces dossiers ont été regroupés en trois grands blocs. La première partie est consacrée aux questions politiques et l'on y traite successivement de la conjoncture politique, de la politique étrangère, de la défense, de la réforme constitutionnelle, de la Charte et de la centralisation au sein de l'exécutif ; la seconde partie couvre l'économie politique, les politiques régionales, la politique énergétique, la politique de main-d'oeuvre et la syndicalisation ; la troisième rassemble les travaux consacrés aux questions sociales et institutionnelles avec des textes portant sur la politique sociale, la [10] politique culturelle, la politique urbaine, les femmes, l'immigration, et, enfin, les minorités.
Nous n'avons pas la prétention d'avoir couvert l'ensemble de l'activité des sept gouvernements qui se sont succédé à Ottawa entre 1963 et 1984.
Cependant, l'originalité du projet tient peut-être au fait que tous les collaborateurs ont été priés de constituer leur dossier à partir de grandes lignes directrices qui ont été suivies et respectées. Aussi, au-delà de la diversité des thèmes abordés, le traitement s'appuie dans chaque cas sur la documentation la plus pertinente et la plus significative. Il ressort ainsi de l'ensemble une étonnante homologie d'un article à l'autre et une indéniable continuité dans la poursuite et le développement de ce que nous pourrions appeler une « logique de système ».
En particulier, il apparaît de plus en plus clairement à quel point les deux premier ministres qui ont présidé aux destinées du pays si l'on excepte le court intermède conservateur de 1979 où Joe Clark a assumé cette responsabilité ont cherché à accroître la marge de manœuvre du Canada dans un monde en constante évolution. Nous sommes conscients des limites du présent ouvrage et, surtout, des risques auxquels nous nous exposions en nous attaquant à des dossiers sur lesquels la poussière n'est pas entièrement retombée. Nous espérons toutefois que ce premier effort de synthèse réalisé par des Québécois pourra donner suite à un débat fertile.
Yves Bélanger et Dorval Brunelle
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