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Jean Benoist
Médecin et anthropologue
Laboratoire d’Écologie humaine, Université d’Aix-Marseille III, France.
“Le notaire, l’historien
et l’anthropologue.”
Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Frédéric Rouvière en collaboration avec Valérie Michel, Emmanuel Putnam et Vincent Reveillere, Liber Amicorum. Jean-Yves Chérot. Le droit entre théorie et pratique, pp. 29-47. Bruxelles : Bruylant Éditeur, 2023.
- I. Le notaire, archiviste de sa société [30]
- II. La richesse des minutes notariales [31]
- III. La vie du notaire, un « objet anthropologique » [37]
- « Dans les pays où l’administration publique est déjà puissante, il naît peu d’idées, de désirs, de douleurs, il se rencontre peu d’intérêts et de passions qui ne viennent tôt ou tard se montrer à nu devant elle. »
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- « Les notaires sont en quelque sorte la cheville ouvrière de notre société civile. Ils assistent à l’origine et à la fin de toutes choses. Ils sont mêlés à tout, dans la vie humaine. »
- Georges Coffinet,
Le notariat en 1610 comparé avec le notariat actuel.
* * *
Le quartier aisé et la façade austère du bâtiment où siège l’étude d’un notaire rural entourent de silence ce lieu de secrets et de confidences. Lieu où la loi noue les liens entre les membres d’une société, entre celui qui va mourir et ceux qui lui succéderont, entre le vendeur d’une maison et celui qui entend désormais y vivre, entre les familles de ceux qui vont se marier, entre le paysan et le bailleur des bâtiments et des terres où il travaille, entre le prêteur et l’emprunteur.
Dans ces quelques pages, on centrera l’attention sur le notariat de l’Ancien Régime. Il a commencé à être l’objet de solides études de la part des historiens. La richesse des minutes notariales, si soigneusement archivées, permet aussi à l’anthropologue de pénétrer au sein du tissu social et, par l’observation des actes du quotidien, d’accéder au fonctionnement des familles et des communautés, à la place respective des hommes et des femmes, des aînés et des cadets, aux modes de faire-valoir de la terre, aux rapports entre noblesse, clergé et Tiers-État, dont les notaires enregistrent les modalités, et auxquels ils participent souvent directement. L’anthropologue parvient ainsi à suivre des individus au long du déroulement de leur existence, et à obtenir d’eux, longtemps après leur disparition, un de ces « récits de vie » qui relient entre eux bien des faits épars.
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I. Le notaire, archiviste de sa société
Au-delà de l’histoire des sociétés, les documents produits par les notaires peuvent donc donner accès à des éléments en apparence bien éloignés de leur rôle apparent. Pensons par exemple aux valeurs que trahissent les conduites et qui construisent l’ethos d’une société. Véritable « terrain anthropologique » virtuel, les archives notariales reflètent une société réelle maintenant disparue. Elles sont à l’anthropologie sociale et culturelle une sorte d’équivalent de ce qu’est la génomique pour l’anthropologie biologique : la source d’une série d’indices permettant de reconstruire souvent avec une grand précision un passé qui serait sinon inaccessible [1]. Le très grand nombre de documents, bien datés et bien localisés, permettent aux historiens des analyses statistiques précises, alors que de nombreuses indications qualitatives offrent aux anthropologues le quotidien apparemment le moins accessible, à tel point qu’un « terrain » dans les archives est parfois plus riche de détails sur des thèmes d’accès délicat qu’un terrain réel (questions financières, conflits familiaux, par exemple). De plus, la continuité entre l’histoire et l’anthropologie à laquelle s’est attachée l’École des Annales a beaucoup contribué à révéler combien les archives notariales sont une source riche et précise dans l’étude de questions qui les relient l’une à l’autre.
L’attention ne porte pas seulement sur les archives, mais sur la vie des notaires eux-mêmes. Le rôle social de ces bâtisseurs de l’ombre a émergé grâce à quelques historiens, après qu’une longue négligence ait fait sous-estimer leur place centrale. Désormais les chercheurs s’attachent à « mieux cerner la figure historique du notaire, sa formation, ses techniques et savoir-faire, au service d’un rôle de médiateur politique et social au cœur de la société d’Ancien Régime. Si les actes notariés, leur mode de rédaction et de production sont, en effet, devenus source de réflexion et d’importants renouveaux historiographiques, tant auprès des historiens que des juristes depuis quelques années, le personnage même du notaire en tant qu’acteur social n’avait encore fait l’objet d’aucune attention spécifique. » [2] Carrefour où se croisent les acteurs du monde rural avec ceux du monde urbain, les pauvres avec les riches, les nobles avec les roturiers, les [31] gens du peuple avec les notables, les notaires sont les indispensables acteurs des transmissions. Ils articulent à jamais les engrenages de la société avec les règles de la loi.
II. La richesse des minutes notariales
Les minutes notariales tracent au jour le jour le bilan des actes du notaire. Celles de l’Ancien Régime ont bien des points communs avec les minutes réalisées de nos jours ; cependant elles ont, surtout en milieu rural, la particularité de recueillir beaucoup d’autres actes, qui témoignent de menus faits quotidiens et qui ne concernent plus guère les notaires de notre époque. Plusieurs ont été retirées des obligations légales, telles les déclarations de grossesse que devaient faire les femmes célibataires ou veuves [3] ; d’autres ont changé de forme, comme les baux ruraux très complexes et détaillés, des prêts, « obligations » portant nombre de détails sur les conditions du prêt, sur l’identité du prêteur et celle de l’emprunteur, les devis « prisfaits » d’artisans pour divers travaux, etc. Bien entendu les donations, les ventes immobilières, les contrats de mariage et les testaments représentent à toute époque une part importante des minutes.
Des épais volumes qui rassemblent ces minutes émane donc le bruissement de mille voix qui disent les vies, les destins, les biens et la famille de toute une communauté au long des années. Chaque acte fait entendre la voix d’un individu et concerne en général un moment important de sa vie. Et le chœur de ces voix venues d’une période et d’une région, compose touche après touche le portrait de la dynamique d’une société. Elles nous offrent autant de fragments d’une mosaïque historique et sociale que le chercheur tente de reconstituer.
Un bref et partiel inventaire de leur apport est éloquent.
Un bail en milieu rural présente en détail une exploitation, ses parcelles, les conditions de l’entretien des bâtiments et des terres. On y trouve le détail des paiements en argent et en nature, les dates (souvent des fêtes religieuses) des versements attendus. Figurent aussi des prestations de travail au profit du propriétaire, diverses obligations (planter des arbres, effectuer des transports, participer à de coupes de bois). Le reflet des pratiques agricoles est [32] riche ; riche aussi l’information sur l’ampleur des prélèvements du propriétaire sur la production de celui à qui il octroie le bail. Deux brefs extraits, l’un d’un bail normand, le second d’un arrentement dauphinois, en attestent :
Bail à Thomas Renard, de Préaux du Perche, en 1765 [4], où il lui est demandé
- « de ramasser les tuiles en bardeaux et chaume à bled que les vents feront tomber d’en dessus les bâtiments, d’entretenir les hayes et les fosses en état (...) de labourer, fumer, ensemencer leur terre labourable par sol et saisons accoutumés, de faire consommer en engrais les fannes et pailles provenant dudit lieu en engrais pour en améliorer les terres dudit lieu (...) planter chacune année de ce dit bail à leurs frais une demi-douzaine d’arbres des pépinières qu’ils iront quérir et chercher toujours à leurs propres dépends »
Arrentement par Louis Boissier à Pierre Natout [5], qui l’engage
- « au paiement de six cent cinquante livres argent, dix bichets de châtaignes ( ), six charges de vin (...), deux chapons gras et deux chapons palliers avec quatre livre beurre, lait, le tout beau et recevable. (...) le dit Natout fera les travaux nécessaires pour cochetter et latter les deux rangées de vignes qui sont dans la terre appelée le Chant, en lui fournissant par le dit sieur Boissier les bois nécessaires, ne coupera le dit fermier aucun bois par pied ou tête.(...) Natout demeure chargé de planter annuellement dans les biens dont s'agit et aux endroits les plus convenables quatre arbres fruitiers soit poiriers, pommiers, noyer, chataigner ou murier et en aura soin pour que puissent s'élever et venir à port plantera aussi annuellement six plançons de solles (saule) ou peuplier autour des prés »
Un acte de vente contient la description d’une maison ou d’un terrain à une date donnée, mais aussi sa situation précise et l’énumération des propriétés qui entourent le bien vendu et l’indication de ceux qui les détiennent. On peut rencontrer parmi ces voisins des membres de la généalogie du vendeur, attestant ainsi d’anciens partages, ou des voisin devenus témoins lors d’un mariage, d’un baptême ou d’un décès, reflétant alors des relations amicales.
Les contrats de mariage sont de vrais tableaux de la position économique et sociale de deux familles ; on peut y deviner leurs biens, l’image qu’elles entendent se donner, leur éventuelle inégalité et savoir qui est la plus notable ou la plus riche, celle de l’époux ou celle de l’épouse.
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Les historiens ont su y trouver des sources très riches de l’histoire sociale comme l’illustre un article de John A. Dickinson [6] qui, par l’analyse quelques centaines de contrats de mariage de paroisses de la plaine de Caen, décrit le niveau de vie des jeunes couples, et surtout met en évidence les apports féminins et leur effet sur le statut des femmes.
Les personnes présentes lors de la cérémonie peuvent être mentionnées en une longue liste, parfois ostentatoire [7], de parents, d’amis et de relations, précieuse indication sur l’entourage des familles des époux. Un bel exemple est donné par cet extrait de la liste des « présents lors de l’acte de mariage », le 20 mai 1632, d’Elisabeth Déageant et de Denis Salvaing de Boissieu :
- « Monseigneur le duc de Crequy pair et maréchal de France et Lieutenant général pour le Roy en Dauphiné, messire Claude Frère chevallier seigneur de Montfort, Crolles, Beaumont et autres places, conseiller du Roy en ses conseils d’Etat et privé, et premier président en ladite cour de parlement et des finances de ce pays, Messire abel Sautereau abbé de Boscodon, conseiller et aumonier ordinaire du Roy, noble Jacques de Chaulnes [8] chanoine et chantre en l’Eglise cathédrale Nôtre Dame de Grenoble, Noble guillaume de Sautereau Conseille du Roy en ladite Cour, et Messire Jean de Micha sr de Burfin conseiller du Roy et president en ladite Cour, proche parent du Sr espoux ».
L’analyse du contenu d’un testament plonge au cœur d’une famille, mais aussi d’une domesticité, parfois d’un voisinage. Elle indique la place faite à la religion par l’ampleur des invocations qui ouvrent le testament, puis par celle des dons. Elle fait un état des biens et des relations au sein d’une famille. Par des remarques, par des écarts entre ce que reçoivent les héritiers, par la façon dont est traité le conjoint, le testateur laisse percer des préférences et des conflits. Tel ce codicille au testament du notaire Ennemond Arthaud
- « par lequel codicille je revoque le legat par moy faict à Dame Catherine Regis ma femme de la somme de six cent livres pour en disposer à la vie et a la mort luy legant seulement en place de laquelle somme de six cent livres l’argent quelle se trouvera avoir (…) lors de mon deces attendu que je lestime aller au dela de ladite somme de six cent livres luy ayant toujours laissé le maniement de la plus grande partie de mes affaires sans qu’elle m’en aye rendu aucun [34] compte. Ce que j’ay fait pour eviter une desunion entre elle et moi et avoir la paix dans ma famille. » [9]
C’est dans le testament qu’émergent tous les membres d’une fratrie et leurs conjoints, leur profession, leur domicile, si bien qu’une série de testaments permet de tracer à grand traits la composition d’une communauté villageoise et les mouvements migratoires qui la traversent.
La place de la religion est importante, tant dans la formulation du testament que par les legs destinés à des institutions religieuses. Ainsi Guichard Déageant ne laisse aucun doute sur sa foi : son testament [10] débute par :
- « Au nom de Dieu pere, fils et sainct esprit
- Premierement Je supplie à genoux et les mains jointes mon dieu mon créateur qui vit et règne, vivra et régnera éternellement de me pardonner et remettre mes fautes et péchés par le mérite de la très glorieuse mort et passion de son fils unique nostre sauveur et redempteur Jesus christ qui vit et regne vivra et regnera eternellement avec luy pendant les siecles des siecles ; implorant l’aide de la sainte vierge Marie, des anges, archanges, des saints et saintes du paradis et toute la communion de l’Eglise tant triomphante que militante. »
Son testament se termine par :
- « Finalement je donne à mes fils, filles et petite fille ma benediction telle qu’Abraham, et Jacob l’ont donnée a leurs enfants au nom de dieu, Dieu de paix et de concorde. »
La religion peut aussi offrir l’occasion d’une dernière manifestation de richesse et de pouvoir social, comme le montre en 1722 le testament du notaire Ennemond Arthaud [11] :
- « ordonne que le jour de mon decès il y aye six prestres si faire se peut, qui porteront chacun un cierge à la main et qui celebreront ce jour-là, ou le lendemain chacun une messe de mort, une grande, en cinq passes, dans l’église dudit Dolomieu, lesquels seront payés par mon heritier sousnommé, qu’il assistera à mon enterrement douze pauvres dudit Dolomieu, avec chacun un cierge à la main, au chacun desquels il sera délivré, par mondit heritier, trois aulnes de verge blanche ou noire et une aumone de cinq sols chacun (…) il sera délivré aux autres pauvres dudit Dolomieu qui se presenteront ce jour là, une aumone, soit en pain, argent, ou autre chose de la valeur de cinq sols. Ce qui sera fait de meme quarante jours après mon decès et une année après, à l’exception qu’il ne sera point donné de serge, ny de cierge, et que ladite aumone ne sera que de deux sols chacun »
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Souvent le projet est plus modeste, comme celui qu’exprime dans son testament [12] le docteur Antoine Comte, d’Aoste :
- « ordonne que dans le delay d'un mois après son décès son héritier universel fasse célébrer quarante messes basses du requiem pour le repos de mon âme Pour la rétribution desquelles il payera dans les mêmes délay la somme de vingt livres à tel prêtre qu'il trouvera bon, remet les surplus de ses obsèques à des œuvres pieuses. »
Le long discours testamentaire des XVIe et XVIIe siècles s’est beaucoup réduit aux siècles suivants, et cette évolution témoigne des changements de la société elle-même. C’est ce qu’a bien montré et su utiliser Michel Vovelle quant à l’involution de la place de la religion avant la Révolution française en dépouillant en série près de 20.000 testaments reçus par des notaires de Provence [13].
On ne saurait trop insister sur l’ampleur des informations transmises par un testament, qui, à l’image du lit mortuaire, est le lieu où se rassemble une famille et qui l’offre à l’observation et à l’analyse.
Les inventaires après décès sont de véritables promenades dans l’intimité d’une maison et dans le patrimoine de celui qui y a vécu : on explore toutes les pièces d’une maison, toutes ses dépendances, on ouvre les placards et les tiroirs, on note tous les objets et on tente de les évaluer en vue de l’héritage.
Dans une exploitation agricole on visite les lieux, on décrit les animaux d’élevage, le matériel. Aucun anthropologue n’a un tel accès au centre de la vie d’une famille. Ainsi le notaire Morin [14] rend-il compte du contenu d’une maison « manable » [15] dans le Perche :
- « Premièrement deux chenets, une pelle, une pincette, une crémaillère
- Item un fusil, un grand pistolet, un fer à coulisse a repasser, deux chandeliers aussi à coulisse et un autre chandelier
- Item un bassin d’airain avec son couvercle garni d’une anse de fer, deux poeles à frire,
- Item une marmite avec son couvercle de fonte avec son couvercle garni de son anse de fer, une cuiller à pot de fer, trois chaudrons de fonte de différentes [36] grandeurs garnies de leur anse de fer, deux autres mauvaises marmites dont une est seulement garnie de son anse » [16].
Chez les plus riches l’inventaire décrit les lieux et des biens, souvent considérables, et relève aussi, indication précieuse, les titres des ouvrages en bibliothèque. Tel par exemple cet extrait de l’inventaire d’un médecin de Vienne [17] :
- « Dans la chambre où mondit feu mary est décédé, qui est au second etage de la maison de Vienne il y a une tapisserie de Flandres en cinq pieces quatre fort bonnes et l’autre mi-usée. Laquelle piece n’est pas en personnages comme sont les autres.
- Un grand lit de bois noyer sa penture en bois de sapin la garniture paillasse, une coistre, un matelas, un chevet, une couverte de cathalogne, le tout dudit lit étant de beau drap gris obscur assorti de tous ses rideaux qui sont au nombre de quatre rideaux quatre bonne grasses les chevéché et trois autres pieces sont attachés les crépines de soys couleur d’hysabelle blanc et noir et la couverture pendant du mesme drap Les quatre paumes aussi du mesme drap, le tout entourné d’un mollet de la mesme couleur que les crespines. Ledit lit presque neuf ».
L’inventaire donne également la liste des divers domaines possédés, celle de rentes et constitution de pension au profit du défunt, des obligations à son profit
Dans certaines régions le notaire enregistre aussi des assemblées destinées à régler diverses questions d’intérêt local. Telles les Assemblées d’habitants qu’on peut relever dans les minutes de divers notaires du Perche :
Assemblée des habitants d'Appenai [18],
- « Aujourd’hui Dimanche quinzième de juin mil sept cent soixante-six à l’issue de la grande messe ce jour d’huy dite en la paroisse d’Appenay, en l’assemblée des habitans de ladite paroisse tenue à la tablette suivant la publication qui en a été faite au prosne de ladite messe et après avoir fait sonner la cloche en la manière accoutumée ».
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Assemblée des habitants de Préaux [19],
- « Aujourd’huy dimanche vingt six may mil sept cent quatre-vingt deux sous le chapiteau étant au devant de la principale porte de l’église paroissiale de préaux, lieu ordinaire de tenir les assemblées, jour de Pâques, après les annonces faites aux prosnes dimanche dernier et ledit jour, devant nous andré Broust notaire gardenote du Roi et de Monsieur fils de France frère du Roi hereditaire audit préaux et paroisse et annexés soussigné, se sont assemblés les habitans de la paroisse en presence de M Gaspard Gelée curé »
À travers toutes ces activités le notaire agit comme un régulateur social. Présent toujours, mais jamais impliqué, il disparait dès que l’acte est scellé et que commence ce qu’il annonce et rend possible. L’historien saisit ainsi à travers la succession des minutes l’évolution des patrimoines, des familles, le déplacement des personnes et des pouvoirs ; l’anthropologue y puise de multiples fragments de réseaux sociaux qu’il peut ensuite plus au moins reconstruire et qui lui donnent une image très fine de la stratification d’une société locale, de ses alliances, de ses réseaux de parenté, et de leur articulation avec la société globale que, par ailleurs ces données de base aident à explorer.
III. La vie du notaire,
un « objet anthropologique »
Le notaire est un témoin dont on a vu combien l’apport est précieux. Il est aussi un acteur. Significatif en lui-même, « le personnage même du notaire en tant qu’acteur social » dont la vie éclaire les historiens, est aussi un véritable « objet anthropologique ». A la façon d’une sonde plongée dans la société, le récit de sa vie permet de saisir son époque à partir de sa propre histoire qui lui octroie un point un vue unique et très informé. Les traces de son activité professionnelle sont multiples et vont au-delà de ses seules minutes. Sa trajectoire de vie est un fragment d’une longue histoire familiale qui nous fait rencontrer beaucoup de ses ancêtres et de ses apparentés. Son métier lui ouvre les murs les plus opaques qui enserrent les familles, et qu’ils soient nobles ou paysans, tous sont amenés un jour à le laisser pénétrer dans certains de leurs espaces les plus privés.
Il appartient lui-même à une zone de la société, celle des notables, et dans sa famille, lorsqu’on n'est pas notaire, on est souvent médecin ou membre du clergé. Ainsi se construit et se perpétue sous l’Ancien Régime [38] un milieu très particulier, presque autonome entre les trois ordres de la société, et le notaire, bien que ne faisant pas partie de la noblesse, se trouve plus proche d’elle que du reste du peuple. Au long cours, on assiste dans plusieurs lignées de notaires du Dauphiné à une progression sociale qui conduit en plusieurs étapes les descendants d’un marchand, issu lui-même du monde paysan, vers le clergé ou vers le droit. En quelques générations s’ouvre un accès possible à la noblesse pour certains de ceux qui, après avoir étudié le droit, sont en mesure d’acheter grâce au patrimoine familial une charge anoblissante.
Il advient que, par chance, c’est le notaire lui-même qui a conservé les documents qui nous permettent de reconstruire son propre récit de vie. Tel par exemple Gaspard Régis, ce notaire dauphinois (1597 [20]-1674), dont l’archiviste Edmond Maignien a pu dire que :
- « Les archives d’une famille de notaires ruraux, installée à Chatonnay, puis fixée à la Bâtie-Montgascon et Dolomieu au début du XVIIème siècle constituent une suite d’une surprenante richesse. (…) Les liasses de la famille Régis introduisent au sein du monde, plus souvent décrit sous un angle purement institutionnel que saisi en sa réalité quotidienne, des officiers seigneuriaux. Héritier d’un oncle, curé à la Bâtie-Montgascon dont les papiers sont pleins d’intérêt, notaire et châtelain de Dolomieu, agent de la famille de Gratet, Gaspard Régis représente à merveille les châtelains dauphinois. Familier des habitants de son village, dévoué aux intérêts de ses maîtres, attentif à poursuivre d’interminables rénovations de terriers sur les communes avoisinantes, cet homme de loi, semblable à tant d’autres dont le destin échappe, ne s’évada guère de son microcosme campagnard. » [21].
Ces documents permettent de suivre une vie dans ses détails. Les anthropologues, qui usent souvent de « récits de vie » en vue de retracer la trajectoire d’une vie au sein d’une société, savent que cette trajectoire, apparemment individuelle, est le résultat d’innombrables interactions qui font d’elle un « marqueur » explorant un milieu. En se situant initialement au niveau des individus et de leur quotidien, on peut alors commencer à comprendre une société. On est ensuite capable de prendre de la hauteur et d’accéder à un paysage élargi par l’approche généalogique qui dévoile la trame interne de la parenté, dont les archives gardent trace.
Gaspard Régis est l’un des points forts d’un réseau de parenté ancienne et contemporaine qui se poursuivra bien au-delà de sa propre vie. Ce réseau l’enserre dans un milieu formé de notaires et de prêtres de différents [39] niveaux de la hiérarchie y compris plusieurs chanoines de la cathédrale Saint-Maurice de Vienne. En remontant sur cinq générations, il apparaît clairement que ce réseau de parenté est également un lieu de transmission de biens, dont témoignent dots et testaments. Ainsi, le testament rédigé en 1577 par un de ses oncles, Gonnet Régis [22], montre-t-il l’étendue des biens de ce prêtre, faits avant tout du revenu de diverses chapelles et de diverses autres sources religieuses. Il illustre la façon dont il le transmet et le redistribue aux membres de sa famille [23].
Le grand-père paternel de Gaspard Régis était notaire, ainsi que plusieurs de ses oncles et grands oncles paternels. Son père, Jacques Régis, ancien élève du collège de Tournon, devenu marchand dans le bourg de Chatonnay, avait épousé Jeanne Nivard-Baccaron, fille du notaire de Chatonnay. Gaspard Régis épousa le vendredi 27 juin 1625 Isabeau Perrier dont la famille comptait elle aussi plusieurs notaires. Fille de Pierre Perrier, rentier du prieuré d'Arandon, elle était petite-fille d’Antoine Perrier, notaire à Dolomieu, et de Georgy Veyret, issue d’une longue lignée de notaires et dont un neveu était le notaire Michel Veyret du proche village de Montagnieu.
On pourrait suivre de notaire en notaire ce réseau familial qui s’étend de proche en proche sur une bonne partie la région dauphinoise située au nord de Grenoble. Ainsi, à la fois pour le peuple et pour la noblesse, ce réseau de notables apparentés, dispersés sur une région de dimension assez réduite, tient en main tout autant la santé que les exigences juridiques des actes de la vie. On verra que Gaspard Régis, en raison de ses compétences, est allé bien au-delà et qu’il est devenu un partenaire indispensable de la gestion des biens de diverses communautés religieuses et de familles de la noblesse locale.
Car les archives de Gaspard Régis dépassent les informations professionnelles de base. Il y conserve des notes sur la façon dont il travaille et dont il fixe sa rémunération ; il y ajoute des papiers de famille, des lettres de ses enfants [24].
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Le couple Gaspard Régis et Isabeau Perrier eut douze Enfants. Le choix de leurs conjoints, choix sur lequel les parents exerçaient une forte influence, montre le souci de maintenir rang social et niveau économique. Les filles épousèrent soit des commerçants aisés de Lyon ou du voisinage, soit des membres de familles de notables. L’une épousa un procureur au parlement du Dauphiné. Une autre épousa le notaire Edmond Arthaud qui succéda à Gaspard. L’épouse d’Antoine, héritier principal de Gaspard, appartenait à une famille qui alliait des notables et des nobles. Plusieurs enfants eurent des notaires parmi leurs descendants, chaine de successions qui se poursuit parfois jusqu’à nos jours. D’autres notables font partie, par filiation ou par alliance, de ce réseau familial. Les médecins y sont assez nombreux. Le clergé est lui aussi très présent ; cependant, à la différence de ce qu’on relève dans la noblesse, on ne compte pas de religieuses.
À la mort de Gaspard Régis, sa veuve prit en main la gestion de leurs biens et divers documents attestant de cette gestion participent au vaste ensemble de sources (contrats de mariage, testaments, en particulier), restées encore largement inutilisées, qui donnent accès au rôle, non négligeable, des femmes dans la vie économique de l’époque.
Les « papiers Régis » construisent le tableau de son entourage et de son époque, déroulant une véritable chronique de sa vie. On assiste à son baptême. On a des échos du milieu où il a étudié.
Bien qu’on ne dispose d’aucun document direct à ce sujet, il y a tout lieu de penser que, comme son père et nombre des membres de sa famille, il avait étudié dans le très important collège de Tournon [25], véritable centre de formation des élites [26]. On dispose notamment d’une intéressante correspondance entre l’un de ses oncles, Frédéric Régis, alors élève du collège de Tournon, avec son propre oncle maternel, le chanoine Putod. Il est fait mention dans ces lettres de plusieurs notaires membres de la famille. On y apprend aussi que cet étudiant allait devenir élève de Cujas.
L’ampleur de la bibliothèque de Gaspard Régis lui donnait accès à des ouvrages de droit, d’histoire, de mathématiques et de religion, et confirme qu’il était un homme cultivé qui prenait appui sur de larges connaissances [41] dans l’accomplissement de ses travaux. Cet extrait de l’inventaire de ses biens après son décès en rend compte :
- « Un gros volume intitulé Les Véritables alliances du droit francais, tant civil, canon que criminel, relié en bazanne rouge parrafé et coté sous la couverture par le N° 156
- Plus un autre livre intitulé La pratique judicielle civile et criminelle relié en bazanne verte, parrafé et coté par n° 157
- Un autre livre en gros volume intitulé Cathechisme ou introduction au simbole de la foy, relié de vieux parchemin parrafé et cotté sous la couverture par n° 158
- Un gros volume et livre couvert de vieux parchemin intitulé en latin Nicephori Callixti sancto paliseriphoris vere catholici eclesiastica historiae libri ( ) auquel il y a plusieurs des feuillets derniers mangés des rats, parrafés et cottés au dessus de la couverture par n° 159
- Un autre gros volume en latin relié en vieux parchemin intitulé opperum M..hieronimy , parrafé et cotté par n° 160
- Un autre vieux tome relié de vieille bazanne toute rompue intitulé en latin de Thomas aquinatis oppera, parrafé et cotté par n° 161 »
Au-delà de l’accomplissement des actes par lesquels il règle, et même régit, la vie de ses contemporains, Gaspard Régis est sollicité pour sa réputation d’érudition et ses connaissances en droit et en matière de paléographie. Travailleur acharné, il accepte nombre de missions importantes qui lui sont confiées par des institutions religieuses ou par des particuliers qui veulent mettre à jour des documents permettant d’asseoir divers droits. Tâches alors essentielles et qui ont depuis été dévolues à d’autres qu’aux notaires, ou qui ont disparu [27]. Son œuvre en ces domaines (dont une partie a sans doute disparu), faite de relevés et d’analyses de chartes anciennes, remontant souvent à plusieurs siècles, est considérable et elle fait appel à ses très solides compétences, et souligne qu’il a reçu une excellente formation.
Par ses connaissances, il était devenu indispensable à la noblesse. Plusieurs familles importantes lui confièrent la révision de leurs principaux documents, en particulier les terriers qui attestaient de leurs divers droits fonciers en s’appuyant sur les actes, même anciens de plusieurs siècles, [42] qui les avaient édifiés. Comme souvent les notaires de ces siècles, Gaspard Régis se voit confier ces tâches qu’il doit à la garantie qu’offre son métier et qui en font un auxiliaire direct de la noblesse, voire même son délégué.
Il accomplit ainsi en 1660 la « mise en ordre » des papiers de la famille de Virieu dont il consigna l’inventaire dans un épais registre.
Il fut surtout chargé de nombreux travaux par divers membres de la famille de Dolomieu, dont les biens s’étendaient sur une vaste zone. On suit l’évolution de ces divers travaux dans la riche correspondance qu’il a entretenue de 1638 à 1674 avec Pierre de Gratet du Bouchage, seigneur de Granieu, correspondance où l’on mesure l’ampleur et la diversité des demandes qui lui sont adressés et la dépendance de ce riche seigneur envers les connaissances et les travaux du notaire, auquel il s’adresse de façon générale avec une extrême courtoisie. Quelques brefs extraits aident à saisir la nature des demandes adressées au notaire et la tonalité de ces échanges.
- « Vous pourrez dire au meunier (...) que Monsieur le juge de Dorne doit aller à Montcarra dans 8 ou 10 jours (...) Je serai bien aise que cette affaire soit achevée le plus tôt qu’il se pourra à cause que si le meunier n’a pris mon moulin qu’afin de sortir de cette affaire il portera en longueur la conclusion de l’arrentement qui doit être au plus tôt passé à lui ou à un autre.
- Je vous avais déjà dit qu’outre les considérations qui m’obligent à souhaiter que l’on travaille aux (papiers) du Bouchage, l’intérêt que j’ai d’arrenter le plus avantageusement qu’il me sera possible les granges de La tour me sollicite à user de diligence en cela.
- Le 1er de mai 1649 Monsieur, votre très affectionné à vous servir Du Bouchage »
Suit une note manuscrite de Gaspard Régis écrite sur le troisième pli de la lettre :
- « Ce 15 may 1648 ensuite de cette lettre jay envoyé à Monsieur du bouchage un accord concernant les (documents) de charmos et de batarnay de lan 1284 coté par 265 12 en l’inventaire. Plus un contract de transaction d entre messire false de montchenu et Noble artaud de Nerve en lan 1345 pour reconnaissance des limites des terres de mont chenu et de charmos cote en l’inventaire B1 [28] »
- « À Grenoble ce 30ème May 1662
- Monsieur
- Je feray voir à Masdame la Comtesse de Clermont la lettre que vous m’avez escrite. Je luy avais déjà parlé de vostre probité et je l’avais fort assuré que vous estiez un homme qui n’agissiez que dans la justice et dans la raison, aussy ne [43] vous avais je escrit que pour satisfaire à la prière qu’elle m’avait faitte et pour ne pas refuser une personne de qualité, Ma lettre ne doit pas vous empescher de continuer a mettre l’affaire de ces paisans en estat ny de leur faire payer ce qu’ils doivent légitimement. Je vous prie de vous attacher fortement à ce qui regarde mon terrier et de profiter du temps que vous avez pour y travailler afin que vous y mettiez la dernière main, c’est une chose que je désire avec passion, et que vous me croyez
- Monsieur votre très acquis et affectionné serviteur
- Du Bouchage »
- « À Grenoble ce 10è octobre 1665
- Monsieur,
- J’ai une affaire de très grande importance où je ne puis me passer de vous, l’affection que vous m’avez témoignée en toutes sortes d’occasions me fait espérer que vous quitterez toutes choses pour venir faire un petit tour en cette ville, je ne vous arrêterai que deux jours seulement et ensuite vous serez entièrement libre. Je vous prie de ne pas dire que vous fassiez ce voyage à ma considération, vous supposerez quelque procès ou votre présence soit nécessaire et vous viendrez prendre à Grenoble le cabaret ou vous avez acoûtumé de loger. Quand je vous verrai vous saurez de quoi il s’agit, et vous connaîtrez que je suis
- Monsieur Votre très acquis et très affectionné serviteur
- Du Bouchage »
- « J’ai retiré des mains de Me Gaspard Régis notaire de dollomieu un terrier couvert de parchemin appelé de (…) contenant deux cent vingt six feuillets tous écrits sans y comprendre le répertoire auquel sont plusieurs reconnaissances reçues et signées par Maîtres Laura (..) & Guyonnet notaire commençant par le (…) du vingtième décembre mil cinq cents trente cinq & finissant par la reconnaissance de françois fils de Berlioz Colombat de fitillieu du douzième février de mil cinq cents quarante quatre signé par ledit Guyonnet duquel terrier je tiens quitte et dégage ledit Régis étant les dites reconnaissances passées au profit de (…) Francois et Jaques de beauvoir (…) seigneurie de (…) en foi de quoi je me suis ( ) à Grenoble ce dixième février mil six cent septante
- DeGratet Du Bouchage »
Il avait rédigé L’Inventaire général de tous les contracts actes instruments tiltres documents et papiers faicts tant au nom et proffict de messire Pierre de Gratet, comte du Bouchage, seigneur des chasteau, terre et seigneurie de Brangue et des maisons fortes de Chessenoux et de Montgarrel, conseiller du roy et président au parlement de Dauphiné que de noble Anthoine de Gratet son bisayeul quand vivait seigneur de Granieu que de noble Pierre Jacques de Gratet son ayeul vivant seigneur dudict Granieu, Faverges et aultres terres, [44] aussy conseiller de Sa Majesté et trésorier général de France en Dauphiné et marquisat de Saluces ; que aussy au nom et profit de feu noble François de Gratet père dudict seigneur du Bouchage vivant aussy conseiller de sa dite majesté et trésorier en la mesme généralité que dessus seigneur desdicts lieux de Granieu, Faverges. Juillet et aout 1647, in-folio 470 p. [29]
C’est en raison de la confiance qu’on lui faisait, mais aussi des références que lui donnaient ses apparentements dimension alors très importantes de l’identité de quiconque que Gaspard Régis fut nommé Chastelain du château de Dolomieu par celui qui tenait ce château de ses ancêtres, Claude de Gratet. Cette fonction juridique « de basse justice » lui donne un rôle important que décrit Antoine du Boys, auteur d’un ouvrage fort complet sur les chatelains « Ce qui compte avant tout », écrit-il, ce n’est pas « le parchemin et la cire » mais d’être « de vertu et de bonnes mœurs ». L’auteur mentionne comme tels les avocats, mais il souligne que les notaires « ont plus d’intelligence à se dignement acquitter de cette charge & peut estre mieux qu’aucun » autre.
- « Un arrêt essentiel, publié en Novembre 1591 statue sur leurs pouvoirs et leur juridiction. Ils doivent visiter maisons et granges après les récoltes afin de s’assurer qu’il ne s’y trouve pas de produits volés ; ils on le pouvoir de capturer et de faire emprisonner, en particulier « en cas de violence, scandale, tumulte, troubles, desordre, emotion, meurtre, vols, larrecins » mais ils doiven aussitôt après le remettre leur procédure au juge compétent ; ils doivent regler les plaintes relatives aux défenses de pêcher ou de chasser, aux dégats faits dans les champs par les chasseurs ou par ceux qui y passent ; ils reçoivent les declarations de grossesse des filles ou des veuves ; ils sanctionnent les blasphémateurs et tous ceux qui profanent le Dimanche.
- Les chatelains ont aussi des fonctions de police : vérifier poids et mesures tous les trois ans, surveiller les maisons ayant des risques d’incendie, ils doivent pourvoir au passage des Bohemes, ou Sarrazins, supposés ou vrays & faire exhiber leur permission » [30].
Les chatelains doivent aussi « visiter les maladreries », s’assurer que « sources et fontaines sont en bon état. »
Outre cette fonction, Gaspard Régis reçoit un autre témoignage de respectabilité et une autre responsabilité, l’arrentement des droits seigneuriaux du château de Dolomieu. Un bail très précis énumère les redevances auxquelles s’engage Gaspard Régis ainsi que les noms de tous les fermiers [45] assujettis à ces droits : Bail de l’arrentement des droits seigneuriaux relevant du château de Dolomieu passé à Gaspard Régis, notaire et châtelain de Dolomieu par Claude de Gratet, seigneur de Dolomieu, trésorier général de France 18 avril 1632 [31]
Toutes ces activités procuraient à Gaspard Régis des moyens financiers importants dont témoigne son testament. [32]
Sa relation avec l’Église est l’un des axes de sa vie comme elle l’a été de sa famille au long des générations qui l’ont précédé, relation qui a continué bien longtemps après lui. Oncle de son père, le chanoine Putod fut un personnage important du chapitre de la cathédrale Saint-Maurice de Vienne ; il avait sauvé le trésor de la cathédrale lors de la prise de Vienne par les Protestants ce qui lui valut de voir son portrait figurer sur un des vitraux de la cathédrale. Deux des fils de Gaspard devinrent prêtres, François Régis, curé de Tournon, et Claude Régis « clergeon incorporé à la grande église de Vienne ». Son parrain était lui aussi un Prêtre. Nommé Gaspard Régis, il était un enfant abandonné dont Gonnet Régis avait financé la formation au séminaire après l’avoir recueilli très jeune. Il fut nommé près de Dolomieu, à La Batie-Montgascon, dont resta longtemps le curé.
Ses connaissances et son appartenance à une telle famille catholique lui assurèrent la confiance du haut clergé ainsi que l’indique l’archiviste Maignien :
- « La pratique des terriers lui donna une compétence d'archiviste que sollicitèrent tour à tour l'abbé de Saint-André-le-Bas, les doyens des chapitres cathédraux de Vienne et de Grenoble, les administrateurs de l'hôpital de Vienne, l'illustre prélat que fut Le Camus, évêque de Grenoble ».
Les travaux qu’il a réalisés témoignent de ces activités d’archiviste :
- Inventaire des actes, titres et papiers du prieuré de Saint Hugues et Marie-Madeleine de Grenoble dressé en 1652, à la requête du chapitre de Notre-Dame de Grenoble par Gaspard Régis, notaire et châtelain de Dolomieu ADI, 198
- Répertoire de l'inventaire des actes, titres, documents et papiers du chapitre de l'église-cathédrale de Vienne, fait en 1655-56, par Gaspard Régis, notaire et châtelain de Dolomieu. A.D.I. 187
[46]
- Inventaire général des actes, instruments, documents, contrats, titres concernant l'évêché, doyenné, abbaye de Saint-Martin-de-Miséré, rédigé par Gaspard Régis, notaire, en 1672 ct 1673. Deux volumes in-4 A.D.I.
Dès le XVIIIe siècle ce type de travail fut abandonné par la majorité des notaires, à l’exception de quelques « notaires-feudistes », pour être repris par des feudistes [33], spécialistes de la paléographie et des archives anciennes. À la suite de la révolution et de l’abolition des droits seigneuriaux dont leurs travaux faisaient l’inventaire, les feudistes contribuèrent progressivement à la mise en place des Archives publiques. L’emprise de l’Église s’effondra et le notaire cessa de participer à ces inventaires pour se concentrer sur le cœur de son métier. Seuls les archivistes, les historiens ou les généalogistes s’intéressent désormais aux documents anciens qui servaient à étayer les terriers.
Le notaire conserve toutefois par la nature de sa charge, par la combinaison de son pouvoir comme autorité reconnue et de son caractère privé, bien des traits en commun avec ses lointains prédécesseurs. Aucun des changements intervenus n’a été une brisure.
Certes le notaire qui exerce son métier de nos jours ne correspond plus à Gaspard Régis. Plusieurs activités sont tombées en désuétude, des déclarations de grossesse à la fonction de châtelain. On a vu que l’ouvrage de Cofinet précise les changements qui se sont opérés en trois siècles, mais il nous permet aussi de suivre la continuité de certaines taches fondamentales qui concernent les étapes de la vie et la gestion des biens des individus. Comment ne pas reconnaitre le notaire contemporain dans ce que dit à ce propos Georges Coffinet ? Il souligne la place très particulière du notaire, situé entre les personnes qui le consultent et la loi à laquelle il donne un visage et dont il sait nuancer l’application :
- « En même temps que leur destinée s’élevait, la loi leur donnait l’indépendance nécessaire pour l’accomplir avec des droits plus étendus, elle créait aussi pour eux des devoirs nouveaux. » (p. 24)
Le notaire demeure celui qui aux frontières du judicaire, peut donner le bon conseil et aider à apaiser certaines tensions, à éviter des erreurs, par exemple en matière testamentaire, et d’une façon générale permettre d’ajuster le recours à la loi à la réalité de chacun.
[47]
Au-delà de son travail professionnel immédiat mais intrinsèque à celui-ci, le corps notarial joue donc dans la société le rôle d’un encadrement solide mais souple qui permet d’appliquer les règles du jeu social, tout en en les adaptant aux besoins des uns et des autres grâce à des relations personnelles directes. Veilleur du maintien des cadres structurants de la société, il les ajuste au quotidien des individus, introduisant ainsi un peu de la souplesse nécessaire pour que les fondamentaux résistent aux à-coups de l’histoire. C’est dire combien l’anthropologue, à travers les documents notariaux, peut rencontrer de renseignements importants et souvent difficiles à obtenir autrement, malgré l’inaccessibilité de certains documents récents.
On peut légitimement penser que bien des juristes, dans la diversité de leurs fonctions, et sous de multiples formes de relations avec les individus et avec les pouvoirs, sont engagés eux-mêmes dans la structuration de la société. Cela confère à leur travail les effets d’une science sociale appliquée. Constat qui peut sembler banal, mais qui si on le précise par le questionnement des sciences de la société, éclaire la dimension sociologique des actes juridiques.
À cet égard, les fonctions juridiques du notaire lui donnent une place centrale, car ce n’est pas seulement en tant que technicien du droit qu’il contribue à réguler la vie sociale. Il entretient une relation parfois approfondie avec ceux qui lui confient leurs affaires, et il atténue les craintes, il explique les contraintes et les risques, il aide à concilier ce qui semble incompatible et qui suscite des conflits. Dans cet infrajudiciaire, il intervient au niveau des relations entre les individus, en étant souvent très proche d’eux tout en leur demeurant fondamentalement étranger. En ce sens il opère au sein de la société comme le font les enzymes en biologie : sans lui une action serait impossible, mais lorsque celle-ci est achevée, il est absent du résultat. Il est un courtier et non un partenaire.
[1] Le collectif, Les actes notariés. Source de l’histoire sociale. XVIe-XIXe siècles. Actes du Colloque de Strasbourg (mars 1978), Strasbourg, 1979, donne une riche bibliographie. Voir également Poisson, Jean-Paul Notaires et société, travaux d’histoire et de sociologie notariales, recueils d’articles, Economica vol.1 1985, vol.2 1990.
[2] Avant-propos du livre « Le Notaire. Entre métier et espace public en Europe VIIIe-XVIIIe siècles » Lucien Faggion, Anne Mailloux et Laure Verdon (dir.). Presses Universitaires de Provence 2008. Voir également C. Dolan, Le notaire, la famille et la ville (Aix-en-Provence à la fin du XVIe siècle), Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1998 et Louis Lavallée, Les archives notariales et l’histoire sociale de la Nouvelle-France. Revue d’histoire de l’Amérique française, 28.3, 1974.
[3] Selon un édit royal de 1556.
[5] A.D.I. (Archives départementales de l’Isère, Grenoble) 3E 18881.
[7] Minutes de Me Froment Grenoble A.D.I. 13J 66.
[10] Année 1642 A.D.I.2E862.
[13] Michel Vovelle, Piété baroque et déchristianisation en Provence au XVIIIe siècle. Les attitudes devant la mort d’après les clauses des testaments, Paris, Plon, 1973.
[14] Extrait. AD Orne 4E 64/355 Me Morin 9 juillet 1784.
[15] Manable, mot désignant en Normandie une maison d’habitation.
[16] Signalons à titre d’exemple l’étude d’une zone rurale aux 17ème et 18ème siècle entièrement fondée sur des minutes notariales et des registres paroissiaux : J. Benoist , « Grangiers » et petits cultivateurs du Valromey, Généalogie et Histoire, 201.
[17] Me Clément, 1675 A.D.I. 3E161954 f° 56.
[18] A.D. Orne Me Guillaume Gabriel Bordier 1766.
[19] A.D Orne Me Broust,1782, Bellême.
[20] Année où Henri IV fait du notaire le détenteur du sceau de l’État ».
[23] « Conventions entre Gonet Regis, prêtre, et Claude Régis, stipulant accensement par le premier au second des biens immeubles, rentes, cens et servis dont il était détenteur en tant que recteur des chapelles fondées en l’église Saint-Christophe de Chatonnay sous le vocable de Saint-Blaise et Sébastien, Notre-Dame de Pitié, Saint-Claude en l’église d’Estrablin, Sainte-Appolinaire en l’église d’Eclex, ou qu’il possédait dans le mandement de Chatonnay, Les Esparres, Eclose, Chateauvillain, Quinsonnaz etc. (1573, 6 sept.)
[24] De nombreuses lettres de ses enfants précisent la place qu’ils ont obtenue dans divers secteurs de la société, surtout à Lyon A.D.I. 32J25.
[25] D’abord université de Philosophie et des sept Arts Libéraux fréquentée par des étudiants de toute l'Europe, puis Collège passé 6 janvier 1560, sous la direction des jésuites, l’établissement devient le centre de résistance du parti catholique. Son rayonnement touche la France entière.
[26] On connait plusieurs lettres de membres de la famille Régis étudiants à Tournon à la fin du 16° siècle A.D.I.
[27] Georges Coffinet Le notariat en 1610 comparé avec le notariat actuel Paris, V.Giard & E. Brière,1910 L’ouvrage s’appuie sur « Protocole des Notaires, Tabellions et autres Praticiens de Cour Laie A Lyon. Par Martin-Corbin M. D. C. X. (1610) ». Dans son troisième chapitre, il compare section par section, les règles applicables aux notaires en 1610 et en 1910 et il permet de situer la pratique du notariat au temps de Gaspard Régis et de l’ajuster à un monde plus proche de nous.
[29] Bibliothèque municipale, Grenoble, R 90506.
[30] Antoine du Boys, De la juridiction, pouvoirs et exercices des chastelains de la province de Dauphiné. Grenoble, 1656, 55 p.
[31] A.D.I. 32J38 Un arrentement est un bail à rente Dans le cas ici concerné, il a une durée de quatre années. Le bail à rente fut supprimé à la Révolution.
[32] M Estienne Clément 1667 A.D.I. 12J46.
[33] Friedrich, Markus, Les feudistes, experts des archives au XVIIIe siècle : recherche des documents, généalogie et savoir-faire archivistique dans la France rurale. Bibliothèque de l’École des chartes 2013, 171-2, pp. 465-515.
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