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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Jean Benoist, Rencontre avec Milo Rigaud.” Un article publié dans la revue Études créoles. Numéro intitulé “Société, langues, école en Haïti. En hommage aux victimes universitaires du séisme du 12 janvier 2010”. Numéro coordonné par Robert Cahudenson. Paris : L’Harmattan, 2010, 243 pp. [Autorisation formelle accordée par l'auteur, le 17 juillet 2007 de diffuser, dans Les Classiques des sciences sociales, toutes ses publications. L'auteur nous a reconfirmé sa permission de rediffuser cet article le 18 mai 2011].

Jean Benoist

Rencontre avec Milo Rigaud”.

Un article publié dans la revue Études créoles. Numéro intitulé “Société, langues, école en Haïti. En hommage aux victimes universitaires du séisme du 12 janvier 2010”. Numéro coordonné par Robert Cahudenson. Paris : L’Harmattan, 2010, 243 pp.


Que reste-t-il du monde de Milo Rigaud, dans l’Haïti d’aujourd’hui ?

Poète [1], romancier, militant, il était un passionné de son pays, de son peuple, de son histoire, de ses cultes, qui occupaient tout son espace intérieur. Et il construisait avec tout ce qui entrait ainsi en lui à la fois une pensée, une poétique et une mystique. Beaucoup l’ont oublié, mais il y a dans son œuvre et dans le message qu’a été sa vie des leçons qui touchent au socle de son pays.

Commençons par cette rencontre, chez lui. Je l’avais vécue comme un voyage irréel, comme une escale hors du monde environnant, et j’en étais sorti tellement frappé que j’ai transcrit tout ce dont je me souvenais, le soir même, avec le plus de fidélité possible. Certes, le texte ne s’appuie pas sur un enregistrement mais seulement sur quelques notes prises sur place, et il s’écarte sans doute à plusieurs reprises du mot à mot. Il peut aussi être appauvri par certains oublis. Mais la rencontre s’était tellement gravée en moi, qu’en le relisant plus de cinquante ans après, je vois encore les lieux, j’entends encore les mots. Je ne pouvais certes partager tout ce que disait Milo Rigaud, mais le message qui se dégageait de ses propos, bien au-delà de sa personne et même du vaudou, rejoignait la flamme des prophètes.

Bien que le ton des lignes qui suivent soit plus près de celui d’un reportage que de celui d’une étude anthropologique, il me semble qu’on accède mieux à la vérité d’un homme par une telle rencontre que par n’importe quelle analyse. Rencontrons donc Milo Rigaud.

Ce jour de juin 1957 [2], Saint-Éloi [3] était venu me chercher avec sa voiture, et il nous avait immédiatement conduits vers les collines de Pétionville où ceux qu’ont enrichis la politique ou le commerce bâtissent leurs villas.


« Nous allons chez Milo Rigaud. Je ne vous en avais pas parlé plus tôt, parce que je ne sais jamais d’avance, avec lui, comment il sera tourné… Il aurait très bien pu refuser de vous recevoir… En ce moment surtout. Toutes les visites l’inquiètent… Je ne sais pas moi-même comment il a résisté aux troubles… Il a été de toutes les révolutions, mais main­tenant, il semble à l’écart. Pourtant, dès qu’il y a une période comme celle-ci, les vieux réflexes reviennent. Comme s’il cherchait à se persuader qu’il est encore dans le coup… D’ailleurs, sait-on jamais avec lui ?

« En tout cas, soyez très prudent. Avec lui, on ne sait pas comment il comprend les choses… D’ailleurs, vous n’avez pas besoin de parler. Il n’écoute guère ; on croirait que ce qu’on lui dit ne le traverse pas. Ça le pousse dans une direction ou une autre et s’il réagit, jamais il ne discute. Ce qu’il dit, c’est la description des choses qu’il sent. »


Milo Rigaud, ce n’était pour moi qu’un gros volume, flamboyant et indigeste, inspiré et confus, sur le vaudou et ses origines. À Paris, quand Alfred Métraux m’avait parlé de lui, je n’avais pas pu savoir ce qu’il en pensait vraiment. Il avait certainement de l’amitié pour lui et pour sa femme, Odette Menesson-Rigaud [4], mais dès qu’il était question de vaudou, il me parlait d’elle, jamais de lui, et c’est à elle qu’il m’avait adressé.

La route qui montait vers Pétionville voyait se raréfier les cases de bois et apparaître des constructions élégantes ; l’air devenait plus frais. Des femmes en robe de toile bleue descendaient en direction de la ville. À chaque voiture qui les croisait, elles se déjetaient vers le bas-côté, et attendaient, immobiles.


« Vous savez, il n’a pas tout à fait tort d’être méfiant. Il a passé déjà plusieurs années en prison [5]. De temps en temps il sort de sa méditation, et il se lance à l’aveugle dans un parti, il dénonce les malhonnêtetés d’un président ou bien il prend la défense de ceux qui sont un peu torturés… Alors on trouve toujours le moyen de le coincer… Nous sommes en République, il faut toujours des prétextes pour arrêter un homme. Alors on en trouve. Mais au-delà de cela, ce qui pèse, c’est sa trahison de l’élite. Il a été le premier, dans nos bonnes familles mulâtres, à mettre en cause notre suprématie. Et on lui en veut plus à cause de son livre et de sa position religieuse que de tout le reste… »


En 1957, Pétionville avait encore la netteté artificielle de ces cités qu’on reconstitue dans le parc d’une exposition : une église au clocher de bois, une petite place avec un bassin en céramique, des allées de sable doré, un jet d’eau, un pavillon circulaire qui voulait évoquer une case africaine, avec son toit en paille de canne qui pendait comme la jupe d’un masque, des rues bordées de hauts murs derrière lesquels on pressentait des jardins. On était loin, très loin de Port-au-Prince, de son peuple, et plus loin encore des campagnes.


« Il a comme des illuminations ; on croirait entendre un prophète. Il ne suit aucune logique, mais il parle avec tant de force que tout ce qu’il dit devient vrai… C’est vrai parce qu’il le dit. C’est cela un prophète : un faiseur de vérité… C’est peut-être ces années en prison qui l’ont modelé ainsi : il parle comme s’il était toujours seul, et comme si sa parole traversait l’univers entier… On chuchote qu’il est un peu bokor… Moi, je ne crois pas. Même s’il a quelque pouvoir surnaturel, il ne s’en sert pas pour faire le mal… Simplement, il est allé au fond de ce que nous nous contentons d’effleurer. »


L’auto s’arrêta devant une haute façade, abrupte au bord du chemin, avec pour seules ouvertures le rideau métallique d’un garage et une petite porte de métal. Pas de sonnette. Après quelques coups de poing sur la porte et une longue attente, une servante vint ouvrir puis referma la porte à clé. Elle s’éloigna assez vite, en nous laissant seuls dans une pièce où le silence était total. Hormis la fente d’une imposte, la pièce était entière­ment close et il y filtrait si peu de lumière que je distinguais avec peine le visage de Saint-Éloi. Peu à peu, l’obscurité semblant se dissiper, on découvrait une pièce étroite, sorte de couloir, aux murs sans décoration. « C’est lui qui a fait les plans de la maison, et c’est tout à fait son portrait : des trouvailles incroyables, du génie, et aussi je ne sais quoi d’incohérent. »

Une porte, tout au fond du couloir, s’ouvrit en silence, et Milo Rigaud apparut, encadré dans la lumière. Il dit d’une voix très douce, presque caressante :


« Entrez, Messieurs, je vous en prie ». Il nous précéda dans un étroit couloir puis dans une vaste pièce triangulaire décorée d’une profusion de plantes vertes qui grimpaient à des panneaux de fer forgé en découpant une série de niches où se logeaient des étagères. Une des parois de la salle n’était elle-même qu’une vaste grille ouverte sur un jardin. Il y avait là des livres, des armes, des pierres étranges. À l’angle opposé à la grille et au jardin montait un escalier en haut duquel s’ouvraient deux portes. Tout cela faisait un mélange de modernité, d’influence avec cette présence envahissante de la nature que permettent les pays tropicaux.

« C’est peut-être la première fois que je vous vois, commença-t-il, mais je vous connais fort bien à travers le portrait qu’on m’a fait de vous. »


Le visage de Milo Rigaud s’accordait au cadre : des traits d’une finesse extrême, marqués d’une légère fatigue qui leur donnait une esquisse de morgue, une peau brune, comme bronzée, et surtout des cheveux blancs, abondants, longs, fins, ondulés. Lorsqu’il parlait, ses mains avaient de lentes inflexions, comme sa voix, lente, sans passion, la voix d’un homme seul que personne n’entend, qui reprend un monologue interrompu.


« Des connaissances stupéfiantes… Oui… Ce qu’ils disent a la richesse d’une Tradition perdue… Nos sources gelées qui coulent à nouveau… » Il posait ses phrases comme des incan­tations ; il ne les terminait pas toutes, et celles-là même qu’il semblait achever paraissaient incomplètes, suspendues, comme chargées d’un incommunicable message.

« Les Mystères ne se manifestent pas seulement par une possession. La nuit, parfois… Des invisibles qui vous frôlent. Ou qui vous glissent une certitude. On croirait qu’ils viennent coudre entre eux des pans entiers du monde qu’on croyait séparés. Des créateurs d’unité. Ils sont toujours là… Ils peuvent communiquer à n’importe quel moment… Mais le jour casse les fils qu’ils ont tressés… Le jour morcelle… »


Une servante nous tendit un verre de jus de goyave. Rigaud se tut, buvant lentement, sans que son visage changeât d’expression. Il insinua dans ses cheveux blancs ses longs doigts puis il les détendit dans un geste précieux en les faisant minutieusement craquer. Il y eut un long silence, mais sans ce gène qui contraint des inconnus à briser à tout prix le silence quand il s’établit entre eux : le silence de Rigaud n’était pas vide, mais comblé d’une activité, d’une sorte de recherche dont on suivait les efforts dans ses yeux, et il eut été plus gênant de troubler cette pause que de la laisser se prolonger.

Soudain, il se leva, marcha le long de la grille, d’un angle à l’autre de la pièce, en accrochant parfois son regard sur une plante. Était-il Milo Rigaud ou jouait-il Milo Rigaud ? Même en proie à cette soudaine tension, il gardait une inexplicable ambiguïté, et lorsqu’il se mit à parler il modela trop sa voix où passa une nuance d’affectation.


« Vous parler des Mystères ? Mais il faudrait que vous voyiez leur manifestation… Ici, dans cette pièce, il y avait hier matin un paysan de Léogane. Un homme que je connais depuis longtemps et qui vient rarement à Port-au-Prince. De passage en ville il est venu me voir, par amitié, pour me faire cadeau de quelques œufs. Un homme très pauvre, très ignorant… Nous avons parlé de lui, de sa famille, de la terre, du climat… Nous en sommes venus à parler de la Bible, de la Tradition…
« Il m’a dit des choses étonnantes. Tout à coup, sans appel, sans chants, le loa l’a saisi… et il m’a révélé des choses inouïes… Il parlait vite, fort, avec un vocabulaire extraordi­naire. Toute cette tradition africaine que les loas ont conservée. Il m’a conté les voyages des Hommes à travers le désert, leur arrivée au bord du Niger, et comment leur Dieu les conduisait la nuit. Des choses qui ne sont pas dans la Bible, mais que les Mystères ont gardées avec eux, et qu’ils m’apprenaient par sa bouche… Il y a toute une tradition africaine de la Bible, immense, généreuse, comme le livre écrit mais qui ne repose que dans les Esprits. C’est de Guinée que sont venues les connaissances des prophètes, et ils ne les ont transcrites que beaucoup plus tard… Et ils n’ont pas tout écrit, pas tout ce qui vient d’Afrique.

« Il me conta Salomon, tel que son histoire est venue autrefois du Soudan et de la Guinée, et il me dit les épisodes que les Prophètes n’ont pas écrits… Et il connaissait toutes les sagesses de la Bible telles que les dieux d’Afrique les ont données aux Égyptiens, qui les ont transmises aux Hébreux… Ce paysan simple, qui parlait mal, avait donné sa voix au loa qui lui contait le sens du monde, et il semblait lire dans un livre tellement était partie son hésitation, tant il employait de mots qu’il ne pouvait pas comprendre pour dire des révélations qui le dépassaient…
« Certains disent que ce sont des bribes du catéchisme et des serments des anciens missionnaires qui ressortent ainsi. Mais ne vous trompez pas : la source est africaine, et les missionnaires venus de Bretagne ou du Canada ne connaissent pas les révé­lations des loas. Pour eux ce ne sont que des diableries… Alors qu’il y a des traditions que les plus savants d’entre eux ignorent, des détails qu’on ne sait qu’en Afrique… D’ailleurs souvent j’ai tenté une épreuve. J’ai pris la Bible et j’ai interrogé ces paysans quand le Mystère parlait par leur bouche. Je les ai questionnés sur les passages les plus obscurs du livre de Sophonie, ou sur les visions de la ruine de Jérusalem dans le livre d’Ézéchiel, et ils me contaient, au-delà du livre, ce qui n’y était pas dit et qui expliquait lumineusement le texte et qui l’enrichissait, et ce qu’ils disaient entrait dans le texte comme s’encastrent deux fragments séparés d’un objet brisé.

« Il dévoilait toute la tradition orale que seuls les loas possèdent avec une telle maîtrise… C’était le Mystère qui parlait par sa bouche, ce n’était plus lui… Les fidèles de notre époque ne savent plus les choses d’Afrique… Même le nom du continent… Les vaudouisants les plus sincères eux-mêmes n’ont entendu parler que de la terre mythique, la Guinée, la terre ancienne qui n’est peut-être plus à la portée des hommes. Ils sont parmi les hommes les plus ignorants du monde, nos paysans des mornes ou nos pauvres gens du quartier Dessalines. Mais les Esprits ne les ont pas oubliés, ni abandonnés et ils reviennent leur enseigner la signification du monde. Quand les loas sont là, ils les tiennent, ils les montent comme on enfourche un cheval docile, ils leur disent les gestes à faire, et, sans l’avoir jamais vu, sans l’avoir jamais appris, ils entonnent les danses d’Afrique. Avez-vous déjà vu les Congo ? Entendu les rythmes Nago ? Vous les connaîtrez bientôt ; et alors vous croirez ce que je vous dis… Nous autres, nous savons trop de choses, et elles reviennent pêle-mêle dans ces grandes crises, comme ces branches qui tournent dans le courant des rivières à la saison des pluies et qui avaient somnolé dans la vase pendant les basses eaux. Mais le forgeron, qui n’a jamais rien lu, qui n’a jamais vu une photographie de l’Afrique, comment expliquer ce que je lui ai vu forger au lendemain d’une nuit où le loa lui a parlé en songe ? Avec des barres et des plaques de métal qui devaient réparer la grille du jardin, il a créé un ogan, une cloche semblable à celles que ses ancêtres faisaient au Dahomey. »


Il se dirigea vers le fond de la pièce et ramena un objet qu’il avait pris dans une vitrine : deux cylindres un peu aplatis reliés par une poignée de métal martelé. Rien ne semblait le distinguer de ses homologues africains.


« Les loas n’enseignent pas que la forme des objets… Ils dictent des choses bien plus étonnantes…, bien plus fidèles… Car ils ont besoin d’être servis, d’être honorés, comme dans la région dont ils sont originaires. Rien ne doit changer dans le rituel… Mais les gens oublient, ils perdent quelques gestes, quelques phrases, alors le loa les monte, il les empoigne, il les contraint à exécuter des rites qui sont exactement ceux de sa région, des pas de danse et toutes les expressions de son caractère et de ses désirs, de ce qu’il aime, les mets rituels d’Afrique, et les boissons. »


La nuit était venue, sans lune, si obscure qu’elle avait fermé d’un rideau noir la grille auparavant ouverte sur le jardin. Parfois une luciole l’entrebâillait en clignotant puis, en s’effa­çant, rabattait le voile noir. Mais tandis que tout s’obscurcissait, des bruits avaient commencé à monter du jardin. Fragiles, dispersés, aussi tâtonnants que les lucioles, ils s’étaient peu à peu affermis. Convergeant de tous les points de l’ombre, ils accompagnaient les paroles de Rigaud, dans un concerto tropical qui les détachait du quotidien et de l’anecdote pour en faire le chant d’un prophète.


« On vous dira que c’est toute ma vie, de questionner les loas, de chercher à recueillir leurs connaissances, de les comprendre. Car nous pouvons apprendre bien des choses si nous savons les questionner… Mais saurons-nous un jour ? Ils sont délicats, susceptibles. Un geste inopportun, le moindre doute, les froissent. Et aussi il faut savoir qu’ils sont facétieux ; et le jour où ils ont compris que vous n’êtes qu’un curieux, vous êtes condamné : vous ne tirerez jamais plus rien d’eux. Vous viendriez toutes les nuits, qu’ils ne cesseraient pas de se moquer de vous, et vous n’en tireriez plus rien. Mieux vaut alors changer d’endroit, aller à un autre houmfo, où ils ne vous connaissent pas encore

« C’est ainsi que je les ai connus peu à peu et qu’ils m’ont révélé route une histoire ignorée, et sa signification… Sa signification surtout. Oh, ils ne sont pas tous pareils. Certains comprennent fort bien qu’on entreprenne leur étude scienti­fique, et ils acceptent de collaborer, mais d’autres, comme les Congo par exemple, sont trop farceurs, toujours prêts à vous tromper. Mais les Congo ne sont pas méchants et cela ne va pas très loin. Tandis qu’avec d’autres, comme les Dahoméens, la possession est terrible, et si on les contrarie, elle rend belliqueux l’homme le plus doux.

« … Dans ce pays, il y a des quantités de choses que vous ne comprendrez pas. Je vous en supplie, ne vous hâtez pas de juger. À côté de ce que vous verrez, vous côtoierez tous les jours un monde invisible qui est venu de l’Afrique avec nos ancêtres. Il parle dans les objets, il nous adresse des signes, des appels, et les hommes de ce pays savent lui parler. »


Dans sa voix, il ne demeurait plus la moindre trace de sa préciosité du début ; un élan le rapprochait de nous, sans jamais effacer toutefois une distance qui semblait infranchissable entre lui et les autres hommes.

Il ne semblait pas disposé à poursuivre l’entretien et il commençait à nous reconduire hors de la pièce quand il s’arrêta devant une vitrine : « Prenez dans votre main. » C’était une hache de pierre polie ; le tranchant, très fin, dessinait magnifi­quement un arc d’ellipse et le modelé parfait de la pierre la rendait douce.


« Ce n’est pas une hache indienne. Elle leur ressemble beaucoup, et les Indiens, peut-être, s’en sont inspirés ; ils avaient appris cette forme des œuvres du feu du ciel quand il entre dans la terre et quand la force de la foudre se fiche dans la roche. Si vous la prenez pour une hache indienne, vous vous trompez, comme aussi se trompe notre peuple quand il prend pour des pierre-tonnerre toutes les haches des Indiens. Notre sol recèle les unes et les autres, et notre peuple n’a pas une grande science pour les distinguer… Celle-ci a appartenu à Ogoun-ferraille, le loa forgeron, qui me l’a donnée pour la protéger de la ruine lors de la grande renonce [6]. »


Il reprit sa marche et nous conduisit jusqu’à la petite antichambre obscure où s’ouvrait la porte sur la rue…

*  *  *

Redescendons sur terre, quitte à sortir de la phosphorescence d’une rencontre dont la force tenait avant tout au rayonnement immédiat de l’homme vers ses interlocuteurs. J’avais été reçu comme « ethnologue », et Milo Rigaud avait essayé de me donner quelques clés d’interprétation du vaudou. Mais un ethnologue, quelle que soit son empathie pour celui qui lui parle, garde en lui un troisième œil, celui du « regard éloigné », et s’interroge tout en écoutant. Alfred Metraux s’était déjà posé des questions à propos de Rigaud, et il y avait répondu de façon assez nette et quelque peu expéditive : « Bien que le livre de Milo Rigaud La Tradition vaudou et le vaudou haïtien soit dominé par des préoccupations occultistes et échappe de ce fait à l’ethnographie, il n’en contient pas moins d’excellentes des­criptions de cérémonies et des renseignements copieux et fort exacts que l’on chercherait vainement ailleurs » (1958, p. 16) [7]. Certes, mais l’essentiel était-il là ? Son projet était-il simple­ment d’accéder à des connaissances ethnographiques, tout en les enlaçant d’apports occultistes ?

Sa rencontre du vaudou était pleine de contradictions. N’oublions pas que Milo Rigaud, dans la coupure qui place en Haïti « l’élite » dans une forteresse séparée du « peuple » par un large fossé, était membre de l’élite. Il en avait la culture et le parler ; il demeurait dans une belle maison du quartier où elle se concentrait. Bien plus, à l’époque où le bureau d’ethnologie, en particulier autour de la forte personnalité de François Duvalier, était marqué par le « négrisme », il était un mulâtre. Par son apparence physique, il ressemblait à un ministre indien, fort en vue à l’époque, Krishna Menon : mêmes traits acérés, même abondante chevelure blanche. Rien ne permettait de l’identifier à ce peuple qu’il plaçait au centre de sa pensée, et il ne se cachait pas cette contradiction qu’il semble avoir toujours portée en lui, et que sa démarche tentait de dépasser. Très tôt (en 1933), il avait exprimé dans un roman dont le titre très significatif est presque un programme (Jésus ou Legba ?) sa révolte devant ces tensions, qu’il décrivait sans ménagement : « Si je demande à un Mulâtre où est son frère noir, il me répondra avec la bave aux lèvres : c’est un ennemi ! Il faut que je le tue. Il en est de même du Nègre dont les mains tremblantes sont toujours prêtes à punir son frère brun de son arrivisme qui contrarie ses appétits » (Rigaud, cité par Ntonfo, 1986).

Toutefois, évitant les confrontations, profondément attaché à son pays et à son peuple, il allait sincèrement vers lui, et lui donnait une attention et une écoute intenses, où la charge émotionnelle et les questions intellectuelles étaient indisso­ciables. Mais même si ses liens avec le peuple le plaçaient quelque peu en marge au sein de « l’élite » où il suscitait colère et parfois mépris, rien ne lui retirait son identité. Et c’est probablement là que s’enracinaient ses aspirations à résoudre la contradiction entre ces deux réalités, par sa démarche mystique et par son effort en vue de conduire le vaudou vers une synthèse religieuse…

Ne se comportait-il pas alors en prophète, en visionnaire ? Il aurait pu devenir l’un de ces maîtres d’une religion syncrétique nouvelle, qui, comme cela s’est passé au Brésil, donnent une dimension universelle à un culte afro-américain en lui intégrant des courants venus d’ailleurs : spiritisme, kardecisme, théoso­phie, anthroposophie … L’occultisme était une des compo­santes de cette synthèse, mais il n’y était pas dominant. Rigaud allait plus loin ; en agençant des apports très disparates autour du vaudou, il réalisait, en actes de parole, la réincorporation du vaudou dans l’universel. Il le plaçait au confluent des cultures et des traditions historiques. Cette démarche donne un écho pragmatique, non théorisé, à ce que souhaite (à propos du christianisme) Hurbon à la fin de son livre Dieu dans le vaudou haïtien. Il arrive en effet à la conclusion que le christianisme porte en lui un refus, une exclusion de l’autre si celui-ci ne s’incorpore pas à lui. Et cette forme de domination ne peut recevoir qu’une réponse : « Toute théologie naturelle doit être renvoyée à l’horizon eschatologique de la rencontre des cultures » (Hurbon, 1972, p. 252).

Il y avait aussi la marque de l’époque. Frappé par le livre de Cheikh Anta Diop [8], il voyait dans cet ouvrage, de parution alors récente, la confirmation de ses intuitions et un support scientifique pour divers courants ésotériques qui attribuaient une place centrale à des traditions et à des connaissances venues d’Égypte [9]. Il faisait aussi écho à divers mouvements caribéens, en particulier au Rastafari, et au rôle essentiel qu’ils assignent à l’Éthiopie comme carrefour et comme source des mondes des esprits. Dans son livre Vévé, il affirme ainsi que les vévé, ces dessins évoquant les loas, représentent « la Tradition Solaire des Grands Invisibles d’Éthiopie » (p.6). Dans l’interprétation des vévé, il s’est aussi beaucoup appuyé sur l’écriture égyp­tienne. Mais il ne s’arrêtait pas là. Il donnait leurs lettres de noblesse aux pratiques cultuelles des paysans haïtiens en les assimilant à celles d’autres religions, de celles qui ont acquis une reconnaissance universelle. L’hindouisme, en particulier, le fascinait. Il le mentionne systématiquement dans ses interpréta­tions, ainsi qu’en témoignent quelques extraits de son livre Vévé : « Comme le mandalah, le vévé est une synthèse astrono­mique de la création, de la phénoménalisation consciente. Sa géométrie, d’essence planétaire, met le houn’gan en contact direct avec les puissances agissantes de l’astral, c’est-à-dire les « pouvoirs » universels des ancêtres » (p. 19). « Ainsi, parce que support magique, le dessin est censé avoir une âme comme s’il était le mystère vaudou qu’il représente géométriquement. L’âme qui est celle du diagramme y existe par la science du yé-sé africain dont la forme supérieure est le yé-hwé – le yé-sé correspondant à la prânapratishtha des magiciens de l’Inde » (p. 21).

L’entretien dans la maison de Pétionville disait tout cela. Et on comprenait combien le discours de Milo Rigaud, sa vision du monde et des cultes étaient intimement liés à sa propre situation dans la société de son pays. Ce qui fascinait en lui, c’est qu’il transférait les tensions qui le harcelaient dans cette vaste métaphore qu’étaient sa démarche, sa pensée et son œuvre. Ce qui comptait, ce n’étaient pas les informations factuelles qu’il pouvait donner, ni ses analyses intellectuelles, mais son mouvement de création, véritable œuvre poétique, à recevoir (ou à refuser) comme telle, bien au-delà de tout questionnement scientifique.

Il ne décrivait pas le vaudou : il s’en servait pour tenter de résoudre la tension entre élite et peuple, entre misère et respect de soi, impliquant quelque part qu’il y avait en Haïti un peuple qui participait au destin d’un peuple élu. Illusoire ? Pathétique ? En tout cas bien au-delà de toute évaluation analytique et critique, la vie de Milo Rigaud déploie à travers ses livres et ses engagements tout ce que portaient en eux cette rencontre, ces propos dans sa villa de Pétionville.


Références


Cheikh Anta Diop, 1954, Nations nègres et culture : de l’antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique noire d’aujourd’hui, Paris, Présence africaine.

Froment Alain, 1996, Science et conscience : le combat ambigu de Cheikh Anta Diop. In : Roland Waast et Patrick Petitjean P. (éds.), Les sciences hors d’Occident au 20e siècle 2. Les sciences coloniales : figures et institutions Paris : ORSTOM, pp. 321-341.

« Haïti et l’anthropologie », n° spécial, 2005, Gradhiva n° 1 n.s., Paris, Musée du quai Branly, 271 p.

Hurbon, Laennec, 1972, Dieu dans le vaudou haïtien, Paris, Payot, 269 p.

Jamin, Jean, 2005, « Rendez-vous manqué avec le vodou », Gradhiva, 1 n.s. pp. 225-231.

Métraux, Alfred, 1958, Le vaudou haïtien, Paris, Gallimard, 357 p.

Ntonfo, André, 1986, « Lettre d’Haïti ou les leçons d’une histoire », Peuples noirs, peuples africains n°49, pp. 71-85.

Rigaud, Milo, 1933, Jésus ou Legba ? ou les Dieux se battent, école du symbolisme afro-haïtien, roman. Poitiers (cité par A. Ntonfo, p. 79)

---, 1933, Tassos, poésie créole, Niort

---, 1953, La tradition voudoo et le voudoo haïtien (son temple, ses mystères, sa magie), Niclaus, Paris, 433 p.

---, 1974, Vévé, diagrammes rituels du voudou, New-York, French and European publications, 591 p.



[1] Dès 1933 il fit paraître un volume de poésies en créole, Tassos.

[2] La situation politique était alors agitée et fort instable ; Fignolé exerçait les derniers jours d’une présidence provisoire après des troubles assez sérieux. Les élections qui allaient suivre donneraient le pouvoir à Duvalier.

[3] Il s’agit là d’un pseudonyme, que l’auteur n’a jamais voulu que je révèle, pour des raisons que je n’ai pas toutes comprises, mais que je respecte, même ici. Intellectuel, appartenant à « l’élite », ayant occupé quelques fonctions importantes, au long de positions politiques fluctuantes, il était fondamentalement intéressé par le vaudou, tout en s’en défendant.

[4] Ethnologue, elle avait beaucoup aidé Alfred Métraux et Michel Leiris, en particulier en les introduisant auprès de certains houngans de Port-au-Prince. Elle a laissé une œuvre importante sur le vaudou.

[5] Dans des conditions souvent très dures, comme en témoigne le journal haïtien La Nation qui, en date des 4 et 5 août 1947, dénonce l’enfermement de Milo Rigaud « dans une cellule aménagée pour miner la santé du célèbre leader ».

[6] En septembre 1935 un décret condamna « les croyances superstitieuses » et les pratiques associées. Une seconde campagne eut lieu en 1941-42. Les vodouisants furent contraints à « renoncer » publiquement à leurs croyances et à détruire les objets rituels. Le souvenir de cette « renonce » est demeuré vivace.

[7] En 2004, le bureau caraïbe de l’AUF, a commencé à placer sur cédérom le fonds documentaire de la bibliothèque des Pères du Saint-Esprit. Le premier cédérom contient des notes ethnographiques d’Odette Mennesson-Rigaud.

[8] Pour une évaluation critique de l’œuvre de Cheikh Anta Diop, voir Froment, 1996.

[9] On doit se souvenir que, dans cette période qui précédait les indépen­dances africaines, le livre de Cheikh Anta Diop apparut comme le porteur d’un message scientifique qui replaçait l’histoire culturelle de l’Afrique au cœur de celle de l’humanité. Même ceux qui exprimaient quelques réserves sur certains arguments du livre y voyaient, comme Aimé Césaire (comm. pers.) le signe d’un « resorgimento africain ».



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 24 mai 2011 15:31
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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